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Points de vue - Page 273

  • Politique : la force de la violence ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Yves Le Gallou, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la force, toujours actuelle, de la violence dans la lutte politique...

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    Echec de LMPT, victoire des « zadistes » : la force de la violence

    La Manif pour tous a fait descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes. C’est une formidable réussite sociétale : à terme, la génération 2013 remplacera la génération 68. Mais c’est un échec politique.

    En interdisant à leurs troupes, le 24 mars 2013, de descendre sur les Champs-Élysées (et en condamnant ceux qui s’y sont retrouvés), les dirigeants de LMPT ont permis le vote de la loi Taubira. En se félicitant de l’absence de tout incident le 5 octobre 2014 (et en collaborant avec la préfecture de police contre les « trublions » possibles), les dirigeants de LMPT ont donné quitus au gouvernement pour ses mauvaises actions ; tout en lui donnant un feu vert pour démanteler le principe d’universalité des allocations familiales. En deux ans, jamais autant de mesures antifamiliales n’ont été adoptées.

    Les « zadistes », les occupants illégaux de terrains menacés par des projets d’aménagement, sont moins propres sur eux que les manifestants LMPT et beaucoup moins nombreux : quelques centaines d’activistes, quelques milliers de manifestants à Sivens, quelques dizaines de milliers à Notre-Dame-des-Landes.

    Mais leurs violences ont débouché. À l’arrêt du projet d’aéroport après l’action des « casseurs » à Nantes. À la suspension du barrage dans le Tarn après la mort de Rémi Fraisse, dans le cadre d’une action pourtant normale de rétablissement de l’ordre par la gendarmerie. Je me réjouis, pour ma part, de ces retraits : en luttant contre l’artificialisation infinie des sols français, les « zadistes » défendent de facto nos paysages et notre patrimoine, et par là même …l’identité de la France. Comme les « terroristes » corses l’ont fait en retardant le bétonnage de leur île.

    Reste que c’est deux poids, deux mesures. Une action bon enfant contre le « mariage gay » devient aux yeux des médias un « débordement violent de l’extrême droite ». Et il devient interdit de contester l’application de la loi Taubira : « une loi de la République » que maires UMP et FN mettent en œuvre scrupuleusement. En revanche, les actions infiniment plus violentes des « zadistes » bénéficient de l’indulgence des médias. Et José Bové les justifie au nom de la « désobéissance civique ». Un terme qui n’est pas sans force et qui rappelle Antigone. D’autant qu’aujourd’hui la démocratie dite « représentative » a été détournée par les lobbys. La conclusion est sans appel. À l’aube du XXIe siècle, la violence illégale, mais parfois légitime, reste un acteur majeur des décisions politiques. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.

    Jean-Yves Le Gallou (Boulevard Voltaire, 6 novembre 2014)

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  • Juges partout, démocratie nulle part !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue d'Anne-Marie Le Pourhiet, cueilli sur Euro-synergies et publié à l'origine sur Causeur, consacré au pouvoir grandissant des institutions judiciaires...

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    Juges partout, démocratie nulle part !

    La France a toujours manifesté une réticence certaine à l’égard du pouvoir des juges, comme en témoigne encore notre Constitution, qui préfère le terme d’« autorité judiciaire » à celui de « pouvoir judiciaire ». Toutefois, les choses ont beaucoup évolué depuis la présidence gaullienne.

    Déjà, à la fin de l’Ancien Régime, les rois de France s’efforcèrent d’éviter la sanction judiciaire de leurs actes. En 1641, dans son énergique édit de Saint-Germain-en-Laye, Louis XIII « défend aux parlements et autres cours de justice de prendre à l’avenir connaissance des affaires d’État et d’administration ». Les révolutionnaires, méfiants à l’égard de cours composées d’aristocrates suspectés de constituer une force réactionnaire d’opposition aux réformes, ont ensuite confirmé, dans la loi des 16 et 24 août 1790, l’interdiction faite aux tribunaux de connaître du contentieux administratif. Ce principe devait donner naissance, en l’an VIII, à notre juridiction administrative, coiffée par le Conseil d’État initialement placé « sous la direction des consuls » et dont les membres étaient nommés et révoqués « à volonté » par le premier d’entre eux.

    Dans le même esprit, l’idée d’un contrôle de la loi par les tribunaux a toujours été considérée comme iconoclaste dans un pays pétri de l’idée rousseauiste selon laquelle « la loi est l’expression de la volonté générale ». La loi des 16 et 24 août, confirmée par la Constitution de 1791, ajoute donc : « Les tribunaux ne pourront, ni directement ni indirectement prendre part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture. » Le Code pénal de 1810 punira de dégradation civique les magistrats coupables d’une telle lèse majesté démocratique. Cette même loi de 1790 avait aussi prévu l’élection de tous les juges pour « véritablement purifier le passé ».

    Dans une conception révolutionnaire qui révoque la tradition et la coutume pour consacrer des individus doués de conscience et de raison, libres de toute appartenance, seule la loi, expression de la volonté du peuple ou de ses représentants, peut-être source de droit.
    Les juges doivent donc se borner, dans les litiges qui leur sont soumis, à être les « bouches de la loi », c’est-à-dire à appliquer servilement la volonté de la nation. C’est la raison pour laquelle, chaque fois qu’un contrôle de constitutionnalité de la loi a cependant été envisagé, il a été confié à un organe politique et non pas aux tribunaux.

    C’est sous l’influence anglo-saxonne et celle d’un droit européen d’inspiration germanique que la méfiance à l’égard des juges s’est progressivement estompée après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, la personnalité du général de Gaulle et les circonstances de la naissance de la Ve République ont encore perpétué, au début du régime, une forte prégnance de la raison d’État et une hiérarchie des valeurs que le Général exprimait en ces termes : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit » (1). C’est donc après la disparition du Général que les juridictions de tous niveaux ont progressivement réinvesti l’espace.

