Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Points de vue - Page 123

  • La liberté ou la mort ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à l'allergie à la mort dans notre société. Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

    Drapeau_Volontaires.jpg

    La liberté ou la mort ?

    La parabole du maître et de l’esclave constitue pour Hegel la clé de la condition politique. Elle se résume ainsi. La vie est un conflit où ceux qui mettent leur vie en jeu commandent, ceux qui choisissent de vivre à tout prix deviennent esclaves. La liberté a un prix, et c’est celui de la vie. Ceux qui placent la vie au-dessus de tout, ceux qui font des joies de ce monde leur religion, ceux-là qui refusent qu’aucune cause ne vaille qu’on tue ou qu’on meure pour elle, se condamnent à la soumission. La règle connaît peu d’exceptions dans l’histoire. Et les réactions collectives face à l’épidémie de COVID19 ont beaucoup à nous dire sur la parabole du maître et de l’esclave, et sur son actualité.

    Le mensonge de la promesse de ne pas mourir

    Nous choisissons la vie. La promesse implicite de tout gouvernement européen est que chaque femme, chaque homme a droit à plus de 80 ans de vie heureuse, sans souffrance, sans handicap, sans accident. Voilà pourquoi est jugée scandaleuse une épidémie qui a tué des patients dont l’âge médian est de 84 ans — rappelons que dans toutes les sociétés jusqu’à la nôtre, l’immense majorité de la population n’avait aucun espoir d’atteindre cet âge ! Tout ce qui arrive doit trouver une réponse collective, rien ce qui arrive ne doit plus arriver vraiment, et tous les accidents de la vie doivent être corrigés par l’action bienfaitrice et consolante de l’État. Big Mother est là pour tout et pour tous, tout le temps, mère possessive et étouffante, comme l’a merveilleusement décrit Michel Schneider. Voilà pourquoi une pandémie qui touche une faible proportion des moins de 70 ans, presque exclusivement souffrant d’une ou plusieurs pathologies graves, est insupportable. La mort est exclue du tableau moderne, elle est cachée, dissimulée, le plus souvent noyée dans les brumes de l’inconscience et l’isolement de l’hôpital. Qu’il est loin le temps où Greuze montrait le chef de famille mourant entouré de ses enfants, petits enfants, domestiques, dans la conscience de la vie accomplie !

    Le refus de la mort n’est pas qu’une formule. Tout décès devient un scandale. En témoignent ces parents qui portent plainte contre l’armée quand leur fils est mort au combat, parce que le commandement ne l’a pas suffisamment protégé – et que le feu tue. En témoignent ces normes partout imposées pour que tout handicap se voie compensé par les aménagements collectifs — des ascenseurs dans les services publics, chez les médecins ou les dentistes à la demande de tapis roulants au long des sentiers de randonnée. En témoigne plus encore l’extraordinaire effet de sidération causé par une pandémie qui, comme on le dit dans les quartiers, ne tue que des vieux blancs malades — moins de 10 % ont moins de 60 ans et ne sont ni obèses, ni déficients cardiaques ni affectés de maladies respiratoires ou de cancers — bref ; rarement pandémie aura fait perdre moins d’années de vie à ceux qu’elle frappe. Rarement aussi aura-t-elle ouvert de telles espérances aux marchands du contrôle social, du traçage individuel et du pouvoir sanitaire universel — que ne ferait-on pas, non pour une poignée de dollars, mais pour quelques dizaines de milliards de dollars de plus ? Le système de corruption global mis en place par les Fondations nord-américaines peut se réjouir, le choc de la pandémie répète celui du 11 septembre en mettant à bas toutes les protections que l’histoire, les identités et la démocratie avaient érigées contre l’extraterritorialité de la cupidité globale.      

    Démocratie libérale, vraiment ?

    Une fois de plus, les complotistes qui s’agitent ont tort. Car la question n’est pas que certains cherchent à profiter de toutes les occasions, ni que d’autres y voient l’opportunité de museler les mouvements sociaux et leur opposition politique, le problème est que les occasions leur sont données. La trouble fascination des démocraties occidentales, ou de ce qu’il en reste, pour les régimes autoritaires et l’acceptation quasi-totale par les populations françaises et européennes d’une dictature sanitaire hors des lois, du débat et de la raison, exprime un trouble profond et peut-être un changement de nature anthropologique.

    Le refus de la mort, l’idée que rien ne vaut une vie, la conviction que rien n’est de trop pour ajouter des jours aux jours, et un autre souffle au dernier souffle, ont conduit les gouvernements à des décisions aberrantes au regard des libertés publiques, incohérentes par rapport au discours libéral, mais furieusement pertinentes par rapport à cette croyance ; la mort n’a plus de place dans la société du bien-être ; l’État est comptable d’une assurance de longue vie pour tous. Voilà ce qui fait des industries du corps, de la pharmacie au voyage, la première activité mondiale ; les aliments deviennent une annexe de la pharmacie, et les loisirs, l’occasion de remplir les prescriptions du médecin ; quant à l’amour, l’exercice est recommandé, hygiénique et contrôlé. Voilà ce qui sépare les pays où l’on sait pourquoi tuer ou mourir, de ceux où il s’agit seulement d’en profiter tant qu’on peut, à tout prix. Voilà ce qui sépare l’Europe de ces pays, des États-Unis à l’Afrique, où la population s’insurge contre les fermetures imposées, la mort forcée de la vie sociale et la suppression des libertés publiques. Voilà une soumission qui ne ressemble pas à la France et aux Français. Auraient-ils perdu jusqu’à leur identité, tétanisée par l’indécente propagande des chiens de garde du pouvoir sanitaire qui saturent les écrans ? Et voilà qui promet l’Europe, qui ne sait plus se battre qu’à distance, par drones ou robot interposés, et sans souffrir chez soi, à toutes les défaites.

    Le vieux cri révolutionnaire, la liberté ou la mort, résonne étrangement en ces temps de défaite de la vie. Quand il faut donner son mot de passe, il ne s’agit plus de jouer d’identités multiples et de minorités ignorées, il s’agit de savoir qui est ami, qui est ennemi, et qui tue qui. Nul ne peut souhaiter que revienne le temps où donner le mot de passe est affaire de vie ou de mort. Du Liban au Soudan, du Yémen à la Syrie, du Pakistan à l’Inde ou l’Iran, ils sont des millions à vivre en ce temps-là. Mais nul ne peut douter que le temps est déjà proche où ceux qui ne savent reconnaître leurs amis et les distinguer de leurs ennemis se condamnent eux-mêmes à la confusion d’abord, où nous sommes, à la soumission ensuite, où nous plongeons sans frémir, et enfin à la défaite et à la mort, qui déjà nous font signe sous le masque.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin,14 mai 2020)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Ehpad, un si discret gérontocide...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur le site de la revue Eléments et consacré au traitement de la vieillesse et de la mort dans notre société. Journaliste et essayiste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a notamment publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017) et Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2019).

    Viel homme triste_Van gogh.jpg

    Biopolitique du coronavirus (10). Ehpad, un si discret gérontocide

    Ce gouvernement aura été dégoûtant jusqu’au bout. Alors qu’il ouvrait les prisons, il fermait à double tour les Ehpad. Alors qu’il lâchait dans la nature 10 000 détenus, il claquemurait les vieux. Alors qu’il déconfinait les maisons d’arrêt, il confinait les maisons de retraite, toutes placées au régime de l’isolement, on n’ose dire carcéral. Deux poids, deux mesures. Choix commode pour Macron et son gouvernement. Aucun risque de mutinerie dans les Ehpad, aucune chance de voir les vieux prendre en otage leurs geôliers. C’est bien dommage. Ils auraient dû, au moins auraient-ils été entendus, au moins seraient-ils morts en famille. La révolte des vieux, qui n’en a rêvé. On l’appellerait le mouvement des Gilets jaunis.

