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Points de vue - Page 127

  • Propagande, le mot et la chose...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré aux nouveaux masques de la propagande... Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015), Fake news - La grande peur (VA Press, 2018), Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019) avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, et dernièrement L'art de la guerre idéologique (Cerf, 2019).

     

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    Propagande, le mot et la chose

    La propagande est une forme d'action sur le cerveau d'autrui définie et décryptée depuis longtemps, mais l'emploi du mot même se fait de plus en plus rare. Serait-elle remplacée par des méthodes plus subtiles ?

    Originellement, le latin, propaganda signifie «devant être propagées» et se réfère à des vérités de la foi. Le mot se retrouve dans la langue médiévale. Au XII° siècle, le dominicain Humbert de Romans écrit un Manuel de propagande des croisades, méthode censée inciter le lecteur à aller guerroyer en Terre Sainte. La notion prend tout son poids lorsque le pape Grégoire XV institue une la Congregatio de Propaganda Fide le 22 Juin 1622. Elle répandra la religion dans les contrées mal évangélisées en usant des moyens rhétoriques ou psychologiques les plus propres à impressionner ceux qui n’ont pas encore reçu la bonne nouvelle évangélique.

    Premiers dispositifs

    Le premier appareil de propagande est donc une congrégation de cardinaux commandant des armées de missionnaires au service d’un message doctrinal, le tout formant un véritable dispositif : organisation, relais et arguments.

    Dans les dictionnaires français, « propagande » apparaît vers 1790 avec des associations laïques cette fois, voire révolutionnaires qui se consacrent à la diffusion de certaines opinions. Puis le sens du mot glisse de l’acteur à l’action : la propagande, ce sera désormais l’ensemble des méthodes visant à répandre certaines idées auprès du peuple. Des bureaux de propagande se proposent de diffuser la Raison et la Liberté en lieu et place de la Foi et du Dogme.

    Encore une étape et nous retrouvons le mot propagande dans le vocabulaire des partis ouvriers, : faire de la propagande, c’est faire partager l’idée socialiste aux masses, les éduquer à la lutte des classes. Par la parole, par l’écrit, par l’organisation, mais aussi ajoutent certains anarchistes, par l’action. « Propagande par l’action », ou encore « action directe » vont vite devenir synonymes de terrorisme, ou du moins d’une stratégie de rupture visant à exacerber les conflits sociaux

    S’il fallait assigner une date de naissance à la propagande dans son sens moderne, - celui d’une forme de communication politique destinée à agir sur les masses- nous dirions qu’il est popularisé au début du XX° siècle dans un double contexte : partis de masse et massacres de masses (avec en arrière-plan des mass media pour faciliter les deux).

    Pendant la première guerre mondiale, les belligérants pratiquent tous la propagande : ils créent même des bureaux pour cela. Ils sont chargés de censurer les mauvaises nouvelles et de présenter les bonnes, de convaincre le front, l’arrière, voire d’inciter l’opinion internationale à soutenir la juste guerre de la patrie.

    L'entre-deux guerres voit éclore des ministères de la Propagande En URSS, l'existence d'un Département pour l'agitation et la propagande, organe des Comités centraux et régionaux du parti communiste soviétique (Dotdel agitatsii i propagandy) ne choque personne ; il est vrai qu’en russe, propagande signifierait simplement diffusion d’idées.

    Mais propagande se veut aussi un concept scientifique : les laboratoires, surtout outre-Atlantique, étudient les méthodes de persuasion directe ou via les médias. Les uns pour en préserver les citoyens, les autres pour exploiter cette nouvelle rhétorique qui passe aussi par l’image, dans le cadre de la publicité ou pour améliorer les grandes campagnes d'opinion. Si les partis communistes, fascistes et nationaux-socialistes pratiquent ouvertement la propagande, le mot répugne aux libéraux.

    Éviter le mot qui chagrine

    Depuis au moins la chute du Mur, le mot est devenu quasiment tabou : il évoque une vision à la fois idéologisée et conflictuelle de la politique. Les politiciens modernes, surtout libéraux, se réfèrent plutôt à la communication, à la proximité, à la participation, à la transparence… La plupart du temps, le « communicant » se contente de dire qu’il informe ou qu’il pratique les relations publiques, simple mise en valeur d’un homme ou d’une cause.

    Le double impératif de la force des choses (les lois du marché, les contraintes de la modernisation, les impératifs d’une politique moderne, la fin des dogmes…) et de la « proximité » (être réactifs, proches des gens, à l’écoute…) incite à abandonner cette vieillerie que serait la propagande. En paroles au moins…

    Car le terme est concurrencé à la fois par des concepts proches et par quelques périphrases un peu compliquées.

    L’administration U.S. se montre particulièrement inventive pour désigner par euphémisme ce que les «good guys» devaient faire pour contrer la propagande des « bad guys ». Elle a baptisé les agences ou institutions vouées à la diffusion de la bonne parole de noms étranges, et les spécialistes du Pentagone remplissent des dictionnaires entiers d’acronymes.

    Dans la pratique, on s’aperçoit vite que cette logomachie (Office of Strategic Influence, Psyop, Office of Global Communication, Under Secretary of State for Public Affairs and Public Diplomacy, Strategic Communications. Information Operation Task Force.) renvoie à des activités qui répondent bien à la définition officielle de la propagande par l’Otan : « Toutes les informations, idées, doctrines, appels, communiqués pour influencer l’opinion, les émotions, les attitudes ou le comportement de tout groupe particulier dans le but d’obtenir un bénéfice direct ou indirect. »
    On retrouve notamment diverses combinaisons de termes suivants :

    - psychologique (guerre psychologique ou opérations ou actions psychologiques, psychological warfare…) incluant des offensives destinées à affaiblir des groupes ennemis.
    - déception : toutes les formes de tromperies réservées à l’adversaire
    - influence (p.e . influence stratégique comme dans Office of Strategic Influence )
    - perception (management de…, guerre de la…)
    - diplomatie publique (qui contrairement à la diplomatie « classique » s’adresserait directement aux peuples)
    - soft power (pouvoir « doux » d’attraction ou de séduction des valeurs américaines)

    Cette phraséologie repose pourtant sur des notions simples :

    - Il s’agit dans tous les cas de fournir, de diffuser, de sélectionner, des «informations» pour des publics (en anglais « audiences »)

    - Ces informations, données ou indicateurs suscitent, ou renforcent des raisonnements, sentiments ou attitudes chez leurs destinataires

    - Le but recherché est soit que ces publics soutiennent la réalisation de certains objectifs des USA, soit deviennent «favorables» aux intérêts américains (directement s’ils sympathisent, indirectement et a contrario s’il s’agit d’adversaires paralysés, démoralisés ou poussés à la faute). On notera que la jurisprudence US distingue bien le mensonge d’État condamnable s’il s’adresse à des citoyens américains des actions d’intoxication, leurre, déception, désinformation et autres, acceptables si elles s’adressent à des publics étrangers et même si elles supposent le recours au mensonge.

    Pour le dire autrement, cet ensemble englobe deux types d'action ; les premières ressortent à la bonne vieille guerre psychologique, telle que la pratiquait l'armée française dans les années 60, ordinateurs en moins : se concilier les populations, affaiblir ou diviser l'adversaire. Quant aux secondes, il s'agit de glorifier l'Amérique, ou du moins de «faire entendre sa voix» pour en exalter le modèle.

    Tout cela fonctionne suivant un schéma simpliste stimulus réponse : de « bonnes » informations engendrent des bonnes pensées ou sentiments d’où de bons résultats. Surtout, elles peuvent couvrir à peu près n’importe quelle sorte de communication.

    Autour de la propagande

    Mais la question des mots laisse intacte celle de la chose.

