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Points de vue - Page 123

  • Et si l’écologie était... de droite?

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Max-Erwann Gastineau, cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'écologie de droite. Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est membre de la rédaction de la revue Limite et a publié récemment Le Nouveau procès de l’Est (Éditions du Cerf, 2019).

     

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    Et si l’écologie était... de droite ?

    Les dernières élections municipales ont rappelé la place prépondérante de l’écologie dans notre vie politique et renvoyé la droite à ses insuffisances. «Nous devons porter une politique environnementale compatible avec nos valeurs», affirma en guise d’appel au sursaut le Secrétaire général des Républicains (LR), Aurélien Pradier, au lendemain d’un second tour cataclysmique pour son parti dans les grandes villes. Mais alors quelles valeurs, et pour quel projet?

    À droite, l’écologie divise, ou plutôt embarrasse. C’est qu’on ne sait l’appréhender, comment s’approprier un discours, une idée née de la critique des effets du marché et du progrès technique sur l’homme et son environnement. Ainsi se contente-elle, bien souvent, de dénoncer une écologie «punitive», attentatoire aux libertés individuelles. Un angle d’approche tout à fait recevable, sauf que la droite est, historiquement, plutôt convaincue du contraire ; que de la contrainte ou de la règle peut naître un ordre plus juste, une sécurité («première des libertés») plus grande. Ce qui est vrai pour la préservation de la société, la sécurité des biens et des personnes ne le serait-il pas pour la terre et la biodiversité? Quid, dans ce cadre, du «principe de précaution», inscrit dans notre constitution sous la présidence de Jacques Chirac? Ne constitue-t-il pas une entrave insupportable aux libertés individuelles, à l’initiative personnelle et à l’innovation scientifique, carburants du dynamisme économique? Même de son bilan (on a omis d’évoquer l’organisation du Grenelle de l’environnement par Nicolas Sarkozy), la droite ne sait que faire…

    Elle a oublié qu’elle fut pionnière. Au début des années 1970, l’écologie fait son entrée en politique. Signe des temps: la présidentielle de 1974 voit le premier candidat étiqueté «écologiste», le sociologue René Dumont, se soumettre aux suffrages des Français. Mais le tournant a lieu plus tôt. On le doit au président gaulliste de l’époque, Georges Pompidou. Dans une France chamboulée par l’ «ardente nécessité» de poursuivre la «modernisation» du pays, Pompidou créa le premier ministère de l’environnement. Comme un contrepoids au tourbillon du changement, l’ancien Premier ministre du Général de Gaulle offrit au pays un ministère de la continuité, contre la course à l’innovation une politique de la préservation. Un choix somme toute logique pour cet agrégé de lettres classiques, ancien professeur de latin et de grec, qui n’ignorait rien des questions que le développement des sociétés industrielles posait à la condition humaine. En témoigne ce discours sur «la crise de la civilisation occidentale», prononcé en 1970 dans la tentaculaire ville de Chicago: «La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l’homme du début de ce siècle s’acharnait encore à maîtriser mais comme un cadre précieux et fragile qu’il importe de protéger pour que la terre demeure habitable à l’homme.»

    L’écologie ne remet pas en cause le changement ou la possibilité d’un «progrès» (la capacité des hommes à mettre leur créativité au service d’une amélioration de leurs conditions d’existence). Elle questionne le «Progrès» (avec un grand «P») ; la croyance en un vaste mouvement qui ferait mécaniquement coïncider avenir et prospérité, transformation et amélioration. «Dans l’entassement des grandes agglomérations, poursuit Pompidou, l’homme se voit accablé de servitudes et de contraintes de tous ordres qui vont bien au-delà des avantages que lui apportent l’élévation du niveau de vie et les moyens individuels ou collectifs mis à sa disposition. Il est paradoxal de constater que le développement de l’automobile par exemple, dont chacun attend la liberté de ses mouvements, soit traduit en fin de compte par la paralysie de la circulation.» Un passage d’une étonnante actualité et qui révèle un des grands ressorts du vote écologiste à Lyon, Paris ou Bordeaux: non pas le désir de «revenir à la terre» (ce désir, nombre d’urbains le réalisent chaque année), mais un malaise plus profond, lié à la sensation d’étouffement éprouvée dans des transports bondés ; à la concentration, à la densité de population que la tertiarisation de l’économie et une politique d’aménagement du territoire centrée sur le développement des grandes métropoles ont accéléré dans des proportions jamais atteintes.

    Plaidant pour la sauvegarde de «la maison des hommes», Pompidou fit voter en 1973 une loi sur «les espaces boisés à conserver», déclinée sous la forme d’une fameuse lettre adressée aux arbres du bord de la route. «La vie moderne dans son cadre de béton, de bitume et de néon créera de plus en plus chez tous un besoin d’évasion, de nature et de beauté. L’autoroute sera utilisée pour les transports qui n’ont d’autre objet que la rapidité. La route, elle, doit redevenir pour l’automobiliste de la fin du XXe siècle ce qu’était le chemin pour le piéton ou le cavalier: un itinéraire que l’on emprunte sans se hâter, en en profitant pour voir la France. Que l’on se garde donc de détruire systématiquement ce qui en fait la beauté!»

    «Fragile», «précieux», «beauté», «nature»… le champ lexical de l’écologie pompidolienne ne remit pas pour autant en cause le colbertisme triomphant des débuts de la Vème République, qui devait donner à la France les industries stratégiques nécessaires à la préservation de son rang et à la consolidation de son indépendance. C’est sans doute ici, dans la conciliation - que d’aucuns jugeront «contre-nature» - de l’écologie et d’une certaine industrie, de l’impératif de sauvegarde de la beauté du monde et de souveraineté, de décarbonation (de l’économie) et de réindustrialisation (du pays), qu’une ligne de crête se dessine pour la droite. Et se livre sous le nom de «transition énergétique».

    Pensons à l’hydrogène. À terme, cette énergie doit contribuer à la décarbonation d’industries fortement consommatrices d’énergies (aciéries, raffineries…) et de nombreux transports, ferroviaires notamment, comme en région Grand Est ou en Occitanie, où la SNCF, Alstom Transport et l’agence environnementale d’Etat (l’Ademe) oeuvrent à la construction de trains à hydrogène pour revitaliser les petites lignes de la France périphérique. Sur l’ensemble de la chaîne de valeurs, la filière hydrogène française dispose de fleurons de premier plan (Air Liquide, Engie, EDF, Alstom, Michelin…). Mais une chose déterminante manque au déploiement des potentialités de cet ensemble: un investissement public massif. Car le marché, seul, ne suffit pas. Pour décoller, une filière industrielle a besoin de propulseurs publics. Vieux réflexe français? C’est peu connaître l’histoire de l’industrie et les pratiques contemporaines de nos voisins et concurrents internationaux.

    Soucieux d’inscrire ses pas dans ceux de son prédécesseur, Valéry Giscard d’Estaing entreprit une action réformatrice importante dans le domaine de l’environnement. Citons, à titre d’exemple, la loi sur la protection de la nature, qui instaura une liste nationale d’espèces protégées, un statut pour l’animal domestique et la création d’études d’impact avant la construction d’infrastructures. Ou celle de 1975 portant création du Conservatoire de l’Espace Littoral, en vue de sanctuariser les côtes françaises face aux menaces d’urbanisation. Interrogé par un journaliste jugeant cette politique ancrée «à gauche», le président Giscard d’Estaing eut cette réponse: «L’écologie, c’est avoir peur pour ce qui existe… c’est aussi ça, être de droite.» Une réponse qui mérite qu’on s’y attarde. Car elle résume à elle seule la disposition d’âme au fondement de la pensée conservatrice.

