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Points de vue - Page 122

  • Sortir du rang...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Geopragma et consacré aux conséquences géopolitiques de la crise. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Sortir du rang

    Lucidité, humilité, solidarité, coopération, empathie, inventivité : une pandémie comme celle qu’affronte le monde entier depuis quelques mois aurait pu et dû être, par l’ampleur de la vulnérabilité humaine qu’elle révèle, l’occasion pour les hommes ‒ notamment les politiques occidentaux qui aiment tant la grandiloquence humanitariste ‒ de se montrer enfin concrètement grands et généreux au-delà de leurs postures moralisantes cyniques, jamais suivies d’effet.

    Après la phase d’urgence sanitaire et d’improvisation plus ou moins heureuse, la récession économique et sociale généralisée qui attend la planète est en effet le socle idéal d’un rapprochement des intelligences, pour une fois affectées au bien commun et à l’amélioration d’une gouvernance mondiale en miettes. Elle aurait même pu mettre sur pause les innombrables affrontements armés mais aussi économiques et financiers (pensons aux arsenaux de sanctions manifestement contreproductives). Bref la Covid-19 est un kairos inespéré pour l’avènement du réalisme éthique dans les relations internationales. Certains y croient ou le disent, avec sincérité ou hypocrisie. Dans un cas comme dans l’autre, c’est rafraîchissant… mais parfaitement improbable. 

    Il n’est que de voir le rejet, à deux reprises, par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne (donc la France) mais aussi le Japon, la Corée du Sud ou le Canada, du projet russe de résolution proposant un moratoire sur les sanctions pour les pays affectés par le coronavirus. Dans un assourdissant silence médiatique et une indifférence générale, les uns et les autres de ces pays, en chœur ou en canon, ont jugé cette proposition motivée par un pur opportunisme et une volonté d’instrumentalisation russe de la pandémie… On se demande comment il est encore possible, après la masse d’avanies américaines lancées au front de la servile Europe, que celle-ci n’ait toujours pas compris que son larbinisme aggravé ne lui rapportait rien et qu’elle devait enfin apprendre à réfléchir et à agir par elle-même, comme une grande, sans toujours attendre les ordres de Washington qui la méprise et se sert d’elle.

    Rappelons que ce projet était non seulement appuyé par Pékin, mais aussi par le groupe des 77 (les anciens « non alignés ») et par rien moins que le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, dont l’audace lui coûtera peut-être bientôt son poste ou certains de ses budgets. Tous ces États, toutes ces personnalités parlent dans le désert, ou plutôt dans la jungle redevenue épaisse d’un multilatéralisme dévasté et d’une brutalisation croissante des rapports interétatiques.

    Les ratés du Regime change par le sang ou par les « révoltes populaires » en Europe comme au Levant ont tant crispé l’Empire en déclin, tant fait le jeu du soft power chinois et d’un relèvement imprévu de la puissance et de l’influence russes ‒ en dépit de tombereaux de sanctions qui ne parviennent pas davantage à décapiter un régime iranien récalcitrant ‒ que l’Amérique ne croit plus avoir d’autre choix que de « se défendre » comme elle l’a toujours fait : en attaquant. Elle s’y emploie en construisant plus que jamais l’ennemi pour justifier les coalitions, en battant le rappel de ses alliés-vassaux, en les forçant à prendre parti par le chantage et l’intimidation et en détruisant méthodiquement, sans plus prendre aucun gant, tous les mécanismes de dialogue ou d’entente multilatéraux qui contraignaient encore les volontés de puissance des uns et des autres. C’est évidemment vrai en matière stratégique (accords Start, FNI, JCPOA, traité ABM), climatique (accord de Paris), commerciale (TPP), Culturelle (Unesco) et désormais aussi sanitaire, avec le retrait de la participation financière américaine à l’OMS, en pleine pandémie. C’est délirant, c’est stupide, c’est indigent humainement, tactiquement et stratégiquement. C’est exactement l’inverse de ce qu’il faudrait faire, car, la nature ayant horreur du vide, Pékin réinvestit sans résistance tous les espaces d’influence délaissés par Washington. Mais les États-Unis croient que, de cette façon, le monde redeviendra unipolaire, que leur infaillibilité et leur invulnérabilité s’imposeront de nouveau à tous les autres acteurs. 

    Dans le cadre de cette approche ouvertement belliciste des rapports interétatiques, Washington suit deux grands axes.

    Le premier est une vieille parade qui a fait ses preuves : la diversion. Il faut donc trouver un coupable. Pékin est responsable du désastre sanitaire américain ! La Chine n’a pas créé la Covid-19, mais elle en a sciemment retardé l’annonce au monde pour nuire à la Grande Amérique, qui, si elle avait su plus tôt ce qui se passait, aurait naturellement pris la mesure de l’événement et les bonnes dispositions pour en prémunir sa population. Et nous, gentils petits serviteurs européens de l’infaillibilité américaine, au lieu d’élever enfin le débat, de libérer le monde de sa médiocrité complotiste, nous appuyons cette bronca débilitante, nous appelons au jugement de Pékin qui devra rendre des comptes. Il est vrai que la vision punitive du monde fait gagner tant d’argent… La guerre tue (de préférence les autres), mais elle paie bien.

    Le second axe de « défense », lui aussi toujours maintenu en état opérationnel mais réactivé avec plus d’énergie encore, consiste à renforcer la tutelle stratégique sur l’Europe, comme on prétend protéger une vieille cousine sénile alors qu’on la déleste progressivement de tous ses biens. L’OTAN est l’instrument de cette captation ‒ un outil majeur pour la construction, la désignation et le harcèlement de « l’Autre ennemi », dans un processus classique de projection victimaire que le docteur Freud aurait adoré décortiquer. L’ennemi, c’est évidemment toujours la Russie, comme si le Pacte de Varsovie tonnait à nos portes (alors que la majorité de ses membres ont été récupérés par l’Alliance, mais on n’est pas à une contradiction près) ; comme si Moscou allait envahir la Pologne et les pays baltes, comme si Vladimir Poutine voulait l’éclatement de l’UE plus sûrement encore que Washington ou Pékin ! Alors, face à cette puissance maléfique qu’un arsenal de sanctions inédit n’arrive toujours pas à faire vaciller d’un iota et qui gère sérieusement la pandémie, on n’hésite plus à franchir un cap gravissime. On relance le harcèlement pour exciter la bête : l’ours. En effet, si les manœuvres de l’OTAN « Defender 2020 », prévues en Europe orientale en avril et mai, ont été reportées pour qu’elles puissent être menées en toute sécurité sur le plan sanitaire, ce report ne change rien à leur nature ni au franchissement d’un seuil dramatique. Le projet des États-Unis est désormais d’entraîner leurs alliés continentaux dans ces folies bellicistes et de leur faire cautionner l’emploi éventuel, sur le champ de bataille européen, de munitions nucléaires tactiques tout récemment mises en service dans les armées américaines. 

    Si d’aucuns ont osé croire un instant que plus rien ne serait jamais comme avant, voilà de quoi les détromper. Ce ne sera pas comme avant. Ce sera pire. Et la Covid-19 n’est en l’espèce qu’un retardateur pour le franchissement d’un seuil qui paraît inéluctable dans l’état actuel d’apathie intellectuelle et morale et de servilité des affidés otaniens de Washington.

    Comment la France peut-elle cautionner une telle folie qui contrevient radicalement à sa propre doctrine de dissuasion et portera un coup fatal à son prétendu dialogue stratégique avec la Russie ? Mystère et boule de gomme. C’est un reniement politique, stratégique et éthique incompréhensible, au moment même où Paris devrait sortir du rang et proposer un rapprochement stratégique à Moscou, initiant enfin une projection européenne vers le cœur de l’Eurasie. Si la France était capable d’une telle audace, elle serait bientôt rejointe par d’autres États européens dont les yeux se décilleraient, et offrirait à l’Europe le plus beau des présents : l’impulsion salutaire qui, seule, peut désormais lui permettre de survivre stratégiquement et économiquement entre Chine et Amérique. Évidemment, pour cela, Il faudrait enfin du courage et de la vision. Manifestement, nos stratèges en chambre, toujours affectés d’un autre virus tout aussi dévastateur que le corona, le double syndrome de Stockholm et de Pavlov, préfèrent continuer à voir le monde en noir et blanc et à se tapir sous l’aile immaculée d’un allié qui les rabaisse plus que jamais. 