    Savez-vous qu’il y a un précédent, certes romanesque ? La fable énorme, pétaradante, hilarante, d’Olivier Maulin, dans Gueule de bois (2014). Martyrisés par le personnel, les retraités foutent le feu aux poubelles, créent un comité de libération, couvrent les murs d’inscriptions vengeresses – et passent à l’attaque. Et une table de nuit dans la gueule des auxiliaires de vie, pif ! Et une chaise roulante dans la face du directeur, paf ! Et un tribunal révolutionnaire dans l’espace de vie, poum ! Ah, le bonheur ! Ah, l’honneur retrouvé ! Les vieux de la vieille, ça doit dynamiter, disperser, ventiler. Un peu de Raoul Volfoni n’a jamais fait de mal, surtout à ces âges canoniques, et dans canonique il y a canon. Mais encore aurait-il fallu qu’on n’ait pas bourré les papis et les mamies d’anxiolytiques, de comprimés, de purée-compote-suppositoire, d’animations puéridébilitantes. La camisole chimique et les activités godiches, c’est le meilleur des gardes-chiourme. Avec cela, comment s’étonner que, faute de papis flingueurs, on ait eu les papis flingués. Par milliers. Réveillez-vous, les vieux, avant de mourir, sinon on finit comme Don Diègue, enragé mais impuissant et désespéré. Quitte à partir, autant partir en fumée.

    Morts sur ordonnance gouvernementale

    Ce qu’il y a eu de terrible dans ce huis clos à l’intérieur du huis clos du confinement, c’est que nos vieux ont eu le sentiment de mourir abandonnés dans des Ehpad en sous-effectif, et les familles de les laisser partir comme si elles les avaient abandonnés pour de bon, au moment fatal. Ce n’est qu’un au revoir, jurait Olivier Véran. Tu parles ! Il n’aura pas fallu un mois pour transformer les Ehpad en tombeau du résident inconnu et du soignant pas reconnu.

    Le gouvernement, toujours en avance d’une bévue, courant après son mois de retard – en retard, toujours en retard, comme dit le Lapin blanc – a ajouté la solitude à la solitude, l’abandon à l’isolement, l’enfermement à l’enfermement, le silence à l’effacement des traces et des responsabilités. C’est la fonction des acronymes, tout effacer, pour ne conserver de la mort que sa dimension neutre, administrative. Ehpad, qui sait ce que ça signifie ? L’acronymisation du monde est encore pire que son anonymisation.

    Charles Quint dormait chaque nuit dans un cercueil : définition de l’Ehpad. L’Ehpad, c’est une chambre d’hôtel médicalisé, et d’un hôtel qui ne s’appelle pas Terminus. On lui préfère les noms fleuris, des résidences de, des clos, des rivages, des jardins, des clairières. Dans notre souci d’aseptisation du réel, d’euphémisation, de marchandisation douceâtre, nul doute qu’on les rebaptisera bientôt Maison de vermeil ou Demeure du karma. On aura l’impression d’aller voir le Dalaï-Lama et on tombera sur Matthieu Ricard. La bonne blague. Un idéal de plante verte, une philosophie de la camomille et du transit intestinal. Si on n’est pas en coma dépassé, impossible d’avaler ces infusions spirituelles.

    Par ici l’or gris

    Tout est tabou ici. C’est un deuil avant le deuil, un pied dans la tombe, pour les résidents, pour les familles. Qui veut aller en Ehpad ? Les trois quarts des résidents n’ont pas choisi d’y vivre. C’est un crève-cœur d’y placer ses parents. Aucun d’entre nous n’y consent sans être envahi d’un sentiment de honte diffus. Cette honte qui ne dit pas son nom, les marchands de sommeil éternels nous la font payer très cher. À eux la cupidité, à nous la culpabilité. À eux l’or gris, aux vieux la grisaille des jours qui s’embrouillent et se confondent. Toute la sordidité du capitalisme vous saute au visage quand vous abordez cet archipel gris. Comment maximiser les mourants ? En trayant jusqu’au bout leur épargne, en rognant sur tout, l’alimentation, les pansements, pour dégager des marges de rentabilité, jusqu’au moment où maintenir en vie des corps cacochymes coûtera plus cher que les laisser pour morts. Capitalisme et pulsion de mort, comme disait feu Bernard Maris.

    Comment faire autrement ? Je sais bien. Il y a tant de maladies incurables, tant d’Alzheimer en stade avancé, tant de comorbidité, tant de distance, sociale, géographique, qui séparent les uns des autres, les actifs des inactifs, les inactifs des improductifs, les improductifs des indigents. Qui pour s’occuper de ces derniers ? La société de services évidemment. On a tout sous-traité, tout externalisé – au privé et au public –, même la mort. Ehpad : ci-gît les solidarités perdues, premières, organiques, familiales.

    La mort « laide, sale et cachée »

    Comment mourir ? Vieille question. La plus belle des morts, hors la mort des héros au champ d’honneur, c’est celle de Fontenelle, qui s’en est allé quasi centenaire, en 1757, « d’une difficulté d’être », doucement, sans heurt, dans un nuage de coton et de douceur, dans un état d’apesanteur d’où toute douleur s’est évanouie, entouré des siens, en paix. Le rêve. On dirait adieu comme dans un film, d’une petite pression de la main, les yeux mi-clos déjà aspirés par le néant. Tout sauf la mort solitaire, la pire des morts, comme dans La Mort d’Ivan Ilitch, atroce nouvelle de Tolstoï, Ivan Ilitch enfermé dans le champ clos de sa douleur, coupé du monde qui ne lui parvient qu’au travers de la frivolité des siens. Seul dans son coin, déjà loin. La surmédicalisation nous condamnerait-elle tous à la mort d’Ivan Ilitch ? Trois décès sur quatre à l’hôpital (la moitié des décès s’y déroule) se font sans la présence d’un proche.

    C’est ce qui devait arriver, à trop éloigner la mort, à la tenir à distance parce qu’elle se tient à distance l’essentiel de notre vie, à renvoyer les indigents dans le monde des morts, à repousser le plus loin des villes les cimetières. Ce que Philippe Ariès dit de la mort – « laide et cachée, et cachée parce que laide et sale » – vaut de la grande vieillesse. Elle a trouvé refuge dans ces établissements spécialisés.

    Le mythe de l’« âge d’or » de la vieillesse

    Il ne s’agit pas de courir après un « âge d’or » de la vieillesse. Il n’a jamais existé, c’est une légende rustique. On ne révérait pas plus les vieux autrefois qu’aujourd’hui, et même moins. Molière les a couverts de tous les ridicules, du barbon à l’avare. La Renaissance les a méprisés ostensiblement. Avant, ce n’était ni mieux ni pire. Sur ce point, Simone de Beauvoir a raison. On a traité les vieillards de toutes les manières possibles, quelles que soient les époques : en les tuant, en les abandonnant, en les honorant. Nous sommes moins cruels et plus hypocrites.