    Dès 1964, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), ancêtre de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), émet une série d’oukases affirmant la primauté inconditionnelle du droit européen (traités, règlements, directives, décisions …) sur le droit interne, y compris constitutionnel, des États-membres. L’audace et l’obsession uniformisatrice des juges de Luxembourg, qui ne se sont guère démenties depuis, seront complétées par celles des juges de Strasbourg – qui commencent d’ailleurs à agacer beaucoup de monde.

    La France est alors accusée d’être en retard, nous sommes régulièrement désignés comme le pays à la traîne, le mauvais élève qui lambine sur la voie du progrès inéluctable. On répète que « c’est seulement en 1974 » que la France a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée en 1950, comme si ces vingt-cinq années avaient été « perdues » pour cause de honteuse indifférence aux droits de l’homme. Ce ne sont évidemment pas les libertés mentionnées dans ce texte qui gênaient nos dirigeants, mais le fait que le contrôle de son application soit confié à une Cour européenne siégeant à Strasbourg, dont la jurisprudence allait s’imposer aux États signataires. Jean Foyer avait mis le général de Gaulle en garde contre le risque qu’il y avait à placer ainsi la France sous tutelle de juges européens. Au Conseil des ministres suivant, après que Couve de Murville eut exposé l’intérêt de ratifier la Convention, le Général conclut, en s’adressant à son garde des Sceaux : « J’ai lu votre note. Vous m’avez convaincu. La Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée. » La France a fini par rejoindre ensuite docilement le troupeau. Mais nous vérifions depuis lors combien de Gaulle et Foyer avaient vu juste, puisque 99 % du droit dit « de la Convention » est purement jurisprudentiel et intégralement composé des interprétations fort subjectives de la Cour, souvent fondées sur des méthodes aussi fantaisistes qu’imprévisibles. Les protestations étatiques se multiplient et la Cour fait l’objet de critiques récurrentes et vives. À la suite du tollé provoqué par la condamnation de l’Italie pour la présence de crucifix dans les salles de classe et celle de la Grande-Bretagne pour la privation du droit de vote des détenus, les Anglais ont même voulu profiter de leur présidence du Conseil de l’Europe pour organiser à Brighton, en avril 2012, une conférence dont le but explicite était de réduire les pouvoirs de la Cour en exigeant qu’elle respecte davantage la subsidiarité et la marge nationale d’appréciation des États dans l’interprétation de la Convention.

    Encerclés par les juges européens, nous le sommes aussi par les juges nationaux qui se sont considérablement enhardis depuis les débuts de la Ve République, d’autant que la construction européenne, très inspirée du modèle allemand, a inoculé en France le culte germanique de l’État de droit (Rechtsstaat). La « prééminence du droit », sans cesse rappelée dans les traités et la jurisprudence européens, a fini par triompher de la gaullienne et souverainiste raison d’État – et peut-être de la démocratie qui allait avec.

    Le 16 juillet 1971, quelques mois après la mort du général de Gaulle, le Conseil constitutionnel, initialement conçu pour défendre les prérogatives de l’exécutif, commet un « coup d’État de droit ». Il se reconnaît en effet soudain compétent pour contrôler, non plus seulement les règles de compétence et procédure parlementaires, mais aussi la conformité du contenu des lois au préambule de la Constitution où sont mentionnés les principaux droits et libertés des citoyens et censure en l’espèce une disposition législative qu’il juge contraire à la liberté d’association. Il s’arroge donc ainsi désormais le droit de contrôler les choix politiques du législateur. Puis Valéry Giscard d’Estaing étend la saisine du Conseil à 60 députés ou 60 sénateurs, c’est-à-dire à l’opposition parlementaire qui ne va pas se priver de cette nouvelle arme. Enfin, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, initiée par Nicolas Sarkozy, boucle la boucle en créant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) – le rêve de Robert Badinter est réalisé. Celle-ci permet à tout justiciable qui soutient que la loi applicable à son procès contient une disposition contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution de demander le renvoi de cette question au Conseil constitutionnel après un filtrage par le Conseil d’État ou la Cour de cassation. Si le Conseil estime qu’il y a bien une violation, il abroge purement et simplement la disposition de loi en cause. Autrement dit, il « corrige » a posteriori le travail du Parlement.

    Pour compléter le tableau, peu de temps après la fameuse décision de 1971 et sur invitation du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation (1975), puis le Conseil d’État (1989) se sont lancés dans le contrôle de conformité des lois au droit international et européen. En clair : n’importe quel juge judiciaire ou administratif de base peut désormais écarter, dans un litige qui lui est soumis, l’application d’une loi française qu’il juge contraire au droit international ou au droit européen, c’est-à-dire, en réalité, à la jurisprudence de juges européens parfaitement inconnus des Français, qui n’ont de compte à rendre à personne et dont on ne s’inquiète peut-être pas assez de la « traçabilité ».

    Autant dire qu’à l’absolutisme démocratique de Rousseau selon lequel la loi est « toujours droite et ne peut errer » s’est substituée une méfiance généralisée à l’égard du législateur qui conduit à l’enserrer dans un filet de normes posées par des juges non élus et politiquement irresponsables. Les normes de référence dont se servent ces juges pour censurer la loi (ou la valider, selon leur bon plaisir du jour) sont extrêmement vagues et floues (liberté, égalité, dignité, nécessité, ordre public, etc.) et leur confèrent un pouvoir d’appréciation absolument discrétionnaire. La Cour européenne des droits de l’homme « invente » le droit qui lui plaît à longueur d’arrêts. Sauf dans les très rares cas où la Constitution est précise, il en va de même du Conseil constitutionnel qui extrait les principes qu’il veut (ou ignore ceux dont il ne veut pas) du préambule de la Constitution. Lors de l’inauguration de la QPC, le 1er mars 2010, le président Sarkozy a prononcé devant le Conseil un discours parfaitement schizophrène vantant les mérites de l’État de droit et du contrôle des lois tout en mettant aussitôt en garde contre le « gouvernement des juges »… qu’il venait pourtant officiellement d’aggraver !

