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Points de vue - Page 133

  • Quand Washington attaque un état souverain...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Marianne et consacré à l'attaque perpétrée en Irak par l'armée américaine contre le général Qassem Soleimani, haut-dignitaire iranien. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Iran-USA : l’élimination de Soleimani, “acte de guerre direct de Washington contre un État souverain”

    Après moi le déluge“. Ce pourrait être le prochain tweet de Donald Trump. Car les vraies motivations et calculs du président américain pour décider de l’assassinat du général Soleimani commandant la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution iraniens, et au passage de Abou Mahadi al Muhandis, numéro deux de la milice chiite Kataeb Hezbollah (l’une des composantes principales des unités de mobilisations populaires irakiennes que contrôlait le Général Soleimani) ne sont pas forcément, et en tout cas pas uniquement, celles que l’on croit. Ses calculs se révèleront-ils justes in fine ? Nul ne peut aujourd’hui le dire. Il est en revanche possible de tirer un certain nombre d’enseignements de cette attaque.

    Attaque contre un état souverain

    C’est la première fois depuis longtemps que l’Amérique supprime, non un terroriste paria ou un has been comme Obama a tué Ben Laden en 2011 ou Trump lui-même a fait supprimer Al Baghdadi en 2019. Comparaison n’est ici pas raison. Qassem Soleimani était un membre éminent des forces armées officielles de la République islamique d’Iran, donc de l’appareil d’État. Il travaillait à visage découvert pour la puissance et l’influence de son pays.

    Son élimination est donc, sans équivoque aucune, un acte de guerre direct de Washington contre un État souverain, non une attaque opportuniste contre un homme ordinaire ou en rupture de ban, que l’on peut mener car l’occasion s’en présente, mais, à travers lui, une agression de très forte portée symbolique contre une nation traitée comme ennemie, et aussi contre une autre nation, prétendument amie celle-là : l’Irak. C’est un peu comme si Téhéran venait d’assassiner le chef d’état-major des armées américaines. On ne fera pas l’injure de jauger l’intelligence de cette décision : frapper l’État et le pouvoir iraniens en leur cœur en éliminant un héros de la guerre Iran-Irak qui incarnait la résistance opérationnelle victorieuse et pleine de panache face au “Grand Satan” et en faire ipso facto et à jamais un martyr : bien joué…

    Dans la foulée de ce mémorable succès, un déluge de fake news s’est naturellement abattu sur la presse américaine : Soleimani était “un meurtrier de masse, responsable de la mort de centaines de soldats américains depuis 2003 grâce à sa tactique popularisée des IED…. Il aurait le sang des 500 000 morts syriens sur les mains…“, l’Amérique étant naturellement, quant à elle, et comme chacun sait, le parangon de la paix internationale… N’en jetons plus ! Cette rhétorique est aussi ridicule qu’indécente. Si c’était son homologue américain, britannique, israélien ou français que l’Iran avait neutralisé, le caractère illégal et extraterritorial de cette élimination n’en serait pas moins avéré. Le Général Soleimani faisait son travail, très exactement comme ses pairs étrangers. Il ne déstabilisait pas le Moyen-Orient en cherchant à y promouvoir l’influence iranienne sauf à penser que la domination écrasante des monarchies du Golfe et de leurs supplétifs islamistes radicaux qui mettent à feu et à sang la région depuis plus de vingt ans, sont des éléments de stabilité. Ce renversement pur et simple des faits qui mise sur l’ignorance et le grégarisme des foules occidentales tient du cynisme le plus achevé.

    Le terrorisme qui frappe nos concitoyens et noyaute nos sociétés n’est pas chiite mais sunnite. Qassem Soleimani, figure éminente du courant conservateur et militariste du régime iranien, menait une guerre d’influence comparable à celle que nos nations occidentales – au premier chef desquelles les Etats-Unis – conduisent dans le monde entier sans que personne ne s’en offusque alors que des régions entières en font les frais et sont déstabilisées à un titre ou à un autre. Depuis la nuit des temps, chaque pays avance ses intérêts, à plus ou moins n’importe quel prix, surtout s’il se croit au-dessus des lois internationales. Il en va de même de tous les services secrets de tous les États du monde, qui travaillent presque toujours dans l’illégalité ou sous double visage. L’illégalité de l’assassinat du Chef d’Al-Qods ne tient donc pas à sa personne, mais à la méthode (décision unilatérale, sans aucun mandat onusien ni aucune concertation des alliés, etc…) et au total mépris de la souveraineté irakienne qu’elle a manifesté. Ce n’est donc pas l’Iran qui déstabilise le Moyen-Orient, ce sont les Etats-Unis, qui sont passés maitres en cette manœuvre depuis des décennies et ne supportent pas qu’on les contre.

    Les objectifs de l'attaque

    Quelle que soit la fureur et les délires de la guerre de la communication, l’avenir dira si le calcul politique de Donald Trump en autorisant cette opération aura été payant. Une chose est d’ores et déjà certaine : cette nouvelle répétition des erreurs tactiques et stratégiques américaines depuis près de vingt ans aura de dramatiques conséquences régionales et globales.

    Car l’élimination du Général Soleimani et du numéro deux de la principale milice chiite irakienne a deux objectifs principaux qui n’ont que peu à voir à mon sens avec une préoccupation altruiste pour la stabilité du Moyen-Orient :

    A – C’est un piège anti-Démocrates. La vraie cible de Donald Trump est là. En plein impeachment, le président en campagne ressoude le pays autour de lui et oblige ses adversaires démocrates à suivre son élan de mâle alpha sous peine de passer sinon pour des antipatriotes, des faibles… et de perdre les soutiens financiers saoudien et même qatari primordiaux pour leur campagne présidentielle.

    De ce point de vue, même si le camp démocrate essaie de discréditer la décision présidentielle, l’assassinat de Soleimani est une très bonne opération de politique intérieure. Donald Trump vient de montrer à son électorat que l’Amérique était forte et qu’il incarnait seul cette force. Au moment précis où tout est fait pour l’abattre, où ses adversaires essaient de le noyer sous d’interminables et médiocres procédures, lui garde le bon niveau, assume ses responsabilités de gendarme du monde et s’occupe de la sécurité de l’Occident tout entier en supprimant sans autre forme de procès un fauteur de troubles redoutable. Le caractère primaire du raisonnement ne laissera jamais d’étonner : l’Amérique ne serait forte que lorsqu’elle fait la guerre ? Pourtant elle les perd toutes… Comme vient de le redire candidement le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, “ne rien faire revient à se montrer faible” ? Donc on fait n’importe quoi… Un ange passe, mais le Président, après l’attaque, n’oublie pas de tweeter… un drapeau américain !

    Il ne faut toutefois pas oublier que cette déclaration de guerre à l’Iran, quelles que soient les formes prises, correspond aussi à ce que veulent, attendent et préparent le Pentagone et la CIA depuis des années. Ainsi, Donald Trump, qui à bien des égards est prisonnier depuis plus de deux ans de la Maison Blanche et du Deep state américain, entre ici en convergence objective avec eux. Peut-être pour la première fois. Et c’est là encore un bon calcul politique dans la perspective de la présidentielle de novembre prochain.

    B – Cette action illégale et extraterritoriale traduit aussi une nouvelle crispation de l’Empire en déroute, qui veut forcer les Européens à se réaligner sur ses oukases et à renoncer à toute velléité d’indépendance par rapport à Washington (indépendance par rapport à l’OTAN ou énergétique, pour ne citer que ces deux aspects). 

    Les États-Unis ont finalement compris que, plus de quinze ans après leur invasion de l’Irak, le pays était en passe de leur échapper et de passer définitivement sous tutelle iranienne après l’échec des manifestations de la jeunesse irakienne reprise en main par le général Soleimani en personne. L’homme incarnait leur échec. Il fallait d’urgence reprendre l’Irak à l’influence de Téhéran et, avant qu’il ne soit trop tard, faire rebasculer la situation à leur avantage. C’était du moins le plan…

    En tuant Soleimani, ils ouvrent cependant à l’Iran le monde entier comme théâtre de représailles et globalisent l’affrontement en le sortant de sa logique régionale. Ils impliquent potentiellement tous leurs alliés en leur demandant de choisir : “Avec nous ou contre nous”. On se croirait en septembre 2001. Vous êtes contre notre approche ? Vous êtes donc pour le terrorisme ! Qui osera alors désobéir ? Mike Pompéo estime d’ailleurs que l’Europe s’est globalement montrée “inutile” dans le lancement de l’opération. La règle sur les doigts que nous tendons piteusement comme d’habitude.

    Plus largement, l’assassinat de Qassem Soleimani est un nouvel exemple de l’extraterritorialité américaine et du mépris souverain dans lequel l’Amérique tient le reste du monde, la Charte des Nations Unies, le droit international, les outils du multilatéralisme et toute limite légale ou légitime mise à sa volonté de puissance.