    C’est seulement au XVIIIe siècle que le statut de la vieillesse a gagné en prestige. Pour s’en faire une idée, Philippe Ariès nous invite à comparer le traitement de la vieillesse dans les tableaux de Rembrandt (XVIIe siècle) et ceux de Greuze (XVIIIe siècle). La différence est saisissante : là il est seul, ici il est entouré, en noble patriarche et chef d’une famille à son chevet. Foutons la paix au maréchal pour une fois, c’est la Révolution, pas la nationale, qui a instauré des fêtes pour à peu près tout, qui en a dédié une aux Vieillards.

    Les historiens des mentalités ont pu parler de la naissance de l’enfance, peut-être nous faudrait-il parler de la naissance de la vieillesse. On nous dira : Cicéron et Sénèque ne nous ont pas attendu pour célébrer le grand âge. Certes. Mais la vieillesse est un phénomène relativement nouveau, du moins sa démocratisation, conséquence de l’accroissement de l’espérance de vie. Nouveau et bref. On ne l’aura finalement chérie que deux siècles, guère plus. Les nouvelles technologies l’ont subitement dévaluée. Branchée en bas débit, la vieillesse est redevenue une antiquité.

    Ni grandir ni vieillir

    La vieillesse en nom propre, celle qui s’inscrit dans nos artères, ne se rappelle à nous que quand les deux grands mythes de la société marchande ont cessé d’être agissants sur nous, les deux plus à même de susciter un intense désir de consommation : Peter Pan, celui qui ne veut pas grandir, et Dorian Gray, celui qui ne veut pas vieillir (seniors inclus). Comme dans Le meilleur des mondes. Dans le roman de Huxley, il n’y a plus de vieux. La vieillesse a disparu. Partout, l’adolescence (à ne pas confondre avec les adolescents) a pris le pouvoir. Nous voici un peu comme les homosexuels au sens où Paul Morand, homophobe échevelé, entendait l’homosexualité, passant sans transition de la jeunesse à la vieillesse. Dans notre monde, le fruit n’arrive jamais à maturité, il est longtemps trop vert et dans un dernier souffle trop blet (que les amoureux de Morand se rassurent, il ne le dit pas en termes aussi ternes).

    Paul Yonnet, dont il va être question, fait remarquer que si l’esthétique rock est aussi prégnante dans nos vies, c’est précisément parce que c’est une « culture de l’intro ». Cette incapacité à finir est un trait de l’adolescence, prolongée ou pas. L’épilogue, le point de non-retour, l’oraison sont renvoyés dans le très grand âge.

    Le recul de la mort

    Sur la mort, sur l’individualisme, Paul Yonnet a écrit un livre immense et génial que sa mort brutale, ironiquement, a laissé inachevé, Famille, tome I, Le recul de la mort : l’avènement de l’individu contemporain (2006). Sa thèse est des plus originales et des plus convaincantes, elle tient en un mot : « le recul de la mort ». C’est un phénomène sans précédent, qui survient à bas bruit dans la très longue histoire des hommes, dit-il, comme la découverte du feu. Il y a un avant, prédéfini, et un après indéfini qui s’est diffusé un peu à la manière d’un tremblement de terre sourd mais aux répliques en série. Deux chiffres, pas plus, pour illustrer cette révolution anthropologique : du milieu du XVIIIe siècle à nos jours, la mortalité maternelle a été divisée par 131, et la mortalité infantile par 69. Le résultat, c’est que la mort s’est progressivement retirée du théâtre de la vie quotidienne. Les conséquences qui découlent de cette disparition, toutes très lourdes de sens, sont innombrables. La première d’entre elles qui conditionne les autres, c’est la naissance d’un nouveau sentiment, parce que, sauf accident, tous les enfants seront appelés à vivre et toutes les mères à ne pas mourir : l’enfant du désir d’enfant, l’enfant aimé, choyé, bientôt divinisé, déjà individualisé. In-di-vi-du-a-li-sé : le mot est central parce que l’individu devient le centre du monde, en amont du droit qui ne fera qu’en donner une traduction juridique.

    Si l’homme contemporain éprouve un tel sentiment d’invulnérabilité, c’est très précisément en raison même de ce recul de la mort, mort que la plupart d’entre nous ne croiserons pour ainsi dire jamais dans la plus grande partie de notre existence. C’est cet oubli de la mort qui fonde nos vies, leur l’« exceptionnalité ». Hors temps de guerre, nous sommes en bonne santé l’essentiel de notre vie. Nous mourrons de vieillesse, autre conséquence. Au début du XIXe siècle, les décès au-dessus de soixante ans ne représentaient qu’un mort sur trois. De nos jours, 80 % des décès surviennent après 70 ans. Mais on meurt seul, fatalité de l’individualisme.

    Hausse de la désespérance de vie

    Nonobstant cela, la vie se résumera toujours au titre du livre de Gabriel García Márquez, Chronique d’une mort annoncée. Mais on en différera le plus longtemps le terme, on le repoussera, on l’étirera sans fin. Prolonger, tel est le mot d’ordre. Il faut prolonger. Le verbe dans sa forme intransitive dit la crudité de la chose. On nous prolonge, on nous fait durer, combien de fois a-t-on entendu cette complainte de la vieillesse. Mais qu’est-ce qu’on prolonge ? Un état dépressif (40 % des vieux placés en institution souffrent de dépression), une somnolence de l’être, des courbes de la désespérance de vie ?

    Bientôt peut-être la mort se présentera comme dans Ubik, le roman de Philip K. Dick. On nous conservera dans des états de semi-mort cérébrale, végétatifs, cryogénisés, momifiés, avec pour chacun de nous un reliquat de conscience mis en veille, une poignée d’heures, pas plus, portées au solde d’une carte de crédit qui permettra à nos familles de venir nous parler quelques minutes à la Toussaint jusqu’à épuisement des jetons. Après quoi, les lumières s’éteindront définitivement.

    François Bousquet (Eléments, 16 mai 2020)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Déconfinement, le jour se lève…

    Assigné à résidence, le bipède social dépérissait. Il attendait le feu vert du gouvernement pour se dégourdir de nouveau les jambes et la langue. C’est fait. Déconfinons-nous avec la rédaction d’Éléments, à l’occasion de son rendez-vous hebdomadaire sur TV Libertés. Retrouvez Christophe A. Maxime qui en appelle au retour des grands ancêtres. Nicolas Gauthier, le Monsieur bons plans du post-confinement. David L’Épée et le coronavirus dans les films de zombies…

     

                                         

     
     
    Lien permanent Catégories : Multimédia, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Eric Werner cueilli sur Antipresse et consacré au basculement progressif de la France dans le despotsme. Penseur important et trop peu connu, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015), De l'extermination (Xénia, 2013), ou Un air de guerre (Xénia, 2017), et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019).

     

    Confinement_Contrôle.jpg

    Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total

    Il faut, comme Tocqueville, s’écarter un peu de la France pour voir à quel point la réalité de ce pays contredit les principes dont il se réclame. Par-delà les questions de personnes et de partis, n’est-il pas temps de faire table rase de son culte inconsidéré de l’État? À moins de se laisser délibérément tomber dans la tyrannie absolue ou la guerre civile.

    Nous avions évoqué il y a quelques semaines le chef-d’œuvre de Tocqueville, son grand livre sur la Démocratie en Amérique. Revenons-y une nouvelle fois, car on ne se lasse pas de le faire.