    Quant aux magistrats qui rendent la justice au quotidien, il convient de replacer leur pouvoir dans le contexte sociologique et juridique existant, indépendamment de la « politisation » et des excès de zèle de certaines individualités légèrement sectaires.

    Des lois mal écrites, dont certaines votées sur ordre de lobbies vindicatifs mus par le ressentiment et l’« envie du pénal », confondant le juge et le psychothérapeute, abandonnent chaque jour aux tribunaux le soin de procéder à l’application de notions parfaitement subjectives qu’ils manipulent avec plus ou moins de maladresse. Les juges n’ont jamais que les pouvoirs qu’on leur donne, et il est certain que plus les textes qu’ils doivent appliquer sont flous, contradictoires, lacunaires, confus, incohérents voire inintelligibles, plus ils sont livrés à leur subjectivité et parfois contraints de « gouverner ». Ceci est vrai à tous les niveaux et dans toutes les juridictions. Quand le législateur ne règle pas convenablement la question du port des insignes religieux dans le secteur privé et que le Conseil constitutionnel lui-même donne une définition obscure de la laïcité, le juge ordinaire fait ce qu’il peut pour trouver un critère et les politiciens ont ensuite beau jeu de condamner son choix. Quand la loi pénale abandonne discrétionnairement l’application des peines à des magistrats qui peuvent les réduire à volonté de telle sorte que la peine exécutée n’a plus rien à voir avec la peine prononcée et que le sentiment d’incohérence judiciaire grandit, la responsabilité en incombe sans doute autant à ceux qui votent la loi qu’à ceux qui l’appliquent.

    Pour autant, la lecture des rapports annuels de la Cour de cassation ne trompe pas sur la revendication des magistrats contemporains d’initier et de créer le droit en concurrence avec le législateur, voire même parfois contre la volonté de celui-ci. L’activisme judiciaire à tous les niveaux rappelle les comportements judiciaires corporatistes de l’Ancien Régime (2).

    Il est, à cet égard, parfaitement symptomatique que chaque fois qu’est remise au goût du jour l’idée d’une démocratisation de la désignation des juges par un système électif approprié, les magistrats poussent immédiatement des cris d’orfraie en invoquant la « technicité » de la fonction et donc le nécessaire maintien du mode de recrutement et de formation actuels. Ceux qui ont l’audace de suggérer une forme d’électivité des juges, pourtant empruntée à l’idéologie de gauche, font l’objet des sarcasmes judiciaires et se trouvent épinglés sur le « mur des cons » du syndicat de la magistrature ! Touche pas à mon corps ! Tout démocrate devrait conserver à l’esprit la formule de Roederer à la Constituante : « Le pouvoir judiciaire, le pouvoir d’appliquer les lois est le plus voisin du pouvoir de les faire : il y touche de si près qu’il ne peut jamais être aliéné par le peuple. » C’est pourtant cette aliénation que consacre la post-démocratie contemporaine.

    Anne-Marie Le Pourhiet (Causeur, 11 mars 2013)

    Notes

    1. Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général − Mémoires de ma vie politique − 1944-1988, Fayard, 2006, p.7).
    2. Jacques Krynen, L’État de justice, France XIIIe-XXe siècle − Tome 2 − L’Emprise contemporaine des juges, Gallimard, nrf, 2012).

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  • De la société du spectacle à la société du cirque...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Pierre Le Goff, cueilli sur le site du Figaro  et consacré aux pathologies de notre société...

    Jean-Pierre Le Goff est sociologue et a publié de nombreux essais, dont La gauche à l'épreuve 1968 - 2011 (Tempus, 2012) et La fin du village (Gallimard, 2012).

     

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    Clowns violents, McCarthy, télé-réalité : de la société du spectacle à la société du cirque

    FIGAROVOX: Comment expliquez-vous les agressions menées par des individus déguisés en clown? Ne sont-elles pas une manifestation de la dégradation de l'état des mœurs dans notre société?

    Jean-Pierre le Goff: Ces phénomènes s'enracinent dans une culture adolescente et post-adolescente qui se nourrit de séries américaines mettant en scène des clowns maléfiques, de vidéos où des individus déguisés en clown font semblant d'agresser des enfants, mais aussi des films d'horreur avec leurs zombies, leurs démons, leurs vampires, leurs fantômes… Le film «Annabelle», qui met en scène une poupée tueuse et un jeune couple attaqué par les membres d'une secte satanique, a dû être déprogrammé dans certaines salles suite au déchaînement d'adolescents surexcités... Dans le Pas de Calais, certains individus déguisés en clown ont brandi des tronçonneuses devant une école, en écho au film d'horreur à succès des années 1970, «Massacre à la tronçonneuse» qui sort à nouveau dans les salles. Face à ces phénomènes, la société et ses experts cherchent à se rassurer: il s'agit d'une catharsis nécessaire, une sorte de passage obligé pour les adolescents qui se libèrent ainsi de leur angoisse, satisfont un désir de transgression propre à leur âge. Si ces aspects existent bien, nombre d'agressions auxquelles on assiste débordent ce cadre et l'on ne saurait en rester à une fausse évidence répétée à satiété: ces phénomènes ont toujours existé.

    Face aux «clowns agresseurs», une partie de la société est déconcertée et hésite sur le type de réponse à donner: où met-on la limite? Ne risque-t-on pas de faire preuve d'intolérance vis-à-vis de la jeunesse? Mais, à vrai dire, le sujet paraît plus délicat: comment remettre en cause une culture adolescente faite de dérision et de provocation qui, depuis des années, s'affiche dans les médias et s'est érigée en une sorte de nouveau modèle de comportement? Le jeunisme et sa cohorte d'adultes qui ont de plus en plus de mal à assumer leur âge et leur position d'autorité vis-à-vis des jeunes, pèsent de tout leur poids. Le gauchisme culturel et ses journalistes bien pensants sont là pour dénier la réalité et développer la mauvaise conscience: «Attention à ne pas retourner à un ordre moral dépassé, à ne pas être ou devenir des conservateurs ou des réactionnaires…» Ces pressions n'empêchent pas une majorité de citoyens de considérer que nous avons affaire à quelque chose de nouveau et d'inquiétant qu'ils relient au développement des incivilités et des passages à l'acte.