    Or, toute l’histoire des relations internationales démontre que l’approche punitive, la diabolisation, les sanctions et les attaques unilatérales sont toujours politiquement contreproductives. On ne coupe jamais ainsi une population de son régime, aussi dur et inique fût-il, car le chantage est une pratique insupportable à tout peuple dont l’âme est souveraine. L’avilissement moral et culturel des nations européennes, la faillite de l’idée même de la souveraineté en Europe, leur ont fait croire que l’on pouvait acheter les consciences et les comportements politiques partout dans le monde, par l’argent, l’intimidation, la prise en otage sécuritaire ou économique d’un peuple pour le contraindre à lâcher ses gouvernants. C’est une illusion post moderne et un calcul qui se révèlent immanquablement faux (Irak, Syrie, Libye, Russie, Iran…). La répétition entêtée de cette approche manifestement perdante laisse songeur : soit on ne comprend rien, soit on veut que la situation s’envenime, ce qui est bien plus probable.

    Par ailleurs, la recherche de la guerre, de son prétexte, de son occasion, reste une quête permanente des administrations américaines démocrates comme républicaines, à de très rares exceptions près, et jamais très longtemps. Les États-Unis confondent la guerre et la vengeance. Ils ne font pas de compromis, n’estiment que la force et cherchent l’escalade avec une lanterne. Ils s’imaginent que la riposte à une blessure de souveraineté ne vaut que pour eux. Mais les États et les peuples, mis à part peut-être certaines nations européennes émasculées et repentantes, ont tous les mêmes réflexes presque reptiliens de regroupement et de résistance ! Une attaque spectaculaire et inique qui met leur pouvoir politique en danger les soude. Ce fut le cas des attentats du 11 septembre 2001 qui permirent à George W. Bush de lancer une formidable “guerre contre la terreur” mais aussi d’engager une opération de contrôle intérieur sans précédent au nom de la lutte antiterroriste.

    Cette fois-ci, la séquence a été la suivante :

    1. Mai 2018 : Sortie unilatérale des Etats-Unis du JCPOA
    2. Pusillanimité puis alignement de l’Europe sur les orientations américaines
    3. Echec d’INSTEX, le “mécanisme européen” de contournement des sanctions américaines contre l’Iran mis en place en janvier 2019 mais jamais en musique
    4. Mai 2018 : Transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem
    5. Mai-août 2019 : Crise du détroit d’Ormuz
    6. Octobre 2019 : Occupation du Golan Syrien par Israël (feu vert de DT en mars)
    7. Septembre 2019 : Reprise des opérations d’enrichissement par Téhéran
    8. 27 décembre 2019 : Mort d’un Contractor américain en Irak
    9. 29 décembre : Mort de 25 miliciens chiites en Irak
    10. 31 décembre : Attaque de l’ambassade américaine à Bagdad
    11. 2 janvier 2020 : Frappe de drone américain en plein Bagdad sur le convoi du général Soleimani
    12. 3 janvier : Nouvelle série de frappes américaines sur les Unités de Mobilisation Populaires irakiennes (Démentie à ce jour par l’armée irakienne)

    Une faute tactique

    Le peuple iranien, que l’on pouvait croire en partie las de la poigne du régime et de l’échec de l’ouverture du pays à la coopération internationale, est désormais rassemblé derrière ses dirigeants politiques militaires et religieux. Il a compris combien la menace américaine était concrète. Le parlement Irakien vient de voter le départ des troupes américaines qui étrangement se renforcent de 3 500 marines prudemment déployés pour l’heure au Koweit. Le pouvoir de Bagdad et la rue irakienne, majoritairement chiite, vont coller à Téhéran perçu de nouveau comme leur protecteur ultime. Les leaders politiques et religieux iraniens et irakiens (notamment le grand Ayatollah Ali Sistani) sont de nouveau en situation d’idylle forcée, et le peuple va suivre bon gré, mal gré.

    Rappelons en effet que c’est en Irak que la confrontation irano-américaine est la plus directe et la plus forte. L’Irak va donc revenir dans le camp iranien. L’élimination du Commandant de Al-Qods et les frappes contre les plus puissantes milices chiites signent l’annihilation de tous les efforts américains pour désolidariser ce pays stupidement abandonné, par anti saddamisme primaire, aux chiites en 2003 et donc à l’influence iranienne. Les Iraniens voulaient que la rue irakienne rentre chez elle et que les troupes américaines s’en aillent ? Washington vient de les aider considérablement. Ils vont pouvoir ramener au bercail la jeunesse irakienne chiite qui semblait dans les récentes émeutes vouloir secouer le joug de Téhéran. Tel un “deus ex machina“, le Général Soleimani était lui-même récemment venu au cœur de Bagdad pour la ramener à la raison et désamorcer cette rébellion.

    Même si Qassem Soleimani était la créature du Guide suprême Ali Khamenei et son instrument contre les modérés partisans de l’ouverture de l’Iran au monde occidental, le poids croissant des Gardiens de la Révolution, de la force al-Qods et de son chef sur le pouvoir politique et religieux comme au sein de l’appareil d’Etat iranien était devenu si fort au fil des années que certains pensaient que la mort du Guide suprême ouvrirait une phase de reprise en main militaire du régime théocratique. Paradoxalement, son assassinat constitue donc une baisse objective de pression sur les religieux. Sinon une bonne nouvelle, du moins l’occasion d’une reprise en main de “la créature” à travers une nouvelle figure de proue intransigeante, mais moins flamboyante et charismatique. Toutefois, Esmail Qaani, numéro 2 de la Force Al-Qods, immédiatement nommé par le guide suprême Ali Khamenei, est aussi un “dur” farouchement et ouvertement anti-américain depuis 2016. Continuité inquiétante, mais attendue. Le Général Qaani aura d’autant plus à faire qu’en tuant Soleimani, l’armée américaine ouvre tragiquement la porte à une résurgence en Irak de l’État Islamique dont le chef d’Al Qods était l’un des plus fervents et efficaces ennemis. Au-delà de l’écran de fumée jeté par Washington pour justifier son acte, c’est l’Irak qui est désormais de nouveau livré sans états d’âme au véritable terrorisme, celui de l’Islam sunnite radical d’al-Qaeda et de Daech. C’est l’aveu d’une convergence d’intérêt tactique entre USA et l’État islamique contre Téhéran (et cela explique d’ailleurs aussi les accords passés par Washington avec les Talibans afghans et le blanc-seing donné à Erdogan en Syrie et désormais en Libye) et d’une claire indifférence américaine pour le sort des populations civiles locales.

    Il faut en effet relever la concomitance de l’opération américaine avec l’offensive turque lancée au même moment en Libye au secours du gouvernement légal de Tripoli, même s’il est à ce stade prématuré d’en tirer de claires conclusions. A son habitude, Erdogan avance ses pions sur tout l’échiquier et se sert de la concentration américaine sur l’Iran pour mener sa barque vers la Tripolitaine et gêner à la fois Moscou et Téhéran qui soutiennent le Maréchal Haftar aux côtés de l’Arabie saoudite – des Émirats arabes unis, de l’Égypte. On ne peut que redouter que la situation ne s’aggrave considérablement avec ce nouvel entrant officiel en appui du pouvoir officiel de Sarraj, sans représentativité populaire et fragilisé par sa compromission avec les milices islamistes. La stabilisation de la Libye n’est pas pour demain.

    L’assassinat du général Soleimani aura donc été une faute tactique majeure à l’impact stratégique potentiellement dévastateur. L’opération américaine précipite en effet ce que l’Amérique redoute le plus : la consolidation de l’axe russo-sino-iranien d’opposition à l’ordre occidental (cf. leurs manœuvres militaires récentes conjointes dans le Golfe persique), et renforce la lutte entre wahhabites et Frères musulmans. C’est aussi une illustration supplémentaire du caractère parfaitement inopérant du manichéisme et du moralisme cynique en relations internationales. On a changé de décennie, malheureusement pas d’état d’esprit. La nouvelle année pourrait être celle de tous les dangers. La guerre approche. Elle ne sera pas forcément ouverte, même si Israël n’attend qu’un feu vert américain, même discret, pour lancer des attaques décisives contre les installations nucléaires iraniennes.

    Comment va riposter le pouvoir de Téhéran ? Probablement pas par des attaques frontales qui signeraient l’enclenchement d’une campagne aérienne dont il ne pourrait sortir militairement vainqueur. On peut redouter que le détroit d’Ormuz ne redevienne extrêmement dangereux, comme l’Irak, La Libye, la Syrie, le Liban et naturellement le malheureux Yemen. Bref, c’est toute la région qui replonge dans les abysses de la violence, sans parler du tragique fortifiant donné à Daech toujours en embuscade. Ce n’est que la suite logique d’une politique étrangère manichéenne et cynique faite d’anathèmes et d’injustice profonde et prisonnière d’un littéralisme qui n’a rien à envier à celui des religieux ultras que l’on dénonce comme rétrogrades ou obscurantistes.

    Quelles conséquences ?