    Caroline Galactéros (Geopragma, 26 mai 2020)

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  • L’Empire du Bien contre-attaque contre Michel Onfray et son Front Populaire...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de l'Observatoire du journalisme consacré aux violentes attaques dont Michel Onfray a fait l'objet dans la presse du système (Le Monde, Libération,...) à la suite de son annonce du lancement d'une revue intitulée Front populaire...

     

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    L’Empire du Bien contre-attaque contre Michel Onfray et son Front Populaire

    Dans son édition datée du mardi 19 mai 2020, Le Monde a de nouveau lancé ses fidèles guerriers de la lutte contre les néo-réacs à l’assaut. Depuis le pamphlet de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires, paru en 2002, réédité depuis, et la longue campagne de presse à la une qui s’en était suivie, amalgamant des personnalités dont il fut alors remarqué qu’elles n’avaient pourtant rien en commun dans le domaine de la pensée, le marronnier est régulièrement de retour. Et Le Monde n’est en ce domaine jamais à la traîne. Ce mauvais essai s’inscrivant dans la lignée de la période Plenel où Le Monde traquait du « rouge-brun ».

    Onfray de blanc devient noir

    Ce mardi 19 mai 2020, ce sont donc les fidèles limiers Lucie Soullier et Abel Mestre « spécialistes » es extrême-droite (voir le portrait d’Abel Mestre), mais ne définissant jamais ce qu’ils entendent par-là, qui attaquent et ont donc trouvé un nouveau réactionnaire, Michel Onfray, pourtant longtemps égérie d’une partie de la gauche, laquelle avait même pensé un temps à lui pour les présidentielles de 2007, ayant à l’époque table ouverte dans tous les médias du système, médias qu’il critique avec virulence maintenant, chacun étant libre d’évoluer au long d’une vie intellectuelle. Michel Onfray était pourtant, moins depuis qu’il trouve l’islam dangereux, dogmatique, violent, en passe de peut-être imposer sa loi, un gendre idéal autrefois : penseur devenu philosophe, travailleur acharné, certains disaient polygraphe excessif, critique d’une éducation nationale déjà assez moribonde pour qu’il la quitte afin de fonder une université populaire, combattant de l’antiracisme sous toutes ses formes, attentif à ne pas débattre avec les méchants de l’autre rive, ou supposés tels. Ce qui fut évident quand une réponse à son Traité d’athéologie fut publiée en forme d’Anti-traité d’athéologie, du fait des nombreuses utilisations faites par le philosophe d’extraits tronqués de la Bible afin de démontrer ses thèses. Un peu trop de virulence des deux côtés, sans aucun doute, c’était l’époque. Reste que Michel Onfray était partout, et même au téléphone pour commenter n’importe quel fait d’actualité à n’importe quel moment de la journée.

    Les médias officiels n’aiment plus Michel Onfray

    C’est donc terminé, toute la presse officielle et convenue, celle qui sert la soupe au mondialisme, lui tombe dessus, à commencer par Le Monde. Mais Libération et consorts suivent, la « Lettre politique » du bientôt retraité Joffrin étant par exemple consacrée à Michel Onfray le mercredi 20 mai 2020. En son entier. Qu’un philosophe aussi adulé, durant aussi longtemps, ayant bénéficié d’une émission annuelle d’un mois sur France Culture durant des années, invité partout, vienne rejoindre, pensent-t-ils, la cohorte de ceux que l’on qualifiera dans ces milieux d’hommes « de droite » ou « d’extrême-droite », les sociaux-libéraux ont du mal à faire la différence, comme Dantec autrefois, Houellebecq et tant d’autres, ainsi que des confrères auxquels ils dénient évidemment la qualité d’organes de presse, comme Éléments, Valeurs Actuelles, Présent ou L’Incorrect par exemple, choque l’entendement de Soulier et Mestre. Pour Le Monde, ce qui est acceptable c’est de penser comme Le Monde.

    Et c’est à cela que servent Lucie Soullier et Abel Mestre, dans la plus pure tradition des anciens « commissaires du peuple » ou du tribunal révolutionnaire de 1793 : traquer tous les suspects.

    De quoi ? Du crime suprême : être simplement suspect.

    L’objet du délit ? Front Populaire

    Michel Onfray lance sa revue trimestrielle Front Populaire en juin. Ce sera aussi une plateforme d’échange d’idées entre personnes qui ne pensent pas en gros toutes dans le même sens (Le Monde n’aime pas trop cela) et peut-être l’embryon d’un soutien à une candidature souverainiste, au sens de rendre la souveraineté au peuple dans le cadre d’une nation conçue comme un ensemble de provinces et de communes. Michel Onfray est en partie proudhonien, mais Soullier et Mestre ne savent pas qui est Proudhon. Dans l’esprit des surveillants général du retour de la « bête immonde », toujours prête à surgir et à mordre, comme en 1933 (une année du début du 20e siècle dont le centenaire approche à pas rapides), Michel Onfray a outrepassé le droit de la pensée autorisée, selon eux, en devenant souverainiste — mais il affirme l’avoir toujours été, ayant « voté contre Maastricht en 2012 » ainsi qu’il le rappelait sur Sud Radio dimanche 17 mai 2020 — c’est-à-dire en basculant à l’extrême-droite, toujours selon le logiciel qui se veut être de la pensée au Monde.

    Les arguments, pour « démontrer » le devenir en gros « fascisant » de Michel Onfray, méritent que l’on s’y arrête un peu. Michel Onfray est devenu un délinquant de la pensée car :

    Le titre et l’accroche :

    " Avec sa nouvelle revue « Front Populaire », Michel Onfray séduit les milieux d’extrême droite

    La revue, qui doit être lancée en juin, entend réunir les « souverainistes de droite et de gauche ». Parmi ses premiers soutiens, l’on compte de nombreuses figures de la droite de la droite. "

    Une manière de dire les choses, directement issue du centralisme démocratique pratiqué dans les anciens partis communistes staliniens, maoïstes et polpotistes : ce n’est pas à la pensée du philosophe que s’en prennent les journalistes mais au philosophe en tant que d’autres personnes, mal-pensantes dans leur esprit, s’intéressent à la revue mise en oeuvre par Michel Onfray, laquelle atteint plus de 17 500 « contributeurs » à l’heure où nous écrivons. Il est important d’insister sur ce mot, « contributeurs ».

    Un contributeur financier (abonné) n’est pas un auteur

    La revue Front Populaire se crée sur la base du financement participatif, dont le fonctionnement ne saurait être ignoré de journalistes. En finançant, les « contributeurs » prennent en réalité un abonnement par avance, selon plusieurs formules (un an, deux ans, à vie, papier plus numérique, uniquement numérique).

    Il ne s’agit donc pas de « contributeurs » appelés à écrire dans la revue, et cela les journalistes le savent très bien (cela ferait tout de même du monde, plus de 17 000 personnes pour écrire), mais bien d’abonnés.

    La confusion de Lucie Soullier et Abel Mestre apparaît à plusieurs reprises dans l’article et elle est volontaire. À quoi sert-elle ? À indiquer, comme des preuves qui seraient irréfutables du basculement à la droite de la droite de Michel Onfray, que des « personnalités d’extrême-droite » sont parmi les « contributeurs » (en réalité, abonnés). Sauf que la manière de présenter les choses est fausse : les journalistes ne parlent pas d’abonnés mais de contributeurs, au sens où ces personnalités qui seraient pour Le Monde une réincarnation du Mal absolu, auraient vocation à contribuer, au sens d’écrire, dans la revue.