    Le phénomène des «clowns agresseurs» tend à effacer les frontières entre la farce et l'agression, ce qui permet à des voyous et des voleurs de brouiller leurs forfaits. On est loin des blagues de potaches d'antan, des émissions de télévision comme «La caméra invisible» ou «Surprise surprise» auxquelles ont succédé des «caméras cachées» menées par des animateurs ou de nouveaux «comiques» qui, protégés par leur statut d'intouchable télévisuel, provoquent méchamment leurs victimes jusqu'à la limite de l'exaspération. Filmer des agressions ou des méfaits sur son portable est une pratique qui s'est répandue chez les adolescents. La transgression s'est banalisée dans le monde spectaculaire des médias et des réseaux sociaux. Elle ne se vit plus comme une transgression - qui implique précisément la conscience de la norme, des risques et du prix à payer pour l'individu ; elle est devenue un jeu, une manière d'être et de se distinguer, dans une recherche éperdue de visibilité, comme pour mieux se sentir exister.

    Les agressions d'individus déguisés en clown renvoient à une déstructuration anthropologique et sociale de catégories d'adolescents et d'adultes désocialisés, psychiquement fragiles, nourris d'une sous-culture audiovisuelle et de jeux vidéos, en situation d'errance dans les réseaux sociaux, pour qui les frontières entre l'imaginaire, les fantasmes et la réalité tendent à s'estomper. Une telle situation amène à s'interroger sur les conditions psychologiques, sociales et culturelles qui ont rendu possible une telle situation. Dans cette optique, les bouleversements familiaux et éducatifs qui se sont opérés depuis près d'un demi-siècle ont joué un rôle important. Il en va de même du nouveau statut de l'adolescence qui déborde cette période transitoire de la vie pour devenir, sous le double effet du jeunisme et du non-travail, un mode de vie et de comportement qui s'est répandu sans la société . Il est temps d'en prendre conscience, d'assumer l'autorité et d'expliciter clairement les limites et les interdits, si l'on ne veut pas voir se perpétuer des générations d'individus égocentrés, immatures et fragiles, avec leur lot de pathologies et des faits divers en série.

     

    Quel est le rôle joué notamment par les nouveaux instruments de communications? Internet et les grands médias audiovisuels alimentent-ils ce show perpétuel?

    Elles font écho à un individualisme autocentré et en même temps assoiffé de visibilité, mais elles ne le créent pas. Ce type d'individu a constamment besoin de vivre sous le regard des autres pour se sentir exister. Internet et les nouveaux moyens de communication lui offrent des moyens inédits pour ce faire, avec l'illusion que chacun peut désormais accéder à quelques instants de gloire. Ces derniers sont rapidement oubliés dans le flux continu de la communication et des images, mais ils sont recherchés à nouveau dans une course sans fin où l'individu vit à la surface de lui-même et peut finir par perdre le sens du réel et l'estime de soi, pour autant que ces notions aient encore une signification pour les plus «accros». Ces usages n'épuisent pas évidemment les rapports des individus à Internet et aux médias qui demeurent des outils de communication et d'information - sur ce point l'éducation première, l'environnement familial, social et culturel jouent un rôle clé -, mais ils n'en constituent pas moins leur versant pathologique. L'égocentrisme et le voyeurisme se mêlent au militantisme branché quand les Femen montrent leur seins, quand on manifeste dans la rue dans le plus simple accoutrement, quand on se met à nu pour de multiples raisons: pour défendre l'école, l'écologie, les causes caritatives…, ou plus simplement, quand des pompiers ou des commerçants font la même chose pour promouvoir la vente de leur calendrier, en cherchant à avoir le plus d'écho sur Internet et dans les médias.

    Sans en arriver là, on pourrait penser que le nombre des «m'as-tu vu» qui «font l'important» s'est accru - ceux qui veulent à tout prix «en être» en s'identifiant tant bien que mal aux «people» de la télévision, ceux qui se mettent à parler la nouvelle langue de bois du «politiquement correct» de certains médias, ceux qui ne veulent pas ou ne tiennent pas à s'opposer aux journalistes militants, ou au contraire ceux qui dénoncent le système médiatique tout en étant fasciné par lui et en y participant… Ceux-là sont nombreux sur les «réseaux sociaux» où ils peuvent s'exposer et «se lâcher» sans grande retenue en se croyant, suprême ruse de la «société du spectacle», d'authentiques rebelles et de vrais anticonformistes. On ne saurait pour autant confondre cette exposition «communicationnelle» et médiatique avec la réalité des rapports sociaux et la vie de la majorité de nos compatriotes qui ont d'autres soucis en tête, qui se trouvent confrontés à l'épreuve du réel dans leur travail et leurs activités. En ce sens, les grands médias audio-visuels, Internet et les nouveaux moyens de communication ont un aspect de «miroir aux alouettes» et de prisme déformant de l'état réel de la société.

     

    Existe-t-il encore des frontières entre spectacle et politique? N'est-on pas amené à en douter quand une émission de télévision met en scène des politiques déguisés pour mieux vivre et connaître la réalité quotidienne des Français?