    En fait, tout va dépendre une fois encore largement de la posture russe et de l’arbitrage du président Poutine face au franchissement américain d’une ligne rouge. Pour Moscou, il ne s’agit pas tant de défendre Téhéran que d’empêcher l’Amérique de continuer à se moquer ouvertement du reste de la planète et d’annihiler les lambeaux d’une gouvernance mondiale en grande souffrance. C’est elle en effet, non l’Otan, qui est “en état de mort cérébrale” ! A l’instar de l’UE qui, en pleine crise de servilité aggravée, attendrait parait-il, “les instructions” de Washington pour savoir à quelle sauce nos sociétés pétrolières impliquées dans le chantier North Stream 2 seront dévorées du fait d’une nouvelle salve de sanctions américaines votées par le Congrès pour contrôler “au nom de la sécurité énergétique européenne” (sic !) la fourniture de gaz de l’Europe et lui imposer son GNL. On croit rêver….

    Moscou prend ainsi le rôle de pivot dans la crise. La Russie est plus que jamais une puissance globale renaissante avec laquelle il faut compter et composer. Sans même évoquer le missile balistique hypersonique russe Avangard (annoncé le 27 décembre par le ministre de la défense russe), qui confère, comme d’autre nouvelles armes russes, une protection potentielle redoutable à ses protégés, on ne peut ignorer que le sort de l’Iran dépendra grandement du statut que va lui accorder Moscou dans cette guerre des signaux à l’échelle planétaire. Selon que le président Poutine condamnera l’opération américaine avec une grande vigueur ou en demi-ton, l’axe de puissance alternatif au troupeau occidental regroupé derrière la sanglante bannière de Washington prendra du muscle et du poids… ou demeurera susceptible d’aménagements. Le premier scénario serait désastreux pour Washington. Le second est plus probable, du moins à court terme. La Russie ne se considère pas comme une simple puissance régionale à l’instar de l’Iran ou de la Turquie, mais comme un acteur global. Elle n’a aucun intérêt à se trouver liée aux mésaventures iraniennes. Elle pratique une politique du dialogue maximal avec tous les acteurs, pour consolider son statut de médiateur et de protecteur de la légalité internationale. C’est d’ailleurs principalement la violation américaine caractérisée du droit international qu’elle a dénoncée après l’assassinat dans une déclaration prudente. Par ailleurs, en tant qu’ancien “Grand” et membre permanent du Conseil de Sécurité, Moscou a à cœur de maintenir un canal de dialogue sur un pied d’égalité avec Washington qui lui permet de briser le tête à tête humiliant pour elle de Washington et Pékin.

    La France est elle aussi puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Notre pays a en conséquence une responsabilité particulière dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Nous devons donc, en toute logique, nous placer résolument aux côtés de l’Iran au nom de la légalité internationale et de la sauvegarde impérieuse du multilatéralisme dont les lambeaux demeurent les ultimes protecteurs de la sécurité collective internationale.

    Notre réaction était attendue. C’est d’abord le président Macron en personne qui aurait dû réagir, non l’un de ses secrétaires d’État adjoints. Et puis surtout, au lieu de s’aligner une fois encore benoitement sur les positions américaines simplement indéfendables, il fallait nous désolidariser de cette rhétorique délirante sur le terrorisme iranien, commode défausse pour faire oublier l’alliance avec l’Arabie saoudite et le dramatique encouragement donné de nouveau à Daech. Il ne sert à rien de se lamenter sur notre aura perdue et notre influence internationale en déroute si l’on ne sait pas montrer notre indépendance de jugement et d’action et notre esprit de responsabilité en d’aussi graves circonstances. Si la France veut encore être prise au sérieux sur la scène du monde, nous n’avons qu’une réaction possible : dénoncer haut et fort cet assassinat extraterritorial et parfaitement illégal, un geste de guerre américain dont les motivations intérieures mettent en danger toute la région et au-delà l’équilibre international. La ficelle est si grossière qu’elle en devient insultante, même pour les plus complaisants des alliés américains. Surtout, elle porte un grave préjudice à l’atmosphère de respect minimal qui doit impérativement revenir pour espérer faire retomber la tension. Pour la France, le courage consiste donc à se désolidariser de l’escalade qui est bien américaine, au lieu d’appeler la force Al-Qods à cesser ses “activités déstabilisatrices” et l’Iran à “s’abstenir de toute escalade militaire susceptible d’aggraver encore l’instabilité régionale”

    C’est le monde à l’envers ! Donald Trump vient de menacer Téhéran d’attaquer 52 cibles iraniennes pas uniquement militaires en cas de riposte à ses frappes meurtrières. Le conseiller militaire du Guide Suprême a lui fait preuve de retenue en prévenant que les représailles porteront exclusivement sur ces cibles militaires. C’est enfantin. C’est naïf. C’est mal connaitre son adversaire et l’acculer dangereusement. L’unilatéralisme belliqueux n’est pas acceptable car nous tous paierons le prix de l’aventurisme américain. Les croisades punitives ont fait la preuve de leur inefficacité depuis des lustres. Le président français a une occasion historique, comparable à celle du président Chirac en 2003, de montrer qu’il sait réfléchir et décider en toute indépendance, à long terme et pour les stricts intérêts nationaux de son pays. Il en va aussi de notre honneur. Il peut et doit initier immédiatement une coalition des nations de bon sens contre l’engrenage proposé par Washington et refuser tout alignement direct ou indirect, quelles que soient les pressions ou critiques. Si les Etats-Unis veulent s’engager dans une guerre, qu’ils en assument seuls la responsabilité ou trouvent des alliés serviles ou intéressés pour les suivre dans cette aventure inique. La France n’en sera pas. Peut-être est-il aussi grand temps d’aller à Téhéran rencontrer le Guide pour lui redire notre attachement à la paix et notre détermination à aider son pays. Et le faire.

    Caroline Galactéros (Marianne, 8 janvier 2019)

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  • Analyse d’un désastre annoncé...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Geoffroy cueilli sur Polémia et dans lequel il dresse un bilan sans concession des 30 mois de présidence d'Emmanuel Macron. Ancien haut-fonctionnaire, Michel Geoffroy a récemment publié La Superclasse mondiale contre les peuples (Via Romana, 2018).

     

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    Bilan de 30 mois de macronie : analyse d’un désastre annoncé

    La super classe mondiale a promu en 2017 Emmanuel Macron pour qu’il conduise les changements qu’elle souhaitait imposer à la France.

    Hélas, sa présidence tourne au mauvais vaudeville. Et les oligarques commencent à se demander s’ils n’ont pas fait le mauvais choix.

    Macron n’est pas Thatcher

    Il ne faut pas oublier qu’Emmanuel Macron a été élu grâce à un coup d’état médiatique et judiciaire qui a éliminé François Fillon du second tour de l’élection présidentielle.

    Cette manœuvre a réussi mais elle a eu cependant deux lourdes conséquences pour l’avenir politique d’Emmanuel Macron :

    – D’abord, son élection de 2017 ne résulte d’aucun mouvement populaire en sa faveur. Le premier parti de France ce n’est pas LREM – qui n’a pas dépassé 16 % des inscrits en moyenne – mais… les abstentionnistes et le Rassemblement national !

    – Ensuite, le projet politique porté par Emmanuel Macron ne correspond nullement à l’attente majoritaire des Français, comme le montrent avec constance les différents sondages d’opinion, mais seulement aux demandes des différents lobbies qui l’ont porté au pouvoir

    Cela signifie que la coupure entre le pays légal – la macronie – et le pays réel – la France périphérique – atteint un niveau sans précédent sous la Ve république. Et aucune « grâce d’état » n’est venue la combler, bien au contraire.

    Car, circonstance aggravante, l’homme que l’oligarchie a choisi pour « réformer » – c’est-à-dire déconstruire – la France n’est manifestement pas à la hauteur de son mandat. A l’évidence, Macron n’est pas Thatcher.

    Homme de cabinets et de sérails, parachuté à 40 ans au sommet de l’Etat par la magie des médias et l’argent des lobbies, Emmanuel Macron manque cruellement d’expérience et donc de sagesse politique. Et l’on n’a pas tardé à s’en rendre compte, tant en France qu’à l’étranger.

    Résultat : après 30 mois de pleins pouvoirs macroniens, la France s’enfonce dans le chaos social et politique.

    La France qui tombe

    La propagande gouvernementale omniprésente a bien du mal à cacher, en effet, que l’arrogant Emmanuel Macron se montre incapable de faire mieux que ses prédécesseurs, bien qu’il dispose d’une Assemblée nationale et de médias à sa dévotion. Et qu’il bénéficie du soutien du patronat et de toute l’oligarchie française.

    En 30 mois, la France est devenue le premier pays de l’OCDE pour le poids des impôts. Les dépenses publiques ne cessent d’augmenter (55,6 % en 2019), comme la dette publique (elle a atteint 100 % du PIB en 2019).

    A l’exception de la Finlande, la France est désormais le seul pays européen à présenter son budget en déficit primaire, c’est-à-dire hors dette. La balance commerciale ne s’améliore pas non plus.

    L’insécurité explose et pas seulement à Paris. Enfin, le taux de pauvreté a grimpé de 0,2 point à 14,3 % en 2018. 9,1 millions de personnes vivaient ainsi sous le seuil de pauvreté en France.
    L’indice de Gini, qui mesure les inégalités, a connu sa plus forte progression depuis 2010. Et les usines continuent de fermer et l’immigration de continuer de plus belle : la France devient en 2019 le premier pays pour l’accueil des « demandeurs d’asile » !