    Or le mot de propagande en évoque plusieurs autres, qui forment autant de domaines adjacents souvent évoqués sur ce site :

    - La désinformation. Celle-ci porte par définition sur un fait faux, fabriqué, mis en scène ou du moins très déformé et se présente toujours comme neutre (passant souvent par l’intermédiaire d’un tiers, par exemple un média réputé objectif, pour que les destinataires ne puissent pas comprendre la finalité de la manœuvre). Autre caractère qui différence la désinformation : elle est presque toujours négative et vise à diaboliser ou décrédibiliser un adversaire. Faire une belle affiche, disant « votez pour moi », c’est de la propagande. Répandre dans les rédactions des rumeurs et calomnies sur l’intégrité ou le passé politique de son adversaire, c’est de la désinformation. Le Cuirassé Potemkine est un film de propagande soviétique, les mises en scène par lesquelles Staline a tenté d’accréditer l’idée que le massacre de Katyn en Pologne avait été perpétré par la Wehrmacht, non par l’Armée Rouge, offrent un parfait exemple de désinformation. Comme on s’en doute, cette distinction, claire sur le papier, l’est beaucoup moins dans la pratique. Car dans la vie quotidienne, nous sommes surtout confrontés à la mésinformation.

    - La mésinformation. La mésinformation est en principe non délibérée. Vérités partielles, événements ou images présentés hors de leur contexte, faux effets de symétrie entre deux opinions, balance inégale entre deux courants ou deux types de faits comparables… Les procédés sont multiples qui s’interposent entre la réalité et son reflet médiatique. S’ils résultent d’une simple déformation, idéologique ou autre, mais involontaire par les médias, il faudrait en principe parler de mésinformation, pas de désinformation ou de propagande, qui sont de vraies stratégies. Reste à savoir ce qui est volontaire…

    - L’influence. Si la propagande fait partie des procédés d’influence, elle n’en couvre pas tout le champ. La seconde comporte aussi une action par l’image que l’on émet, par l'intermédiaire de réseaux que l’on mobilise et par toutes sortes de stratégies indirectes… La propagande peut être considérée comme l’équivalent politique ou idéologique de la publicité : votez pour moi, soutenez mon pays, je suis le meilleur... C’est un message qui ne cache pas sa source ni ses objectifs et qui est censé persuader directement et positivement. Le domaine de l’influence, en tant que stratégie indirecte, est forcément plus vaste : le lobbying, la désinformation, le formatage des esprits, l’action sur l’opinion à travers des ONG ou des personnalités prestigieuses, l’art de trouver des alliés pour soutenir votre point de vue... Cela dit, il y a des moments où les deux méthodes se recoupent. Par exemple, si vous créez une radio arabophone comme al Sawa, destinée d’abord à la population de l’Irak et qui se présente comme un média de distraction et d’information, donnant une image favorable des USA, c’est censé être une action d’influence. Néanmoins, pour les auditeurs hostiles qui savent qui finance ce média, cela apparaît comme de la propagande grossière qui déforme la réalité. La propagande apparaît comme la forme la plus visible, la plus naïve et la moins sophistiquée de l’influence.

    - La publicité. A priori la distinction semble évidente. La publicité vend des choses, pas des idées. Elle promet d’avoir et ne commande pas de devenir. Elle incite à consommer, pas à faire des choix politiques, encore moins à mourir ou à tuer. Son action est orientée vers un but unique et limité (achetez ce produit) non vers la transformation profonde du destinataire ou de sa vision du monde. La publicité, même comparative, dit du bien de la marchandise, elle ne diabolise pas des gens, des idées, des partis, des nations…. Pourtant la frontière peut être poreuse dans les deux sens. D’une part, nombre de procédés de marketing politique ou des relations publiques, qui sont une forme ou un avatar de la propagande de papa, consistent à « vendre » un homme politique « comme une savonnette », suivant la formule consacrée. D’autre part, la publicité dans son ensemble promeut globalement des valeurs. Ce peut être explicite, notamment lorsqu’une pub tente de nous persuader qu’en consommant X nous faisons acte de militantisme écologique et contribuons à sauver la planète. Ce peut-être implicite : la pub véhicule un idéal, une image du bonheur ou de l’individu épanoui qui n’est pas neutre idéologiquement.

    - La distinction entre culture et propagande n’est pas si évidente qu’il semblerait a priori. D’une part, la propagande même sous sa forme la plus grossière, cherche à s’approprier des valeurs culturelles supérieures. Son esthétique souvent kitsch est un hommage indirect aux pouvoirs supposés de l’art, comme ses références fréquentes à un passé mythifié ou à des autorités intellectuelles constituent un tribut à la mémoire et à la pensée des peuples. Mobiliser le monde de la culture pour sa cause, par exemple en expliquant que l’on est dans le camp des valeurs universelles, de l’Art, de la Pensée, etc.. – tandis que l’autre est un affreux barbare ennemi de toute liberté de l’Esprit – est une des plus vieilles recettes de la propagande. Mais, si nous considérons la chose dans l’autre sens, toute institution vouée à la transmission des valeurs, que ce soit l’École, le Musée ou une Église est aussi une machine à faire croire, à valoriser certaines représentations de la réalité, des courants d’idées, des principes éthiques ou politiques. La différence serait-elle que la propagande s’adresse à des citoyens lambda inconscients de ses effets, voire qui n’ont pas demandé à y être soumis ? alors que celui qui s’est mis en situation d’apprendre ou d’imiter sait qu’il est là pour être transformé (et pense-t-il amélioré) à un degré ou à un autre ?

    - Si toute propagande est aussi la propagation d’une idéologie (des explications du monde entraînant un jugement de valeur et visant à une transformation ou une justification de la réalité), l'inverse est-il vrai ? Peut-on propager une idéologie – dont la vocation est précisément de se répandre contre d'autres visions du monde – sans faire de la propagande ? Un théoricien qui a écrit un in-octavo bourré de notes sera choqué de se voir comparer à un distributeur de tracts. Il a le sentiment d’argumenter non de séduire ou d. Est-ce si certain ?

    - Enfin la propagande suppose la persuasion : le but est que des gens soient convaincus que.. (par exemple que c’est l’ennemi qui a déclenché la guerre, ou que le plan quinquennal a été dépassé) voire persuadés de faire… (voter, s’engager…). Pour autant la persuasion n’est qu’un des aspects de la propagande qui suppose d’autres modes d’orchestration, de diffusion des messages et d'incitation à l'engagement. Et toute persuasion n’est pas de la propagande : la persuasion par démonstration scientifique, ou encore celle qui intervient dans les relations interpersonnelles. Persuader quelqu’un de vous épouser, ce n’est pas de la propagande.

    Au total les définitions de la propagande suggèrent pourtant des conditions minimales :

    - une foi et une volonté de la faire partager, ou au moins des principes politiques généraux : pour faire de la propagande, il faut avoir une cause et des idées. Pas de propagandiste sans conviction, réelle ou feinte.
    - le pouvoir politique, celui de l’État ou d’un parti qui cherche à assurer un consensus ou celui de la faction qui cherche le conquérir
    - des spécialistes de la persuasion qui pratiquent cet art en toute conscience
    - des idées qui cherchent repreneurs et relais contre des résistances: elles doivent multiplier leurs disciples en situation de concurrence
    - des moyens matériels de diffusion : des médias et des relais humains pour les faire passer
    - le caractère unilatéral de la propagande, relation asymétrique entre un émetteur et un récepteur passif qui ne peut qu’adhérer ou refuser
    - l’idée enfin que la propagande sert les intérêts du propagandiste n serait-ce qu’en lui faisant gagner des partisans.

    Il semble plutôt exister une fonction propagande (remplie par des moyens matériels, humains et symboliques au service d’une intentionnalité) plutôt qu'une entité propagande. Cette fonction n'est pas la même
    - dans une situation de compétition (ou, comme pour la publicité, divers «produits» idéologiques cherchent à conquérir le public en respectant peu ou prou des règles), - dans une situation de domination où toutes les ressources de la propagande servent à maintenir un ordre déjà accepté,
    - -ou encore dans une configuration où la propagande doit conquérir, qu'il s'agisse de gagner des âmes ou de faire une révolution.