    Cette émission n'a pas encore été diffusée mais elle a déjà produit ses effets d'annonce… J'avoue que j'ai eu du mal à croire à ce nouvel «événement» médiatique: comment des politiques, dont certains ont occupé de hautes fonctions comme celles de Président de l'Assemblée nationale, ou de ministre de l'Intérieur et de la Défense, ont-ils pu accepter de se prêter à un tel spectacle télévisuel au moment même où le désespoir social gagne du terrain et où le Front national ne cesse de dénoncer la classe politique? Peuvent-ils croire sérieusement qu'une telle émission va contribuer à les rapprocher des Français et à mieux connaître la réalité? Quelle idée se font-ils de leur mission? J'entends déjà les commentaires qui diront que cela ne peut pas faire de mal, que cela peut aider à mieux comprendre les problèmes des français, qu'il faut s'adapter à la «modernité» et tenir compte de l'importance des médias, qu'on ne peut pas aller contre son temps…

    C'est toujours la même logique de justification, celle de la «bonne intention» ou de la fin noble qui justifie les moyens qui le sont moins, agrémentée d'une adaptation de bon ton à la modernité, sauf que le moyen en question est une formidable machinerie du spectaculaire et que prétendre de la sorte comprendre les préoccupations des citoyens ordinaires est un aveu et une confirmation des plus flagrantes de la coupure existante entre le peuple et une partie de la classe politique. En fonction des informations dont je dispose sur cette nouvelle affaire médiatique, il y a fort à parier qu'elle va donner encore du grain à moudre au Front national et qu'elle risque de creuser un peu plus le divorce avec les Français qui, même s'ils sont nombreux à regarder cette émission, ne confondent pas pour autant le spectacle télévisuel avec la réalité.

    Je ne suis pas un puriste dans l'usage des médias, mais il y a un seuil à ne pas dépasser, sous peine de verser dans le pathétique et l'insignifiance. Je ne peux m'empêcher de considérer cette nouvelle affaire médiatique comme déshonorante pour la représentation nationale et la fonction politique. C'est un pas de plus, et non des moindres, dans un processus de désinstitutionnalisation et de dévalorisation de la représentation politique auquel les hommes politiques ont participé en voulant donner à tout prix une image d'eux-mêmes qui soit celle de tout un chacun . J'espère qu'au sein du monde politique, des personnalités se feront entendre pour désavouer de telles expériences télévisuelles au nom d'une certaine idée de la dignité du politique.

     

    Existe-t-il encore des frontières entre spectacle et politique, entre dérision et sérieux, entre le réel et le virtuel?

    Oui, fort heureusement, pour la majorité de la population. Mais j'ajouterai que ces frontières sont plus ou moins nettes selon les situations et les activités particulières des individus. Au sein du milieu de l'audiovisuel comme dans certains milieux de la finance, il existe une tendance à se considérer comme les nouveaux maîtres du monde en n'hésitant pas à donner des leçons sur tout et n'importe quoi. L'humilité est sans doute une vertu devenue rare dans les univers de l'image, de la communication et de la finance qui ont acquis une importance démesurée. En l'affaire, tout dépend de l'éthique personnelle et de la déontologie professionnelle de chacun. Mais il n'est pas moins significatif que l'animateur, le journaliste intervieweur, à la fois rebelle, décontracté et redresseur de tort, soit devenu une figure centrale du présent, une sorte de nouveau héros des temps modernes qui s'affiche comme tel dans de grands encarts publicitaires dans les journaux, à la télévision ou sur les panneaux d'affichage.

    Le rôle de «médiateur» à tendance à s'effacer derrière le culte de l'ego. Le fossé est là aussi manifeste avec la majorité de la population. Comme le montre de nombreux sondages, les Français font de moins confiance aux médias et les journalistes ont tendance à être considérés comme des gens à qui on ne peut pas faire confiance, quand ils ne sont pas accusés de mensonges et de manipulation. Quant aux traders qui se considéraient omnipotents, ils ont connu quelques déboires. Jérôme Kerviel, après avoir été considéré comme l'exemple type de l'«ennemi» qu'était supposé être la finance, a été promu victime et héros de l'anticapitalisme par Jean-Luc Mélenchon. Tout peut-être dit et son contraire, on peut vite passer de la gloire à la déchéance au royaume de la communication et des médias.

    La fracture n'est pas seulement sociale, elle est aussi culturelle. Cette fracture se retrouve avec ceux que j'appelle les «cultureux» qui ont tendance à confondre la création artistique avec l'expression débridée de leur subjectivité. Un des paradigmes de l'art contemporain consiste à ériger l'acte provocateur au statut d'œuvre, devant lequel chacun est sommé de s'extasier sous peine d'être soupçonné d'être un réactionnaire qui souhaite le «retour d'une définition officielle de l'art dégénéré», comme l'a déclaré la ministre de la culture, à propos du «plug anal» gonflable de Paul McCarthy, délicatement posé sur la colonne Vendôme avant d'être dégonflé par un opposant. Tout cela n'a guère d'emprise sur la grande masse des citoyens, mais n'entretient pas moins un monde à part, survalorisé par les grands medias audiovisuels et les animateurs des réseaux sociaux, en complet décalage avec le «sens commun». Les citoyens ordinaires attendent des réponses crédibles et concrètes à leurs préoccupations qui ont trait à l'emploi, au pouvoir d'achat, à l'éducation des jeunes, à l'immigration, à la sécurité…

    Les politiques férus de modernisme à tout prix, comme nombre d'intellectuels et de journalistes, ont-ils la volonté de rompre clairement avec ce règne de l'insignifiance, des jeux de rôle et des faux semblants, pour redonner le goût du politique et de l'affrontement avec les défis du présent? En tout cas, le pays est en attente d'une parole forte et de projets clairs qui rompent avec cette période délétère et permettent de renouer le fil de notre histoire, pour retrouver la confiance en nous-mêmes au sein de l'Union européenne et dans le monde.

    Jean-Pierre Le Goff (Figarovox, 1er novembre 2014)

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  • Croissance démographique : une menace mondiale ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Paul Baquiast, cueilli sur le site Europe solidaire et consacré à la menace de la croissance démographique mondiale, et tout particulièrement africaine...

     

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    Croissance démographique. Menace mondiale

     

    Il est généralement considéré qu'à conditions de ressources inchangées, la planète, qui peine désormais à nourrir 7,2 milliards d'habitants, sera incapable de faire face à d'importantes augmentations d'effectifs sur la durée du siècle. Mais que sont les augmentations prévues?