    Mais il est vrai que les profits des entreprises du CAC 40 se portent bien.

    La risée du monde entier

    A l’étranger, le bilan n’est pas meilleur car tout le monde a fini par se lasser des palinodies françaises. Dans le domaine des relations internationales, l’« en-même-temps » macronien et la com ne marchent plus. En effet, seuls comptent les rapports de force.

    On se lasse en Europe des déclarations à l’emporte-pièce de ce président français, jamais suivies d’effet concret. L’Otan est en état de « mort cérébrale » ? Mais pourquoi alors la France continue-t-elle d’y adhérer ?  La Russie n’est « pas une ennemie » ? Mais alors pourquoi la France s’associe-t-elle aux « sanctions » contre elle ? L’Union européenne est en crise ? Mais quelles initiatives la France prend-elle ? Aucune !

    Emmanuel Macron aime bien embrasser ou tripoter les chefs d’Etats étrangers sous l’œil attendri des caméras de BFM TV. Mais dès qu’il leur tourne le dos, ceux-ci se moquent de lui et il n’obtient jamais rien ! Sans compter les nombreux dirigeants avec lesquels Emmanuel Macron s’est fâché, là encore sans aucun résultat positif pour notre pays.

    La « start-up » macronienne devient la risée du monde entier et la France l’homme malade de l’Europe.

    La macronie sombre dans la crise sociale

    Personne n’ignore à l’étranger que la macronie s’enfonce dans la contestation sociale et que la crédibilité politique d’Emmanuel Macron suit une tendance baissière, comme on dit sur les marchés financiers.

    Personne n’ignore dans les chancelleries que ce président donneur de leçons de démocratie… à l’étranger, ne peut plus aller nulle part en France sans susciter des manifestations d’hostilité.

    Personne n’ignore que cela fera… 59 semaines que les Gilets Jaunes manifestent chaque samedi en France contre sa politique et contre sa personne !

    Comme cela fait maintenant 10 mois que le personnel hospitalier manifeste et fait grève, tout en assurant son service d’urgence. Les sapeurs-pompiers sont, eux, en grève reconductible depuis le mois de juin 2019. Du jamais vu en France !

    En octobre dernier, 27 000 manifestants ont défilé à l’appel des syndicats de policiers, pour une « marche de la colère ». Les agriculteurs manifestent aussi.

    En vérité, on ne connaît pas un secteur professionnel qui n’exprime pas en France un mécontentement contre la politique du pouvoir. Comme on ne sait plus ce qui marche encore normalement dans notre pays, paralysé par les réformes brouillonnes. Désormais en France quand il neige, il n’y a plus d’électricité, les routes sont bloquées et les trains ne circulent plus.

    La retraite du macronisme

    La réforme des retraites devait être, avec la déconstruction du droit social et les privatisations, le grand œuvre de la macronie, conformément au mandat que lui ont donné la super classe mondiale et la commission européenne. Les fonds de pension et les banques se positionnaient déjà pour rafler de juteux profits.

    Las, l’opposition à la réforme des retraites rassemble de nouveau une majorité des Français contre le gouvernement. Et plus encore si on ne s’intéresse qu’à ceux que concerne vraiment la réforme : pas les retraités aisés qui répondent aux sondages !

    Avec cette réforme, au surplus mal gérée, la macronie a réussi la performance de redonner vie aux organisations syndicales et de fournir un nouveau souffle à la contestation populaire. Déjà plus de 25 jours que la grève contre le projet gouvernemental dure, soit plus qu’en 1995 ! Le gouvernement escomptait un essoufflement de la contestation avec les fêtes de Noël, mais cette stratégie de la « trêve » a fait long feu.

    En outre, le projet de réforme « universelle » prend l’eau de partout. Anxieux d’éteindre une grogne sociale croissante, le gouvernement ne cesse de reculer : au profit des policiers, des militaires, des routiers ou des… sénateurs. Et chaque entorse au projet « universel », renforce la détermination de ses opposants. Car si la réforme était si avantageuse que le dit le gouvernement, pourquoi donc en préserver certaines professions ? Poser la question revient à y répondre. Tout le monde a compris en effet qu’il ne s’agissait pas d’un progrès mais d’une nouvelle régression – d’une nouvelle agression – sociale.

    Macron s’empêtre dans la contestation

    En un mois, De Gaulle avait mis fin aux évènements de mai 1968 et remis la France au travail, avec la dissolution de l’Assemblée Nationale, de nouvelles élections et des accords sociaux. En 1984, François Mitterrand, politique avisé, avait eu la sagesse de mettre fin à la guerre scolaire pourtant déclarée par sa propre majorité parlementaire, avec le projet Savary.

    Emmanuel Macron, lui, n’arrive pas à se dépêtrer d’une crise politique et sociale qui dure depuis bientôt 18 mois.

    Pour répondre à une contestation qui prend une ampleur jamais vue dans notre pays, Emmanuel Macron a en effet choisi le mépris, l’enfumage, la censure et la répression. C’est-à-dire qu’il a choisi l’affrontement avec la France réelle.

    Mais, alors que le mécontentement enfle, cette stratégie autiste trouve désormais ses limites. La répression a certes dans un premier temps brisé l’élan des Gilets Jaunes ; mais au fil du temps, elle a renforcé la conviction des opposants à la macronie en donnant un contenu palpable à la nouvelle lutte des classes qui s’installe dans notre pays.

    Une nouvelle lutte des classes dont Emmanuel Macron apparaît désormais à la fois comme le symbole et l’artisan, honni par une France qui commence à se réveiller de sa torpeur.

    Emmanuel Macbeth

    Car pour un nombre croissant de Français, Emmanuel Macron incarne l’oligarque xénocrate qui préfère les métropoles boboïsées et les banlieues de l’immigration à la France rurale ou périphérique.

    L’oligarque qui préfère les racailles, les immigrants et les étrangers aux autochtones, « gens qui ne sont rien[1] » que l’on rencontre dans les gares ou qui « boivent de la bière et mangent avec les doigts » comme le dit si bien son ministre de l’action (sic) et des comptes publics [2] et que l’on peut matraquer et gazer en toute impunité.

    Le président qui a toujours une pensée pour les musulmans, mais jamais pour les catholiques, ces fachos qui ne comprennent rien à la révolution arc-en-ciel [3] ni à la laïcité.

    L’homme qui a force de dire tout et son contraire a perdu toute crédibilité.

    Retranché dans son palais de l’Elysée que protègent encore les robocops du ministère de l’intérieur, Emmanuel Macron se croit à l’abri de la révolte qui gronde. Mais pour les prochaines municipales, on conseille déjà aux candidats LREM de mettre leur sigle en veilleuse. Mauvais présage.

    Emmanuel Macron fait de plus en plus penser à l’usurpateur Macbeth de la tragédie de Shakespeare. Lui qui aime tant parler anglais, devrait pourtant méditer cette prédiction que les sorcières avaient fait à Macbeth : « Birnamwood shall come to Dunsinane ». Sa forteresse finira par être prise et il perdra tout.

    Mais comme Macbeth, Emmanuel Macron ne semble pas avoir compris l’avertissement. Brigitte, qui fut professeur de lettres, pourrait-t-elle lui en expliquer le sens ?

    Michel Geoffroy (Polémia, 6 janvier 2020)

     

    Notes :

    [1] Allocution lors de l’inauguration de la station F ; Le figaro.fr du 3 juillet 2017

    [2] Interview de Gérald Darmanin à Paris Match du 19 décembre 2019

    [3] On se rapportera avec profit au livre de Martin Peltier « la Révolution Arc-En-Ciel en Marche » , DIE éditeur, 2019

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  • Vérité, haine et censure...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré à la loi Avia, qui est destinée à renforcer la censure sur les réseaux sociaux... Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015), Fake news - La grande peur (VA Press, 2018), Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019) avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, et dernièrement L'art de la guerre idéologique (Cerf, 2019).