    Le conservatisme, explique le regretté Roger Scruton, auteur de Green philosophy en 2012, c’est «ce sentiment que toutes les personnes d’âge mûr partagent sans mal: le sentiment que les choses bonnes peuvent être aisément détruites, mais non aisément créées». La «peur» dont parle Giscard d’Estaing n’est donc pas cet épouvantail qui paralyse et pousse à céder aux sirènes du repli. Elle est ce sentiment que l’essentiel (la faune, la flore, tel paysage, tel art de vivre, telle langue, tel patrimoine… tout ce qui donne sens et substance à notre présence sur Terre) est sujet à caution, vulnérable, car dépendant de notre capacité à l’entourer d’une attention sans cesse renouvelée. Elle rappelle que l’écologie est une éthique de la responsabilité, alliant souci des conséquences et conscience des permanences sans lesquelles l’avenir aurait le goût insipide de la fatalité. Une éthique qui entrave une conception dévoyée de la liberté, synonyme d’adaptation effrénée à un sens de l’Histoire que l’absence de résistance intérieure de l’homme moderne pousse à épouser sans précaution. Cette éthique, il ne tient qu’à nous de l’ériger, comme nous y enjoignait Hans Jonas: «Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique, qui par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui.»

    Les «entraves» évoquées par le grand penseur de l’écologie doivent être - notons-le - «librement consenties». Elles ne sauraient donc être imposées du dehors, par un pouvoir tutélaire s’affirmant au mépris des aspirations populaires. Elles ne sauraient non plus être érigées sans souveraineté. Car ce n’est que dans le cadre d’une nation souveraine, maîtresse de ses destinés, qu’un peuple peut consentir à de telles entraves ; édifier des parcs naturels et des zones protégées du tourisme de masse, limiter l’exploitation de ses forêts, soutenir une agriculture raisonnée, taxer les importations de produits ne respectant pas les normes environnementales qu’il s’est à lui-même fixées…

    On ne saurait enfin être complet sans évoquer l’écologie humaine, qui n’est pas un gros mot, surtout à l’heure où le Parlement s’apprête à détricoter notre code bioéthique. Contrairement à ce qu’affirme le Premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, cette écologie ne met pas «la nature au-dessus de l’homme» mais l’humain au-dessus de la technique. L’homme n’est pas un matériau malléable, le cobaye des expérimentations sociétales du progressisme. Il réclame lui aussi une éthique, qui ne saurait simplement correspondre «aux évolutions de la science et de la société», comme le préconise le professeur Jean-François Delfraissy. La bioéthique est une boussole, un point d’ancrage. Elle existe pour fixer des «repères» aux citoyens, face aux «avancées parfois vertigineuses des sciences», et répondre aux demandes «des chercheurs et des praticiens qui se sentent souvent trop seuls face aux conséquences gigantesques de leurs réflexions et de leurs travaux», expliquait non pas La Manif pour Tous mais François Mitterrand, lors de la création du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en 1983. Mais sans doute parce que lui aussi était, au fond, un homme de droite…

    Max-Erwann Gastineau (Figaro Vox, 8 juillet 2020)

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  • Black Lives Matter, indigénisme, décolonialisme… Bienvenue dans le XXIe siècle !

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Geoffroy, cueilli sur Polémia, dans lequel il analyse les nouveaux mots d'ordre mondialistes diffusés depuis les États-Unis. Ancien haut-fonctionnaire, Michel Geoffroy a publié le Dictionnaire de Novlangue (Via Romana, 2015), en collaboration avec Jean Yves Le Gallou, et deux essais, La Superclasse mondiale contre les Peuples (Via Romana, 2018) et tout dernièrement La nouvelle guerre des mondes (Via Romana, 2020).

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    Black Lives Matter, indigénisme, décolonialisme… Bienvenue dans le XXIe siècle !

    La diffusion des mots d’ordre et des manifestations du mouvement Black Lives Matter à partir des États-Unis, dans tout l’Occident, peut s’analyser dans trois registres.

    Un registre politicien

    Outre-Atlantique, l’affaire Floyd intervient en effet dans la perspective de l’élection présidentielle pour essayer de nuire à D. Trump, en le coupant de son électorat afro-américain. On trouve donc à la base de l’exploitation de l’affaire Floyd les protagonistes habituels de l’opposition à Trump : les groupes d’extrême gauche, les médias, l’État profond américain, et le parti démocrate.

    Car, des deux côtés de l’Atlantique, la gauche surfe sur les « minorités » pour compenser le fait qu’elle a abandonné, en se ralliant au néo-capitalisme, les classes populaires : en France cela a conduit d’abord à l’opération SOS Racisme lancée dans les années 80, puis à la stratégie Terra Nova, puis au positionnement indigéniste de La France insoumise. Mais les travaillistes en Grande-Bretagne et les démocrates aux États-Unis ont suivi la même démarche car, sans l’appoint électoral de ces « minorités », la gauche, malade de l’effondrement du communisme, aurait disparu.

    Au terme de cette évolution, la gauche a donc retrouvé son positionnement de la fin du XVIIIe siècle : une gauche du côté de la bourgeoisie, hostile au peuple, tout en prétendant parler en son nom.

    Le mouvement Black Lives Matter a bénéficié en France du soutien du pouvoir et des médias, pour une raison politicienne également évidente.

    La Macronie, minoritaire dans le corps électoral et impopulaire – comme l’ont démontré une nouvelle fois les dernières élections municipales –, ne peut survivre qu’en divisant en permanence les Français : écolos contre automobilistes, parti de l’ordre contre Gilets jaunes, femmes contre hommes, homosexuels contre hétérosexuels, ou Noirs contre Blancs. Et tout ce qui permet de mettre en accusation et de réduire au silence les Français autochtones – c’est-à-dire la majorité de la population – est bon pour le pouvoir ! Car la Macronie est une minorité qui s’appuie sur les minorités pour réduire la majorité au silence et lui imposer une politique dont elle ne veut pas.

    Un registre mondialiste

    Les mouvements indigénistes et communautaristes sont soutenus activement par les ONG mondialistes et la super-classe mondiale qui encouragent tout ce qui peut déstabiliser les nations (au profit de la gouvernance globale qu’elles préconisent). C’est pourquoi aussi les mêmes encouragent la dérégulation de l’immigration et le multiculturalisme sous toutes ses formes. Comme le déclarait significativement le capitaine allemand du navire de l’organisation immigrationniste Sea-Watch, Carola Rackete, « nous devons démolir la forteresse Europe » !

    Ces ONG et les fondations qui les financent veulent installer la société ouverte préconisée par Karl Popper en 1945, et ses émules (Soros notamment, mais aussi Hayek), comme prétendu remède au totalitarisme, alors que le mondialisme est un nouveau totalitarisme. Car la société ouverte programme la fin de toute société humaine.

    Il ne faut pas oublier en outre que l’indigénisme est aussi un marché que les grandes entreprises mondialisées – donc la super-classe mondiale – veulent maîtriser et encourager (GAFAM, L’Oréal, etc.). Les grandes entreprises mondialisées sont pour cette raison toujours en pointe dans la promotion de la diversité et des minorités… solvables !

    Un registre civilisationnel

    Le seul ciment du monde polycentrique et multiconflictuel dans lequel nous sommes entrés au XXIe siècle – c’est-à-dire du monde en voie de se libérer de la domination nord-américaine, dernier avatar de la domination occidentale – repose précisément sur la haine de la civilisation européenne et la haine des Blancs au sens large.

    Car le monde s’est « modernisé sans s’occidentaliser », pour reprendre l’analyse de Samuel Huntington. Les anciennes civilisations de l’Eurasie ont accédé à tout ce qui faisait hier la puissance de la civilisation occidentale, ce qui leur permet désormais de résister à sa prétention d’imposer un monde unipolaire, c’est-à-dire un monde façonné à son image.