    Nous avons contacté certaines personnalités citées dans l’article. Qu’avons-nous appris ? Que Soullier et Mestre les ont contactées pour leur demander si elles étaient bien au rang des « contributeurs ». Abonnés, donc. Ce que confirment les personnes en question.

    Subtile malhonnêteté à peine atténuée par ce fait : l’article cite Alain de Benoist et celui-ci précise qu’il est abonné et non pas auteur. Mais cette citation n’est pas plus hasardeuse, le nom d’Alain de Benoist sert de repoussoir absolu depuis 40 ans dans les médias français.

    « Débattre du souverainisme en 2020 avec Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers. L’affiche poussiéreuse pourrait presque faire sourire. » Ce sont les premiers mots de l’article.
    Vient ensuite l’accusation de « récupération », à propos du professeur Raoult, médecin dont les deux journalistes paraissent ignorer les compétences.

    Onfray et ses lunettes

    Puis, celle de faire commerce de sa petite entreprise : « Une « voix alternative », devenue sa marque de fabrique depuis quelques années. Front Populaire n’est ainsi qu’une déclinaison de plus de la galaxie Onfray. Son logo arbore d’ailleurs les petites lunettes de l’enseignant, comme le site personnel regroupant l’ensemble de ses productions. Son associé, le producteur de télévision Stéphane Simon (qui a travaillé notamment pour Thierry Ardisson) a quant à lui une expérience dans les « médias engagés » : c’est lui qui produit la webtélé RéacnRoll où s’illustrent les figures de la réacosphère Élisabeth Lévy, Ivan Rioufol, Barbara Lefebvre et Régis de Castelnau. Ces deux derniers seront également « auteurs » au sein de Front Populaire, dont la ligne éditoriale séduit à l’extrême droite. »

    La question des lunettes de Michel Onfray paraît hautement importante dans l’entre-soi parisien : Laurent Joffrin en parle aussi dans sa Lettre de Libération du 20 mai. Avec le même mépris ?

    Cependant, ces derniers aspects ne sont que le hors d’œuvre : le gros du menu vient de la « séduction » exercée sur l’extrême droite par Michel Onfray, sa vie, son œuvre, son Front Populaire.

    7 « contributeurs » sur 17500

    Arguments ? Des noms : Alain de Benoist, dont il est répété une fois encore qu’il fut (il y a plus de 50 ans…) l’un des fondateurs de la « nouvelle droite », deux mots qui servent d’épouvantail aux moineaux de la gauche libérale-libertaire depuis 1980, « Patrick Lusinchi, l’un des dirigeants d’Éléments, la revue de ce courant ; l’identitaire breton Yann Vallerie (à qui M. Onfray a accordé un entretien pour le site Breizh-Info) ; Claude Chollet, patron d’un observatoire (d’extrême droite) des médias ; Robert et Emmanuelle Ménard, respectivement maire de Béziers et députée, chantres de « l’union des droites », ou encore Philippe Vardon, ancien du Bloc identitaire, désormais membre du bureau national du Rassemblement national (RN) » et Thibault Isabel.

    Huit individus donc, abonnés de la revue.

    Seul le dernier est au nombre des contributeurs appelés à écrire, la liste est aussi sur le site mais… Le Monde ne juge pas utile de l’évoquer en détail. Notons que l’observatoire des médias indiqué, dont Claude Chollet est le patron, est l’OJIM que vous êtes en train de lire. 7 individus sur… bientôt 17 500.

    Si Front Populaire séduit l’extrême-droite, appellation qui mériterait débat pour chaque personne citée, soit Soullier et Mestre ont mal fait leur travail en lisant la liste des contributeurs publiée sur le site de Front Populaire et ils ont raté des noms, soit quelques abonnés à votre revue fait de vous, pour Le Monde, un danger politique de haute amplitude.

    Il est vrai qu’il y a aussi Marine Le Pen qui ne sera pas « contributrice » mais a fait « un tweet pour féliciter l’entreprise », comme nombre d’autres Français qui trouvent qu’un espace de débats est toujours bienvenu dans une démocratie. Sauf Le Monde, qui n’a pas envoyé de tweet de félicitations à notre connaissance.

    L’Humanité à la rescousse

    Cet ancrage à l’extrême-droite de Michel Onfray et sa « haine des universitaires » auraient été dénoncés en 2015 par une tribune de chercheurs et intellectuels, certains du CNRS, parue dans… L’Humanité. Soullier et Mestre ne paraissent pas s’apercevoir de l’étrangeté de cet argument et de cette référence, pour le coup ultra-politisée et militante.

    Ensuite ? Michel Onfray a une position qui ne va pas sur un sujet qui fâche : « c’est sur l’islam que le courroux de Michel Onfray se focalise depuis plusieurs années, jusqu’à affirmer, le 18 mai, dans une interview à Causeur, que l’islam serait donc la religion la « plus à craindre » et à voir dans Soumission, de Michel Houellebecq (Flammarion, 2015), une prophétie. En 2015, juste après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, il s’interrogeait déjà en ces termes sur France 2 : « La question qu’on devrait pouvoir poser sans être assimilé à Marine Le Pen, c’est : est-ce qu’il y a une différence de nature entre un musulman pacifique et un terroriste ou une différence de degré ? ». Des positions qui, selon ses adversaires, signent son passage à la droite de la droite. « Michel Onfray, qui vient soi-disant de la gauche pure, est devenu l’idiot utile d’une pensée réactionnaire qui a pour point de jonction une obsession anti-islam », juge ainsi Alexis Corbière, député La France insoumise, qui ferraille avec l’enseignant depuis plusieurs années. »

    Questionner l’islam en France, c’est pour les médias officiels devenir d’extrême droite ?

    Par ailleurs, Lucie Soullier est partie à la recherche d’un autre argument, presque fétichiste tant le sujet revient sous sa plume : « Ce qui n’empêche pas les autres d’être à l’affût, comme certains proches de Marion Maréchal ex-Le Pen ne résistant pas à voir là une énième plate-forme pour (re)lancer leur favorite. » Etonnant, ce refus répétitif de refuser à Marion Maréchal son nom.

    Qui sont les « proches » ? Ils ne sont pas indiqués. Et pour cause, contacts pris avec les proches en question, personne n’a confirmé être « à l’affût » d’un homme qui serait devenu une sorte de gibier si l’on en croit le vocabulaire de l’article.

    1791 ou 1793 ?

    À gauche ? On serait froid. Un nom est cité pour preuve, celui d’Alexis Corbière. Ce dernier est réputé pour être un anti Onfray depuis des années. Il lui reproche de préférer 1791 à 1793. Il est vrai que Onfray a peu de goût pour la guillotine de Robespierre. Sur le même sujet suivent des « arguments d’autorité », ceux qui sont tout sauf de la pensée : ce que fait Michel Onfray est mal, pour la gauche comme pour le souverainisme. Pourquoi ? Parce que ce sont deux historiens, spécialistes, universitaires, qui le disent. Et cela suffit pour le prouver.

    Finalement ? L’initiative Front Populaire de Michel Onfray est évidemment une initiative d’un intellectuel de gauche, mais d’une gauche qui refuse la gauche de type LFI autant que la gauche qu’il nomme libérale-sociale. Il affirme un girondisme, une volonté de localisme qui peut plaire à des personnes d’autres horizons politiques. Reste que l’article de Lucie Soullier et d’Abel Mestre n’est pas un article journalistique mais un tissu d’approximations et de manipulations visant à salir l’image de l’homme tout en donnant une vision négative de son initiative. S’en rendent-ils seulement compte ou bien sont-ils à ce point formatés que c’en est impossible ? Difficile à dire. Un peu des deux peut-être et une dose de malhonnêteté en même temps que de mépris de toute initiative qui pourrait devenir populaire. Le Monde, Paris, les universitaires… Et le peuple ? Une partie s’abonne à Front Populaire, et bien que n’étant pas des amis de Michel Onfray, l’auteur de ces lignes a fait de même.