    Resterait par ailleurs à savoir si cette fonction est remplie de même façon suivant les époques. Les différences sont profondes entre les propagandes de type totalitaire et celle qui se pratique en situation de compétition pluraliste. Cette évolution ne tient pas seulement au contraste entre un discours unique, appuyé sur la censure et sur le monopole de la parole d’une part et d’autre part un langage « plus modéré » ou « moins délirant » tenu par celui qui sait qu’il risque d’être contredit. L’ancienne propagande évoquait slogans, foules alignées parfois en uniformes, d’affiches montrant des héros aux mâchoires d’acier, doctrine officielle, appels à la lutte… Mobilisation en somme. Ce qui en tient place aujourd’hui fonctionne au sondage, au message personnalisé, à la séduction douce, aux images de candidats en chemise entourés de leur famille et de leur chien, aux réunions qui rassemblent tous les people pour un show en prime time. Elle se réfère à l’intimité et à la proximité, se vante de son pragmatisme et de sa modestie…

    L’ancienne propagande tonitruait, la nouvelle susurre. L’ancienne voulait créer un homme nouveau, la nouvelle satisfaire un consommateur. La première faisait descendre sa révélation sur les masses, la seconde est « à l’écoute des courants d’opinion ». La première est « hard », la seconde « soft ».… Nous reviendrons ailleurs ce qu’un tel changement, symbolisé par l’apothéose des « spin doctors » et autres conseillers en communication, doit à l'évolution de nos systèmes politiques et ce qu’il doit à l’ère de la télévision et maintenant d’Internet.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 16 novembre 2019)

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  • Le grand retour du mépris de classe ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Xavier Eman, cueilli sur son blog A moy que chault ! , qui prend l'occasion d'une polémique médiatique provoquée par les propos d'une (ex-)chroniqueuse de L'Incorrect sur LCI pour évoquer le délitement de la société et la montée du mépris de classe.  Animateur du site d'information Paris Vox , rédacteur en chef de la revue Livr'arbitres et collaborateur de la revue Éléments, Xavier Eman est l'auteur d'un recueil de chroniques intitulé Une fin du monde sans importance (Krisis, 2016) et d'un polar, Terminus pour le Hussard (Auda Isarn, 2019).

     

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    Le grand retour du mépris de classe

    Bien sûr, il n'avait jamais vraiment disparu – consubstantiel qu'il est à la nature de certaines catégories d'individus – mais il s'était fait beaucoup plus discret, prudent, retenu, se rabattant largement sur la sphère privée. Évidemment, dans les couloirs des conseils d'administration, sur les parcours de golf et sous les poutres apparentes des demeures bourgeoises, on n'en pensait pas moins, on pensait même toujours rigoureusement la même chose mais on en réservait l'expression à un entre-soi choisi. Car le mépris social n'était plus à la mode, plus tendance, en tout cas médiatiquement, remplacé qu'il était – dans notre société moderne inapte à la mesure et à la nuance - par une survalorisation de la figure de la victime, du précaire, du chômeur en fin de droit.... Le temps était à la compassion lacrymale et à la « solidarité », du moins déclamatoire. C'était le temps où l'on essayait de nous faire pleurer sur les étudiantes « contraintes» de faire des pipes pour pouvoir suivre leur cursus de sociologie sans travailler au MacDo et où l'on applaudissait les actions du Droit Au Logement qui occupaient des immeubles inoccupés. « L'argent sale, l'argent qui corrompt... »... Tout le monde s'en foutait plein les fouilles, comme d'habitude, mais le discours était au misérabilisme bienveillant envers les « losers » de la mondialisation. Les socialistes existaient encore et, tout en menant des politiques capitalistes, devaient bien tenter de justifier encore ce nom, tandis que, de leur côté, les libéraux, ayant raflés toutes les mises, pouvaient bien accepter de cohabiter avec quelques discours « sociaux » qui ne mangeaient pas de pain, ni de brioche. Les médias, eux, se complaisaient à flatter généreusement un « petit peuple » qu'ils ne connaissaient pas et ce avec d'autant plus d'empressement que ce dernier avait le bon goût de voter à gauche, d'adhérer à la CGT et de respecter les dogmes de la bien-pensance « antiraciste ». Hélas cette tendance ne fût que temporaire, et, trop violemment bousculés dans leur existences quotidiennes par les soubresauts mondialistes et l'invasion migratoire, les « ploucs », les « prolos » se sont mis à dériver dangereusement vers le conservatisme et l'identitarisme tant honnis... Ils ne méritaient donc plus d'être défendus, même purement symboliquement. Coupables d'élire des maires FN, les chômeurs du Nord n'étaient désormais plus des victimes de la désindustrialisation mais des consanguins attardés. De la même façon, les fonctionnaires – dont le vote systématique pour le PS commençait à être ébranlé - n'étaient plus les nobles défenseurs du service public, mais d'infâmes parasites surnuméraires. Il n'y avait maintenant plus de « prolétaires » mais des « sans dents », et l'existence des pauvres « n'était rien »... Les masques pouvaient enfin tomber, il n'était plus nécessaire de prendre des gants, de faire semblant. Le PS disparaissait et la droite se « décomplexait », c'est à dire qu'elle retrouvait la mâle assurance des Maîtres des forges et des propriétaires miniers qui lui manquait tant. La réussite financière, la rapacité, l'accumulation matérielle, la spéculation et l'usure reprenaient leurs droits et pouvaient désormais être encensés sans gêne dans un pays dirigé comme une « start up » par un président banquier.

    Certaines résistances morales subsistant malgré tout, on envoya au casse-pipe une ravissante idiote vaguement droitarde qui dît crûment ce que tout le monde répétait depuis des mois en des formulations alambiquées nourries au sein du politiquement correct et de la langue de bois : « Dans notre beau monde libéral, ceux qui ne réussissent pas, qui ne gagnent pas suffisamment leur vie, qui se retrouvent en difficulté... ben c'est avant tout leur faute, ils n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes et s'ils rechignent à se sortir les doigts du cul, au moins qu'ils ferment leur gueule. » (Sentence ne s'appliquant étrangement qu'aux petits blancs, aux « de souche », le migrant, bien qu'assisté des orteils à la pointe des cheveux, nourri , logé, blanchi, soigné aux frais de la princesse, n'entrant jamais dans la ligne de vindicte du libéral qui, au contraire, Medef en tête, lui trouve tous les charmes et mérites... Peut-être parce que, malgré son énorme coût social (public), son exploitation professionnelle (privée) sera particulièrement juteuse ? On n'ose y croire... ; ).

    Ces propos de notre Bécassine LCIsée avaient en tout cas au moins le mérite de la franchise et de la clarté. Quelques pousses-mégots s'offusquèrent, un employeur « incorrect » - dont on apprit à l'occasion qu'il était le vaisseau amiral de la « cause des pauvres », navire armé par ce nouvel Abbé Pierre qu'est donc, semble-t-il, Charles Beigbeder – l'abandonna au milieu du champ du déshonneur médiatique, mais au final, elle eut autant de soutiens que de contempteurs et, sans ces embarrassants engagement parallèles, notamment pro-vie, sans doute en aurait-elle eu bien davantage.

    Car au final, aussi maladroitement que brutalement, elle n'aura fait que mettre des mots sur ce qu'est devenu notre pays : une non-société où le prisme économique domine tout, où le Bien Commun n'est plus qu'un lointain souvenir, remplacé par l'implacable tyrannie de l'individu et la guerre de tous contre tous. Plus de compatriotes, des concurrents. Plus de concitoyens, des agents économiques. Tant un tel monde, ce qu'on donne à l'autre (qui n'est rien pour moi), on me l'enlève injustement à moi (qui suis tout) et les décrochés de la course au pognon deviennent des entraves à ma propre réussite, des boulets plombant mon plan de carrière. J'ai donc le droit de les mépriser. En attendant de les haïr.