    Tocqueville est bien sûr intéressant par ce qu’il nous dit de l’Amérique. L’Amérique est le sujet du livre. Mais le lecteur comprend vite en parcourant l’ouvrage qu’il n’y est pas seulement question de l’Amérique, mais de la France. C’est peut-être même elle, surtout, le sujet. Tocqueville feint de nous parler de la démocratie en Amérique, mais au travers même de ce qu’il en dit, il nous parle de la France et de la démocratie en France. Tocqueville emprunte ce détour pour aborder des problèmes qu’il estime ne pouvoir aborder que de cette manière: non pas donc directement, mais indirectement. On est ici dans le non-dit. Mais ce non-dit se lit bien entre les lignes.

    C’est en quoi Tocqueville est un très grand penseur. Ce qu’il dit de l’Amérique est certes important. Mais ce qu’il dit de la France est presque plus important encore. Pas seulement parce qu’il le dit indirectement («obliquement», dirait Montaigne. Les choses importantes se disent toujours obliquement: sans les dire tout en les disant), mais parce qu’il est plus ou moins le seul à l’avoir dit. Que dit-il en effet? Que la France, tout comme le reste de l’Europe, va très vite, si ce n’est pas déjà fait, basculer dans la démocratie (la démocratie telle que lui, Tocqueville, la définit: non pas comme un certain régime politique, la démocratie par opposition à la monarchie, mais comme un certain type de société, celle articulée à l’idée d’égalité), mais qu’il n’est pas sûr pour autant qu’elle ne bascule pas en même temps dans le despotisme. Tant il est vrai qu’on peut très bien imaginer l’égalité sans la liberté. On l’imagine même mieux sans qu’avec.

    Égalité se passe fort bien de Liberté

    L’Amérique, elle, a très bien su concilier l’égalité et la liberté. Tocqueville est relativement optimiste sur l’Amérique. Mais il n’est pas sûr que la France, elle, réussisse à le faire. On est même porté à penser le contraire. Tocqueville nous en donne les raisons: une tradition de l’État fort remontant à l’Ancien Régime et que la Révolution française, les guerres aidant, n’a fait que renforcer encore, la centralisation qui lui est associée, la peur de l’anarchie et l’aspiration (en découlant) à l’ordre quel qu’il soit, la disparition des corps intermédiaires, l’habitude, enfin, bien ancrée en France consistant à tout attendre de l’État, alors qu’aux États-Unis les citoyens se débrouillent très bien entre eux pour résoudre les problèmes (en créant par exemple des associations).

    Voilà en gros ce que nous dit Tocqueville dans la Démocratie en Amérique. L’Amérique nous offre l’exemple d’une société égalitaire, mais tempérée par un ensemble d’habitudes et d’institutions faisant barrage au despotisme, alors qu’en France de telles habitudes et institutions n’existent pour ainsi dire pas, avec pour conséquence, effectivement, le risque de basculement dans le despotisme. C’est en comparant la société française à la société américaine que Tocqueville parvient à cette conclusion. Insistons sur l’originalité de sa démarche. Tocqueville a compris que pour parler intelligemment de la France, il lui fallait prendre un certain recul, en parler donc non pas de l’intérieur, mais de l’extérieur. C’est ce point de vue décentré qui le hisse au niveau des très grands penseurs politiques (en France, sans doute même, le plus grand). Encore une fois, s’il l’est, ce n’est pas à cause de ce qu’il dit de l’Amérique, mais de la France. Il parle de la France comme personne d’autre, après lui, ne le fera plus. En ce sens, il est resté sans héritier.

    Pourquoi est-ce que je dis tout ça? On ne reviendra pas ici sur les violences policières qui ont marqué, en France, l’épisode des Gilets jaunes. Sauf qu’elles ont eu un rôle de révélateur. Elles en ont amené plus d’un à s’interroger sur la réalité, aujourd’hui en France, de l’État de droit, en même temps que sur la nature exacte du régime aujourd’hui en place à Paris. L’État français s’érige volontiers en donneur de leçons quand il s’agit de pays comme la Hongrie et la Pologne, leur reprochant de sortir des rails en un certain nombre de domaines. En Pologne c’est l’indépendance de la justice qui est menacée, en Hongrie celle des médias, etc. C’est l’histoire de la paille et de la poutre. Demandez à François Fillon ou à Jean-Luc Mélenchon ce qu’ils pensent de l’indépendance, en France, de la justice. Ou aux gens en général ce qu’ils pensent de l’indépendance des médias publics ou même privés en France. Ou de la loi Avia.

    Dois-je le préciser, le risque actuel de basculement dans le despotisme ne se limite évidemment pas aujourd’hui à la France. Partout ou presque en Europe (davantage, soit dit en passant, en Europe occidentale que centrale et orientale), on a de bonnes raisons de s’inquiéter pour l’avenir des libertés fondamentales. La liberté d’expression est en particulier très menacée. Partout ou presque, également, on assiste à un renforcement des pouvoirs de la police et des services spéciaux, au prétexte de lutte contre le terrorisme. Sauf qu’en France cela va beaucoup plus loin qu’ailleurs. On vient de faire référence à l’épisode des Gilets jaunes, mais l’épisode actuel, celui du Covid-19, est aussi très éclairant. La France n’a pas été le seul pays d’Europe à instaurer un confinement strict de sa population, mais nulle part ailleurs la répression policière en lien avec la mise en œuvre de cette mesure, en elle-même, il est vrai, déjà très discutable, n’a comporté des traits d’une telle férocité, parfois même d’inhumanité. Certaines vidéos en font foi. L’État français traite aujourd’hui sa propre population comme s’il était en guerre avec elle. Une telle situation est complètement atypique et même unique en Europe.

    Observons au passage que les Français dans leur ensemble n’en ont pas ou que rarement conscience. Il faudrait que quelqu’un prenne un jour la peine de le leur expliquer: leur dire que nulle part ailleurs sur le continent la police ne se permettrait de traiter ainsi les gens. Ce n’est même pas imaginable. Le leur dirait-on qu’ils se montreraient peut-être moins timides dans leurs protestations. Quand on croit que c’est la même chose ailleurs, on a tendance à dédramatiser, quand ce n’est pas à banaliser. Or, justement, ce n’est pas la même chose ailleurs.

    En finir avec le culte de l’État

    Pour expliquer toutes ces dérives et d’autres encore (il semble bien, par exemple, que l’État français ait limité par directive l’accès aux urgences des personnes âgées, ce qu’on interprétera comme on voudra, mais assurément pas comme un acte de particulière philanthropie), certains rappellent que la Cinquième République est née en France d’un coup d’État militaire et que ceci explique peut-être cela. La constitution de 1958 confère au président de très grands pouvoirs. Le poste avait été taillé sur mesure pour le général de Gaulle, qui était un dictateur, mais à la romaine, autrement dit complètement dévoué au bien commun. Après lui, le poste aurait raisonnablement dû être repensé. Tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument, disait Lord Acton. On insistera dans ce contexte sur le fait que le président actuel et son entourage donnent souvent l’impression d’être dépourvus de tout surmoi et par voie de conséquence aussi particulièrement sujets à succomber à certaines tentations dans ce domaine. On l’a vu lors de l’épisode des Gilets jaunes, mais pas seulement (affaire Benalla).