     

     Ces dernières années, les démographes s'étaient accordés sur le fait que partout diminuaient les taux de natalité, du fait de l'augmentation des niveaux de vie et surtout d'une meilleure éducation et émancipation des femmes dans les pays pauvres à forte natalité. On pensait que la population mondiale pourrait se stabiliser autour de 8 à 9 milliards de personnes à la fin de ce siècle. Nourrir ces effectifs devait pouvoir être possible, compte tenu de différents progrès techniques à espérer, tant dans le domaine agricole que dans l'utilisation d'aliments de synthèse.

     

    Or une équipe de l'ONU dirigée par le démographe Patrick Gerland et le statisticien Adrian Raftery oblige à réviser ces chiffres en forte hausse. Selon un article publié dans la revue Science, il devrait y avoir sur terre 9,3 milliards d'êtres humains en 2050, et entre 10 et 15 milliards, selon les variations du taux de fertilité, en 2100. Cette étude aggrave encore les prévisions du rapport de l'ONU dit « Perspectives démographiques mondiales, révision de 2012 »

     

    En dehors des données globales et des nouvelles modalités de calcul utilisées pour les obtenir, l'étude présente des répartitions de croissance par grandes régions du monde qui retiennent l'attention. Ce sera l'Afrique qui assurera plus de la moitié de la croissance de la population mondiale, passant de 1,1 milliard d'habitants à 2,4 milliards en 2050 et 4,2 milliards en 2100. Avant 2050, les Nigérians devraient être plus nombreux que les Américains et se retrouver au niveau de la Chine à la fin du siècle. Plusieurs pays, surtout africains, devraient passer la barre des 200 millions d'habitants avant 2100 dont le Pakistan, la Tanzanie, la République démocratique du Congo, l'Ethiopie, l'Ouganda et le Niger.

     

    La population dans le reste du monde ne devrait augmenter que de 10 % entre 2013 et 2100 tandis que l'Europe verra sa population baisser de 14 %. Le chiffre de population à prévoir en Russie est actuellement en discussion. Mais s'il augmente, ce ne sera que très faiblement.

     

    Conclusions possibles. Le cas de l'Afrique

     

    La presse mondiale a donné une certaine publicité à ces prévisions, mais laisse chacun en tirer les conclusions qu'il jugera bon. Pour notre part, afin de ne pas traiter à nouveau la question de l'adéquation des ressources aux besoins des populations, déjà abordée par nous dans des articles précédents, nous voudrions nous limiter à évoquer très rapidement les conséquences des nouvelles données démographiques proposées par l'étude, si elles se confirment.

     

    Un écart croissant se développera d'ici la fin du siècle entre le peuplement du continent africain et ceux, non seulement de l'Europe, en augmentation très lente, mais de l'Inde et la Chine, pourtant considérées déjà, par leurs gouvernements comme non loin des maximums supportables. Par ailleurs, l'Afrique verra sa population se rajeunir de plus en plus, du fait d'une natalité ne manifestant aucun signe de devoir se réduire prochainement

     

    Ce point capital concernant les différences entre l'Afrique (Afrique sub-saharienne) et le reste du monde est fort peu évoqué, sans doute par peur d'encourager en Europe un rejet de l'Afrique, déjà non négligeable dans certains milieux ou pays. Le développement actuel d'une épidémie comme Ebola ayant trouvé sa source en Afrique ne fera que renforcer ce rejet. Il convient cependant de se poser plusieurs questions concernant l'avenir de l'Afrique et, par répercussion l'avenir du monde.

     

    Dans un continent où les » aménagements », d'origine interne ou importés par les grands pays extérieurs mettent de plus en plus en danger les écosystèmes, provoquant rapidement leurs disparition, que restera-t-il en Afrique de capacités agricoles? Par ailleurs faute d'aides extérieures, l'accroissement de la population se traduira inévitablement par le multiplication des mégalopoles de plus en plus insalubres faute d'équipements.

     

    Comment dans ces conditions, les tentations déjà très fortes poussant les populations à fuir leur sort ailleurs, notamment en Europe, la plus proche, ne vont-elles pas générer des émigrations dites de la misère, de plus en plus violentes – suscitant en retour des exclusions elles-mêmes de plus en plus violentes? Comment enfin réagiront les gouvernements africains face à ces mouvements? Tenteront-ils de les freiner ou au contraire les encourageront-ils, dans un objectif de puissance, parfois sur fondement religieux?

     

    Un certain nombre de futurologues optimistes, principalement aux Etats-Unis, prévoient l'apparition dans les prochaines décennies de diverses sciences et technologies susceptibles de résoudre tous les problèmes matériels (le phénomène dit de la Singularité). Mais d'autres bien plus pessimistes pensent que les investissements mondiaux majeurs qui seraient nécessaires pour financer les recherches nécessaires ne seront pas faits. Ceci délibérément, par les quelques 5% de la population mondiale qui continueront dans les décennies prochaines à détenir 95% des richesses mondiales. Ces « élites » feront tout au contraire, y compris la guerre, pour maintenir leur domination sur le monde. L'Afrique sera la première victime de cet égoïsme.

     

    Mais dira-t-on, l'Afrique ne pourra-t-elle pas de son propre chef réduire suffisamment rapidement sa natalité pour atteindre un équilibre global entre les morts et les naissances, qualifié par les démographes de transition démographique ? Nous laisserons à chacun de nos lecteurs le soin de réfléchir à la forme que pourrait prendre une telle révolution.

    Jean-Paul Baquiast ( Europe solidaire, 31 octobre 2014)

    Référence

    * Gerland, Raftery et al: World population stabilization unlikely this century http://www.sciencemag.org/content/346/6206/234.short

    * ONU Perspectives démographiques mondiales, révision de 2012 http://esa.un.org/wpp/

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  • Le peuple n'était pas à Saint-Sulpice...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une chronique d'Éric Zemmour sur RTL, datée du 27 octobre 2014 et consacrée aux obsèques du patron de Total, Christophe de Margerie...

     


    Christophe de Margerie : "Le peuple n'était pas... par rtl-fr

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  • Vide du politique et politique du vide...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Gérard Dussouy, cueilli sur Metamag et consacré au retour du politique en Europe après une longue période de vide.