    Observatoire du journalisme (OJIM, 23 mai 2020)

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  • Globésité, l’autre pandémie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur le site de la revue Eléments et consacré à la rencontre de deux pandémies, celle du coronavirus avec celle de l'obésité. Journaliste et essayiste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a notamment publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017) et Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2019).

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    Biopolitique du coronavirus (11). Globésité, l’autre pandémie

    Les mauvaises langues disent que Dieu inventa les États-Unis pour se venger des Anglais. Le premier jour, il créa le Coca-Cola, le deuxième les triples hamburgers, le troisième les chicken nuggets, le quatrième les pop-corns, le cinquième les ice creams et le sixième les muffins au chocolat. Le septième jour, il vit que cela n’allait pas du tout et se retira dans un Ehpad pour un long sommeil digestif réparateur. L’Adam puritain d’outre-Atlantique se consola en se goinfrant toujours plus et en parcourant son nouveau domaine, les grands espaces américains assimilés à un nouvel Éden, mais taille XXL. C’est là que, flanqué de sa Daisy – une Ève castratrice à l’accent strident, mélange de mastication de chewing-gum, de gémissement sexuel et d’aboiement martial –, il découvrit la recette du fruit défendu : le mariage du sucré et du salé, qu’il cultiva dans des monocultures transgéniques à perte de vue. Le fruit défendu, le seul, le vrai, l’arbre de la connaissance ! Il mordit dedans à pleines dents. Genèse de l’obèse.

    Ce fruit défendu était lisse, brillant et parfaitement calibré, un peu comme la pomme empoisonnée que croque Blanche-Neige. Un vrai cocktail toxique, génétiquement modifié et bourré d’additifs chimiques. À homme artificiel, nourriture artificielle. La siliconisation de l’alimentation, nouveau chapitre de la diététique, commençait. L’obésité en sortit – la « globésité », stade ultime de la mondialisation : Homo adipus, dérivation monstrueuse de l’ancestrale souche européenne déchue.

    Au pays du « Bigness »

    Génie de l’Amérique, première nation à avoir expérimenté cette banalité de l’abondance. D’où la démocratisation de la grosseur. Georges Bernanos faisait observer que l’on reconnaît une civilisation au type d’homme qu’elle a formé – ou déformé. Il ne pensait pas spécialement au pays de Mickey. Il s’est pourtant produit là-bas quelque chose qui s’apparente à une mutation anthropologique.

    L’Amérique est depuis longtemps le pays des super-héros et des mutants, dimension centrale de sa psyché, passée sous silence par Tocqueville dans sa célèbre analyse De la démocratie en Amérique. Les hormones d’excroissance depuis le début. Ce qui s’y joue, ce n’est pas tant une expérience politique qu’une expérimentation génétique. Ou comment faire à partir des pèlerins du Mayflower (1620) des surhommes capables d’aller sur la Lune. Le problème aujourd’hui, c’est que les super-héros ne s’appellent plus Neil Armstrong ou Batman, mais Fat Man (« homme obèse ») et Maxi-Girl, en adéquation avec la dynamique du libéralisme sauvage, tant ils reflètent dans leur redondance démultipliée le mythe américain du gigantisme. Les gourous du marketing appellent cela le « Bigness ».

    Mort de satiété

    Objectif gavage. Chez les Romains, au temps de la décadence, on s’empiffrait à pleine bouche dans des orgies de chère, mais c’était dans la haute société. Comme disait Sénèque, « les Romains mangent pour vomir et vomissent pour manger ». La démocratie alimentaire nous a changé tout ça. L’orgie de masse est devenue la norme, elle a choisi son lieu d’élection : les fast-foods et la grande distribution. Supers, hypers et autres gigas ont tout homogénéisé. Aujourd’hui, c’est là que Pétrone situerait son Satyricon et Marco Ferreri sa Grande bouffe (1973) dans laquelle Mastroianni, Noiret et Picolli se livrent à un suicide gastronomique. Ferreri voulait mettre en scène la gloutonnerie de la société de consommation naissante. Mais il filmait encore une crise de foie chez un traiteur de luxe. Les hard-discounts l’ont mise à la portée de tous les ventres.

    L’obésité réclame un moraliste. Il faudrait un Gibbon pour lui consacrer une Histoire de la décadence culinaire et de la chute de l’Empire gastronomique d’Occident. Car il y a tout de même une folie sans précédent dans ce phénomène. Ce n’est pas seulement une pandémie, selon la classification de l’Organisation mondiale de la santé, c’est une sorte de couronnement sucré et dérisoire de la longue histoire de l’évolution. Tout ça pour ça ! On a eu faim pendant des dizaines de milliers d’années. La lignée de notre cousin, l’Homme de Néandertal, qui maîtrisait pourtant la chaîne du froid, s’est même éteinte. Changement de régime et de perspective : désormais l’obésité sera plus meurtrière que les famines ; désormais les sept péchés capitaux, gourmandise incluse, seront les vertus du capital.

    Obésité morbide, les « 38-tonnes » de l’adiposité

    L’obésité nous fascine comme les femmes à barbe ou les corps à double tronc qu’on exhibait jadis dans les foires. Jusqu’à 500 kg, et plus parfois, chez les obèses extrêmes. À partir de 200 kg, on ne peut plus sortir de chez soi qu’au moyen d’une grue, après avoir percé le toit. À ce stade, l’obésité est dite morbide – mort du bide, diraient les lacaniens dont les jeux de mots n’ont jamais été très heureux. Les membres boudinés et les corps flasques ne sont plus parcourus que par le mouvement ondulatoire et sismique de la gélatine emprisonnée dans les bourrelets sous-cutanés. C’est l’histoire d’Elephant man à l’époque de sa reproductibilité technique, diététique et finalement diabétique.

    Nulle raillerie ici. Les obèses sont les victimes – plus malheureuses que consentantes (on va le voir) – de notre modèle de consommation. Comment leur en vouloir ? Ils ne font que reproduire notre boulimie pathologique. Consommer, consommer, jusqu’à en crever. Ainsi l’exige un monde saturé d’addictions et de toxicodépendances, aux drogues comme aux aliments. La marchandise a tout conquis, jusqu’aux corps qu’elle a métamorphosés. Les obèses ne sont que la version alimentaire de cette folie collective, miroir à peine déformé de ce que nous sommes devenus. L’accumulation de graisses n’étant que la traduction physiologique du processus d’accumulation du capital. Un pur phénomène de concentration, non plus de liquidités, mais de « lipidités ». Une bulle de plus. Qui éclatera. Telle est la signature du néolibéralisme.

    La forme de l’absence de forme

    L’obésité comme parabole de notre temps, qui se serait en quelque sorte cristallisé, métabolisé, devrait-on dire, dans ces corps hypertrophiés. Personne n’en a parlé avec autant d’exactitude et de prescience que Jean Baudrillard, dès 1983, dans Les stratégies fatales, qui décrivaient notre futur déjà advenu outre-Atlantique : la « difformité par excès de conformité » des volumes obèses, « leur oubli total de la séduction », eux qui « affichent quelque chose du système, de son inflation à vide ». Baudrillard rend inutile la lecture de science-fiction : on y est déjà. Son œuvre, c’est la bande-son de notre apocalypse virale, sa voix off suprêmement intelligente, à l’écriture blanche, déroulant le rapport d’autopsie de la société de consommation.

    Et l’art contemporain ? Il s’est lui aussi reconnu dans l’obésité, laquelle présente en outre l’avantage de faire pendant à son minimalisme anorexique (l’autre tentation de l’époque). De l’un à l’autre, c’est la même disparition du corps, la même prolifération des signes, la même abolition de l’anatomie. De l’un à l’autre, c’est le même choix de l’informe, du difforme et du conforme : les trois niveaux qui définissent la façon dont notre âge se représente son rapport à la Forme : la forme de l’absence de forme. Regardez les baudruches bouffies et grimées de Niki de Saint Phalle, les sculptures pondérales de Botero et ses toiles aérophagiques débordant du cadre, les Balloon Dogs métallisés de Jeff Koons. Les châteaux de l’art contemporain, ses installations, ses œuvres cylindriques, sont des structures obésiformes et gonflables. Pschitt !