    Xavier Eman (A moy que chault ! , 16 novembre 2019)

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  • Communautarisme, radicalisme: l’armée française est-elle aussi vulnérable que la police ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un article d'Edouard Chanot, cueilli sur Sputnik et consacré à la question du communautarisme au sein des armées françaises.

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    Communautarisme, radicalisme: l’armée française est-elle aussi vulnérable que la police ?

    Devant lui, une vingtaine de candidats à la réserve se tiennent au garde-à-vous. Treillis impeccables, rangers cirées, ils sont prêts à recevoir leur première instruction au tir au fusil d’assaut. Pourtant, dans ce régiment du génie, l’un d’entre eux détonne. Sa barbe islamique et des propos prosélytes tenus les derniers jours font craindre le pire au sous-officier instructeur. Dans quelques minutes, l’individu aura dans ses mains un Famas chargé de 27 cartouches de 5,56 mm. Dans l’esprit du sous-off’, le scénario du pire. Il tranche alors: le candidat tirera seul et les 19 autres candidats devront reculer derrière un blindé!

    Aujourd’hui, l’ancien sous-off raconte cette anecdote en riant, ajoutant avoir gardé «sa main sur la crosse de son pistolet pendant tout l’exercice». Mais quand on lui demande s’il regrette d’avoir succombé à la paranoïa, son rire s’interrompt: «non, je ne regretterai jamais d’avoir pris une telle décision!», avant d’expliquer: «c’était en 2013. Aujourd’hui [après Charlie Hebdo ou le Bataclan, ndlr], un type pareil ne passerait sans doute pas la sélection».

    Il est vrai, l’armée française a serré la vis et n’a pas attendu d’attentat en son sein. Alors que la Police subissait une attaque dans son Saint des Saints le 3 octobre dernier, la question de la vulnérabilité de l’armée française semblait déjà réglée. La Grande muette, déployée à la fois en OPEX (opération extérieure) contre des mouvements djihadistes et dans l’Hexagone pour protéger les civils et les lieux à risque, aurait d’ores et déjà maîtrisé la radicalisation, avec une efficacité toute militaire. Vraiment?

    Des soldats musulmans refusent de combattre «leurs frères»

    Cet l’été 2019, les députés Éric Poulliat (LREM) et Éric Diard (LR) se sont voulus rassurants dans leur rapport sur la radicalisation au sein des services publics. Malgré le contexte, les forces armées seraient «globalement étanches» à la menace: «par essence, l’institution militaire est peu permissive, ne laissant ainsi que peu de place à des comportements incompatibles avec le service de la Nation et les valeurs républicaines», écrivaient-ils. La Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD) suivrait ainsi une cinquantaine de cas, et tiendrait donc la baraque. «La proportion de suspicion de radicalisation est évaluée à 0,05%», indique le rapport, pour près de 115.000 militaires et 24.000 réservistes. Ainsi les dossiers seraient-ils donc «en nombre très limité» et ne présenteraient que «des signaux faibles»: «comportement vestimentaire, mode de vie, pratique religieuse, relations, prosélytisme ou fréquentation de certaines mosquées».

    Le problème est que ce rapport indiquait par ailleurs que la Police et la Gendarmerie étaient aussi, de leur côté, «préservées dans l’ensemble de toute radicalisation significative». Une affirmation qu’est venue contredire Mickaël Harpon. Certes, l’Armée de terre a mis en place une chaîne des officiers de protection du personnel, triant les informations concernant d’éventuelles radicalisations, qui informent la DRSD. En amont, lors du recrutement, une enquête de sécurité est systématiquement réalisée en vue «d’écarter tout candidat présentant des signaux, même faibles, de radicalisation».

    L’armée, «globalement étanche» à l’infiltration djihadiste?

    Le Centre National des Habilitations défense, dépendant de la DRSD est chargé de ce premier contrôle. En aval et depuis mars 2018, l’armée est mesure de radier les soldats en voie de radicalisation après une enquête administrative présidée par un membre du Conseil d’État. Mais ces filtres sont analogues à ceux de la Police nationale. Ils restent imparfaits face à la dissimulation et face à la radicalisation ou à la conversion postérieure à l’entrée dans la police ou l’armée.

    Force est de constater que des précédents existent. En 2008, un fantassin du 1er régiment d’infanterie refusait de partir en Afghanistan pour ne pas combattre «ses frères musulmans». Deux autres du 501e régiment de chars de combat de Mourmelon déclinaient de même. L’un d’entre eux sera puni par 40 jours d’arrêt et la résiliation de son contrat d’engagé volontaire. «On choisit de s’engager, on ne choisit pas sa mission», dit-on dans l’Armée. «Moins de cinq cas par an», avait-on dit à l’époque. Mais quelques années plus tard, un ancien membre des forces spéciales, passé par le très prestigieux 1er RPIMa de Bayonne, rejoignait les rangs de Daesh, en 2015. Une dizaine d’anciens militaires français, dont les unités n'ont pas été dévoilées, auraient fait de même.

    Les parachutistes du prestigieux 1er Régiment Parachutiste d"Infanterie de Marine (RPIMa): l"élite de l"élite. Un ancien de cette unité des forces spéciales a pourtant rejoint Daesh en 2015.

    Ces cas sont-ils isolés ou la face immergée de l’iceberg? Du côté de l’état-major, on se veut rassurant. Mais le précédent historique existe: durant la guerre d’Algérie, de nombreux rebelles avaient été formés au sein de l’armée, de même durant celle d’Indochine. La menace ne peut être sous-estimée: l’armée de Terre reste l’endroit parfait pour que des djihadistes en puissance y apprennent à tuer.

    L’armée, creuset d’assimilation ou de tensions intercommunautaires?

    Impossible de connaître le nombre de soldats de confession musulmane. Mais une chose est sûre: leur situation a évolué et les Français issus de l’immigration sont une part grandissante des soldats du rang et des sous-officiers. S’il y a deux décennies, les musulmans pouvaient ne pas se sentir à leur place dans l’armée de Terre, les rations hallal depuis 2011 et la présence d’aumôniers musulmans depuis 2005, dans la foulée de la création du Conseil français du culte musulman, ont changé leur situation.

    Alors l’armée est-elle le creuset de l’assimilation ou est-elle traversée de tensions, comme le reste de la société française?

    Face aux polémiques, les militaires ont tendance à serrer les rangs et à protéger l’institution. Ces arguments apaisants se fondent en effet sur certains exemples criants: les Français de confession musulmane qui servent sous les drapeaux sont des cibles pour les terroristes, comme Mohammed Merah en mars 2012. Celui qui avait déclaré aux négociateurs du RAID «aimer la mort autant que vous aimez la vie» avait en effet ciblé délibérément et exécuté trois militaires français d’origine maghrébine avant d’assassiner trois enfants juifs. Et les cas de soldats musulmans au comportement remarquable au feu, en Afghanistan comme au Mali, sont nombreux. 