     

     

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    Vérité, haine et censure

    Le Parlement est en train d’adopter la loi Avia contre les « contenus haineux » en ligne, quelque mois après la loi dite contre les fake news ou « infox ». La justification avancée dans les deux cas est qu’il faut protéger la démocratie contre une double influence : celle des informations fausses, éventuellement fabriquées et amplifiées par des services étrangers ou des professionnels de la manipulation, et d’autre part, contre des discours « de haine » qui inciteraient à la violence envers certaines catégories de personnes ou les stigmatiseraient. Bien entendu, personne n’a envie de voir circuler des photos truquées répandues par des armées de robot, ni des appels au meurtre et notre législation prévoit des sanction pour la fabrication de faux, les injures, les propos racistes, le harcèlement...
    Les nouvelles lois témoignent d’une singulière évolution : au début des années 2000 (lors des révolutions de couleur ou du Printemps arabe) Internet, et a fortiori les réseaux sociaux, étaient censés ne menacer que les dictatures, puisqu’ils permettaient au peuple de s’exprimer et aux vérités censurées de toucher les internautes du monde entier. Or voici que le jugement se renverse. Les messages qui nient les fait éventuellement la science ou qui inventent des complots ou des scandales font peur. Et ceux qui incitent à l’extrémisme ou désignent telle catégorie de gens (qu’il s’agisse des LGBT ou des rouquins) comme mauvais par nature sont accusés de nous dresser les uns contre les autres. Sans réalité commune à laquelle se référer et sans respect minimum, nos sociétés verraient le lien social se déchirer : est-ce vraiment de la faute de quelques milliers de trolls ?
    Il y a un peu de naïveté à attribuer ainsi un pouvoir de persuasion quasi mécanique à des assertions fausses ou une force d’incitation irrésistible à des images. Outre la loi, c’est faire bon marché des milliards de messages en sens contraire qui circulent sur les réseaux sociaux, des modérateurs et de systèmes de contrôle des plateformes, des médias classiques qui se dotent tous de rubriques de surveillance et de désintoxication, des milliers d’ONG qui font de même et de l’action spontanée des internautes qui n’aiment rien tant que ridiculiser un « fake » ou s’indigner d’un propos extrémiste. Pourquoi serait-ce si peu efficace et pourquoi deux lois (qui risque de donner des idées à des pays autoritaires) le seraient-elles ?
    Elles ont subi des critiques de fond : ainsi l’ONG la Quadrature du Net ou encore un article de J. Turley professeur à l’université G. Washington qui dénonce «  une des plus grandes menaces mondiales contre la liberté d’expression ».

    Ce type de lois de censure posent deux questions. Il y a d’abord celle du « pour quoi ? ». De la définition que l’on choisira (ou que l’État choisira) de la vérité ou de la haine peuvent dépendre d’énormes conséquences pour la liberté. Si nul ne doute que fabriquer des documents truqués soit répréhensible, la frontière risque d’être vite franchie entre faux et théorie douteuse, prévisions anticonformistes, opinion minoritaires, expression de doutes, opinion hétérodoxe etc. Après tout il y a eu des époques où ceux qui croyaient que la terre n’était pas plate ou que Saddam Hussein n’avait pas d’armes de destruction massive étaient traités de faussaires. Et -sauf appel explicite à prendre les armes -qu’est-ce qui « incite » à la haine : une critique théologique, une jugement sur les crimes historiques d’un peuple, le fait d’attribuer tel caractère ou de faire tel reproche à telle partie de la population ? Il suffit de songer au génocide arménien et à sa négation, à la frontière entre antisémitisme et antisionisme, ou à la définition d’islamophobie ou de racisme anti-blanc pour réaliser que la censure réclamée sera une arme pour disqualifier des groupes adverses . Il suffit de qualifier leur argumentation d’intention de nuire ou de tuer. Ceux qui auront le monopole du Vrai et du Bien auront celui du silence pour autrui.

    Derrière la question du critère (pour quoi ?) se profile surtout celle du comment. Dans la cas de la loi infox, le juge des référés pourra demander aux plate formes (qui le font déjà avec leurs algorithmes et leurs milliers de modérateurs) de retirer les « faux ». Idem dans le cas des discours de haine chacun pourra signaler les contenus, que les GAFAM retirent déjà par millions que ce soit par conviction sincère ou par intérêt commercial pour leur image. En clair cela veut dire deux choses :
    - dans un monde où l’information circule instantanément, seuls les grands du Net ont la capacité technique de retirer des contenus (ou des comptes) : le juge ou l’État ne peuvent que leur demander de le faire plus vite sous peine d’amende. Façon de feindre d’organiser des événements qui le dépassent. Il y a une énorme différence entre un compte supprimé par un algorithme et le procès de Zola.
    - cette dépendance de l’opérateur technique et non de l’institution démocratique va ouvrir la voie aux stratégies du tricheur. Le groupe le plus organisé pour censurer ses adversaires (par exemple en cliquant en meute sur le bouton de dénonciation de contenus haineux ou suspects) a de bonne chances d’obtenir satisfaction : par sécurité les GAFA menacés de sanctions préféreront céder sans trop argumenter, et le processus d’intériorisation de la censure sur des sujets tabous se développera.
    Les lois qui confèrent le pouvoir de dire le faux et le méchant, donc de décider ce qui doit être indicible, sont déjà dangereuses entre les mains du juge. Ici elles vont, de fait, être confiées à des opérateurs techniques qu’aucun peuple n’a élus. Est-ce un progrès pour la démocratie ?

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 9 janvier 2020)

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  • Tensions en Méditerranée : le retour de la Turquie ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Bernard Lugan, cueilli sur son blog et consacré à l'annonce de l'engagement l'armée turque en Libye. Historien et africaniste, Bernard Lugan a publié de nombreux ouvrages, dont  Histoire de l'Afrique du Nord (Rocher, 2016), Algérie - L'histoire à l'endroit (L'Afrique réelle, 2017), Atlas historique de l'Afrique (Rocher, 2018) et Les guerres du Sahel (L'Afrique réelle, 2019).

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    Et si son intervention militaire en Libye était d’abord pour la Turquie un moyen de pression pour obtenir la révision du Traité de Lausanne qui fixa ses frontières maritimes en 1923 ?

    Trois événements de grande importance rebattent le jeu géopolitique méditerranéen :

    1) Le 7 novembre 2019, afin de contrôler le tracé du gazoduc EastMed par lequel se feront les futures exportations de gaz du gigantesque gisement de la Méditerranée orientale vers l’Italie et l’UE, la Turquie a signé avec le GUN (Gouvernement d’Union nationale libyen), l’un des deux gouvernements libyens, un accord redéfinissant les zones économiques exclusives (ZEE) des deux pays. Conclu en violation du droit maritime international et aux dépens de la Grèce et de Chypre, cet accord trace aussi artificiellement qu’illégalement, une frontière maritime turco-libyenne au milieu de la Méditerranée.

    2) La sauvegarde de cet accord passant par la survie militaire du GUN, le 2 janvier 2020, le Parlement turc a voté l’envoi de forces combattantes en Libye afin d’empêcher le général Haftar, chef de l’autre gouvernement libyen, de prendre Tripoli.

    3) En réaction, toujours le 2 janvier, la Grèce, Chypre et Israël ont signé un accord concernant le tracé du futur gazoduc EastMed dont une partie du tracé a été placée unilatéralement en zone maritime turque par l’accord Turquie-GUN du 7 novembre 2019.

    Ces évènements méritent des explications:

    Pourquoi la Turquie a-t-elle décidé d’intervenir en Libye ?

    La Libye fut une possession ottomane de 1551 à 1912, date à laquelle, acculée militairement, la Turquie signa le Traité de Lausanne-Ouchy par lequel elle cédait la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Dodécanèse à l’Italie (voir à ce sujet mes deux livres Histoire de la Libye  et Histoire de l’Afrique du Nord des origines à nos jours).

    Depuis la fin du régime Kadhafi, la Turquie mène un très active politique dans son ancienne possession en s’appuyant sur la ville de Misrata. A partir de cette dernière, elle alimente les groupes armés terroristes sahéliens afin d’exercer un chantage sur la France : « Vous aidez les Kurdes, alors nous soutenons les jihadistes que vous combattez  »…

    A Tripoli, acculé militairement par les forces du général Haftar, le GUN a demandé à la Turquie d’intervenir pour le sauver. Le président Erdogan a accepté en échange de la signature de l’accord maritime du 7 novembre 2019 qui lui permet, en augmentant la superficie de sa zone de souveraineté, de couper la zone maritime économique exclusive (ZEE) de la Grèce entre la Crête et Chypre, là où doit passer le futur gazoduc EastMed.

    En quoi la question du gaz de la Méditerranée orientale et celle de l’intervention militaire turque en Libye sont-elles liées ?

    En Méditerranée orientale, dans les eaux territoriales de l’Egypte, de Gaza, d’Israël, du Liban, de la Syrie et de Chypre, dort un colossal gisement gazier de 50 billions de m3 pour des réserves mondiales de 200 billions de m3 estimées. Plus des réserves pétrolières estimées à 1,7 milliards de barils de pétrole.

    En dehors du fait qu’elle occupe illégalement une partie de l’île de Chypre, la Turquie n’a aucun droit territorial sur ce gaz, mais l’accord qu’elle a signé avec le GUN lui permet de couper l’axe du gazoduc EastMed venu de Chypre à destination de l’Italie puisqu’il passera par des eaux devenues unilatéralement turques… Le président Erdogan a été clair à ce sujet en déclarant que tout futur pipeline ou gazoduc nécessitera un accord turc !!! Se comportant en « Etat pirate », la Turquie est désormais condamnée à s’engager militairement aux côtés du GUN car, si les forces du maréchal Haftar prenaient Tripoli, cet accord serait de fait caduc.

    Comment réagissent les Etats spoliés par la décision turque ?

    Face à cette agression, laquelle, en d’autres temps, aurait immanquablement débouché sur un conflit armé, le 2 janvier, la Grèce, Chypre et Israël ont signé à Athènes un accord sur le futur gazoduc EastMed, maillon important de l’approvisionnement énergétique de l’Europe. L’Italie, point d’aboutissement du gazoduc devrait se joindre à cet accord.