    La splendeur perdue du ventre

    Rien à voir avec les anatomies massives d’autrefois dont la prodigalité promettait de conjurer disettes et famines. Ronds, pleins de bonhomie, les gros avançaient triomphants. C’était le progrès. Il durera jusqu’aux Scènes de la vie parisienne de Balzac, jusque dans la physionomie de Dumas père, de Daudet fils, de Henri Béraud. Pour moi, enfant, c’était la gloire de mon père. Et que dire des ogres de contes pour enfants ? Ah, ces bons ogres. Notre dernier spécimen, c’est Depardieu, qui a hérité de l’appétit d’Obélix, du coup de fourchette de Pantagruel et du tube digestif de Gargantua. Splendeur du ventre. Depardieu nous vient tout droit de l’âge d’or de l’opulence, au temps du « glouton médiéval », des scènes villageoises de Brueghel, de la sanguinité tonitruante de Falstaff, la chopine à la bouche, la saucisse à la main, qui paradait dans les tavernes anglaises.

    À travers tous ces personnages, on célébrait la munificence des gros et les festins de la table. Les derniers feux de ce monde brilleront avec Rabelais. Après, ce ne sera plus qu’un lent effondrement des graisses, comme dans La Chute des damnés de Rubens. Georges Vigarello a retracé les grandes étapes de cette déchéance dans Les métamorphoses du gras (2010). C’est à la Renaissance que l’horizon culturel des gros s’est assombri. On va leur reprocher leur indolence. L’embonpoint commence à être flétri. Et si la tradition populaire continue de rattacher les corps généreux à la bonne santé, les médecins, en revanche, contraignent déjà leurs riches patients à la « diète maigre ». Dès le Grand Siècle, les coquettes et les précieuses s’adonnent aux régimes et autres pratiques de compression du bassin : corsets, ceintures et toute la gamme des outils de torture. Si le prestige social des gros demeure, on associe de plus en plus souvent leurs formes à une critique des nantis. Le ventre des bourgeois résistera un temps, pas celui de leurs épouses, qui fondra comme neige au soleil, du moins sur les couvertures des magazines.

    La suite de l’histoire est connue : l’anorexie comme modèle esthétique et l’obésité comme réalité sociale. Les riches sont devenus maigres et les pauvres énormes. Daumier y perdrait son coup de crayon. Depuis, on oscille entre les régimes minceurs des « people » et les menus super size du peuple, la diététique et les lipides, Laurel bourgeois et Hardy plébéien.

    La Terre en surcharge pondérale

    La Terre, de sphérique, est devenue obèse. L’obésité a presque triplé depuis 1975. Deux milliards d’adultes en surpoids, plus de 650 millions obèses. En 40 ans, les cas d’obésité chez l’enfant et l’adolescent ont été multipliés par dix. En 2030, on comptera 250 millions d’enfants obèses. Deux adultes sur cinq sont déjà obèses aux États-Unis. Le Mexique est en passe de dépasser son voisin depuis l’adoption de l’Accord de libre-échange nord-américain en 1993.

    L’obésité demeure le meilleur article d’exportation états-unien, le seul qui pèse dans sa balance des paiements. Serait-elle l’avenir de l’homme ? Qui a vu WALL-E des studios Pixar, produit par Walt Disney, n’en doute pas. C’est un petit bijou d’animation, qui certes en fait un peu trop dans l’écologiquement correct, ce qui ne gâche pourtant rien à sa réussite. On y voit une population américaine uniformément obèse, peinant à se déplacer autrement qu’en chaise roulante. Début du XXIIe siècle, la Terre est devenue inhabitable et l’humanité pachydermique, nos lointains descendants se sont réfugiés dans l’espace où ils vivent sous la coupe d’un consortium économique, Buy’n’Large, parodie transparente de Walmart, la plus importante chaîne de grande distribution au monde, accessoirement premier employeur états-unien.

    Pandemia chez les ploucs

    L’obésité trouve un début d’explication dans la sédentarisation des modes de vie, l’inaction assistée et la suralimentation. Oublions la génétique, elle ne compte pas pour grand chose, sauf à croire que le gène de l’obésité a été parachuté au Texas il y a cinquante ans, un peu comme la bouteille de Coca-Cola au Botswana dans Les Dieux sont tombés sur la tête (1980). Les États-Unis ont fait coïncider l’urbanisation verticale (le monde des affaires) et l’urbanisation horizontale (la méga-banlieue pavillonnaire), autrement dit : les ascenseurs et les voitures. Monde dans lequel il n’est plus nécessaire de se déplacer à pied. Les trottoirs ont d’ailleurs disparu dans quantité d’endroits. Comme les fruits et légumes. Comme les magasins d’alimentation.

    Il y a outre-Atlantique – et ailleurs – une géographie de l’obésité, du moins si l’on s’en tient à la carte des « déserts alimentaires » que publie le gouvernement américain. Elle englobe les familles à bas revenus, sans véhicule, ni magasins alimentaires accessibles dans un rayon de deux kilomètres. Parler de « déserts alimentaires » a de quoi surprendre : on est en Amérique, que diable, pas au Darfour. C’est bien le problème. Des millions d’enfants vivent dans ces zones, se nourrissant exclusivement de chips, de sucreries et de sodas. Le tout acheté… dans des stations-service. Résultat : c’est chez les enfants que l’obésité morbide fait le plus de ravage. Ça promet. Le scénario est couru d’avance : du grignotage au triple pontage.

    Une overdose de sucre

    « Nous pourrions bien nous apercevoir un jour que les aliments en conserve sont des armes bien plus meurtrières que les mitrailleuses », disait George Orwell dans Le Quai de Wigan. Il ne croyait pas si bien dire. Le  néolibéralisme a fait le choix de sacrifier les populations, non pas en les exterminant comme Staline ou Mao, mais en les gavant d’aliments ultratransformés à la qualité nutritionnelle quasi nulle et à la densité calorique exponentielle – sauf… sauf que ce sont des « calories vides », caractéristiques de la « junk food », la malbouffe.

    En 1976, un jeune chercheur, Anthony Sclafani, a ajouté une poignée de Fruit Loops, une céréale bien dégueulasse mais fortement sucrée, dans la cage d’un rat de laboratoire. Le rongeur s’est jeté dessus à la vitesse de Speedy Gonzales sans s’assurer s’il y avait danger ou non. Sclafani venait de découvrir par inadvertance les processus d’addiction agro-industriels. Il renouvela l’expérience avec toutes sortes de cochonneries trafiquées, glucosées et parfumées. À chaque fois, les rats fonçaient imprudemment, à rebours de la prudence inscrite dans leur comportement évolutif. En quelques semaines, ils s’installaient dans l’obésité. Les rats, aujourd’hui, c’est nous.

    Manger tue !

    Quelque temps plus tôt, à la croisée des années 60 et 70, une révolution silencieuse s’est produite. L’épidémie d’accidents cardiaques – la grande faucheuse des Trente Glorieuses, avec les accidents de la route – a poussé nutritionnistes, médecins, politiques à délaisser les régimes carnés riches en graisse animale, pour privilégier les glucides, céréales, féculents, pommes de terre, etc. Sans le savoir, on venait de passer des métamorphoses du gras, l’antique régime de la grosseur, aux métamorphoses du sucré, le nouveau régime de l’obésité. Les industriels ne se firent pas prier. Le sucre est bon marché, addictif et ne crée pas de sentiment de satiété puisqu’il annihile le signal de saturation que nous envoie le cerveau. Les géants de l’agrobusiness tenaient là une promesse de croissance infinie – jusqu’à l’AVC systémique. Conclusion en forme d’occlusion : l’obésité n’est que le résultat d’un modèle de développement devenu fou, privatisé au bénéfice d’une oligarchie. D’ailleurs il ne s’agit pas de pointer du doigt les obèses, mais d’observer dans leur corps martyrisé les stigmates du capitalisme terminal. Obésité de la population, boulimie des marchés financiers, hypertension boursière, bulle immobilière. C’est tout un système menacé d’infarctus, de perforations intestinales, d’apocalypse diabétique de type 2. Désormais, oui, manger tue !