    Des unités plus exposées que d'autres

    Pourtant, certains témoignages remontent. Plutôt qu’un exemple d’assimilation, et malgré la discipline qui en fait un cas à part, l’armée française semble refléter les tensions de la société française contemporaine. Ainsi, un ancien sous-officier parachutiste nous a-t-il rapporté sa gêne, à la vue du coran sur le bureau de son supérieur: «si cela avait été une bible, qu’aurait-on dit?», souffle-t-il avant d’ajouter que le vin et la viande de porc avaient, la plupart du temps, disparu des pots de départ, au grand regret de certains. Les soldats auraient aussi tendance à se regrouper selon leurs communautés d’origine, au risque de fracturer l’esprit de corps. Un officier commando-parachutiste d’une autre unité, qui a accepté de nous répondre sous anonymat, précise la situation:

    Une distinction entre régiments de soutien peu attractifs et de mêlée plus prestigieux qui semble probante, à en croire un officier chasseur alpin qui nous a commenté, lapidaire: «Ah oui, c’est la soupe là-bas… une annexe de Pôle emploi!» En cause donc, le recrutement, comme le sous-entend aussi l’officier commando parachutiste: 


    En effet, l’armée entend développer son recrutement dans les zones dites sensibles. «Un vivier très intéressant qui reste à conquérir», selon le Lieutenant-colonel Olivier Destefanis, cité dans Le Parisien en juin 2019 à l’occasion de l’ouverture d’un centre de recrutement à Saint-Denis. À n’en pas douter, et ce depuis la fin de la conscription annoncée par Jacques Chirac en 1996, l’armée peine à atteindre ses objectifs de recrutement. Elle n’arrive notamment pas à compenser les départs à la retraite des sous-officiers, des cadres indispensables comme le savent les militaires. L’objectif de recrutement annuel est de l’ordre de 15.000 soldats. Paradoxalement, la fin de la conscription avait pour ambition une armée professionnelle, mais la réalité fait craindre un recrutement au rabais, des volontaires choisissant l’armée moins par vocation que pour y trouver un simple emploi.

    La «déculturation» des «petits blancs»

    En 2017, le plafond d’emplois avait été fixé à 273.280 et seuls 267.263 postes ont été pourvus. En 2018, la Seine-Saint-Denis 93 fournissait 310 recrues, contre 341 pour Paris ou 161 pour les Yvelines. Si les campagnes d’affichage se veulent multiculturelles, l’armée de terre n’a pas encore suivi le «modèle» britannique. En 2018, un clip de recrutement avait fait grand bruit: on y voit un soldat musulman ôter son casque et ses bottes pour prier durant une mission.

    L’herbe ne serait donc pas forcément plus verte ailleurs et en définitive, «la hiérarchie militaire, sa rigueur nécessaire et ses valeurs traditionnelles fortes font que [l’armée] est l’institution française qui intègre le mieux... sans faire de miracle», vient tempérer l’officier commando-parachutiste.

    À l’écouter, le problème majeur ne serait justement pas les revendications communautaires des Français d’origine étrangère, mais «la déculturation des “petits blancs”»: «Un phénomène plus inquiétant encore, nous dit-il avant de le décrire: fainéantise, absence de volonté de bien faire et d’attache au pays et à ses symboles et traditions.» Si les cas d’insubordination sont minimes, le problème des «cas sociaux en arrêt de travail» s’accompagnent «d’analphabétisme et de musique rap». Et là encore, faudrait-il un miracle?

    Edouard Chanot (Sputnik, 14 novembre 2019)

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  • Sahel : et maintenant, que faire ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Bernard Lugan, cueilli sur son blog et consacré à l'enlisement de l'opération Barkhane menée par la France au Sahel.  Historien et africaniste, Bernard Lugan a publié de nombreux ouvrages, dont  Osons dire la vérité à l'Afrique (Rocher, 2015), Histoire de l'Afrique du Nord (Rocher, 2016), Algérie - L'histoire à l'endroit (L'Afrique réelle, 2017), Heia Safari ! - Général von Lettow-Vorbeck (L'Afrique réelle, 2017), Atlas historique de l'Afrique (Rocher, 2018) et Les guerres du Sahel (L'Afrique réelle, 2019).

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    Sahel : et maintenant, que faire ?

    Au Sahel, dans la même semaine, un militaire français a été tué, les armées du Mali et du Burkina Faso ont subi plusieurs graves défaites, perdant plus d’une centaine de morts, cependant que cinquante travailleurs civils employés d’une mine canadienne ont été massacrés au Burkina Faso, un pays en phase de désintégration. Même si la France annonce avoir tué un important chef jihadiste, la situation échappe donc peu à peu à tout contrôle.

    La réalité est que les Etats africains faillis étant incapables d’assurer leur propre défense, le G5 Sahel étant une coquille vide et les forces internationales déployées au Mali utilisant l’essentiel de leurs moyens à leur autoprotection, sur le terrain, tout repose donc sur les 4500 hommes de la force Barkhane.

    Or :

    1) Avons-nous des intérêts vitaux dans la région qui justifient notre implication militaire ? La réponse est non.

    2) Comment mener une véritable guerre quand, par idéologie, nous refusons de nommer l’ennemi ? Comment combattre ce dernier alors-que nous faisons comme s’il était surgi de nulle part, qu’il n’appartenait pas à des ethnies, à des tribus et à des clans pourtant parfaitement identifiés par nos services?

    3) Quels sont les buts de notre intervention ? Le moins que l’on puisse en dire est qu’ils sont « fumeux » : combattre le terrorisme par le développement, la démocratie et la bonne gouvernance, tout en nous obstinant, toujours par idéologie, à minorer, ou parfois même, à refuser de prendre en compte l’histoire régionale et le déterminant ethnique qui en constituent pourtant les soubassements ?

    4) Les Etats africains impliqués ont-ils les mêmes buts que la France ? Il est permis d’en douter…

    L’échec est-il donc inéluctable ? Oui si nous ne changeons pas rapidement de paradigme. D’autant plus que le but prioritaire de l’ennemi est de nous causer des pertes qui seront ressenties comme intolérables par l’opinion française.

    Dans ces conditions, comment éviter la catastrophe qui s’annonce ?

    Trois options sont possibles :

    - Envoyer au moins 50.000 hommes sur le terrain afin de le quadriller et de le pacifier. Cela est évidemment totalement irréaliste car nos moyens nous l’interdisent et parce que nous ne sommes plus à l’époque coloniale.

    - Replier nos forces. Barkhane est en effet dans une impasse avec des possibilités de manœuvre de plus en plus réduites, notamment en raison de la multiplication des mines posées sur les axes de communication obligés. Mais aussi parce qu’elle consacre désormais une part de plus en plus importante de ses faibles moyens à son autoprotection.

    - Donner enfin à Barkhane les moyens «  doctrinaux » de mener efficacement la contre-insurrection. Et nous savons faire cela, mais à la condition de ne plus nous embarrasser de paralysantes considérations « morales » et idéologiques.

    Cette troisième option reposerait sur trois piliers :

    1) Prise en compte de la réalité qui est que la conflictualité sahélo-saharienne s’inscrit dans un continuum historique millénaire et que, comme je le démontre dans mon livre Les Guerres du Sahel des origines à nos jours, nous ne pouvons prétendre avec 4500 hommes changer des problématiques régionales inscrites dans la nuit des temps. 

    2) Eteindre prioritairement le foyer primaire de l’incendie, à savoir la question touareg qui, en 2011, fut à l’origine de la guerre actuelle. En effet, si nous réussissions à régler ce problème, nous assécherions les fronts du Macina, du Soum et du Liptako en les coupant des filières sahariennes. Mais, pour cela, il sera impératif de « tordre le bras » aux autorités de Bamako en leur mettant un marché en main : soit vous faites de véritables concessions politiques et constitutionnelles aux Touareg qui assureront eux-mêmes la police dans leur région, soit nous partons et nous vous laissons vous débrouiller seuls. Sans parler du fait qu’il devient insupportable de constater que le gouvernement malien tolère des manifestations dénonçant Barkhane comme une force coloniale alors que, sans l’intervention française, les Touareg auraient pris Bamako…

    3) Ensuite, une fois le foyer nordiste éteint et les Touareg devenus les garants de la sécurité locale, il sera alors possible de nous attaquer sérieusement aux conflits du sud en n’hésitant pas à désigner ceux qui soutiennent les GAT (Groupes armés terroristes) et à armer et à encadrer ceux qui leur sont hostiles. En d’autres termes, nous devrons opérer comme les Britanniques le firent si efficacement avec les Mau-Mau du Kenya quand ils lancèrent contre les Kikuyu, ethnie-matrice des Mau-Mau, les tribus hostiles à ces derniers. Certes, les partisans éthérés des « droits de l’homme » hurleront, mais, si nous voulons gagner la guerre et d’abord éviter d’avoir à pleurer des morts, il faudra en passer par là. Donc, avoir à l’esprit, que, comme le disait Kipling, « le loup d’Afghanistan se chasse avec le lévrier afghan ». Il ne faudra donc plus craindre de dénoncer les fractions Peul et celles de leurs anciens tributaires qui constituent le vivier des jihadistes. Mais, en même temps, et une fois encore, il faudra imposer aux gouvernements concernés de proposer une solution de sortie aux Peul.