    Bien entendu, la propagande mondialiste s’efforce de cacher cette réalité aux Européens en inversant les choses : ce seraient les Européens qui auraient la haine de l’autre (donc, par exemple, le racisme anti-Blanc n’existerait pas) !

    Cette haine des Blancs se développe d’autant plus que :

    • les Blancs représentent une part déclinante de la population mondiale et, affaiblis, ils n’inspirent plus le respect comme autrefois car ils sont entrés en décadence (dont l’ethnomasochisme – symbolisé par tous ces Occidentaux qui plient le genou sous prétexte d’antiracisme – est l’une des dernières manifestations en date) ;
    • les « valeurs » occidentales sont des valeurs de mort, des anti-valeurs que la majorité de la population mondiale rejette a fortiori lorsque les Occidentaux veulent les imposer par la force ou le chantage économique. Et que les « minorités » rejettent aussi en Occident même : comme aux États-Unis les Afro-Américains rejettent le gauchisme culturel et sociétal porté par les Blancs d’extrême gauche ; ou comme en France les familles musulmanes rejettent la propagande LGBT organisée par l’école publique ;
    • du fait de l’immigration de peuplement, les sociétés occidentales sont devenues des sociétés multiculturelles, multiethniques et par conséquent multiconflictuelles : elles importent désormais tous les conflits du monde (Tchétchènes contre Maghrébins, Turcs contre Kurdes, Kurdes contre Tchétchènes, Arabes contre Juifs, etc.) et les conflits politiques tendent à prendre la forme d’affrontements civils (comme cela s’est passé au Liban).

    Ces sociétés effectivement blanches ont donc importé la haine des Blancs chez elles.

    Bienvenue dans le XXIe siècle ! Un siècle qui promet d’être dur aux Européens s’ils ne sortent pas de leur dormition.

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  • En régime d'américanité...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Régis Debray, cueilli sur Marianne et consacré à l'américanisation de la France. Penseur républicain,  se définissant parfois comme "gaulliste d'extrême gauche", Régis Debray est l'auteur de nombreux essais, dont, dernièrement  Civilisation - Comment nous sommes devenus américains (Gallimard, 2017), Le nouveau pouvoir (Cerf, 2017) ou Bilan de faillite (Gallimard, 2018).

     

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    Alignez-vous !

    Tournant en 1943, peu avant de mourir, ses yeux vers l’après-guerre, Simone Weil a dit sa crainte qu’une fois le danger hitlérien écarté, ne survienne « une américanisation de l’Europe qui préparerait sans doute une américanisation du globe terrestre ». Elle ajoutait que dans ce cas « l’humanité perdrait son passé ».

    On peut se demander si ce n’est pas la sujétion du globe à la loi du Capital, via le dollar, la world music et le Web, qui a rendu possible la mutation de l’ethos européen, mais peu importe la cause et l’effet, l’admirable Simone avait vu juste. Il n’y a plus lieu de craindre mais simplement de prendre acte que notre présent est désormais au standard, et notre passé (bien au-delà de quelques statues, mortelles comme nous tous) fort mal en point. Le processus séculaire d’absorption entamé en 1919 (avec l’arrivée à Paris du charleston et la version du Traité de Versailles en anglais exigée par le président Wilson, première entaille à la tradition séculaire du français comme langue officielle de la diplomatie) semble être parvenu non à ses fins, car n’ayant rien d’un complot, il n’en avait probablement pas, mais à sa conclusion historique.

    Marée montante

    La séquence américanisation achevée, nous sommes en mesure de jouir d’une américanité heureuse, devenue force tranquille et seconde nature. La romanisation de l’œkoumène entre le premier et le troisième siècle de notre ère – de la Tamise à l’Euphrate en passant par l’Afrique numide – n’a nullement pâti d’un Caligula ou d’un Héliogabale foldingue au Capitole. L’américanisation du monde occidental se moque d’un éphémère Père Ubu à la Maison-Blanche. L’écume politique est une chose, l’attraction de la lune et du soleil sur les us et coutumes en est une autre. Nous parlons ici non d’une loufoquerie passagère, mais des façons de vivre et de penser, de parler et de rêver, de protester et d’acquiescer. D’une marée montante et non d’une vaguelette au bassin des enfants.

    Un phénomène d’ordre et d’envergure anthropologique n’appelle pas plus de jugement de moralité, louange ou condamnation, qu’un solstice d’été ou d’hiver. Il a suscité, dès ses prodromes, chez quelques « nez » prémonitoires, l’intérêt d’un Valéry pour la fin d’un monde en 1945, ou encore l’étonnement d’un Jean Zay (le ministre du Front populaire assassiné par la milice en 1944) débarquant du Normandie à New York en 1939 et notant dans son Journal : « quand on quittait la vieille Europe aux nerfs malades, rongée de folie fratricide, pour aborder cette Amérique éclatante de jeunesse et de puissance créatrice, toute entière tournée vers l’avenir, on comprenait que l’axe de la civilisation se déplaçait peu à peu, pour finir par passer l’Atlantique avec les prochains clippers. » La translatio imperii et studiorum est un passage obligé du devenir historique, depuis Sumer et Babylone jusqu’à l’Angleterre de la reine Victoria et les États-Unis du président Wilson, la Chine attend son tour.

    Formater les autres

    Chaque époque a son caput mundi, sa culture rectrice et directrice, sa civilisation la mieux dotée en capacité d’absorption et d’émission (l’une parce que l’autre), la plus apte, de ce fait, à irradier, informer, formater les autres, soit qu’elles aient vieilli, soit qu’elles peinent à naître. Les captations d’hégémonie, y compris picturale et musicale, épousent les rapports de force monétaires et militaires. Derrière Périclès, il y a l’hoplite, derrière Virgile, le légionnaire, derrière Saint-Thomas, le Chevalier, derrière Kipling, la Royal Navy et derrière Hollywood, la Silicon Valley et Marilyn Monroe, le billet vert et dix porte-avions. Il appartient aux plus gros canons de fixer à chaque reprise le canon universel du Beau, du Vrai et du Juste. Rien de nouveau dans la ritournelle. Jérémiades inutiles. C’est la loi immémoriale du Devenir. Et nous avons assez d’orgueil, ou de pudeur, pour nous voiler la marque du remorqueur qui nous a pris dans son sillage en parlant de « mondialisation ». Dans le vague, l’honneur est sauf.

    Le succès d’une domination par le centre nerveux de la planète à tel ou tel moment se reconnaît à ceci qu’elle est intériorisée non comme une obligation mais comme une libération par les innervés et les énervés de la périphérie ; quand un nous exogène devient le on de l’indigène, sans marque de fabrique, sorti de nulle part et libre d’emploi. Quand M. Macron écoute La Marseillaise en mettant la main sur le cœur, quand M. Mélenchon met un genou à terre, quand Mme Hidalgo donne le plus bel emplacement parisien aux tulipes en bronze de Jeff Koons ou quand un dealer honore ses juges d’un « Votre honneur », ils n’ont pas tous conscience d’imiter qui que ce soit. Ils veulent être dans le ton.

    Quand le lycée Colbert de Thionville, région Grand-Est, se rebaptise, à l’initiative du président « républicain » de la région, Rosa Parks (ou tel autre, Angela Davis), c’est sans doute pour être smart, pour faire comme tout le monde mais c’est d’abord pour vivre avec son temps, parce qu’un monde est devenu le monde. Se rebaptiser, pour ce lycée, Toussaint Louverture, Pierre Vidal-Naquet (qui mériterait le Panthéon) ou bien Sonthonax, le jacobin qui fut l’initiateur de l’abolition de l’esclavage en 1793 (ou pour un autre, Che Guevara), eut été contre-nature. Une emprise est parachevée quand on prend l’autre pour soi et soi-même pour un autre. Quand le particulier peut se faire prendre pour un universel. Quand les journaux de notre start-up nation cessent de mettre en italiques running, cluster, prime time, ou mille autres scies de notre globish quotidien.