    Ces explications éclairent une partie de la réalité, mais restent insuffisantes. Il faut remonter plus haut encore dans le temps. Je suis toujours frappé quand je lis les déclarations des hommes politiques en France par le fait que tous, qu’ils soient de droite ou de gauche, participent du même culte inconsidéré de l’État, culte les conduisant, presque unanimement également, à ne rien remettre en question de ce qui en découle: le nucléaire civil, entre autres, mais aussi militaire. C’est ici, peut-être, qu’il pourrait être utile de relire Tocqueville. La démocrature macronienne, biberonnée à l’idéologie managériale et aux nouvelles théories du maintien de l’ordre enseignées dans les séminaires de l’OTAN, n’a qu’un lointain rapport avec la statolâtrie capétienne et son retapage gaullien au XXe siècle. Mais même lointain il n’en imprime pas moins sa marque à la réalité française actuelle. Il serait peut-être temps de remettre les compteurs à zéro.

    Eric Werner (Antipresse n°232, 10 mai 2020)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Festivus Coronafestivus, Philippe Muray à mon balcon...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur le site de la revue Eléments et consacré à l'idéologie du "care" et à son impératif de sollicitude. Journaliste et essayiste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a notamment publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017) et Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2019).

     

    Coronavirus_Applaudissements.jpg

     

    Biopolitique du coronavirus (8). Festivus Coronafestivus, Philippe Muray à mon balcon

    Tous les soirs un peu avant 20 heures, j’ai l’impression que Philippe Muray frappe à ma porte, un cigarillo coincé entre les dents, avec sa dégaine inimitable de misanthrope contrarié et de gourmand renfrogné. Il me glisse quelques mots, puis s’en retourne faire des ronds de fumée dans les nuages. Jusqu’au lendemain soir.

    – Hé Bousquet !

    – Quoi ?

    – Surtout, ne l’ouvre pas ! Ni ta fenêtre ni ta gueule ! Boucle-la et boucle-toi ! Chut ! À 20 heures, c’est leur minute de tintamarre, c’est ta minute de silence. Leur minute d’indécence, ta minute de jouissance. La décence te sera peut-être offerte en supplément. L’innocence, elle, est perdue depuis toujours, foi de Muray !

    Sacré bonhomme. « Cigars, whisky et no sport ! » La formule ne lui a pas réussi aussi bien qu’à Churchill, mais lui combattait un ténia bien plus téméraire : la métaconnerie – Homo festivus, pour ne pas le citer. Sans Muray, Homo festivus n’aurait été qu’un con de plus dans la longue histoire de la connerie. Il l’a accouché du néant dont il procède et où il retournera. Le mariage du Bien et du Rien, c’est lui. Les rebelles qui bêlent leur désir panurgique de Fêêête et de paillettes, c’est lui. Les « mutins de Panurge », ricanait-il. Le « nous » des gnous. Ils sont de retour. En masse. En messe même.

    Une machine à clics

    20 heures. L’heure fatidique. Celle à laquelle Panurge apparaît pontificalement à son balcon pour sa bénédiction quotidienne urbi et orbi, qu’il adresse aux soignants du monde entier. Spectacle extraordinaire. On a l’impression d’assister à la sortie troglodytique de tous les confinés du monde, arrachés des cavernes où ils végètent. Dans les rues désertes, les façades se couvrent d’émoticônes radieuses accrochées aux fenêtres, des rangées d’émoticônes, toute la gamme de sourires, des plus tartes aux plus cornichons. #OnApplaudit, #TousAlaFenêtre. Depuis qu’il a découvert les hashtags, Homo festivus est devenu une machine à clics. Serial cliqueur, c’est l’homme qui clique plus vite que son ombre. Cliquer donne un sens à sa vie. Des clics et des claques en somme.

    Mais cette fois-ci, c’est… comment dire… c’est juste…

    – Oui, c’est quoi au juste ? Dis-le nous s’il te plaît, Festivus ?

    – C’est juste mieux, c’est juste hé-naur-me, ouah, juste, comment dire, juste plus tout.

    Les seuls événements planétaires que Festivus connaissait jusqu’ici, c’étaient de vulgaires Coupes du monde, des Jeux olympiques truqués par le CIO et les hormones de croissance, des concerts plus arthritiques qu’électriques de papys rockers à bout de souffle qui affichent tous au moins 350 000 km au compteur, maintenant il y a des virus, des morts par milliers, des villes fantômes, des couvre-feux partout, la guerre invisible. La Terre retient son souffle. Il suffit d’un postillon, hein ! C’est l’effet postillon : un postillon à Wuhan peut déclencher une pandémie à Paris. Putain, même Nicolas Hulot ne l’avait pas prévu ! Cela vaut bien un tonnerre d’applaudissements tous les soirs.

    Comme Festivus festivus ne peut plus faire du patin à roulettes, il roule des patins à la terre entière. Love, love, kiss. Finie la Gay Pride, remisée la Techno Parade, en hibernation Nuit blanche, enterrée la Fête des voisins. Quant à la Fête de la musique, seul sur son canapé, non, non, c’est presque aussi sinistre qu’un concert de Julien Doré. Alors, à 20 heures, Festivus festivus remixe tout ça. Il tient sa fête, la Clapping Pride. Retiens ce nom. Il ne le lâchera pas de sitôt. Pride – sa fierté, celle emphatique du « señorito satisfecho », le petit homoncule bouffi de lui-même décrit par Ortega y Gasset, qui perçait déjà dans les ronronnements de plaisir de Joseph Prudhomme. Avec l’écriture inclusive, Monsieur Prudhomme a perdu son patronyme offensant – il est maintenant indifféremment la dame et le monsieur. Ce qui a survécu, c’est son contentement, celui de tous les pharisiens, les néo, les paléo, les trans, les hyperfestifs, qu’importe.

    Le carnaval des masques

    On n’a encore rien vu. Pour le moment, Festivus festivus ne sort qu’à sa fenêtre. Il attend le 11 mai pour enfiler son masque. Ce sera pour lui comme le grand retour du carnaval. Des masques pour tous. Tout le monde sera voilé, pas seulement les femmes. Enfin la parité, des masques unisexes, le voile hygiénique pour tous ! Il y en aura de toutes les couleurs, même arc-en-ciel. Le plus beau entre tous sera celui qu’Anne Hidalgo fera installer sur la façade de l’Hôtel de Ville : il sera immense. On ne sait pas encore s’il ressemblera à un préservatif XXL ou à un plug viral. Impossible de trancher à ce stade. Il y aura écrit en lettres géantes arc-en-ciel : « Couvrez-vous ! » Le citoyennisme d’Homo festivus s’en trouvera rasséréné. Quand il enfilera chaque matin son masque, il aura la sensation d’enfiler un préservatif. Plus déterminé que jamais, il luttera contre le Covid et contre le Sida. Il exultera. Arrière, les gestes barrières ! La distanciation spatiale ne renverra pas à cette philosophie moisie du repli sur soi qu’est la distanciation sociale. La trottinette ignore la distanciation. Elle lui permettra d’échapper à l’enfer programmé des transports en commun, mais pas à son amour du genre urbain. Il glissera de nouveau sur la chaussée, la street sera à lui. Il reprendra sa vie d’intermittent de la société du spectacle. Cet été, il ira à la mer, à Paris Plages, où il fera de la trottinette à voile et ses exercices de yoga. Il se dira que, oui, décidément, Bertrand Delanoë a quand même été un sacré visionnaire qui avait tout prévu, jusqu’au confinement estival des Parisiens, même si nul n’est prophète en sa ville. Et il l’applaudira.