    Il sera alors possible d’isoler les quelques clans donnant des combattants aux « GAT », ce qui empêchera l’engerbage régional. Le jihadisme qui affirme vouloir dépasser l’ethnisme en le fondant dans un califat universel se trouvera ainsi pris au piège d’affrontements ethno-centrés et il pourra alors être réduit, puis éradiqué. Restera la question démographique et celle de l’ethno-mathématique électorale qui ne pourront évidemment pas être réglées par Barkhane.

    Placées à la confluence de l’islamisme, de la contrebande, des rivalités ethniques et des luttes pour le contrôle de territoires ou de ressources, nos forces percutent régulièrement les constantes et les dynamiques locales. Or, le chemin de la victoire passe par la prise en compte et par l’utilisation de ces dernières. Mais encore faut-il les connaître...

    Bernard Lugan (Blog de Bernard Lugan, 7 novembre 2019)

     

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  • Démocratie illibérale ou démocratie libérale ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré au libéralisme comme ferment de dissolution de la démocratie. Économiste de formation, vice-président de Géopragma et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Démocratie illibérale ou démocratie libérale ?

    Publiée à l’initiative de l’ONG « Open society », une récente étude conduite dans six pays de l’Est européen traduit une défiance croissante envers la démocratie, accusée de ne pas tenir ses promesses. L’étude fait écho aux déplorations rituelles entendues au Parlement européen au sujet des menaces sur la démocratie que feraient naître les populismes, les nationalismes et les régimes autoritaires. Sont visés les habituels suspects : la Hongrie, la Pologne et autres démocraties désignées comme « illibérales » par leurs accusateurs.

    La démocratie libérale en « Occident »

    La démocratie se porte mal, chacun le constate. Mais tous oublient de définir leur sujet ; qu’est-ce que la démocratie ?

    L’histoire de longue période répond, c’est l’autonomie des peuples. Leur capacité à décider eux-mêmes de leurs lois, de leurs mœurs, des conditions d’accès à leur territoire, de qui les dirige. Et c’est la conquête des Lumières et de la liberté politique, contre l’hétéronomie qui fait tomber la loi d’en haut, du Roi, de Dieu ou du Coran.

    Si démocratie signifie autonomie du peuple et respect de la volonté populaire, c’est sûr, la démocratie se porte mal. Des exemples ?

    Aux États-Unis, la CIA prétend défendre la démocratie contre un Président élu. Dans un entretien surréaliste, Paul Brennan et l’ancien directeur de la CIA affirment leur légitimité à défendre les États-Unis contre le Président Trump. Chacun sait la part que FBI et CIA, devenus États dans l’État, jouent dans la succession de complots visant à destituer le Président élu. Au nom d’une légitimité procédant d’un autre ordre que celui de l’élection et manifestement supérieure à elle ; désignés par Dieu, sans doute ?

    Partout en Europe, en particulier en Hongrie, des ONG et des Fondations financées de l’étranger, notamment par MM. George Soros, Bill Gates, les Clinton et quelques autres, prétendent changer la culture et l’identité des peuples européens à coup de milliards et des réseaux qui contrôlent une grande partie de la presse, des élus et des think tanks européens.

    Démocratie ? Non, usurpation du pouvoir. Capacité de nuire par l’achat des consciences et des lois. Ploutocratie manipulant les minorités bruyantes pour terroriser les majorités. Et nouvelle hétéronomie qui donne le pouvoir à l’argent, et permet aux mafias de la gestion financière, des big pharma ou de l’agro business de choisir les dirigeants avant tout vote — voir le Brésil, ou la France.

    En Grande-Bretagne, le Parlement britannique a fait échouer toutes les tentatives de rendre effective une décision votée par referendum à une claire majorité ; sortir de l’Union européenne. Face à Theresa May comme à Boris Johnson, le Parlement croit agir au nom de mandats qui délèguent aux députés le pouvoir de voter au nom du peuple ce qu’ils jugent bon, contre la volonté du peuple, alors que les Tories demandent que le Parlement respecte la volonté du peuple exprimée par referendum.

    Chaque jour ou presque, au nom de l’idéologie de l’individu qui ignore le citoyen, au nom des « LGBTQ+ » qui priment la famille, au nom de l’industrie du vivant qui entend faire de la reproduction humaine et du corps humain un produit comme les autres, le Parlement européen déclare, dispose et vote des textes contre lesquels la majorité des peuples européens se dresse. Chaque jour ou presque, des juges, des cours et des comités bafouent le sens commun, l’opinion et la volonté de la majorité des Européens. Et chaque jour, le droit de l’individu détruit un peu plus ce qui reste de la démocratie en Europe.

    Libéralisme contre démocratie ?

    La situation est sans ambigüité ; le libéralisme est devenu le pire ennemi de la démocratie. La liberté de l’individu qui nie le citoyen et détruit l’unité de la Nation en finit avec la liberté politique, la seule qui compte vraiment. Car les droits de l’individu sont devenus une nouvelle hétéronomie, dont les juges sont les imams et les tribunaux, les mosquées d’où émanent les fatwas contre tous ceux qui osent mettre en cause l’individu tout puissant, sa pompe et ses œuvres. De sorte que ce sont aujourd’hui les démocraties dites « illibérales » qui portent le combat pour la démocratie en Europe, le combat pour la loi de la majorité contre la dictature des minorités.

    Dans l’Union européenne comme ailleurs dans le monde, ce ne sont pas les démocraties illibérales qui sont le danger, c’est l’autoproclamation des juges et des cours constitutionnelles en censeurs du vote et des élus.

    Qui croit que les lois votées en France ou les directives européennes ont quoi que ce soit à voir avec la volonté des Européens ? Quelle majorité pour l’invasion migratoire, pour la ruine des territoires par les traités de libre-échange, pour la destruction des sols et de la vie par les usuriers du vivant, pour le commerce du corps humain ?

    Le coup d’État du droit qui permet aux juges constitutionnels d’invalider n’importe quelle loi votée par les Assemblées, au nom d’une interprétation libre de préambules lyriques et verbeux qui ne disent rien et qui peuvent tout justifier (rappelons qu’en vertu des préjugés de l’époque, les Déclarations des Droits américaines de 1776 ou françaises de 1789 ne s’appliquaient ni aux femmes, ni aux esclaves, ni aux peuples colonisés, invisibles aux constituants ; qui saura dire quels préjugés de notre époque donnent lieu aux mêmes aveuglements dans nos interprétations actuelles ?).

    Voilà la nouvelle hétéronomie qui assujettit les Nations, muselle les peuples et explique la montée délétère de l’abstention — il ne sert à rien de voter, puisqu’un juge pourra invalider votre vote, et l’argent d’un corrupteur étranger pourra changer la loi !

    La démocratie illibérale, l’avenir ?

    Les démocraties illibérales le seraient-elles seulement parce qu’elles répondent à la volonté de la Nation, pas à celle d’une poignée de milliardaires et de leurs complices assurés du monopole du Bien ? Seraient-elles alors tout ce qui reste en Europe de démocratie, de Nation et de liberté politique ? La question appelle une réponse nuancée ; les démocraties illibérales sont bel et bien des démocraties si elles respectent le principe du suffrage universel, si elles acceptent l’alternance et si elles refusent le recours à la force, celle de l’armée ou de milices. 