    Métamorphose

    Au terme de trois siècles de romanisation, les « Barbares » ont envahi la botte italienne par amour, pour devenir enfin de vrais romains. Le souci des Pères conscrits du Mont Palatin était de freiner ce désir unanime d’assimilation, comme celui de Washington, à présent, d’empêcher les « Barbares » immigrés de devenir Américains, avec un mur au Texas et des rafles ailleurs. Ils ont peut-être tort de regarder seulement vers le Sud, en négligeant leur Occident. Après seulement cinquante ans de séries US à la télé, de Débarquement chaque soir en Normandie et de Young Leaders aux postes de commande, nos traders, nos managers, nos spin-doctors rêvent eux aussi de pouvoir s’installer à Manhattan, tout comme les membres du groupe « Sexion d’assaut » (la France est le pays où le rap, la musique la plus vendue au monde, est le plus écouté), tout comme les fans de Heavy Metal de Clisson, notre Rock City.

    Avec « l’accélération de l’histoire », les délais de la translation d’axe ont raccourci. Il a fallu quatre ou cinq siècles à la Grèce pour devenir romaine (de la mort d’Alexandre à la mort de Philpœmen, « le dernier des Grecs »). Trois siècles pour transformer la romanité en chrétienté. Un siècle à la grand-mère des arts, des armes et des lois pour assimiler les normes et réflexes de l’hyperpuissance, mais comparaison est à demi-raison. Le Grec vaincu a donné pour une très longue durée sa langue aux élites victorieuses. On ne sache pas que les Marc-Aurèle de la Maison Blanche méditent dans la langue de Molière, mais la French theory, les Foucault et Baudrillard, ont trouvé bon accueil dans les universités de pointe du XXe siècle (moyennant de sérieux contresens), tout comme la physique épicurienne et la morale stoïcienne, Zénon de Cittium et Chrysippe sous les portiques romains les plus huppés du IIIe siècle.

    Classer les individus d’après leur « race » ?

    Il y a une originalité dans la présente phagocytose. On procédait jusqu’ici, dans tous les cas de figure (y compris, quoi qu’on ait dit du rôle des femmes et des esclaves dans la métamorphose du Romain en chrétien), du fort au faible, des centres vers les marges. La règle du jeu, pour nous, les contemporains, c’eut été qu’Homo œconimicus pour nous convertir à ses vues et ses valeurs, nous délègue ses meilleurs éléments, le haut du panier (disons, pardon pour le prosaïsme, ses Alain Minc, BHL ou Moscovici). Généralement, il y a de la résistance au nouveau, chez les retardataires. Ici, en France, c’est l’enthousiasme qui frappe. Homo academicus, réputé jadis anticonformiste, en rajoute dans le mimétisme avec nos gender et cultural studies, et fait de nos campus des annexes de Harvard ou Stanford.

    La protestation antisystème s’exprime, chez les plus radicaux, dans les termes du système central, où le fin du fin consiste à classer les individus d’après leur « race », leur sexe, leur handicap physique ou leur provenance, une manie jusqu’ici réservée, dans nos provinces reculées, à l’extrême-droite. Maurras a remplacé Jaurès. Montaigne avait raison : l’histoire est une branloire pérenne. Et peu importe aux esprits avancés si la « diversité » peut servir d’alibi au maintien des inégalités économiques, conformément au nouvel esprit du capitalisme. Mettre une femme de plus, un black ou un beur dans un conseil d’administration ne change rien à l’ordre du profit maximal. Et peu importe si au jeu des minorités, tournant le dos à l’idée d’une même citoyenneté pour tous, le petit Blanc majoritaire, misogyne, homophobe et raciste, ne tardera pas à se poser en minorité victimisée, et à sortir, pour nous culpabiliser, une Tea Party de sa poche.

    Mise aux normes

    « L’Europe, disait Valéry dès 1930, aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine, tant sa politique s’y dirige ». Il ne pouvait prévoir que cette Commission serait en fait, cinquante ans plus tard, installée à Bruxelles, siège du quartier général de l’Otan, pour faire respecter les règles de la concurrence libre et non faussée entre les pays et les individus aussi, les desiderata des lobbies et la privatisation des services publics. Ce que nous, nous n’avions pas prévu, c’est que la mise aux normes s’avère aussi irrésistible dans les marges et chez les opprimés que dans le centre-ville et chez les grands patrons. Que la langue du maître – Black lives matter – devienne, sans traduction, celle de l’esclave, et son drapeau aussi. Aux États-Unis, beaucoup de manifestants, Noirs et Blancs réunis, brandissent le drapeau étoilé parce qu’ils sont fiers de leur pays auquel ils demandent d’être fidèle à ses valeurs proclamées. Ils ont encore en tête et dans leur cœur l’Amérique de Roosevelt, si chère à mon ami Stéphane Hessel auquel elle donnait toujours espoir, mais qui m’eût sans doute fait remarquer, s’il était vivant, qu’au moment où George Floyd était ignoblement asphyxié, un handicapé palestinien sur sa chaise roulante seul dans une rue de Jérusalem, était tué par balle, ce qui n’a ému personne en France. Il s’en serait, lui, ému mais sans illusion, car il est dans l’ordre des choses que ce qui se passe à New York fasse un gros titre à Paris, mais que ce qui se passe à Paris, à peine un entrefilet à New York.

    Il y a une géopolitique à la verticale des événements, des mots et des images ; le haut déverse les siens vers le bas, ceux des contrebas ne remontent pas. On ne voit pas les émeutiers du Deep South brandir le drapeau tricolore, mais c’est le Star and Stripes qu’on voit brandir à domicile. Martin Luther King a mené son combat en tant que Noir et en tant que patriote, indissolublement. Là est la différence entre un centre qui aspire et des pourtours qui s’inspirent. C’est comme si, chez nous, Spartacus se dressait contre son ennemi Cassius, le consul romain, avec les codes, les images et les enseignes de Cassius (qui fera crucifier 6000 révoltés le long de la route). Les voies de la suprématie – en l’occurrence de la Manifest Destiny – sont décidément impénétrables, encore que l’Ambassade US à Paris sait donner des coups de pouce à la divine Providence en allant recruter dans les banlieues, pour des camps d’été décoloniaux et des séminaires de formation à l’antiracisme en métropole, tous frais payés. Le Nord ne perd pas le nord. Il veille à son image et à l’avenir en draguant côté Sud. Le contrôle préventif des éléments possiblement contestataires témoigne d’un remarquable sens stratégique.

    Le mode de domination du XXIe siècle n’est plus militaire (sauf en cas d’urgence, au Moyen-Orient ou en Amérique latine), mais culturel. Préventif et non répressif. Surveillance en amont des communications et formatage des mentalités (les GAFA). L’imprégnation visuelle, en vidéosphère, est décisive. Aucun médiologue ne peut s’étonner de voir Minneapolis à Paris, et le Bronx dans le quartier des Grésilles, à Dijon. L’Est européen fut jadis kidnappé par l’Empire des Soviets ; l’Ouest européen est médusé par l’empire des images. Rencontrant la fibre communautaire, la fibre optique libère une charge émotionnelle, un choc catalyseur que n’auront jamais un imprimé ou un discours savant avec notes en bas de page. Elle le fait sur l’instant, en live, ce qui est irrésistible, et réduit encore plus les frais de transport et de traduction. Là où il a fallu trois décennies pour importer le identity politics (expression forgée en 1977 par des Afro-Américains), encore une dizaine d’années pour déployer à Paris la Gay Pride (inaugurée à New York en 1979), mais seulement un mois pour traduire le #metoo en #balancetonporc, c’est à présent en 24 heures que nous sont fournis le slogan et le geste qui s’imposent. Nos maîtres et magistères locaux sont ainsi pris à revers par les outils de leur maîtrise, le clip, le spot, les flashes et les news en direct. Inversion du jour et de la nuit.