    De son côté, le maréchal Sissi a déclaré le 17 décembre 2019 que la crise libyenne relevait de « la sécurité nationale de l’Egypte » et, le 2 janvier, il a réuni le Conseil de sécurité nationale. Pour l’Egypte, une intervention militaire turque qui donnerait la victoire au GUN sur le général Haftar représenterait en effet un danger politique mortel car les « Frères musulmans », ses implacables ennemis, seraient alors sur ses frontières. De plus, étant économiquement dans une situation désastreuse, l’Egypte, qui compte sur la mise en chantier du gazoduc à destination de l’Europe ne peut tolérer que ce projet, vital pour elle, soit remis en question par l’annexion maritime turque.

    Quelle est l’attitude de la Russie ?

    La Russie soutient certes le général Haftar, mais jusqu’à quel point ? Quatre grandes questions se posent en effet quant aux priorités géopolitiques russes :

    1) La Russie a-t-elle intérêt à se brouiller avec la Turquie en s’opposant à son intervention en Libye au moment où Ankara s’éloigne encore un peu plus de l’OTAN ?

    2) A-t-elle intérêt à voir la mise en service du gazoduc EastMed qui va fortement concurrencer ses propres ventes de gaz à l’Europe ?

    3) Son intérêt n’est-il pas que la revendication turque gèle la réalisation de ce gazoduc, et cela, pour des années, voire des décennies, compte tenu des délais impartis aux cours internationales de justice ?

    4) A-t-elle intérêt à affaiblir le partenariat qu’elle a établi avec la Turquie à travers le gazoduc Turkstream qui, via la mer Noire, contourne l’Ukraine et qui va prochainement être mis en service. ? D’autant plus que 60% des besoins en gaz de la Turquie étant fournis par le gaz russe, si Ankara pouvait, d’une manière ou d’une autre profiter de celui de la Méditerranée orientale, cela lui permettrait d’être moins dépendante de la Russie…ce qui ne ferait guère les affaires de cette dernière…

    Et si, finalement, tout n’était que gesticulation  de la part du président Erdogan afin d’imposer une renégociation du Traité de Lausanne de 1923 ?

    La Turquie sait très bien que l’accord maritime passé avec le GUN est illégal au point de vue du droit maritime international car il viole la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) que la Turquie n’a pas signée. Cet accord est également illégal au regard des Accords de Skrirat du mois de décembre 2015 signés sous les auspices des Nations Unies et qui constituèrent le GUN car ils ne donnent pas mandat à son chef, Fayez el-Sarraj, de conclure un tel arrangement frontalier. De plus, n’ayant que le Qatar pour allié, la Turquie se trouve totalement isolée diplomatiquement.

    Conscient de ces réalités, et misant à la fois sur l’habituelle lâcheté des Européens et sur l’inconsistance de l’OTAN effectivement en état de « mort cérébrale », le président Erdogan est soit un inconscient jouant avec des bâtons de dynamite soit, tout au contraire, un calculateur habile avançant ses pions sur le fil du rasoir.

    Si la seconde hypothèse était la bonne, le but de la Turquie serait donc de faire monter la pression afin de faire comprendre aux pays qui attendent avec impatience les retombées économiques de la mise en service du futur gazoduc EastMed, qu’elle peut bloquer le projet. A moins que l’espace maritime turc soit étendu afin de lui permettre d’être partie prenante à l’exploitation des richesses du sous-sol maritime de la Méditerranée orientale. Or, pour cela, il conviendrait de réviser certains articles du Traité de Lausanne de 1923, politique qui a déjà connu un début de réalisation en 1974 avec l’occupation militaire, elle aussi illégale, mais effective, de la partie nord de l’île de Chypre.

    Le pari est risqué car la Grèce, membre de l’OTAN et de l’UE et Chypre, membre de l’UE, ne semblent pas disposées à céder au chantage turc. Quant à l’UE, en dépit de sa congénitale indécision, il est douteux qu’elle acceptera de laisser à la Turquie le contrôle de deux des principaux robinets de son approvisionnement en gaz, à savoir l’EastMed et le Turkstream.

    Bernard Lugan (Blog de Bernard Lugan, 5 janvier 2020)

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  • La 4e guerre mondiale a bien commencé !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Geoffroy cueilli sur Polémia et consacré aux conséquences de  l'assassinat par les Américain du général Soleimani, homme-clef du régime iranien. Ancien haut-fonctionnaire, Michel Geoffroy a récemment publié La Superclasse mondiale contre les peuples (Via Romana, 2018).

     

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    Assassinat du général Qassem Soleimani : la 4e guerre mondiale a bien commencé !

    L’assassinat du général iranien Qassem Soleimani, revendiqué par les Etats-Unis, apporte une nouvelle preuve que la quatrième guerre mondiale a bien commencé. Nous sommes en effet entrés dans la quatrième guerre mondiale, qui a succédé à la troisième – la guerre froide. C’est une véritable guerre des mondes car elle voit s’opposer différentes représentations du monde et aussi parce qu’elle a la stabilité du monde pour enjeu.

    Le monde unipolaire contre le monde polycentrique

    Cette guerre oppose avant tout les Etats-Unis, de plus en plus souvent alliés à l’islamisme, qui ne comprennent pas que le monde unipolaire a cessé de fonctionner, aux civilisations émergentes de l’Eurasie – principalement la Chine, l’Inde et la Russie – qui contestent de plus en plus leur prétention à diriger le monde.

    Les Etats-Unis, bras armé de la super classe mondiale, veulent en effet maintenir leur rôle dirigeant mondial, acquis après la chute de l’URSS, car ils continuent de se voir comme une « nation unique », comme n’avait pas hésité à l’affirmer encore le président Obama devant une assemblée générale des Nations Unies stupéfaite !

    Même affaiblis, ils entendent conserver leur hégémonie par n’importe que moyen, y compris militaires. Avec leurs alliés occidentaux transformés en valets d’armes, ils font donc la guerre au monde polycentrique, c’est-à-dire aux cultures, aux civilisations et aux peuples qui ne veulent pas d’un monde unidimensionnel.

    Monde unipolaire versus monde polycentrique, voilà la matrice de la quatrième guerre mondiale.

    La dé-civilisation occidentale

    Ce que l’on nomme aujourd’hui l’Occident, correspond à un espace dominé et formaté par les Etats-Unis, et n’a plus qu’un rapport lointain avec la civilisation qui l’a vu naître, la civilisation européenne.

    L’Occident aujourd’hui correspond à l’espace qu’occupe l’idéologie de l’américanisme : le matérialisme, l’individualisme fanatique, le culte de l’argent, le multiculturalisme, le féminisme hystérique, le messianisme, l’idéologie libérale/libertaire, et une certaine appétence pour la violence, principalement.

    Cet Occident fait la guerre aux autres civilisations, y compris à la civilisation européenne, car les « valeurs » qu’il se croit en droit de promouvoir partout par la force, sont en réalité des antivaleurs, des valeurs mortelles de dé-civilisation. Pour cette raison aussi, la civilisation européenne entre en décadence, alors que la plupart des autres civilisations renaissent au 21ème siècle

    La quatrième guerre mondiale recouvre donc un affrontement civilisationnel : le choc entre les civilisations renaissantes de l’Eurasie et la culture de mort véhiculée par l’américanisme.

    Et ce choc contredit la croyance cosmopolite en l’émergence d’une unique civilisation mondiale.

    Le mythe américain de la paix démocratique

    Depuis la chute de l’URSS, les Etats-Unis sont passés d’une stratégie d’endiguement du communisme à une stratégie d’élargissement de leur modèle de société à tous les peuples, comme l’a annoncé sans détour Bill Clinton devant l’Assemblée générale des Nations Unies en 1993 : « Notre but premier doit être d’étendre et de renforcer la communauté mondiale des démocraties fondées sur le marché » [1].

    Cette stratégie expansive correspond à la croyance dans la « paix démocratique » selon laquelle les Etats démocratiques seraient pacifiques par nature et parce que le modèle américain serait profitable à tous.

    Mais, comme le souligne Christopher Layne [2], il s’agit d’une illusion : car rien ne vient confirmer que l’instauration de la démocratie au niveau d’un Etat annule les effets structuraux de la pluralité contradictoire des puissances et des intérêts au plan international.

    Mais, surtout, la croyance dans la paix démocratique conduit nécessairement à souhaiter le renversement des Etats « non démocratiques » – les Etats-voyous selon le langage imagé nord-américain contemporain – pour que   des démocraties leur succèdent. Mais cette présomptueuse volonté de changement de régime [3] – qui a beaucoup de points communs avec l’islamisme implique une ingérence conflictuelle dans les affaires intérieures des autres Etats.

    L’impérialisme de la démocratie n’a donc rien à envier au plan belliqueux à tous les autres impérialismes et ce n’est pas un hasard si dans leur courte histoire, les Etats-Unis ont été si souvent en guerre [4] !