    Clap, clap, clap

    Cette déferlante d’applaudissements avait pourtant bien commencé, en Italie, où se perpétue encore, entre un scandale de Silvio Berlusconi et une blague de Beppe Grillo, l’antique sociabilité populaire, où la communication s’établit d’une fenêtre à l’autre, d’un étage à l’autre, d’une corde à linge à l’autre, où tout circule jusqu’aux odeurs de cuisine, jusqu’aux airs d’opéra, où les mamma donnent des nouvelles du bambino comme s’il était déjà chef d’orchestre à l’opéra de Naples ou capitaine de la Squadra azzurra, tout en pestant contre l’indolence de leurs maris. Les palabres, les cris, les applaudissements, tout cela appartient en propre à la commensalité sudiste qui transforme le voisinage en théâtre de l’intimité. Et même à l’occasion en espace politique, au lieu d’être cet espace impolitique du consentement et du contentement, comme jadis au théâtre les balcons d’où fusaient les quolibets et les sifflets.

    Mais voilà, il faut désormais compter avec les réseaux sociaux, virus dans le virus, pandémie dans la pandémie, qui enjambent les fuseaux horaires et démultiplient la contagiosité des applaudissements. Savez-vous que la courbe d’intensité des applaudissements correspond à celle des virus ? Il y a quelques années des chercheurs suédois s’étaient amusés à les comparer, elles se confondent trait pour trait. Il y aurait une physiologie balzacienne de l’applaudissement à écrire. De quoi serait-elle l’expression ? D’une autocélébration collective ? D’un pic de narcissisme mesuré à l’applaudimètre ? Les applaudissements ont gagné leurs galons scientifiques, ils font partie de l’arsenal du management positif et de la panoplie de la psychologie elle aussi positive, quand bien même ils n’ont pas de vertu performative. On ne sache pas à ce jour qu’ils fabriquent des lits d’hôpital, des masques ou des tests.

    For me, formidable

    La génération selfie n’applaudit pas seulement pour féliciter, ce serait trop beau, mais pour s’encourager, se féliciter, s’autocongratuler. Ce qui la résume, c’est la bande-son de ce film publicitaire pour je ne sais quelle banque : « Vous êtes formidables, nous sommes formidables, tu es formidable », le tout rythmé par la chanson d’Aznavour « For me, formidable ». Comme si la vie requerrait désormais un tel niveau d’héroïsme qu’on ne saurait plus la concevoir autrement qu’à travers des superlatifs, des encouragements, des  applaudissements. Ils fonctionnent en boucle dans leur itération indéfinie. Les infirmières applaudissent les aides-soignantes qui applaudissent les brancardiers qui applaudissent les ambulanciers qui applaudissent les malades qui applaudissent les soignants. Et on recommence.

    C’est le « Valete et plaudite », le « Portez-vous bien et applaudissez » des spectacles de la Rome impériale. Pas un courriel sans qu’une assistante d’on ne sait trop quoi vous le ressorte, au latin près, en guise de formule de politesse. Serions-nous entrés dans la civilisation de l’applaudissement, l’applaudissement comme espéranto du confinement ? Étonnante prescience des génies : en 1786, Goethe écrivait à Charlotte von Stein, qu’il courtisait passionnément : « Notre monde qui devient un énorme hôpital, chacun de nous devenu l’infirmier de l’autre. » Goethe, c’était quand même autre chose que Jean d’Ormesson, hein !

    Le RER à 6 heures du soir

    Les soixante-huitards traçaient sur les murs leur programme, qui consistait pour l’essentiel à faire tomber les murs. « Bannissons les applaudissements, le spectacle est partout », proclamait un de leurs slogans. Lourde erreur d’appréciation. Il y a une loi théâtrale que les auteurs d’avant-garde du XXe siècle, d’Antonin Artaud au Living Theatre, ont voulu abolir, c’est la scène, la médiation de la scène, au prétexte que la scène serait partout, dans la salle, dans la rue. Mais si la scène est partout, elle n’est nulle part ; et si la scène n’est nulle part, c’est que l’obscène, son antonyme, est partout. C’était le risque.

    On ne sait pas trop où ce style « happy-clappy » a vu le jour, ni comment il s’est diffusé. Aux États-Unis sans nul doute. Peut-être dans les assemblées applaudissantes des évangéliques et autres pentecôtistes. Il y aurait alors comme une sorte de retournement facétieux de l’histoire. Ces rassemblements d’allumés du septième jour n’ont-ils pas été les foyers de diffusion du Covid-19 en France et en Corée du Sud ? La proximité s’y transforme tout de suite en promiscuité. Regardez des vidéos de culte qui circulent sur Internet, elles devraient toutes être cultes. Sociologiquement, ce n’est pas le métro à 6 heures du soir, comme disait Malraux, c’est le RER et les trains de banlieue. Quel que soit l’âge, on saute pour Jésus, on se trémousse pour Jésus, on s’étreint pour Jésus. C’est la rencontre de Walt Disney, du Sermon sur la montagne et des thérapies de groupe. La descente de l’Esprit Saint dans les corps convulsés donne lieu à des effusions de joie indescriptibles, à des scènes de pleurs diluviennes, à des tremblements parkinsoniens, même pas forcés, quand bien même tout ça donne l’impression de sortir d’une émission de Patrick Sabatier. Les pom-pom girls servent de modèles néosulpiciens pour des madones stylisées sur des vitraux en plexiglass dans le plus pur style de Las Vegas, assez éloigné de l’original on en conviendra. Au milieu, un pasteur en bermuda. On ne sait pas trop ce qu’il fait dans la vie courante : représentant en pâtes alimentaires ou gérant de fast-food ? Gérant de fast-food apparemment puisqu’au moment de célébrer l’eucharistie, il tend des pop-corn aux fidèles et dit : Ceci est mon corps. Puis du Coca-Cola : Ceci est mon sang. On comprend alors que la bataille culturelle n’est pas gagnée, sacré nom.

    Pourquoi des rites ?

    Une société sans rites collectifs les recrée spontanément, sauvagement, clownesquement, toujours sous un mode parodique ou infantile. Les marches blanches pour la pédophilie, les empilements de fleurs pour le décès des « people », les bougies pour les attentats, les câlins, les étreintes. Appelons ce processus la schtroumpfisation du monde qui donne lieu à une orgie planétaire de pelucherie et de nunucherie. On dessine des cœurs à gros traits de feutre fluo, on met des petits ronds sur les « i » de Lady Diana et de Michael Jackson, on scotche des photos du défunt, on multiplie les lieux de mémoire éphémères parce qu’on sait la mémoire de ce monde éphémère, soumise elle aussi à la dure loi de l’obsolescence programmée.

    L’effacement des rites funéraires marquerait-il le début de la fin ? Tout n’a-t-il pas commencé par là, quand nos lointains ancêtres ont parachevé le processus d’hominisation en créant les premiers rites de la mort ? C’est la découverte de leurs sépultures qui a fait dire aux anthropologues, aux prêtres et aux poètes : Ecce homo, voici l’homme.