    Les people confisquaient la visibilité sociale à leur profit – à eux le buzz et les caméras –, et voilà que les paumés jusqu’ici invisibles, ont trouvé, en surdoués du visuel, les moyens de la voyance, et l’art de passer au journal de 20 h, avec le show-biz en garant. Les gilets jaunes et les peaux noires, les femmes à la maison et les aides-soignants, les livreurs de pizza et les derniers de cordée, les réfugiés et les sans-papiers avec leur smartphone en poche, retournent l’impolitesse aux premiers de cordée. Vous gouvernez en mode image ? Nous nous soulevons en mode image. Un prêté pour un rendu. Chapeau.

    Épidémie de mea-culpa

    C’est l’intelligence des exclus. Quand une nation a été construite par un État et que l’État démissionne, la nation se disloque. Plus de peuple mais des populations, c’est-à-dire des communautés, c’est-à-dire des clientèles. Les ex-colonisés, victimes de violences policières, sont alors fondés à se mettre sur les rangs, et à réclamer le respect dû autant à leurs épreuves actuelles qu’aux souffrances ancestrales, blessures inscrites au fond de l’âme des descendants d’esclaves. L’Élysée et Matignon vont avoir un agenda chargé, ironiserait un chroniqueur un peu cynique. Déjà requis par le CRIF pour s’asseoir sur la sellette et rendre des comptes aux représentants officiels de la communauté, nos gouvernants doivent désormais prévoir, outre l’assistance déjà obligatoire au Nouvel an chinois et à la rupture du jeûne, le dîner du CRAN (conseil représentatif des associations noires), celui du CFCM (conseil français du culte musulman), celui du CCOAF (conseil de coordination des organisations arméniennes de France), celui du CNEF (conseil national des évangéliques de France), en attendant les Manouches et les Tchétchènes en voie d’organisation. Épidémie de mea-culpa. Les communautés vont-elles faire la chaîne ? Du online shaming en perspective (en patois, du pain sur la planche).

    L’heure n’est pas à l’ironie mais à l’embarras, du moins pour les rescapés du monde ancien encore en vie. L’anti-impérialiste aux poils blancs, toujours de mèche avec Franz Fanon et les damnés de la Terre, ne peut pas, dans un pays qui dénie son passé colonial, ne pas soutenir, dans leur colère, les brimés et les humiliés, mais il ne peut s’empêcher de voir que l’émancipation des parties s’effectue de telle façon, dans les pas et les mots du World leader, qu’elle accélère et renforce l’asservissement cybernétique du tout. Le progressiste ne peut pas ne pas voir une fieffée régression dans le remplacement de la classe par l’ethnie, des arguments de Raison par des cris du cœur, et dans son ethnie à lui, (sa petite zone de confort), du militant par le pénitent. Le laïque ne peut pas se satisfaire que ce soit la mosquée, et non la mairie, qui scelle un armistice au nom d’Allah miséricordieux entre Maghrébins et Tchétchènes. Ni voir d’un bon œil les confessions religieuses redevenir ce qu’en disait Marx – « l’expression de la misère et la protestation contre la misère, le soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde sans cœur » –, les meetings remplacés par des réunions de prière et les programmes politiques par des sermons évangéliques, comme c’est l’usage outre-Atlantique.

    Un Français, last but not least, ne peut pas sacrifier de bon cœur ses traditions provinciales de galanterie et d’amour courtois, son goût des mots à double sens, ses clins d’œil et ses bises, ses sourires ambigus à la transparence morale du puritain, et à la surveillance du vocabulaire désormais de mise dans les multinationales, pour le marketing, et bientôt dans nos rues et nos mails. C’est le malheur de la France, « la patrie de la politique », disait Marx, que d’être le pays d’Europe qui, étant donné son passé, avec ses barricades et ses salons mixtes, a le moins à gagner et le plus à perdre dans l’acculturation en voie d’achèvement.

    Régime d’américanité

    En régime d’américanité, il y aura comme dans ceux qui l’ont précédé, des gains et des pertes, et l’optimiste pourra nous appeler à voir, dans chaque renoncement recommandé, une mesure d’économie. On s’adapte à tout. Perdre son passé, comme dit Simone Weil, c’est sans doute embêtant pour la musique classique, une musique de Blancs, et pour l’Europe aussi. Continent habité plus qu’un autre par le temps. Il se définit usuellement par la confluence de trois héritages – le romain, avec le Droit, le grec, avec la Science et le chrétien, avec la Conscience. Voilà de bien douteux antécédents car le monde antique, un millénaire d’histoire lourd à porter, était férocement et fièrement esclavagiste et patriarcal. Rappelons-nous que le Code noir avait pour fin et premier but de forcer les esclaves des Îles à aller à la messe. Mais après tout, ne faut-il pas laisser les morts enterrer les morts, et avons-nous vraiment besoin, à l’heure du tube et de la house, du clavecin et du violoncelle, de latin et de grec, et de droit romain là où devra régner la common law ?

    Perdre l’avenir sera un peu plus déprimant mais on doit l’envisager avec la même sérénité. Là où l’Origine fait un nœud coulant et rend inutile tout espoir de Dénouement, à quoi bon s’occuper du bonheur des générations futures si, born this way, les jeux sont joués dès la naissance ? Plus de deuxième chance. Le stigmate du bourgeois oppresseur n’était pas irrémédiable. On pouvait encore s’inscrire au parti communiste, rejoindre la CGT ou un maquis au Mozambique. Mais avec le « privilège de l’homme blanc » – comment se racheter ? Le dermatologue, le psychanalyste ? Et si me vient l’envie de prendre à cœur, moi, mâle blanc hétérosexuel cisgenre, la cause et les luttes de mes frères en humanité autrement équipés, je peux craindre d’être accusé de m’approprier et confisquer des souffrances qui ne me regardent pas, dans le seul but de renforcer ma pole position, dans une parfaite inauthenticité. Mais réfléchissons bien : vu les effets dévastateurs de la croyance au Progrès, et le coût en vies humaines des messianismes séculiers, n’est-il pas salutaire de renoncer au sens de l’histoire et aux utopies fatales ? De s’en tenir à l’aménagement de ce qui est, et non à la vaine poursuite de ce qui devrait ou pourrait être ?

    La vision politique du monde a eu beaucoup d’inconvénients. Voyons donc le bon côté des choses. Il fallait bien refermer un jour l’ère judéo-chrétienne, avec son temps fléché, son éternelle attente d’un Messie qui ne vient jamais, ses prétentions à l’universel (dont l’entracte socialiste aura été une variante), pour la restituer à sa vérité, comme un bref moment du quaternaire supérieur. Et parmi les avantages du New deal, la nouvelle donne, n’en n’oublions pas un, dont un certain nombre d’entre nous, férus de belles phrases et d’envolées un peu creuses, pourront se féliciter : être dispensé de tout apprentissage rhétorique. Chacun devant rester sur ses rails, inutile de vouloir le convaincre d’autre chose que de ses choses à lui, sous peine d’appropriation culturelle.