    La guerre chaotique occidentale

    La quatrième guerre mondiale se déroule pour le moment principalement dans l’ordre géoéconomique : elle a pour enjeu la maîtrise des ressources énergétiques mondiales et celle des flux économiques et financiers et notamment la remise en cause de la domination du dollar, instrument de la domination globale des Etats-Unis puisqu’il leur permet de financer facilement leur arsenal militaire démesuré.

    Mais elle se déroule aussi sur le terrain des guerres infra-étatiques et des « guerres civiles » internationalisées car commanditées de l’extérieur.

    Depuis la fin du bloc soviétique, les Occidentaux, emmenés par les Etats-Unis, n’ont eu de cesse en effet d’encourager la destruction chaotique des puissances susceptibles de contrer leur projet de domination mondiale. Il s’agit de créer partout des poussières d’Etats impuissants et rivaux en application du vieux principe « diviser pour régner » !

    La destruction de la Yougoslavie (1989-1992), suivi de la guerre illégale de l’OTAN au Kossovo (1998-1999) a constitué le coup d’envoi de la quatrième guerre mondiale.

    Ces conflits ont contribué à affaiblir la périphérie de la Russie et aussi, par contre coup, à déstabiliser l’Union Européenne : désormais ingouvernable à 28 ou à 27 états et dirigée de fait par une Allemagne atlantiste, l’Union Européenne, ne compte quasiment pas sur la scène internationale comme acteur indépendant !

    Encercler la Russie

    De même, la fin de l’URSS n’a nullement mis fin à la politique américaine d’encerclement de la Russie. Comme on le dit parfois avec humour : « la preuve que la Russie est menaçante : elle à mis ses frontières exprès à côté des bases de l’OTAN ! »

    Car il s’agit de programmer l’émiettement de la puissance russe : notamment en encourageant la sécession Tchétchène (guerre de 1994 à 2000) et en soutenant les révolutions de couleur [5] qui organisent à chaque fois la mise en place de nouvelles équipes politiques anti-russes. Et bien sûr en s’efforçant de satelliser l’Ukraine grâce à la « révolution » d’Euromaïdan (hiver 2013 à février 2014), ayant, par un heureux hasard, abouti à la destitution illégale du président Yanoukovytch qui souhaitait le maintien des relations privilégiées avec la Russie [6]. Et aussi, par contre coup, à la séparation de la Crimée et à la guerre dans le Donbass.

    Le scénario Euromaïdan s’est d’ailleurs aussi reproduit en Amérique Latine : avec le renversement en 2017 du président de l’Equateur, le radical Rafael Correa en 2017 et son remplacement par un pro-occidental, Lenin Moreno ; la tentative de déstabilisation du président du Venezuela, Nicolàs Maduro en fin 2018 ; les menaces contre Ortéga Président du Nicaragua et contre Cuba [7], présentés comme « la troïka de la tyrannie » par les Etats-Unis ; le renversement du président de la Bolivie Evo Morales en 2019, suite à un coup d’état institutionnel ayant conduit à….annuler sa réélection.

    La guerre civile partout !

    Mais c’est au Moyen et au Proche-Orient que la stratégie chaotique occidentale est la plus aboutie.

    Avec la « guerre contre le terrorisme » en Afghanistan qui dure depuis… 18 ans, la seconde guerre d’Irak (2003) ; la déstabilisation de la Lybie, menée par la France (opération Harmattan), la Grande Bretagne et l’OTAN de mars à octobre 2011 – qui a provoqué par contrecoup la « crise migratoire » de 2015 en Europe et un chaos civil qui n’en finit pas [8]– et enfin la « guerre civile » en Syrie à partir de 2011, qui se termine en 2019 avec la défaite totale de l’Etat Islamique, suite à l’intervention décisive de la Russie à partir de 2015 ; sans oublier la guerre au Yemen.

    Les uns après les autres, les Etats susceptibles de constituer un pôle de puissance et de stabilité, dans une région qui représente un enjeu énergétique majeur, mais aussi une mosaïque de peuples, de religions et où aucune frontière n’est jamais sûre, ont ainsi été attaqués et durablement déstabilisés. Avec toujours le même résultat : non pas la « démocratie », mais le chaos, la guerre civile, des milliers de morts civils et la voie ouverte à l’islamisme radical. Et la mainmise américaine sur les ressources énergétiques comme en Syrie.

    Comme l’écrit le géopoliticien Alexandre Del Valle, il « suffit pour s’en convaincre de voir ce que sont devenus les Etats afghan, irakien, libyen, ou même l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui morcelée en mille morceaux «multiconflictuels» comme la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine ou le Kossovo, autant de pays déstabilisés durablement par les stratégies cyniques pro-islamistes et ou anti-russes et anti-bassistes des stratèges étatsuniens [9]».

    Et toujours selon le même scénario : des bobards médiatiques à répétition (soutien du terrorisme, épuration ethnique, armes de destruction massive, utilisation de gaz contre la populationetc…) servent à présenter à l’opinion occidentale l’agression contre des Etats souverains, en violation des principes des Nations Unies, comme une opération humanitaire !

    L’Iran prochaine victime ?

    Les Etats-Unis n’ont jamais caché que l’Iran était le prochain sur la liste du « changement de régime ». L’assassinat du général Qassem Soleimani, revendiqué par les Etats-Unis , venant après la récusation américaine du Traité sur le nucléaire iranien et le soutien américain ostensible aux manifestations en Iran, s’inscrivent à l’évidence dans une stratégie de changement de régime en devenir.

    Même s’il s’agit d’un très gros morceau à avaler.

    L’Iran, avec plus de 82 millions d’habitants en 2019, retrouve en effet progressivement son rôle de puissance régionale, héritière lointaine de l’empire Perse, qu’il jouait au temps du Shah. Il dispose aussi des 4èmes réserves prouvées de pétrole et des 1ères réserves de gaz mondiales….

    L’Iran chiite développe son influence politique et religieuse sur un arc qui part de sa frontière afghane pour rejoindre l’Irak, la Syrie et le Liban. Il concurrence l’islam sunnite sous domination Saoudienne et soutenu par les Etats-Unis, qui regroupe, lui, l’Egypte, la Jordanie, les Etats du Golfe et la péninsule arabique. La confrontation avec l’Iran constitue un enjeu majeur pour l’Arabie Saoudite, d’autant que sa minorité chiite se concentre dans sa région pétrolifère et aussi pour Israël.

    Dans un tel contexte, un conflit, direct ou indirect, entre les Etats-Unis et l’Iran ne pourrait qu’avoir de très graves répercussions mondiales.

    Les Etats-Unis, véritable Etat-voyou

    Le président Trump, qu’une certaine droite adule curieusement alors qu’il embarque allègrement les Européens dans la quatrième guerre mondiale, adopte à l’évidence un comportement qui tranche avec la relative prudence de ses prédécesseurs. Même si la ligne politique de cette nation messianique reste la même.

    En fait, les Etats-Unis se croient désormais tout permis, en véritable Etat-voyou : récuser les traités qu’ils ont signé, relancer la course aux armements nucléaires [10], imposer des « sanctions » unilatérales à toute la planète sans aucun mandat du conseil de sécurité des Nations Unies, espionner les communications mondiales y compris celles de leurs « alliés », s’ingérer dans les affaires intérieures des Etats, taxer arbitrairement les importations, tuer des responsables politiques et militaires étrangers sans aucune déclaration de guerre etc…

    Et l’on s’étonne encore que l’image de marque des Etats-Unis et de leurs « croisés » occidentaux, décline dans le monde, en particulier dans le monde musulman ?

    Comme le souligne Alexeï Pouchkov [11] , ancien président de la commission des affaires étrangères de la Douma, la présidence Trump incarne une Amérique fiévreuse et nerveuse car elle a pris conscience de sa fragilité croissante dans le monde polycentrique qui vient. Une Amérique qui se tourne aussi de plus en plus vers elle-même pour faire face à ses problèmes intérieurs croissants.

    Make America Great Again – rendre l’Amérique de nouveau grande -, le slogan de campagne du candidat Trump, revient à reconnaître que, justement, l’Amérique a perdu de sa superbe alors qu’elle ne se résout pas à abandonner sa suprématie.

    Une contradiction dangereuse pour la paix du monde !

    Michel Geoffroy (Polémia, 7 janvier 2020)

     

    Notes :

    [1] Le 27 septembre 1993

    [2] Christopher Layne « Le mythe de la paix démocratique » in Nouvelle Ecole N° 55, 2005

    [3] Regime change en anglais

    [4] On dénombre pas moins de 140 conflits et interventions américaines dans le monde depuis le 18ème siècle même s’ils sont évidemment d’ampleur très variables

    [5] Révolution des roses en Géorgie (2003), révolution orange en Ukraine (2004) et révolution des tulipes au Kirghizstan (2005); sans oublier la deuxième guerre d’Ossétie du Sud opposant en août 2008 la Géorgie à sa province « séparatiste » d’Ossétie du Sud et à la Russie ; un conflit étendu ensuite à une autre province géorgienne , l’Abkhazie.