    Ancien professeur de géopolitique de l'université de Bordeaux, Gérad Dussouy est l'auteur d'un essai intitulé Fonder un état européen (Tatamis, 2013).

     

    vide politique.jpg

     

    Vide du politique/Politique du vide/Révolution

    La société du vide que dépeignait Yves Barel, en 1984, est bien là.  Elle est consécutive au triomphe de la consommation, à la prévalence de l’activité marchande et financière sur toutes les autres formes d’activités humaines. Corrélativement, elle a vidé le politique de sa substance. Cette mutation globale n’est ni un fait du hasard, ni une nécessité historique.  Mais, elle est  le résultat d’une stratégie de longue haleine inspirée par l’interprétation véhémente de la philosophie libérale (celle que redoutait et condamnait David Hume), et, plus précisément, par une extrapolation du « paradigme smithien » qui convient si bien au monde des affaires, lequel sait l’instrumentaliser avec le plus grand  cynisme.
      En effet, il a été emprunté à Adam Smith deux idées qui fondent et légitiment l’argumentaire des hommes politiques occidentaux contemporains. Au-delà de leurs nuances partisanes, qu’elles soient de droite ou de gauche. La première, la plus connue, est que la généralisation de l’économie de marché et de l’échange, qui satisfait à la recherche du gain individuel, est la meilleure façon de développer « la richesse des nations ». La seconde est qu’il existe chez l’homme « un plaisir de sympathie réciproque » (in Théorie des sentiments moraux) tel que l’élévation du produit global, accouplée à l’expansion de la communication universelle, doit lui permettre de sortir de l’animosité latente de la sociabilité politique. L’homme mondialisé, sans appartenance identifiée, dépolitisé, sans préférences nationales ou culturelles, est ainsi devenu, en dépit de toutes les réalités qui en contredisent l’existence, l’icône de la pensée occidentale moderne. Au point que l’on voudrait enlever aux Européens leur droit à conserver leurs différences, et interdire qu’ils s’opposent, dès lors et à ce titre, au fait d’être remplacés sur leurs propres terres par des populations venues d’ailleurs. 

    L’éviction du politique en Occident
    La fin du politique a été stratégiquement réfléchie au lendemain de la Grande guerre, dont il faut dire, mais la seconde guerre mondiale aussi, combien elle a illustré les effets néfastes et catastrophiques de la part d’irrationnel qui peut habiter l’animal politique qu’est l’homme. Plutôt que dans l’internationalisme du président américain Wilson, c’est dans la conception d’un monde unifié (One World) qui occupe l’esprit de Franklin D. Roosevelt, laquelle lui est inspirée par son conseiller le géographe américain Isahïa Bowman, qu’il faut situer cette réflexion. Ce dernier cultivait l’idée d’un fédéralisme mondial, réalisable le jour où les Etats-Unis parviendraient à débarrasser le monde de ce qu’il jugeait être « la force la plus rétrograde du Vingtième siècle », à savoir l’Etat-nation. Dans les faits, il aura fallu attendre la fin de la Guerre froide, et que les Etats-Unis aient vaincu le communisme après avoir écrasé le nazisme, pour que l’économicisation des sociétés et des relations internationales devienne effective. Le nouvel ordre mondial, qui s’est esquissé à la fin du Vingtième siècle, n’est pourtant pas celui attendu par Washington. Il est demeuré, ou redevenu, un  « concert de puissances », nouveau par sa configuration géographique et parce qu’il a, maintenant, un chef d’orchestre asiatique qui, lui, n’a pas perdu le sens du politique. C’est donc en Europe que l’éviction de celui-ci est le plus net. A tel point que la bonne gouvernance (ou le « bon gouvernement ») consiste principalement à aligner, à coup d’ajustements vers le bas, les économies nationales sur les critères du marché mondial ; et d’abord, sur celui du travail. Il est symptomatique que ce que l’on tient pour être la « réussite » de l’Allemagne consiste à ce qu’elle y parvienne mieux que ses partenaires. Bien qu’elle soit plus fragile qu’il n’y paraît, et qu’elle doive tout à la bonne spécialisation internationale industrielle de la RFA (qui pourrait pâtir bientôt d’une insuffisance de ses investissements). Et sans qu’il s’agisse en contrepoint, car ce serait trop facile, d’exonérer les gouvernements français successifs de leurs propres gestions calamiteuses, cette « réussite » révèle une résignation consécutive à une impuissance du politique.

    Cette impuissance est celle des Etats européens face à un environnement international dont ils sont incapables de mettre en cause les règles. Elle découle, à la fois, de leur dépassement structurel dans une mondialisation qu’ils ont voulue, et de l’adhésion obstinée de leurs élites au « paradigme smithien ». 