    "Il n’est nul besoin d’aimer le monde qui vient pour le voir venir"

    Il est clair qu’il nous faut mettre à profit l’interrègne entre notre statut actuel d’État libre associé, 2020, et notre futur statut d’État fédéré de plein droit, 2120, pour se réinventer courageusement. Et commencer à mettre au point une nouvelle économie psychique, un nouvel agenda pratique, dussent-ils heurter nos préjugés, qui nous éviterait de gaspiller nos énergies dans des occupations, notamment civiques, devenues obsolètes. La class action est acquise. La discrimination positive s’impose de toute évidence ; également la fixation, dans chaque profession, de quotas ethniques, comme Charles Maurras l’avait déjà recommandé, mais aussi l’utilisation de tests génétiques préalables par les compagnies d’assurances et les entreprises, pour les avertir de toute modification chromosomique susceptible de reconsidérer les droits et avantages des assurés et employés. Des biologistes s’attellent déjà à une clarification des frontières entre peuplades – tâche difficile compte-tenu des sang-mêlés ultra-marins et autres. Nos chercheurs peuvent s’inspirer, il est vrai, des juristes allemands qui ont eu naguère à fixer les frontières exactes entre juif, demi-juif, et quart de juif. Il y a, dans ce domaine, côté national-socialiste, une expérimentation de l’infâme à ne pas négliger. Voilà quelques-unes des tâches dévolues, horresco referens, à ceux et celles qui n’hésiteront pas à tirer les saumâtres conséquences de la définition médiologique de la culture : une réponse adaptative à un milieu technique en plein chamboulement.

    « Il n’est nul besoin d’aimer le monde qui vient pour le voir venir », annonçait Chateaubriand, l’enchanteur aux bonnes jumelles. Des paroles à méditer, par quiconque entend, bon gré mal gré, se mettre en ligne avec le temps assez peu aimable qu’on aimerait ne pas voir arriver jusqu’à nous.

    Régis Debray (Le Carnet des médiologues, 30 juin 2020)

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  • Nouvelle économie : crédit, désir et politique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à l'effondrement de notre société basée uniquement sur le désir. Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

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    Nouvelle économie : crédit, désir et politique

    Usée jusqu’à la corde, la vieille ficelle de « la croissance est de retour » ne trompe plus personne. Malgré les milliards de milliards d’euros dont s’enivre la Commission européenne, de « Green Deal » en « Next generation », malgré la bonne volonté dégoulinante des commissions et des comités, malgré tous les efforts de la BCE, le recul du commerce mondial touche particulièrement l’Union européenne, et l’espoir d’une reprise en « V » s’éloigne à mesure que la déchirure du tissu économique local se précise. Voilà de quoi réjouir les adeptes de la décroissance écologique, et aussi bien, ceux qui voient dans l’hyperconsommation l’un des facteurs de la destruction à l’œuvre de nos conditions de vie. Voilà surtout de quoi en finir avec l’illusion économique sur laquelle toute politique ne bâtit que sur du sable.

    Crédit : trois chiffres résument la situation actuelle.

    Dans les années 1950, un dollar de crédit produisait quatre à cinq dollars d’activité en plus. Le crédit constituait réellement un levier de croissance.

    Dans les années 1990, quatre à cinq dollars de crédit produisaient un dollar de croissance. Les excès du crédit bancaire américain, tel que Bill Clinton y a cherché la fuite en avant de la propriété pour tous, sont l’expression d’une situation inédite ; le crédit échouait à générer l’activité. Beaucoup a été écrit sur les raisons de la stagnation, la panne de croissance, que certains voient séculaire, et le salut cherché dans l’innovation, dans les politiques monétaires accommodantes, le numérique. Rien n’y a fait. De plus en plus d’argent produit de moins en moins d’effet sur l’économie — la BCE l’a-t-elle vu ?

    Depuis deux ans, des milliards de milliards de dollars de crédit ne produisent pas un seul dollar de croissance réelle – mais des achats en Bourse qui poursuivent la plus longue et forte vague de hausse des prix d’actifs financiers jamais connue. Les entreprises attendent des effets de ruissellement qui ne viennent pas. Les politiques, avec la complicité des économistes et des banquiers centraux, amusent la galerie avec des prévisions comiques par leur invraisemblance, par exemple la fameuse reprise en V ; il est plus grave que certains se laissent prendre à la « nouvelle théorie monétaire » qui assure que les dettes ne seront jamais payées ! Si douce à entendre, si dure à oublier !

    Voilà pourquoi il est légitime d’interroger la fuite en avant de l’Union européenne et de la BCE. 250, 500, milliards, 1000 milliards pour le Green Deal, pourquoi pas le double pour « Next generation » — puisque c’est elle qui paiera ? Après la FED, la BCE invente l’argent magique, celui qui ne coûte rien et qui ne sera jamais remboursé. Et elle réfléchit à faire mieux ; créditer les comptes de chaque ménage européen de liquidités créées par la BCE, charge à lui de le consommer tout de suite — car la nouveauté du moment est que ce n’est pas le travail qui permet la consommation, par la valeur ajoutée apportée, l’individu est payé pour consommer — pour faire repartir cette croissance qui boude et sans laquelle nos sociétés semblent condamnées à s’effondrer sur elles-mêmes !

    La boucle est bouclée et elle pose des questions majeures à l’Union européenne, aux droits des citoyens et à la démocratie.

    La société libérale du désir et non du politique

    J’ai traité dans « Le Gouvernement du Désir » ce fait négligé ; le marketing et la publicité ont usurpé le propre du politique ; l’espoir d’une vie meilleure. Si vous voulez vivre mieux, plus la peine de voter, encore moins de militer, faites chauffer la carte de crédit ! En passant du libéralisme politique au libéralisme économique, celui de l’individu dont le seul interlocuteur est le marché, et qu’avait deviné Benjamin Constant dès 1810, nous avons changé d’espoir ; l’espoir révolutionnaire politique et démocratique s’est vu submergé et bientôt, dépassé, par la puissance révolutionnaire du désir marchand, du désir mimétique, du désir qui balaie tout sur son passage ; l’entreprise a pris le pouvoir à la faveur de la production du désir, la société libérale est devenue le cadre du déchaînement du désir, de tous les désirs. La liberté individuelle a servi le diktat du marché ; belle opération, qui fait du capitalisme financier de la fin du XXe siècle l’une des forces révolutionnaires les plus abouties qui aient été !

    Voilà l’effondrement actuel ; leurs pères ont tourné le dos à l’espoir révolutionnaire pour collectionner les stock-options, vanter la société ouverte et faire venir leurs esclaves des pays du Sud sous couvert de droits de l’homme, ils ont proclamé suivre leurs désirs sans entraves, leurs enfants se détournent de la société d’hyperconsommation, fuient les métropoles et cherchent à échapper aux ravages de la société multiculturelle, les uns en renouant avec les formes religieuses à disposition, les autres en se repliant sur des cellules amicales, familiales ou communautaires espérées imperméables, tous en condamnant sans retour les moyens tentaculaires d’exploitation du monde auxquels leur semble se résumer l’histoire de leurs pays, de l’esclavage à la colonisation et des missions religieuses à la diffusion de la culture et du mode de vie occidental.

    Les économistes et les dirigeants auxquels ils servent d’alibi entendent user de tous les moyens pour réveiller l’appétit de la croissance infinie, certains que de l’économie vient le salut. Ils se trompent, et l’insurrection des identités collectives à laquelle nous assistons devrait sonner leur réveil. Le temps n’est pas à l’innovation technique, marketing, le temps est à l’innovation sociale et politique. Le temps est aux formes politiques de l’espoir collectif, seul capable de ranimer l’envie d’avenir qui est le secret des sociétés ouvertes, entraînantes et surtout, heureuses de vivre. Le temps est de constater lucidement les conditions qui font une bonne société, les conditions qui font une société dysfonctionnelle.

    Une certitude ; la société qui fonctionne poursuit un projet politique. Tout indique que l’Union européenne est aujourd’hui incapable de se donner le projet politique d’indépendance et de puissance qui lui permettrait de dépasser le rêve vieilli du marché intérieur, et de répondre à l’attente de Nations inquiètes de demeurer. Tout indique qu’elle est impuissante à sortir d’alliances dépassées, dénoncer des traités paralysants, sortir des facilités du tout économique. Passer de la nuit à la lumière et de l’ombre au soleil n’est pas seulement une enflure rhétorique de M. Jack Lang ; c’est le fondement de nos démocraties. L’espoir que la politique peut changer la vie, l’espoir que le combat politique peut faire la vie meilleure pour tous.