    Quelle est la fonction des rites ? Prendre en charge les émotions collectives pour les inscrire dans un cadre qui fonctionne à l’instar de la catharsis théâtrale selon Aristote. Ces dispositifs, pour recourir à un langage caractéristique de la déconstruction, ont été institutionnellement et intentionnellement démantelés, étant perçus comme par trop archaïques, trop codifiés, trop asphyxiants, pas assez « authentiques ». Or sans eux, l’homme est nu face à l’énigme du destin. Que reste-t-il alors ? Norbert Elias expliquait le processus de civilisation par le travail des mœurs sur elles-mêmes, elles s’autoproduisent, s’épurant sans cesse, s’affinant, se complexifiant. Peut-être nous faudra-t-il envisager le processus de dé-civilisation en cours comme le travail des mœurs contre elles-mêmes.

    La sollicitude nous tue

    Comment comprendre tout ce pathos autour de la vulnérabilité et ce nouvel impératif de sollicitude, qui est au cœur de l’idéologie du « care » ? Il ne s’agit pas de nier la vulnérabilité et la sollicitude, mais de rappeler qu’elles n’ont jamais rien fondé de solide, de durable, de pérenne. « Il est possible de traverser une rivière sur une poutre mais pas sur un copeau », fait dire Dostoïevski à Stavroguine dans Les Démons. Sans cela, on s’y ensable, même ce démon princier et rimbaldien de Nicolaï Stavroguine. Oui, l’homme est vulnérable, mais il est loin de n’être que cela. La vulnérabilité en soi et pour soi n’appartient qu’à la petite enfance et à la grande vieillesse – pas à l’homme mûr, dans la force de l’âge. Dès lors quel besoin de l’élargir à l’ensemble du corps social, sauf à prendre le risque de lui briser les reins. La vulnérabilité ne peut fournir le cadre d’une philosophie générale de la vie. Il faut la laisser à Emmanuel Levinas, à Cynthia Fleury, à cet humanisme mou et caramélisé qu’on a panthéonisé. Leur philosophie, c’est du pathos à tartiner. Pas la nôtre. À moins bien sûr d’engager notre civilisation dans la voie sans issue d’une philosophie du burn-out et d’un burn-out philosophique, en tant que syndrome d’épuisement intellectuel et spirituel.

    Si on veut livrer à l’examen critique, clinique même, cette empathie universelle, ces remerciements humides, ces applaudissements incessants, ces pleurs, cette responsabilité pour autrui, il faut se tourner vers l’éthique de la sollicitude, le « care » donc. On aurait pu voir d’un bon œil l’apparition de cette éthique portée sur les fonts baptismaux par le féminisme américain parce qu’en instaurant des domaines réservés à chaque sexe, elle postule qu’il y a une essence masculine et une essence féminine. L’éthique de la sollicitude répondrait à un souci féminin légitime : introduire dans la philosophie morale une vision féminine très largement absente. Il s’en dégage que l’approche morale des femmes serait différente de celle des hommes, plus émotionnelle que rationnelle, plus empathique, plus sensible à la souffrance et aux enjeux de la vulnérabilité – en un mot, plus humaine. Elle procéderait d’une approche empirique plutôt que conceptuelle, concrète, pas abstraite, guidée par une éthique du soin. Pourquoi pas ! Mais cette philosophie ne saurait être qu’une condition nécessaire, loin, très loin d’être suffisante, à la production du social. Si jamais on devait la généraliser, elle ferait de nous les acteurs passifs de notre vie, potentiellement des victimes. Une telle vision des choses ne peut à elle seule organiser les comportements sociaux, seulement les pacifier – c’est déjà beaucoup –, pas les animer, les stimuler, les renforcer.

    Attention Babtou fragile !

    On est arrivé à un tel degré de confusion des sexes, de troubles dans l’identité, de mélange des genres, qu’on en est venu à oublier le cœur générique, peut-être même génétique, de l’altérité humaine : l’homme et la femme. Vue depuis Mars guerrier, Vénus ressemble à une exoplanète peuplée de créatures douces, délicates et vaguement extra-terrestres – les femmes – que les Martiens chérissent certes, mais à qui ils n’ont aucune envie de ressembler. On ne peut pas demander à ces derniers de faire des choses qui leur répugnent instinctivement. Un homme normalement et moralement constitué ne peut éprouver qu’une immense gêne face au torrent de sollicitude que la société victimaire, chrétienne, postchétienne, déverse sur lui. Elle ne lui est pas familière. La sollicitude d’un homme est toujours embarrassée, elle n’a pas chez lui l’élan spontané qu’elle peut avoir chez les femmes, elle est bridée, maladroite, branchée sur courant alternatif, entravée par des codes culturels si on veut, alors que l’élan est plus naturel chez les femmes. Nous, on effleure plus qu’on étreint, on désire plus qu’on aime et on aime plus qu’on aide. C’est ainsi.

    Un homme ne peut pas se satisfaire de ce caramel mou, ou alors c’est un mongolien comme ce journaliste belge célébré par les médias centraux au lendemain des attentats de Bruxelles, en 2016, pour avoir écrit qu’il refusait de se « battre avec autre chose que des mots, des craies et des câlins ». Pauvre con, tu as bien mérité ton surnom de tarte à la crème et de Babtou fragile !

    Nous n’avons aucune envie d’être perçus comme des victimes. Rien de plus humiliant pour nous. Ce sont les formules d’Aristote sur la virilité, sobre pas tapageuse, dans l’Éthique à Nicomaque qui nous définissent le mieux, pas cette éthique dévoyée, envahissante, écœurante à la longue, de la sollicitude réservée, selon les mots mêmes du Stagirite, aux « femmelettes » et aux « hommes qui leur ressemblent ». Plus puissantes encore, ces lignes extraites de Balzac : « Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance ; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse ou la tendresse dans l’offense. »

    Une hypersensibilité à la douleur

    Dans un chapitre essentiel des Huit péchés capitaux de notre civilisation (1973), le grand zoologiste et prix Nobel Konrad Lorenz pointait un danger mortel, parmi tous les périls qui nous menacent : la pharmacologie moderne. Pourquoi elle en particulier ; et pourquoi singulièrement aujourd’hui ? Parce qu’elle nous prive à un degré jusque-là inconnu de l’expérience de la douleur, phénomène sans précédent dans la longue durée de l’évolution. Celle-ci s’est accomplie à travers un double mouvement de plaisir et déplaisir. Par exemple, c’est la promesse d’une récompense (s’emparer d’une proie) qui poussait nos ancêtres chasseurs-cueilleurs à se livrer à de longues et harassantes traques, à se dépasser, à accepter des situations contraignantes qui éprouvaient leur capacité d’endurance et leur aptitude à souffrir. Jamais ils n’auraient consenti à ces sacrifices s’ils n’avaient débouché sur une récompense ou du moins sur sa promesse. Pour Lorentz, cette économie du plaisir et du déplaisir est la formule gagnante de l’évolution. Or, c’est cet équilibre que la société de consommation a brisé en asséchant les sources de déplaisir. Elle a développé en nous une hypersensibilité à la douleur, une aversion au risque, une intolérance à l’effort prolongé. Qu’est-ce qui endurcira les hommes s’ils ne sont plus disposés à rien sacrifier qui vienne troubler leur confort et la jouissance immédiate des biens à leur disposition ? L’humiliation ? Qui sait ?

    François Bousquet (Eléments, 4 mai 2020)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • La mobilité comme liberté de bouger ou l’autonomie comme vraie liberté ?...

    Nous reproduisons c-dessous un point de vue de Pierre Le Vigan, cueilli sur le site du Cercle Aristote et consacré à l'autonomie comme liberté supérieure. Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015) et dernièrement Achever le nihilisme (Sigest, 2019).