    François Bousquet (Éléments, 24 mai 2020)

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  • Coronavirus, confinement, complotisme, Raoult…: les mots du mal...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre Lours, cueilli sur Polémia et consacré aux mots ou expressions qui se sont répandus aussi vite que le virus...

     

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    Covid-19. Confinement, complotisme, Raoult… Les mots du mal

    Les mots incarnent les idées. Sans mot l’idée est informe, vaporeuse comme l’univers l’était avant sa création. Quand le mot apparaît, l’idée devient palpable, utilisable, transmissible. Le mot permettra à l’idée d’évoluer, de se transformer, de se préciser, de s’enrichir, ou, s’il n’est pas passé dans le langage des hommes, de disparaître.

    Pendant cette crise de gestion d’une pandémie, pendant ces longs mois où nombre de politiciens ont fait preuve d’incompétence ou de clairvoyance courageuse, les mots qu’ils ont employés, les mots qu’ils ont propagés par le truchement souvent docile des journalistes, les mots qui ont été adoptés par la multitude, tous ces mots ont été les reflets du mal-être, du mal de vivre cette épreuve. Ils illustrent les sociétés humaines qui marchent tant bien que mal à l’image des individus très imparfaits qui les composent.

    Florilège de quelques mots emblématiques qui ont parsemé ces premiers mois de 2020 et qui en disent long sur l’état de la France.

    ***

    Au commencement était le CORONAVIRUS. Une appellation solennelle inspirée de la forme en couronne du susdit virus. Puis vint le COVID-19, nom de la maladie. Un nom de baptême international composé des deux premières lettres de COrona et de VIrus, du D de disease (maladie), le tout flanqué de 19, pour 2019. Somme toute, un nom fleurant bon la compétence scientifique et suggérant aussi un mystère inquiétant. Mais surtout n’évoquant en aucun cas la source de la pandémie, c’est-à-dire la Chine. Et pour cause, il n’est pas possible pour les pays occidentaux de désigner le responsable asiatique compte tenu de leur dépendance économique avec ce pays régi par le capitalisme d’État et dirigé par un parti communiste, alliant comme dans un rêve d’oligarque, l’efficacité industrieuse avec le totalitarisme politique. Un paradis sur terre pour une armada d’Occidentaux ayant flairé l’eldorado de leurs ambitions économiques et financières.

    On soulignera bien un moment que le LABORATOIRE soupçonné d’être à l’origine du virus a été installé par la France et plus particulièrement par M. Lévy, mari de l’ancien ministre de la Santé Agnès Buzyn, mais très vite on expliquera que le temps n’est pas aux accusations, notre dépendance vis-à-vis de la Chine expliquant cette retenue diplomatique.

    Vade retro, CONSPIRATIONNISTE ! Hors de notre vue, professeur Montagnier, ancien et même « très vieux » Prix Nobel (comprenez qu’il n’a plus toute sa tête !), qui a l’audace d’affirmer du haut de ses compétences virologiques que le CORONAVIRUS a été fabriqué par un laboratoire chinois, vraisemblablement au cours de l’élaboration d’un vaccin contre le sida, qui aurait mal tourné ! Conspirationniste, quel mot efficace pour clouer le bec d’un adversaire qui dérange, qui cherche à faire la lumière sur un sujet caché ou qui avance des hypothèses fâcheuses. Un conspirationniste, une sorte de maniaque paranoïaque voyant le mal partout, devinant le diable fait homme derrière des intentions mégalomanes imaginaires. Une sorte de fada, comme on dit à Marseille, un fou digne des hôpitaux psychiatriques des paradis communistes, un empêcheur de faire de l’argent en « rond » par la grâce des traitements et du vaccin à venir.

    Le professeur RAOULT sera l’incarnation de ce fada dangereux qui soigne des malades avec des vieux médicaments pas chers et met ainsi en péril la multiplication de bénéfices juteux engendrés par un virus mutant, façon dollars. Ainsi, par exemple, le 14 mars sur BFM, le professeur Raoult est qualifié de « provocateur » alors qu’il venait juste de faire état d’un rapport statistique circonstancié espagnol mettant en cause l’efficacité du confinement.

    Face à cette image du « savant de Marseille » propagée à l’envi par les médias, une armée de spécialistes, de CONSULTANTS ne consultant plus très souvent pour bon nombre d’entre eux, de belles âmes bavardes viendront contester au nom de la déontologie de la recherche et de la rigueur scientifique le devoir de soigner les malades. Priorité à l’expérimentation des traitements comparant un groupe placebo (donc pas soigné) avec un groupe ingérant des molécules à tester. Les morts auront la chance d’être utiles à la statistique scientifique et aux laboratoires pharmaceutiques. Des hypocrites contre Hippocrate… ou plutôt des criminels ?

    Et pour accréditer le sérieux, la raison, la responsabilité, la compétence des gouvernants, deux COMITÉS SCIENTIFIQUES flanqueront les quatre responsables de la politique sanitaire c’est-à-dire le président de la République, le Premier ministre, le ministre de la Santé et son directeur général. Deux comités derrière lesquels les politiques tenteront de se protéger et de dissimuler leur imprévision et leur mauvaise gestion des masques, des tests, des moyens de réanimation et les décisions qui en découlent. Un discours en forme de mascarade morbide instillant tous les soirs un brouillard statistique d’angoisses et de peurs pour légitimer un état d’urgence sanitaire, pour sidérer toutes colères, museler toutes accusations, conforter une dictature (provisoire ?) justifiée par la volonté de sauver les Français… après les avoir mis en danger ! Bienvenue au pompier pyromane !

    Un sauveur qui nous CONFINE. Restez chez vous, ne venez pas à l’hôpital pour vous faire soigner, sauf en cas d’extrême urgence, voire désespéré. Attendez, ça va passer ! Et puis, être confiné, c’est tout de même plus chic que d’être mis en quarantaine ! Un État qui vous confine, c’est presque un État qui vous protège, qui vous materne ! Merci qui ?

    Alors, du calme, tout le monde doit être HUMBLE devant une crise que personne n’a vu venir, affirme notre péremptoire président de la République, mettant ainsi en place un des futurs arguments de sa défense. Une frêle excuse que contredisent les livres blancs de la Défense depuis 15 ans et les études prévisionnelles sanitaires françaises et internationales. Que chacun se concentre sur les GESTES BARRIÈRES, l’éternuement dans le coude, le mouchoir en papier dans la poubelle, un mètre de distance avec les autres, et tout ira pour le mieux ! Honte à ceux qui se promèneraient dans une forêt ou sur une plage déserte, de dangereux délinquants que nos braves pandores héliportés traqueront faute d’avoir la permission de maintenir l’ordre républicain dans les banlieues. Ces promeneurs sont des mauvais citoyens coupables de mettre en danger la France, de créer de nouveaux CLUSTERS, foyer d’infection en français (mais c’est moins chic qu’en anglais et surtout plus parlant), une bande de délinquants anarchistes qui ne respectent pas la bénéfique DISTANCIATION SOCIALE, litote commode pour mettre à l’isolement physique les Français. Des mauvaises langues diraient qu’il n’y a rien de plus confortable pour un gouvernement que de diviser pour régner.