    Il y a urgence à restaurer la démocratie en Europe. Face à la tentative de conquête islamiste de territoires en Europe, face à l’intensification des opérations de soumission européenne aux ordres de l’étranger, rendre le pouvoir au peuple est la révolution démocratique à venir. Elle passe par le dessaisissement des cours constitutionnelles du pouvoir d’interpréter la Déclaration des Droits de l’Homme, par le rétablissement du gouvernement des hommes sur la gouvernance des choses, par la restauration des liens entre le droit, l’État, et la Nation.

    Elle passe par le contrôle des ONG et des Fondations qui doivent rentrer dans les frontières, dans les Nations et dans la loi. Elles passent par la nationalisation d’Internet, qui ne peut être le lieu de la destruction de l’unité nationale et de la liberté politique — la liberté de ne pas être conforme, la liberté de rester soi-même, la liberté de dire « nous ». La lutte anti corruption, anti-blanchiment, anti-ingérence, commence par la transparence sur la provenance des fonds des ONG, sur leurs liens avec des journalistes et des médias, sur l’indépendance des sources d’information. Le temps est venu de réaffirmer cette condition de la démocratie ; l’argent ne donne aucun droit à l’influence ni au pouvoir. La ploutocratie est la ruine de la liberté politique.

    Ceux qui n’ont que le mot de « démocratie » à la bouche devraient y réfléchir à deux fois. Car la révolution démocratique est en marche. Elle vient de l’Est, elle vient de ceux qui savent ce que « demeurer » veut dire, elle nous conduit vers des horizons inconnus — soigneusement cachés. Mais les âmes sensibles et les esprits libres voient déjà la lumière qui se lève en Europe, et qui va rendre à la démocratie son tranchant et son fil.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 7 novembre 2019)

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  • Un nouveau partage du monde est en train de se structurer...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Caroline Galactéros à Figaro Vox, dans lequel elle commente les récentes déclaration d'Emmanuel Macron à l'hebdomadaire The Economist sur la situation de l'Europe. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé récemment, avec Hervé Juvin entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Caroline Galactéros: «Un nouveau partage du monde est en train de se structurer»

    FIGAROVOX.- Le magazine The Economist consacre son dernier numéro et sa couverture à une interview d’Emmanuel Macron dans laquelle il affirme que le monde est au bord du précipice. La situation internationale est-elle aussi apocalyptique que celle que décrit le chef de l’État?

    Caroline GALACTEROS.- Il me semblait que le Président, dans son interview, avait appliqué cet oracle à l’Europe et non du monde. Le monde n’est pas du tout au bord du précipice. Il se rééquilibre autour de puissances qui assument leur souveraineté, définissent leurs ambitions et se donnent les moyens de les mettre en œuvre. Ce sont nos utopies qui sont en déroute et c’est bien l’Europe qui tombe dans l’insignifiance stratégique (une forme de mort cérébrale) subitement privée de la béquille mentale que lui fournissaient le lien transatlantique et son alignement servile sur les injonctions américaines. Quant à la France, elle danse sur un volcan et pas seulement au plan extérieur. Si la présente lucidité présidentielle se consolide par des actes et des dynamiques durables, alors nous éviterons le pire et peut-être même renverserons-nous enfin la vapeur à notre avantage. Ce serait là, sur le plan stratégique, une vraie et salutaire «disruption». Après Biarritz, Moscou, la Conférence des Ambassadeurs et désormais cette interview, la grande question est désormais la suivante: Jusqu’à quel point sommes-nous déterminés à désobéir et à assumer les critiques ou la résistance active de certains de nos partenaires européens?

    Le rôle de pionnier, de défricheur d’une voie nouvelle est périlleux et demandera beaucoup de ténacité. Jusqu’au moment où certains de nos partenaires, entrevoyant la liberté, voleront au secours de la victoire et nous emboîteront le pas, notamment en Europe du sud mais pas seulement. Notre vieux continent est en pleine dépression post-traumatique non traitée. Le choc? Notre abandon sans états d’âme par la figure paternelle américaine. Sur le fond, rien de bien nouveau mais le verbe trumpien nous a brutalement ouvert les yeux sur le profond mépris et l’indifférence en lesquels Washington nous tient. La servilité ne paie jamais vraiment. Emmanuel Macron a bien raison de douter de l’applicabilité de l’article 5 du Traité de l’Alliance atlantique. Le problème n’est pas de savoir si les États-Unis voleraient au secours d’un État européen attaqué par la Russie ou Chine. La Russie a vraiment d’autres chats à fouetter et la Chine «attaque» déjà l’Europe tous azimuts économiquement. Non, le problème est bien celui d’un fatal entraînement de la France ou d’un autre membre de l’Otan si jamais la Turquie venait à être prise à partie militairement par la Syrie en réponse à sa violation caractérisée de la souveraineté syrienne. Scénario peu probable à vrai dire, car Moscou ne laissera sans doute pas un tel engrenage ruiner ses patients efforts pour en finir avec la déstabilisation de son allié moyen oriental. Même chose si l’Iran venait à réagir à une provocation savante téléguidée par Washington. Moscou, Téhéran et Ankara ont partie liée pour régler le sort de la Syrie au mieux de leurs intérêts respectifs et Washington comme Damas n’y peuvent plus rien. Ce qui est certain, néanmoins, c’est que la Turquie n’agit à sa guise en Syrie qu’avec l’aval américain. Washington laisse faire ce membre du flanc sud de l’Alliance qui lui sert en Syrie de nouvel agent de sa politique pro islamiste qui vise à empêcher Moscou de faire totalement la pluie et le beau temps dans le pays et la région. Ankara gêne aussi l’Iran. Bref, ce que fait Erdogan est tout bénéfice pour Washington. Et les Kurdes ne font pas le poids dans ce «Grand jeu»? En conséquence, c’est bien l’Amérique qui dirige toujours et complètement l’Otan. S’il est bien tard pour s’en indigner ou faire mine de le découvrir, il n’est pas trop tard pour se saisir de cette évidence et initier enfin une salutaire prise de distance de l’Europe par rapport à une Alliance qui ne traite nullement ses besoins de sécurité propres.

    Nous restons extrêmement naïfs. Nous n’avons jamais eu voix au chapitre au sein de l’Alliance pas plus d’ailleurs depuis que nous avons rejoint le commandement intégré pour nous faire pardonner notre ultime geste d’autonomie mentale de 2003 lorsque nous eûmes l’audace de ne pas rejoindre la triste curée irakienne. Il faut que nous ayons aujourd’hui le courage d’en sortir et de dire que l’OTAN ne correspond pas à la défense des intérêts sécuritaires de l’Europe et d’ailleurs que l’épouvantail de la prétendue menace russe est une construction artificielle destinée à paralyser le discernement des Européens, à les conserver sous tutelle, à justifier des budgets, des postures, des soutiens résiduels au lieu de construire enfin une véritable stratégie propre à l’Europe en tant qu’acteur et cible spécifique stratégique. Je rejoins là notre président. Mais je ne crois pas du tout que L’OTAN soit en état de mort cérébrale. Il devient juste clair que ce qui pouvait, aux yeux de bien des atlantistes, justifier notre alignement silencieux et quasi inconditionnel a vécu. Trump veut faire payer les Européens pour qu’ils achètent des armes…américaines et obéissent aux décisions d’intervention américaines qui ne les concernent pas. Il est temps de ne plus supporter ce chantage et de sortir de l’enfance stratégique. Nous en avons les moyens. Il ne manquait que la volonté.

    De son côté l’UE peine à définir une politique étrangère commune, croyez-vous la diplomatie européenne encore?