    Nous pouvons en rire. Ils sont des millions à avoir donné leur vie pour ça. Et la grande panne de la croissance ne serait rien si « elle n’était pas le signe d’une crise du futur, d’une perte de l’envie d’avenir, qui se traduit par la panne démographique où l’Occident s’engloutit, qui s’exprime par la lâche tentation de renoncer à tout ce qui a été fort, grand et beau pour se donner quelques mois, quelques années encore de lâche tranquillité, et qui débouche sur le renoncement à être ce que l’on est – jusqu’au moment où du plus sombre renaît la lumière qui guide ceux qui savent ce qu’ils se doivent.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 29 juin 2020)

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  • L’Europe de la défiance...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hadrien Desuin consacré à la question de l'Europe de la défense et cueilli sur Geopragma. Spécialiste des questions géopolitiques, chercheur associé à Geopragma, Hadrien Desuin est l'auteur de La France atlantiste (Cerf, 2017).

     

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    L’Europe de la défiance

    La France multiplie les effets d’annonce en faveur de “l’Europe de la défense” sans pouvoir masquer sa dépendance à l’OTAN.

    Quelques jours avant le sommet de Londres, les 3 et 4 décembre 2019, un entretien présidentiel publié dans l’hebdomadaire britannique The Economist met le feu aux poudres. En qualifiant l’OTAN d’organisation “en état de mort cérébrale“, Emmanuel Macron vole la vedette à Donald Trump, pourtant habitué à ce type de sortie fracassante. Son duel à fleuret moucheté avec le président turc et membre de l’OTAN, Erdogan, se poursuit en juin 2020, sur fond de guerre civile libyenne, lors de la venue à Paris du président tunisien, Kais Saied. Quelques jours plus tôt, la flotte turque a menacé une frégate française envoyée par l’OTAN au large des côtes libyennes. Washington n’a pas condamné la Turquie et l’OTAN a prudemment demandé une enquête, renvoyant dos à dos Turcs et Français. Ce camouflet illustre la marginalisation de la France dans l’alliance atlantique et justifie a posteriori ses doléances exprimées à Londres: une Europe de la défense indépendante de la tutelle américaine, moins complaisante vis-à-vis de la Turquie et moins obnubilée par la menace russe. Entre temps, Jens Stoltenberg, le secrétaire général norvégien de l’OTAN, est venu à l’Elysée demander des explications: « Nous avons besoin d’une structure de commandement forte et compétente, pas de diviser les ressources en deux ». Il serait selon lui « dénué de sens de permettre à l’OTAN et à l’Union européenne de rivaliser ». Nicole Bacharan, figure de la French-American Foundation, souvent critique du président Trump, sait mettre de l’eau dans son vin quand c’est nécessaire:  « Sur le fond Trump a raison, c’est irréaliste de penser qu’une armée européenne pourrait se passer des États-Unis ». Angela Merkel a certes tenté une synthèse: « il ne s’agit pas d’une armée contre l’OTAN, bien au contraire ! Cela peut être une armée qui complétera l’OTAN de façon très utile, sans remettre ce lien en cause »;  Vladimir Poutine est finalement le seul à voir dans une « une armée européenne : un processus positif pour le renforcement du monde multipolaire ».


    La roue de secours de l’OTAN ?

    En réalité, les malentendus entre l’OTAN et les projets d’armée européenne ou d’Europe de la Défense ne datent pas d’aujourd’hui. Après deux guerres mondiales Britanniques et Français sont traumatisés par l’engagement tardif des Américains contre l’Allemagne. Dès le 5 mars 1946, dans un discours resté fameux à Fulton, Winston Churchill s’alarme du “rideau de fer descendu à travers le continent, de Stettin dans la Baltique à Trieste sur l’Adriatique.” Suivront en 1947, la doctrine Truman et le plan Marshall mais aussi le traité franco-britannique de Dunkerque, signé le 4 mars, dans une ville ô combien symbolique. Un an plus tard, à Bruxelles, le traité bilatéral franco-britannique s’élargit au Benelux. Son article 5 prévoit une assistance mutuelle en cas d’agression extérieure. L’Europe de la défense ne va toutefois durer qu’un an. En 1949, avec le traité de Washington, les dispositions du traité de Bruxelles sont vidées de leurs substances et mis en sommeil. Washington, qui planifie une guerre imminente contre l’URSS, au vu de ce qui se passe au même moment en Corée, prend directement les commandes.Bien loin d’être concurrents, les deux projets militaires, OTAN et Europe de la défense apparaissent dès l’origine complémentaires dans la mesure où la dernière sert de palliatif ou de plan B, pour encourager ou suppléer une puissance américaine parfois hésitante. En 1954, lorsque Jean Monnet échoue de peu à fonder la CED (communauté européenne de Défense), l’Union de l’Europe occidentale (UEO) réactive le traité de Bruxelles et puis sombre à nouveau dans l’oubli.

    35 ans plus tard, la guerre froide s’achève sur une victoire de l’OTAN par abandon des soviétiques. La paix européenne présuppose la réintégration de la Russie dans le concert européen mais la chose est impensable pour Washington. Les structures otaniennes diminuent leur empreinte au sol mais s’élargissent vers l’est. Les Européens, et singulièrement la France, tentent dans le même temps une relance de l’Union de l’Europe Occidentale, “troisième pilier du traité de Maastricht”.
    Dans les faits, malgré l’implosion yougoslave et l’intervention tardive des Etats-Unis (accords de Dayton puis occupation du Kosovo), les nations européennes se sont empressées d’ “engranger les dividendes de la paix“. Formule prononcée par Laurent Fabius dès le 10 juin 1990 et symptomatique d’une vision économique du monde. La plupart des armées européennes se contentent des missions dites de Petersberg, du nom de la déclaration de l’UEO, faite à l’hôtel éponyme sur les hauteurs de Bonn en 1992. Missions “civilo-militaires” de formation, de coopération ou d’interposition dont les contours politiques s’avèrent assez flous. Il faut “gagner la paix” et non plus “faire la guerre”. Il y a une “division du travail entre les États-Unis, qui “faisaient le dîner”, et les Européens, qui “faisaient la vaisselle” ironise Robert Kagan dans un article dePolicy Review publié en 2002 et destiné à préparer l’opinion à la guerre en IrakArticle qui sera à l’origine de son ouvrage majeur, La puissance et la faiblesse. Pour Kagan, l’Europe s’apparente à Vénus, déesse de l’amour, tandis que Mars, dieu de la guerre, inspire l’Amérique. Autrement dit, l’armée américaine détruit l’ennemi et les Européens réparent les dégâts.
    La PESD (Politique Européenne de Sécurité et de Défense), héritière de l’UEO n’a jamais pu se substituer à l’armée américaine en Europe. Dans les accords de “Berlin +”, la condition pour que l’UE bénéficie des moyens de l’OTAN est que celle-ci ne soit pas engagée. La mission judiciaire et policière EULEX Kosovo n’a, par exemple, pas d’accord de partenariat avec la KFOR. Cet accord est aujourd’hui verrouillé par la Turquie qui fait payer aux Européens, via l’OTAN, sa non adhésion à l’UE.