    La  politique du vide
    Le vide du politique est, dès lors, comblé, au niveau des partis de gouvernement, par une logorrhée convenue qui s’efforce d’expliquer qu’il n’existe pas d’alternative à l’inclusion dans un système mondial de plus en plus contraignant et régressif.  Qu’il faut donc accepter la fin du modèle social européen (gravement menacé, de toutes les façons, par l’état de la démographie des pays concernés), pour un autre plus inégalitaire et qui fait cohabiter, tant bien que mal, une élite compradore avec différentes catégories de nationaux. Parmi ceux-ci, les plus aisés ont à charge d’assister ceux qui le sont moins, ainsi d’ailleurs  que tous les nouveaux venus sur le sol européen. Les partis politiques sont aidés dans cette tâche par une pléthore de journalistes et d’informateurs dont la « fausse conscience » est remarquable (falsches bewusstein, dixit Franz Mehring). Elle consiste dans le fait que toutes ces personnes ne se rendent pas compte (ou ne veulent pas savoir) qu’elles sont là où elles sont, et rémunérées en conséquence, pour tenir le discours qu’elles tiennent. Alors qu’elles se croient porteuses d’objectivité, elles ne font que participer à un travail de persuasion.  La politique du vide conduit ainsi à vivre sur des acquis, à essayer de les faire durer le plus longtemps possible, tout en sachant qu’ils sont incompatibles avec la logique du système mondial en marche. En son sein, les rapports sont devenus trop inégaux et trop pénalisants pour n’importe lequel des Etats européens, pour qu’il en soit autrement.  La conscience de la chose éveille certains, mais la décadence est une période  confortable, au moins tant qu’il y a du patrimoine à liquider ou de l’épargne à épuiser (les Français en disposeraient, tous ensemble, de quelques 10 000 milliards d’euros). Cette résignation est, sans doute, ce qu’il y a de plus préoccupant dans la situation présente de l’Europe. Car, loin des théories sur la manipulation des foules, ou loin aussi de l’on ne sait quel complot mondial, il faut admettre que la situation est ce qu’elle est car elle satisfait, encore, à la quiétude de populations qui n’entendent pas se remettre en cause, ni du point de vue matériel, ni du point de vue symbolique (celui de leur idéologie et de leurs croyances), ni encore du point de vue comportemental. Par exemple, le problème de l’immigration, qui prend des proportions considérables, est avant tout celui de la démographie européenne, de la dénatalité et du vieillissement. Il est symptomatique d’une dégradation sociétale ancienne et d’essence individuelle. Et, malgré les déséquilibres démographiques internationaux, il va de soi qu’il se poserait avec moins d’acuité si les populations européennes étaient jeunes et dynamiques.    La politique du vide est donc sans perspective politique et sans vision stratégique globale. Elle se résume à une gestion économique «  au fil de l’eau » ; ou, pour être plus académique, à une « politique au fil de la croissance ».Cependant, l’économie ne règle pas tout, surtout que la croissance s’étiole. Et ce n’est pas demain qu’elle va retrouver des taux enchanteurs. Il ne peut pas y avoir en Europe de reprise forte et durable. Cela pour deux raisons : (1) la faiblesse structurelle de la demande interne (en termes de consommation comme  d’investissement) à cause du vieillissement de la population et de la saturation des marchés (que l’on essaie de surmonter à coups de gadgetisation des produits) ; (2) le recul de  la demande extérieure à cause des transferts de technologie et de la montée en gammes des productions des économies émergentes. L’impasse économique qui se dessine est d’autant plus à redouter que l’on sent bien que la mondialisation est au bord de l’implosion (il ne s’agit de quelques années) par suite au déferlement migratoire qui s’annonce, aux pandémies qui se développent, aux vertiges  politiques et culturels (ou religieux) induits par la nouvelle donne de la puissance. 

    Le  retour du politique : du chaos à la révolution européenne
    S’il doit avoir lieu, et tout ce que l’on a appris de l’Histoire le donne à penser, le retour du politique en Europe se fera à l’occasion du chaos (pour l’éviter, pour le surmonter ou parce que celui-ci l’aura rendu inéluctable), pris ici dans le sens d’une « destruction créatrice » (Schumpeter). Le retour se fera nécessairement sous des formes politiques nouvelles, à l’occasion d’une révolution européenne, au sens propre (celui du changement et de l’innovation), parce qu’on ne peut pas affronter des défis de dimension globale avec des instruments du passé. C’est ce qui, entre parenthèses, rend la démarche intellectuelle du Front National obsolète et dérisoire, son programme inadapté au réel et même contreproductif, et sa pratique partisane si incertaine, notamment quant à ses alliances. Et,  parce qu’en plus d’innover, il faut voir grand et loin devant, la restauration du politique sera le fait de jeunes Européens menacés de devenir minoritaires dans leurs propres patries. Pour cette bonne raison, mais aussi parce qu’ils ont appris à se connaître (c’est le bon côté de la « génération Erasmus ») et à transcender leurs nationalités, ils  auront compris que leur cadre d’action est continental. 
    Renouer avec la primauté du politique, c'est donner la priorité aux intérêts matériels et symboliques des Européens contre ceux du marché ou encore ceux de la pseudo-société mondiale ; c’est se débarrasser, en même temps, des inhibitions idéologiques et des prescriptions de la pensée dominante. Cela devrait être permis par le chaos parce que, comme l’enseigne l’épistémologie pragmatiste, quand le contexte change, les valeurs changent aussi, comme les faits.  On est donc en droit de croire, ou d’espérer, que le chaos va enclencher une révolution cognitive, soit amener une autre façon de percevoir le monde et de penser le réel qui va remplacer le « paradigme smithien », épuisé. L’opportunité intellectuelle et cognitive créée par le chaos n’aura néanmoins de traduction politique possible que si les Européens ne se trompent pas sur la direction à suivre, en regardant en arrière et en voulant restaurer des institutions périmées, et si, en conséquence, ils savent se donner les moyens pour agir. L’instrument politique qu’ils doivent forger, et ils n’ont pas d’autre choix, parce que tout le reste n’est qu’illusion mondialisante ou, au contraire, aveuglement passéiste, est l’Etat européen révolutionnaire. Il est le seul moyen, pour les jeunes générations européennes, de mener à bien « les travaux d’Hercule » qui les attendent (remigration, restauration et autonomisation de l’économie européenne, relance de l’innovation technologique, etc.), pour se sauver.
    La meilleure manière de se préparer mentalement à vivre cette mutation historique et à la conduire à bon terme serait de préfigurer l’instrument étatique dans un parti européen révolutionnaire. Ce serait là, le cadre transnational idoine pour expérimenter le vivre-ensemble-européen et pour préparer communautairement des solutions communes aux immenses difficultés qui se précisent.  Faute de ce retour du politique à la dimension du continent, il y a tout lieu de craindre que le chaos ne se prolonge, et cela sans la moindre contrepartie créatrice, en entraînant le délitement de la civilisation européenne. Surtout si, par malheur, la fragmentation nationaliste venait ajouter ses effets délétères aux contraintes du monde extérieur à l’Europe.

    Gérard Dussouy (Metamag, 23 octobre 2014)

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