    Je n’y ai jamais cru! Je ne vous rappellerai pas le cruel sarcasme de Kissinger «l’Europe? Quel numéro de téléphone?» Ce qui est possible, c’est de faire sauter un tabou ancien qui veut que l’affirmation de la souveraineté des nations européennes soit antinomique de la puissance collective et un autre, qui veut que l’élargissement de l’UE ait été destiné à la rendre puissante et influente. C’est précisément tout l’inverse. Mais il est trop tard pour regretter cet élargissement brouillon et non conditionnel stratégiquement. Il faut partir du réel et le réel, c’est qu’il existe une très grande divergence entre les intérêts stratégiques américains et ceux des Européens qui doivent se désinhiber. La France peut prendre la tête de cette libération et favoriser une conscience collective lucide et pragmatique des enjeux communs sécuritaires et stratégiques.

    Il faut commencer par une véritable coopération industrielle à quelques-uns en matière de défense, sans attendre une unanimité introuvable. Il faut créer des synergies, faire certaines concessions et en exiger d’autres, et ne plus tolérer la moindre critique de Washington sur les contributions à une Alliance enlisée dans d’interminables et inefficaces opérations.

    Alors qu’Emmanuel Macron rentre d’un voyage officiel en Chine, vous écrivez, «La Chine a émergé tel un iceberg gigantesque». La Chine est en train de tisser son empire autour du globe, est-elle en train d’imposer son propre contre modèle à l’Occident?

    Pékin agit très exactement comme Washington et joue l’Europe en ordre dispersé. Oui le «contre monde» comme je l’appelle est en marche. La Chine profite du tirage entre Washington et les Européens au fur et à mesure que les pays européens prennent conscience qu’ils ne comptent plus pour l’Amérique, mis à part pour justifier un dispositif otanien contre Moscou et empêcher le rapprochement stratégique avec la Russie qui seule pourrait donner à l’Europe une nouvelle valeur ajoutée dans le duo-pôle et triumvirat Washington -Moscou-Pékin. C’est Sacha Guitry je crois qui disait que les chaînes du mariage sont si lourdes qu’il faut être trois pour les porter. L’adage est valable pour l’Europe à mais aussi pour Moscou qui sait combien «le baiser de la mort» chinois peut à terme lui être fatal. L’Europe n’a donc pas encore tout à fait perdu de son intérêt aux yeux de Moscou même si, en ce qui concerne la France, la charge affective et historique du lien a été très abîmée. Il me semble donc que l’initiative française d’une relance d’un «agenda de confiance et de sécurité» est un pas important dans cette direction qu’il faut jalonner à bon rythme de réalisations concrètes.

    La guerre commerciale semble être la forme conflictuelle privilégiée par l’administration de Donald Trump. Les sanctions américaines pleuvent sur les entreprises chinoises, en Iran, en Russie. La guerre commerciale devient-elle un des éléments structurant d’un monde Yalta 2.0?

    La fin de l’utopie d’une mondialisation heureuse a permis la résurgence d’un politique de puissance et d’influence décomplexée. Or le commerce est l’instrument privilégié de ces relations. Il n’y a qu’en France que l’on croit encore aux pures amitiés et aux affections qui guideraient les rapprochements entre États. Attention! Je ne veux pas dire que les relations personnelles, l’empathie ou l’animosité ne comptent pas, bien au contraire. Mais ce qui compte dans l’établissement du rapport de force et dans la consolidation des rapprochements, ce sont les complémentarités économiques mais aussi culturelles et même civilisationnelles et surtout la fiabilité de la parole donnée et la crédibilité interne des dirigeants.

    Votre livre donne un aperçu global de l’état des relations diplomatiques depuis les cinq dernières années. Le monde depuis 1989, puis 2001 est en constante restructuration. Le jeu des puissances est mouvant. Quelle place la France peut-elle occuper dans un monde géopolitique si instable et imprévisible? Comment peut-on participer à construire une «coexistence optimale»?

    La France doit se voir en grand car elle a de sérieux atouts de puissance et d’influence mais elle n’en use pas à bon escient. Elle se complaît dans la repentance et l’alignement. Notre place dépendra en premier lieu de notre capacité à structurer une vision et un chemin puis dans notre ténacité à défendre nos intérêts et à affirmer nos principes.

    Il nous faut effectuer un tournant pragmatique en politique étrangère et en finir avec l’idéologie néoconservatrice. Celle-ci a dramatiquement vérolé toute une partie de notre administration et de nos élites qui ne savent plus ce qu’est l’intérêt national. La France est toujours une puissance globale. Plus que nombre d’autres. Simplement elle doit retrouver une économie florissante, restructurer son industrie, remettre son peuple au travail autour d’un projet de prospérité lié à l’effort et non à l’incantation. Un État puissant est un État sûr, qui sait d’où il vient, n’a pas honte de son passé et embrasse l’avenir avec confiance.

    La Russie de Vladimir Poutine s’est imposée aux puissances occidentales comme un acteur majeur des relations géopolitiques. Son attitude sur la crise syrienne incarne ce positionnement dans l’échiquier mondial. La Russie peut-elle être un allié «fréquentable» des puissances européennes? La distance entre les Européens et les Russes en termes de politique internationale est-elle encore légitime?

    La Russie est tout à fait fréquentable. La diabolisation infantile à force d’être outrancière, dont elle fait l’objet chez nous, nous ridiculise et surtout la conforte dans une attitude de plus en plus circonspecte envers ces Européens qui ne savent plus penser ni décider par eux-mêmes.

    En 30 ans, la Russie a vécu le pire durant les années 90 puis a entamé sans violence une remarquable reconstruction nationale. Tout n’y est pas parfait, mais pouvons-nous réellement donner des leçons et nous imaginer être encore pris au sérieux après les sommets de cynisme démontrés dans nos propres ingérences étrangères, avec les résultats que l’on sait? C’est là une posture qui sert essentiellement à se défausser, à ne pas aller de l’avant notamment sur les dossiers où nous pourrions et aurions tout intérêt à tendre la main à la Russie: sanctions, Ukraine Syrie, Libye, Union économique eurasiatique (UEE), etc… Sur ce dernier point, il faut nous montrer un peu plus lucides et anticipateurs que sur les Nouvelles Routes de la Soie sur lesquelles nos diplomates ironisaient il y a encore quelques années. L’UE doit se projeter vers l’Union Économique Eurasiatique (UEE) et nouer avec elle de très solides partenariats. Je souhaite de tout cœur que la récente inflexion imprimée par notre président à la relation franco-russe après une sombre et triste période, passe rapidement dans les faits et que nous soyons le maillon fort d’une nouvelle ère collaborative, intelligente et humaine entre la Russie l’Europe.

    La solution diplomatique peut-elle encore jouer un rôle dans le dossier syrien?

    Une solution diplomatique ne peut exister que si l’on a atteint un équilibre militaire acceptable. La Syrie doit d’abord recouvrer son intégrité territoriale. Après les Syriens décideront de ce qu’ils souhaitent politiquement pour leur pays.

    Notre implication a été si humainement et politiquement désastreuse qu’il est possible de prétendre encore pouvoir décider du sort de ce pays à la place de son peuple. Évidemment, la guerre n’est pas finie. Il y a encore des dizaines de milliers de djihadistes fondus dans la population civile d’Idlib. Il y a la Turquie, la Russie et l’Iran qui consolident dans un vaste marchandage leurs influences respectives. Et il y a tous les autres acteurs régionaux et globaux qui cherchent à tirer leur épingle du jeu et à faire oublier leurs méfaits. Nous avons eu tout faux sur le dossier syrien. Je l’ai assez expliqué, démontré et je n’épiloguerai pas. J’en parle abondamment dans mon recueil. Il est trop tard pour pleurer mais sans doute pas pour faire amende honorable, intégrer le processus d’Astana et son actuel dérivé - le Comité constitutionnel en cours de formation à Genève. Cela aussi, nous le devons à l’approche diplomatique inclusive et non idéologique de Moscou, ne nous en déplaise. Essayons, pour une fois, d’être intelligents et d’avancer pour que le peuple syrien sorte au plus tôt de son interminable martyr.

    Caroline Galactéros (Figaro Vox, 9 novembre 2019)

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