    L’Europe de la Défense portée disparue.
    Certes la France et le Royaume-Uni tentent de conserver une capacité de projection et d’intervention “en premier” sur un théâtre d’opération. Ce sont les deux “nations-cadres” qui peuvent encore agir en autonomie ou diriger une coalition. Pour le reste, c’est le désarmement général: les crédits de défense dépassent péniblement les 1% du PIB. Le nombre de soldats et de régiments est divisé par deux ou trois en 30 ans. Dans son discours sur “l’État de l’Union” du 14 septembre 2016, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker a dévoilé un projet de “corps européen de solidarité” où les jeunes pourront servir les autorités nationales et locales mais aussi les ONG et les entreprises…Avec le Brexit, certains ont cru qu’il n’y avait plus d’obstacle à une Europe de la Défense. C’est méconnaître le tropisme atlantiste des pays d’Europe centrale, du nord et même du sud. Même la France a très tôt réaffirmé son étroite collaboration militaire avec le Royaume-Uni à l’occasion du sommet de Sandhurst en janvier 2018 et lors de l’exercice naval Griffin strike en Ecosse en octobre 2019. En théorie, la France a pu apparaître comme la dernière nation, avec peut-être la Belgique et le Luxembourg, à croire encore à l’Europe de la Défense. Mais en 2009, la France est rentrée dans le giron de l’OTAN et le fond européen de défense qu’elle a péniblement obtenu d’Angela Merkel pourra d’ailleurs servir à l’achat d’équipement militaire non-européen, signe de la dépendance américaine de l’Europe de la défense.

    Les administrations américaines successives appellent de leur côté les nations européennes de l’OTAN à stopper l’hémorragie budgétaire. 70% de la défense européenne est en effet assurée par les États-Unis et les états-majors de l’OTAN sont pléthoriques. On comprend que Donald Trump ait menacé de se retirer pour obtenir une meilleure répartition financière. Mais cette confortable réticence européenne peut s’expliquer. D’une pierre deux coups; cet effort européen permet à l’armée américaine de financer son propre réarmement. Et l’Europe, en première ligne, sert de tête de pont à la défense américaine. La mise en place en Europe du bouclier antimissile face à la Russie coûte par exemple très cher et c’est l’industrie américaine (Raytheon) qui en bénéficie en très grande partie. Une base navale en Espagne, un centre de commandement en Allemagne et deux bases de lancements en Pologne et en Bulgarie, sans compter le coût du système d’arme. Voilà pourquoi, l’achat de système de défense anti-missile russe S-400 par la Turquie a suscité plus de colère et de frayeur à Washington que les protestations françaises face à l’intervention militaire de Erdogan en Libye et en Syrie.

    Hadrien desuin (Geopragma, 25 juin 2020)

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  • Convention citoyenne, tirage au sort et démocratie athénienne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Raphaël Doan, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la question du tirage au sort, expérimenté dans le cadre de la pseudo-Convention citoyenne. Agrégé de lettres classiques, Raphaël Doan est l'auteur de Quand Rome inventait le populisme (Cerf, 2019).

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    «Non, le tirage au sort de la Convention citoyenne sur le climat n’a rien à voir avec la démocratie athénienne»

    La Convention citoyenne sur le climat, qui vient de rendre ses propositions, a remis au goût du jour le tirage au sort. Créée par le président de la République après la crise des gilets jaunes, cette instance a réuni pendant six mois 150 citoyens, sélectionnés au hasard sur des listes téléphoniques, pour décider de mesures à prendre en matière de lutte contre le changement climatique. Défendu par nombre d’écologistes et tenants de la démocratie participative, qui appellent à dépasser nos vieilles institutions verticales, le tirage au sort des membres de cette convention a été retenu par Emmanuel Macron pour «représenter pleinement la société dans toute sa diversité et sa vitalité.»

    Quand on parle de tirage au sort en démocratie, on invoque souvent l’exemple de la Grèce antique, et particulièrement de la démocratie athénienne. Mais le tirage au sort athénien était-il vraiment similaire à celui dont nous parlons aujourd’hui? Peut-on voir dans la démocratie athénienne l’ancêtre de notre démocratie participative? Ce n’est pas si sûr.

    Pour Platon, «est démocratique le fait que les magistratures soient attribuées par tirage au sort, oligarchique le fait qu’elles soient pourvues par l’élection.» Pour Aristote également, c’est démocratique à la condition «que les magistratures soient tirées au sort.» Et de fait, à Athènes, on tirait au sort les juges, les magistrats ordinaires et les membres du conseil des cinq cent, qui présidaient aux séances de l’Assemblée. Au total, plusieurs milliers de postes étaient remplis au hasard, au sein d’un vivier de plus de 30 000 citoyens. La participation de ces derniers était donc bien plus massive que dans les démocraties modernes.

    Ce qu’on nous propose aujourd’hui n’a pourtant pas grand-chose à voir avec l’esprit des institutions athéniennes. Pourquoi les Grecs considéraient-ils le hasard comme démocratique? Non pas parce qu’il serait «représentatif» de la société, mais parce qu’il sapait le monopole de quelques grandes familles sur l’administration de la cité, un peu comme, sous l’Ancien Régime, les charges du royaume étaient concentrées entre les mains des privilégiés. Pour y mettre fin, la Révolution française fit le choix de la méritocratie: la fonction publique était ouverte à tout citoyen méritant par la voie du concours. Athènes avait trouvé une solution différente à travers le tirage au sort, mais l’objectif était le même: réduire la place de l’aristocratie dans l’administration.

    Regardons de plus près les postes attribués par le sort à Athènes: il s’agissait soit de fonctions archaïques et honorifiques, comme les archontes, soit de fonctions d’administration courante, surveillants des temples, garants des poids et mesures, chargés de voirie, secrétaires publics. Pour les magistrats responsables de décisions vitales pour la cité, on se gardait bien du tirage au sort: les fonctions financières et militaires, mais aussi celles concernant la gestion de l’eau, étaient électives. Au demeurant, les lois et les grandes orientations politiques - comme la paix ou la guerre - étaient votées directement par le peuple, réuni à l’assemblée. Pour simplifier, on peut dire qu’Athènes tirait au sort ses fonctionnaires-citoyens, mais laissait les décisions importantes au suffrage universel ou à la sagacité des élus.

    La convention citoyenne sur le climat repose sur des principes opposés. Les tirés au sort ne sont pas censés administrer la cité, mais formuler de grandes propositions politiques. Loin d’arracher le monopole de l’expertise à ceux qui l’exercent traditionnellement, comme à Athènes, le hasard du recrutement renforce le rôle des experts. Au-delà des 150 citoyens par définition novices en matière climatique, la convention est supervisée par un «comité de gouvernance», composé de membres de think-tanks, de militants, d’agents du ministère de la Transition écologique, de chercheurs et d’autres personnalités qualifiées. Ce sont eux qui donnent le cadre des problèmes à résoudre aux tirés au sort, leur indiquent des solutions, et se chargent de transcrire leurs idées dans le droit. Autant dire qu’ils s’occupent de l’essentiel, en amont comme en aval.

    Les fonctions de secrétariat, d’organisation des débats et de transcription juridique des décisions de l’assemblée sont précisément celles que les Athéniens attribuaient au tirage au sort, pour éviter que la délibération des citoyens soit détournée par un petit nombre d’experts. Comme on l’a vu, ils ne confiaient pas au sort les questions qu’ils jugeaient fondamentales, comme la conduite de la guerre. Remettre l’écologie au hasard donne le sentiment, a contrario, d’en faire peu de cas. Il est vrai que dans le cas de la Convention citoyenne pour le climat, le président de la République s’est engagé à ce que les propositions finales soient examinées par le Parlement ou tranchées par référendum. Mais si les propositions sont préparées par des experts et votées par la représentation nationale, qu’avait-on besoin d’intermédiaires tirés au sort?

    C’est le problème fondamental de la démocratie participative, quand elle s’incarne dans de petites assemblées non spécialisées à qui l’on demande de décider des choses: elle est à la merci, soit de l’indifférence, soit des intérêts particuliers. Comme s’en inquiétait Condorcet: «Qu’attendre d’une assemblée d’hommes presque tous étrangers aux affaires publiques, indociles à la voix de la vérité, prompts à se laisser séduire à celle du premier charlatan qui tenterait de le séduire?»

    Raphaël Doan (Figaro Vox, 22 juin 2020)

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