    Quant aux MASQUES, venus de Chine ou des ateliers improvisés français, ils seront disponibles au fur et à mesure de l’évolution des opinions des scientocrates sur leur nécessaire utilisation ! Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! D’inutiles, ils deviendront souhaitables, puis obligatoires dans les transports… Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas, comme disait Marianne la girouette ! D’ailleurs, dans une interview sur BFM diffusée le 18 mai, le président Macron déclare qu’« il y a eu une doctrine restrictive pour ne pas être en rupture ». Ce qui veut dire qu’ils ont adapté la doctrine d’utilisation des masques en fonction de leur capacité à en distribuer aux Français. Faute que tout le monde soit protégé derrière son masque, ils ont confiné la France. Bilan, des milliers de morts évitables, une économie et des finances plombées et un déconfinement risqué compte tenu de l’impossibilité de généraliser le port du masque, pénurie oblige.

    Enfin, les TESTS, là aussi, seront autorisés et utilisés progressivement quand ils seront disponibles (cinq mois après le début de la pandémie, on en manque encore…) et quand les « écouvillons à nez » remplaceront judicieusement les « écouvillons à gorge » malencontreusement livrés ! Les écouvillons, c’est couillon.

    J’oubliais de vous parler des prestations théâtrales de notre PRÉSIDENT. La mise en scène a été changeante, s’adaptant aux circonstances : du discours solennel d’un chef de guerre en campagne (pas électorale évidemment !) au bain de foule non distancié et sans masque en Seine-Saint-Denis ou à Mulhouse (là, il y aura bien un masque mais ce sera celui d’une musulmane s’adressant voilée au chef de l’État et commettant ainsi une infraction caractérisée mais absoute sur-le-champ par le fait du prince !). Plus tard, face aux militaires du service de santé, le président aura le masque, et encore après, il sera en bras de chemise pour communier avec des artistes, le visage, les cheveux et les idées vivifiés par le vent de la culture comme dans un happening auvergnat au festival de théâtre de rue d’Aurillac, qui, conséquence positive du virus, est annulé cette année !                                                                                                                                Et pendant ce temps, Édouard arborera tant bien que mal sa maintenant légendaire barbe mi-neige mi-printemps qui nous fait quand même regretter celle bellement fleurie de Charlemagne.

    Et, pour finir en apothéose, d’un Charles à l’autre, on ne peut passer sous silence la vaine tentative d’adoubement post mortem du président Macron par le grand Charles au pied de la monumentale croix de Lorraine : l’espoir fou et pathétique fait vivre, surtout en temps d’épidémie.

    ***

    Cette incomplète promenade sémantique dans la langue du Coronavirus ne doit pas faire oublier que c’est parce que notre société est un grand corps malade depuis plusieurs décennies que ce virus est dangereux. Cette crise n’est pas celle du Covid-19 mais celle d’une civilisation. Elle est révélatrice de notre affaiblissement économique, social, politique, moral, spirituel, artistique…

    Nous ne sommes pas en guerre car nous n’en avons pas la force. Le confinement a été l’équivalent de la ligne Maginot lors de la débâcle de 1940, un retranchement obligé pour essayer de se sauvegarder, de laisser passer l’orage.

    Cette pandémie est l’élément déclencheur d’un événement destructeur et dramatique, fruit d’une gouvernance de cigale irresponsable et ruineuse commencée dans les caprices de Mai 68 et dangereusement poursuivie par des démagogues drapés dans une respectabilité technocratique d’apparence démocratique.

    À quand la relève ?

    Pierre Lours (Polémia, 24 mai 2020)

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  • Coronavirus : fin de modèle et nouvelle donne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Xavier Guilhou cueilli sur le site de la revue Conflits et consacré aux conséquences géopolitiques de la crise sanitaire. Spécialiste de la gestion des crises, Xavier Guilhou a exercé des responsabilités au sein de la DGSE puis au sein de grandes entreprises privées.

     

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    Coronavirus : fin de modèle et nouvelle donne ?

    Un simple virus, au demeurant connu, très contagieux, a réussi à mettre à genoux toutes les puissances du monde en à peine trois mois. Avec l’entrée de l’Inde, nous avions au mois de mars près de 3 milliards de personnes et une cinquantaine de pays sur 175 en logique de confinement total ou partiel, soit près de la moitié de la population, mais 95 % du PIB mondial. Il ne s’agit pas d’une « crise » au sens propre du terme. Nous sommes confrontés à quelque chose de beaucoup plus important qui touche pour le moment la globalité de nos systèmes de vie à l’échelle de l’hémisphère nord. La perspective d’une contamination par le Covid-19 de l’hémisphère sud nous fera rentrer assez rapidement dans d’autres scénarios sanitaires qui seront moins mercantiles et financiers dans leurs conséquences et plus préoccupants sur les plans humanitaires et sécuritaires.

    Nous sommes face à une catastrophe mondiale provoquée par un épisode pandémique qui impacte les puissants et les riches du monde, avec un pilotage sur le terrain qui ressemble étrangement sur le plan politico-médiatique à celui d’une quasi-guerre bactériologique. Et pourtant, nous ne sommes pas confrontés à une « guerre » classique avec un ennemi désigné. Au-delà des querelles d’experts, que pouvons-nous retenir d’ores et déjà de la lecture des événements comme points fondamentaux ?

    Dans un premier temps, la fulgurance de cette épidémie qui balaye tous les méridiens de la planète pose la question des limites de la globalisation comme clé de voute de l’organisation des facteurs de puissance au niveau mondial. Cette pandémie démontre que les marqueurs de la globalisation, appelés aussi « chaîne de la valeur », peuvent voler en éclats instantanément dès que des questions vitales se posent pour les populations. Elle fait non seulement ressortir la fragilité de nos interdépendances avec les ruptures des supply chain, la vulnérabilité de nos réseaux de communication et surtout l’extrême fébrilité des dispositifs financiers qui vivent sur l’instrumentalisation de spéculations virtuelles. Or ce simple coronavirus fait la démonstration que, dès que tout s’arrête pour des questions vitales, cette utopie de l’uniformisation bascule immédiatement en mode échec. De fait, la vraie catastrophe qui se cache derrière cette pandémie va être vraisemblablement l’explosion des bulles financières. Elle interpelle aussi nos populations sur la validité à terme de nos modèles de vie qui risquent d’imploser, notamment en termes de gouvernance, tant ils se révèlent superficiels et peu robustes face à de tels événements. Mais ne prenons pas trop nos rêves pour des réalités, la pratique des crises montre qu’il y a une propension à oublier rapidement et à réitérer les mêmes erreurs, la nature humaine et la cupidité étant ce qu’elles sont…

    Du retour des frontières

    Le second constat que nous pouvons faire en observant les postures adoptées sur les différents continents est le retour incontestable des frontières. Les grandes organisations internationales qui ont porté le multilatéralisme et le multiculturalisme ont disparu des écrans. Les plates-formes intergouvernementales ont été inefficientes et inaudibles, qu’il s’agisse du G7, du G20, de l’Union européenne, ou étrangement absente comme l’OMS. Tout ce qui faisait illusion sur les débats climatiques ou énergétiques s’est évaporé au fil des semaines. Les procédures éditées par des armées de bureaucrates pour normaliser les relations internationales ont été contournées pour rallier des postures adaptées à chaque territoire. À cet égard, l’Union européenne a été sûrement l’organisation la plus inconséquente et indolente face à cette urgence sanitaire, ce qui n’a fait qu’aggraver les fractures entre les membres et contribuer à accentuer son discrédit en plus de son impuissance. De fait, nous avons assisté à un repli quasi immédiat de tous les pays sur leurs frontières historiques avec la réémergence des principes de souveraineté attachés à chaque peuple. Ceux qui ont pratiqué le refus ou le déni ont été vite rattrapés par la brutalité de la réalité, voire l’intransigeance de leurs voisins immédiats. À l’angélisme un peu infantile porté par les tenants d’une mondialisation heureuse s’oppose désormais le retour brutal de la question de fermetures des frontières, voire de la construction de murs sur nos glacis stratégiques, pour ne prendre que l’exemple du chantage turc avec ses cohortes de migrants sur le flanc oriental de l’Europe.