    [6] Une Ukraine dans l’UE et dans l’OTAN provoquerait le contrôle américain de la mer Noire

    [7] Après «l’empire du mal», qui désignait l’URSS dans les années 1980 et «l’axe du mal», qui qualifiait les pays réputés soutenir le terrorisme dans les années 2000, un nouveau concept est venu de Washington pour identifier les ennemis des États-Unis: c’est la «troïka de la tyrannie».Dans un discours sur la politique de Washington concernant l’Amérique latine, John Bolton, conseiller à la sécurité du Président américain a désigné en novembre 2018 : le Venezuela bolivarien de Nicolas Maduro, le Nicaragua de Daniel Ortega et Cuba, où Miguel Diaz-Canel a succédé aux frères Castro.

    [8] Le pays est actuellement secoué par le conflit armé entre les forces du maréchal Khalifa Haftar, et son rival installé à Tripoli, le Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par l’ONU

    [9] RT France du 10 avril 2019

    [10] Les Etats -Unis se sont retirés le 1er février 2019 du traité sur les armes nucléaires de portée intermédiaire (en anglais : intermediate-range nuclear force treaty INF) – signé en 1987 par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, et l’un des grands symboles de la fin de la guerre froide – Ils se montrent déjà réticents à prolonger pour cinq ans le traité New Start – ou Start III – sur les armements nucléaires stratégiques qui, signé en 2011, arrive à échéance en 2021.Les Etats-Unis se sont aussi retirés du traité ABM en 2001

    [11] Conférence de présentation de son ouvrage « Le Jeu Russe sur l’Echiquier Global » le 14 novembre 2019

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  • La voie du corporatisme ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Franck Buleux cueilli sur Métainfos.fr et consacré à la réforme des retraites. Enseignant, diplômé en histoire, en droit, en sciences politiques, Franck Buleux est l'auteur de plusieurs essais dont L'unité normande (L'Harmattan, 2015) et L'Europe des peuples face à l'Union européenne (L'Æncre, 2017).

     

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    La voie du corporatisme

    Dans la réforme des retraites, il est question d’universalité.

    Bien entendu, l’universalité en France ne concerne que les personnes résidentes en France, ce qui n’est déjà pas si mal. On se demande parfois à quoi sert le critère de nationalité, mais c’est un autre débat.

    Le critère d’universalité implique l’ensemble des personnes, comme le système d’indemnisation des frais de santé, mis à part, il est vrai, le système dit de droit local, qui concerne l’Alsace et la Moselle, soit trois départements du Grand Est.

    Ce système universel permet à toute personne de bénéficier de la prise en charge de leurs frais de santé au seul titre de leur résidence stable et régulière en France.

    En matière d’assurance vieillesse (lire « retraite »), il a été mis en place des systèmes différents au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On peut s’interroger sur les deux systèmes de répartition et de capitalisation. Il est simplement nécessaire de rappeler, contrairement à ce qui se dit ou s’écrit ici et là, que la répartition n’offre aucun droit puisque les cotisations sociales de l’année en cours permettent de régler les prestations de cette même année. Il s’agit, purement et simplement, d’un système de solidarité intergénérationnel, sans pérennité garantie. Il n’y a donc aucun « droit acquis » en la matière.

    À partir de ce système, inauguré le 14 mars 1941 par le régime de Vichy et repris par le Conseil national de la Résistance (CNR), l’après-guerre a vu l’éclatement des régimes. Chaque régime (quarante-deux) gère ses propres cotisations et verse les prestations dues aux personnes concernées.

    La dérive apparaît, non pas dans la différenciation des régimes, mais dans leurs choix subjectifs. On peut, en effet, s’étonner du choix de certains régimes spécifiques. Le régime de la SNCF existait déjà avant 1945, sans doute existait-il un certain corporatisme dès 1909, date de l’entrée en vigueur du régime dit « spécial ». On le voit, rien n’est simple, et le plus souvent la date de 1945 ne sert qu’à sacraliser, qu’à sanctuariser des règles antérieures, du moins pour leurs principes. Il est nécessaire de le rappeler, les prestations sociales, même si elles ont été généralisées, ne sont pas nées à la Libération.

    Le mot « corporatisme » employé il y a quelques lignes semble être un « gros mot », c’est-à-dire un mot qui ne doit pas être utilisé. Une corporation est un ensemble de personnes qui exercent la même profession, généralement regroupées dans une association et bénéficiant, comme ce fut le cas aussi bien dans l’Antiquité romaine que sous l’Ancien Régime, d’un ensemble de monopoles et de privilèges. Nous y voilà… « privilèges », c’est-à-dire un droit collectif reconnu par la loi en échange de services : protection d’une profession (numerus clausus) contre la concurrence abusive, voire déloyale, obligation à l’engagement militaire des nobles sous l’Ancien Régime en contrepartie du non-paiement de l’impôt… Un privilège peut donc être octroyé en contrepartie d’une obligation liée à la solidarité nationale comme l’ouverture de services publics tous les jours calendaires.

    Vouloir à tout prix l’universalité des systèmes, c’est méconnaître les particularités, nier les particularismes. Que représente l’universalité face aux métiers ? En 1884, les syndicats professionnels ont obtenu l’abrogation de la loi Le Chapelier de 1791 visant à l’interdiction du régime général d’exercice collectif des métiers ouvriers, c’est-à-dire des corporations.

    Les syndicats sont, pour la plupart d’entre eux, des confédérations, c’est-à-dire qu’ils représentent des fédérations représentant de nombreux métiers. Pourquoi ? Parce que les exigences des métiers sont différentes, les besoins des salariés aussi. Pourquoi ne pas les prendre clairement en compte ?

    Deux systèmes me semblent abusifs : l’universalisme qui ne correspond en rien aux particularismes et l’individualisme qui ne revêt un intérêt qu’en cas de reconnaissance d’un préjudice direct et personnel par un tribunal compétent. Au-delà de l’universalisme et de l’individualisme, il existe le corporatisme, qui peut préserver des droits issus des particularités des métiers. Un « privilège », du latin privilegium (« loi concernant un particulier »), est à l’origine une disposition juridique conférant un statut particulier, statut lié à une situation.

    La réforme des retraites nous est présentée comme une ode à l’égalité absolue, pour ne pas dire l’égalitarisme. La République en marche (LREM) comme la plupart des mouvements de droite libérale (la majorité des Républicains) se servent de ce concept pour s’appuyer sur cette réforme libérale. Mais ce n’est pas de libéralisme (système universel et impersonnel) dont nous avons besoin mais de conservatisme, au sens premier du terme. La conservation de notre identité, c’est aussi la préservation de nos métiers, le respect de nos spécificités face à un universalisme niveleur.

    Non, il n’y a pas trop de régimes spéciaux, mais il n’y en a pas assez. Le statut des cheminots, longtemps profession réservoir des forces de gauche (voir les liens entre le PCF et la SNCF en 1947 lorsque les communistes ont quitté le gouvernement et l’explosion concomitante des émeutes sociales), est l’arbre qui cache la forêt. Qu’il faille refonder les règles concernant les cheminots, pourquoi pas ? Mais la question essentielle, globale est la mise en place de systèmes liés aux métiers, bref un système corporatiste. Recentrer les métiers (réserver la vente de pain aux artisans boulangers), octroyer des privilèges à certaines professions (le droit de stationner gratuitement en faveur des commerçants ayant pignon sur rue), conserver les trimestres sans cotisations aux mères de famille dans le cadre de la promotion de la natalité (qu’en sera-t-il dans un système dit « à points » puisque, par définition, s’il n’y a pas de revenus, il n’y a pas de points…) Qui évoque cette carence liée au nombre d’enfants ? (https://metainfos.fr/2019/12/24/noel-maternite-le-combat-oublie/ ) moins que nos dirigeants aient déjà décidé que l’immigration et la robotisation ne remplaceront, à court terme, les travailleurs nationaux ? C’est une optique, mais les députés LREM devraient nous le confirmer.

    Confier l’expression populaire au législatif est une hérésie, compte-tenu de l’augmentation de l’expression du pouvoir exécutif avec, notamment, la mise en place par le président Chirac du quinquennat. Nous y reviendrons lors d’une prochaine chronique. Hérésie aussi quand on voit le nombre de Français qui ne s’expriment pas lors des élections législatives, dont l’existence ne sert qu’à valider le choix présidentiel du mois précédent : sans compter les bulletins blancs et nuls, plus de 51 % des Français inscrits ne se sont pas déplacés en juin 2017 pour participer à l’éclatante victoire sans appel (sic) des inconnus ou des recyclés (le plus souvent du PS) d’En marche ! Face à cette désaffection, un Conseil national des métiers serait le bienvenu qui permettrait de mobiliser les branches d’activités et le monde du travail.

    Il est temps de revenir à une société utilitariste. La notion de corporatisme n’est pas surannée, elle représente l’essence de la nation, celle des intérêts (au sens positif) professionnels, intérêts qui permettent aussi de lier les employeurs et les salariés, hors lutte de classes.

    Oui, le corporatisme est une option d’avenir. Il serait temps d’y réfléchir.

    Franck Buleux (Métainfos, 5 janvier 2019)

     

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