    Fête paysanne.jpg

    La mobilité comme liberté de bouger ou l’autonomie comme vraie liberté

    Nous sommes, en ce moment de confinement, privés de mobilité. Mais si la mobilité est une liberté, elle n’est pas toute la liberté. Il y a une liberté supérieure, qui implique de pouvoir être mobile, mais de pouvoir choisir aussi d’être immobile. Cette liberté supérieure, c’est l’autonomie. Et au-delà de la liberté de circuler, dont nous ne pouvons être durablement privés, la grande question qui se pose est celle de reconquérir une liberté comme autonomie, perdue depuis la révolution industrielle et les sociétés de masse.

    Dés le XIXe siècle, les inconvénients des sociétés de masse avaient été relevés par Tocqueville, puis par Nietzsche : instinct grégaire, perte du sens de l’initiative et de la responsabilité, Le paradoxe de la situation actuelle est que le confinement de masse fait suite à la mobilisation de masse. Le contraste est fort entre l’incitation à la mobilité, il y a encore deux mois (« Bougez-vous »), et l’assignation à résidence, à 1 km maximum de son domicile (« Restez chez vous »). Et pourtant, une question se pose : et si la logique était la même ? Sachant que ce sont en tout cas les mêmes qui nous reprochaient « de ne pas traverser la rue pour trouver un travail » qui nous demandent maintenant de ne pas traverser la rue, sauf pour des courses de première nécessité. Jusqu’à la mi-mars, la mobilité était louée, elle était au service de la mobilisation de toutes les énergies au service de l’économie. Nous devons maintenant nous croiser le moins possible, ce qui, dans sa forme extrême, donne l’injonction « Restez chez vous », la distanciation sociale étant rabattue sur l’enfermement chez soi. Nous nous apercevons alors que presque rien n’est possible sans déplacement. Et nous prenons la mesure de notre vulnérabilité. Dans la France périphérique, celle des campagnes, mais aussi celles des grandes banlieues, où les petits commerces ont disparus, il faut faire des km pour rejoindre le supermarché. Un peu partout, pour voir ses amis, et sa famille, il faudrait faire un trajet excédant les limites autorisées. La mobilité perdue fait partie de nos libertés. Mais en a-t-il toujours été ainsi ?

    A partir du moment où les hommes se sont sédentarisés, ils n’ont pu échapper à l’impôt, ni aux pouvoirs, royaux et féodaux. Mais une société de sédentaires est une société d’inégaux. Cela limite le pouvoir du souverain, car le souverain veut l’homogène, plus facile à contrôler, et rencontre l’hétérogène, plus insaisissable. Quant à l’ancrage de chacun dans sa terre, propriétaire ou aspirant à le devenir, il freine les possibilités de mobilisation par le souverain. Allez mobiliser des paysans en période de moisson ! Même Napoléon n’a pas trouvé à cela des solutions satisfaisantes. Le paysan n’aime pas être longtemps loin de chez lui. La terre donne une inertie. Et l’inertie limite le pouvoir. A partir du moment où le monde immobile de la terre s’est mis en mouvement, sous les coups de butoirs de la révolution industrielle, les choses ont changées. Première mobilité, l’exode rural a commencé quand le paysan n’a plus pu vivre de sa terre. Et avec l’industrie arriva la démocratie. Du moins le principe premier de toute démocratie : l’idée d’égalité des hommes qui les fait, à part égale, des citoyens. Chacun est alors légitime à participer à la vie politique, quelle que soit sa situation et sa position sociale.

    A partir de là, tout le monde peut désirer ce qu’a tout le monde. C’est même un moteur – la jalousie – dont le capitalisme a besoin. L’envie remplace le besoin (Franck Fischbach), l’envie étant plus flexible et plus souple que le besoin, et même que le simple désir, encore ancré dans le réel. Le besoin tend à se limiter désormais à un seul domaine, les rapports du capitalisme et de la terre, car le capitalisme a un besoin objectif d’un certain nombre de matières premières nécessaires à la production d’énergie, et se heurte à des limites objectives, la terre offrant des ressources non infiniment renouvelables.

    Mais, entre le capitalisme et les hommes, ce qui prédomine, ce sont désormais les valeurs mobilières (capitaux, placements…). La société industrielle devient à la fois de plus en plus mobile et de plus en plus marchande. Mais cette mobilité n’est plus le nomadisme des sociétés sans Etats étudiées par Pierre Clastres. Ce nomadisme connaissait des souverainetés éphémères, militaires, fragiles. La mobilité moderne est une mobilité sous contrôle. Elle l’est avec les permis de voyager que devaient porter sur eux les ouvriers du XIXe siècle (le « livret ouvrier »). Chacun est sous tutelle, et dépendant du système de l’argent : banques, crédit, assurances, centrales d’achat pour grandes surfaces, … .

    Dans ce système où chacun dépend d’une grande machine étatique et marchande lointaine, la liberté de mobilité n’est en rien une liberté comme autonomie. Cette liberté comme autonomie, c’est celle dont disposait le paysan dans une économie localisée, peu monétarisée. La liberté comme mobilité est en fait la liberté de devoir être mobile, de devoir être flexible, de devoir être adaptable, et interchangeable. C’est Spinoza interprété au premier degré : « La liberté, c’est l’intellection de la nécessité ».

    Confinés, nous voyons que l’on demande d’être encore plus flexible (le télétravail n’a plus d’heure et déborde sur toute la vie), de nous passer plus encore des services publics (réduits au minimum), de nous auto-contrôler plus encore (en nous délivrant à nous-mêmes des autorisations de sortie dérogatoire). La numérisation de tout le vivant et le traçage de tous à tout moment ont fait un grand pas, légitimés par la « santé », réduite au Covid-19, tandis que se multiplie les dégâts collatéraux (chômage, dépressions, violences, …) dus à la gestion de la crise sanitaire. A l’occasion du confinement, le gouvernement, faisant sortir notre pays de la démocratie parlementaire, multiplie les ordonnances, notamment sur le travail, et en profite pour affaiblir les protections sociales. Au même moment, les délais pour décider d’avorter sont encore allongés, après la suppression du délai de réflexion en 2015, et de la notification des droits de la femme enceinte, le ministre Olivier Véran s’étant inquiété, suite au confinement, de la baisse du nombre d’avortements : « Il y a une réduction inquiétante du recours à l’IVG », Public Sénat, 1er avril 2020, formulation pour le moins choquante, loin de l’esprit initial de la loi de Simone Veil. On voit par-là que le confinement n’empêche pas la marche du monde libéral de se poursuivre, et même de forcer l’allure. Toujours plus de mobilisation, toujours plus de « c’est mon choix », toujours plus d’individualisme.

    Pas plus en confinement qu’auparavant, l’économie n’est mise au service du bien commun. Le pouvoir de l’argent, et la jouissance malsaine de la transparence, de vouloir tout savoir sur tous, et de vouloir tout contrôler se sont réunis. Ils ont étendu leur emprise de la sphère économique à l’ensemble de la vie. Biopouvoir : le voilà. Si le confinement permettait à chacun de comprendre qu’il va nous falloir, collectivement, reprendre le pouvoir sur nos vies, il n’aura pas été totalement inutile.

    Pierre Le Vigan (Cercle Aristote, 1er mai 2020)

     

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!