    À la réaffirmation de la culture

    De fait, chacun a réimprimé sa marque en termes de gouvernance en s’appuyant sur une affirmation de ses fondamentaux culturels, voire civilisationnels entre l’Asie et l’Occident, dans le traitement des événements. La Chine, à l’instar des autres pays asiatiques concernés par la pandémie, a pratiqué la méthode coercitive autoritaire, que nous pouvons toujours contester avec notre vision des libertés en Occident, mais qui correspond parfaitement à l’esprit asiatique où le collectif l’emporte sur l’individu. Il suffit de relire La tentation de l’Occident d’André Malraux pour bien comprendre les ressorts de l’adhésion des populations soumises en Chine, ou civiques comme en Corée, au Japon ou à Singapour, face à des événements où la valeur de la vie n’a pas la même signification que sur nos rivages imbibés de monothéismes. Cette prégnance des différences culturelles est encore plus explicite dans nos postures européennes. En Allemagne, comme en Suisse, ou dans les pays de l’Europe du Nord, tout est piloté à partir des Landers, des provinces, des cantons et des villes avec une très forte décentralisation et une responsabilisation de chacun, du fait de la culture protestante. Les pays latins qui sont très marqués par l’individualisme et le catholicisme sont aux antipodes. C’est aussi le cas de la France, avec son mode de fonctionnement État-nation centralisé avec une vision régalienne, protégé par des corps d’experts accrédités. Il est intéressant aussi d’observer l’organisation nord-américaine qui est singulière, notamment en termes de résilience. Les Américains ont une véritable culture du risque, associée à leur pratique de la démocratie soutenue par une croyance évangélique que l’on ne peut pas sous-estimer. C’est un peuple issu d’une culture de migrants qui « fait face » et qui a une véritable éducation des crises majeures. Même chose pour la Russie qui, en plus de sa très grande rusticité, incarne une vision salutaire de sa mission, celle de la troisième Rome, lui permettant d’accepter des niveaux d’abnégation et de patriotisme comme peu de peuples en sont capables. Après il y a le reste du monde, soit quasiment la moitié de la population mondiale, où le pilotage se fait sur des critères communautaires, claniques, ethniques, religieux et où la gouvernance est marquée par une corruption endémique. Sur ces territoires de l’hémisphère sud, voire sur nos propres zones grises, nous ne sommes plus sur des approches rationnelles avec des moyens sanitaires sophistiqués et la résilience se confond avec la précarité des logiques de vie.

    L’hystérie dans la gestion

    Enfin, nous ne pouvons pas occulter le côté hystérique de la surmédiatisation de cette actualité. Le monde a vécu de multiples pandémies avec des niveaux de mortalité que nous ne connaissons plus depuis un siècle. Les dernières en date qui sont présentes dans l’inconscient collectif sont les vagues de grippes asiatiques en 1957/1958 et en 1968/1970 qui ont fait au niveau mondial 1 million de morts, voire la grippe espagnole avec ses 50 millions de morts en 1918. Le VIH depuis les années 1980 totalise à lui seul entre 25 et 35 millions de morts. Plus personne n’a une idée de ce que fut la mortalité mondiale sur ces questions épidémiologiques rapportée à la démographie au cours des siècles du fait des progrès de la médecine et de la science. Pourtant, les modes de représentation qui sont véhiculés actuellement avec quelques dizaines de milliers de victimes au niveau mondial sont quasiment apocalyptiques pour celui qui n’a pas un peu de capacité de recul et d’esprit critique. Cette question des ressentis et des imaginaires collectifs est fondamentale dans ce type d’événements. Comme le dit très bien Michel Maffesoli, nous avons quitté le monde de la rationalité pour entrer dans celui de la postmodernité où l’émotion et l’instantanéité deviennent les éléments dimensionnant de nos modes de perception du réel. Tous les bilans chiffrés qui sont énoncés par les scientifiques ou les politiques à l’écran sont systématiquement interprétés comme l’annonce d’un effondrement immédiat du monde. Nous ne pouvons que constater actuellement la surcharge d’irrationalité qui règne à tous les niveaux, peut-être encore plus dans les étages décisionnels qui sont pris dans leurs dilemmes à la fois idéologiques, corporatifs et technocratiques. Il y a une vraie difficulté pour prendre en compte le réel d’autant que nos sociétés, notamment européennes, n’ont plus connu de véritables catastrophes depuis sept décennies. Elles n’ont connu que des crises de bien-être et n’ont plus de vrais référentiels en termes de maîtrise des risques. Elles sont au contraire imprégnées quotidiennement de « risque zéro » et de « zéro mort ». C’est ce choc entre la brutalité de la réalité et la virtualité des concepts qui fait exploser les peurs et développe de façon virale la défiance envers les élites. Les peurs générées deviennent quasiment plus dangereuses et pernicieuses que le virus lui-même. Elles saturent les écrans, submergent les réseaux sociaux, sidèrent les opinions et affolent les populations !

    Un gagnant, la Chine ?

    En conclusion, la conjonction de tous ces processus de délitement des utopies, du retour des frontières et de l’emprise de l’irrationnel dans le fonctionnement de nos sociétés, ne peut que nous interpeller sur ce que sera « la sortie de crise » de cette pandémie mondiale. Il est à craindre que la sortie soit le prétexte de l’ouverture d’un nouveau grand jeu international où, forts de tous les effets dominos générés par ces événements, les puissants de ce monde soient tentés de réactualiser les postures en termes de rapports de force. Cela paraît inévitable, d’autant que nous étions, juste avant l’arrivée du Covid-19, face à un agenda géopolitique très incertain avec entre autres les inconnues liées au Brexit, à l’élection américaine, à la succession de Poutine et aux critiques internes envers Xi Jinping. Il est clair que l’agenda provoqué par cette vague épidémique au niveau mondial arrive paradoxalement à un moment opportun, si ce n’est décisif pour Xi Jinping. Après sa communication planétaire autour de la route de la soie, il est temps pour lui de bien faire comprendre que la Chine va enfin devenir en 2020/2021 la première puissance mondiale. La tentation est très forte de profiter de cet espace-temps stratégique avec des élections américaines qui pourraient être déstabilisées par une récession inattendue. L’Amérique ne serait donc plus first and great again ! Comment pourrait réagir l’oncle Sam face à un tel déclassement ? Et pourtant, cette crise révèle au monde combien tous nos pays sont devenus dépendants et redevables de la Chine ! Les grands groupes mondiaux le savent, ils ont tout fait pour que les États abandonnent toute souveraineté et valident délocalisations et transferts de richesse. Nous payons aujourd’hui le prix de ce pacte faustien !

    On ne peut qu’essayer de se projeter en termes d’anticipation stratégique. Pour Xi Jinping cette actualité lui permet non seulement de réduire à néant ses oppositions internes, de réduire toute dissidence au sein de ses instances dirigeantes et désormais de se porter en quasi sauveur du monde. De façon symbolique, il se montre « chevaleresque » en produisant et distribuant aux Européens des milliards de masques, mais il va beaucoup plus loin en démontrant au monde qu’il est aussi devenu leader sur les systèmes d’information et sur les questions de santé grâce à sa maîtrise de l’intelligence artificielle, seule réponse à un monde interconnecté avec 60 % de la population urbanisée. Ce n’est pas pour rien que Donald Trump est entré dans le pilotage de cette pandémie entouré, non pas de généraux, mais des patrons de la Silicon Valley et des grandes compagnies pharmaceutiques. Les guerres du xxie siècle ne se jouent plus avec de la métallurgie, mais avec des algorithmes. Finalement, à qui va profiter le crime ?

    Cette pandémie va contribuer à redistribuer les cartes à très grande vitesse et de fait toutes les instrumentalisations vont être bonnes pour désigner qui sera demain dans le bien ou le mal. Les Chinois ont commencé en accusant les Américains d’être désormais à l’origine du virus ! Et un leader comme Trump n’hésite pas pour sa réélection à parler du « virus chinois ». Il faudra bien expliquer aux électeurs du Middle West pourquoi des Américains sont morts alors que la reprise économique et le plein-emploi étaient au coin de la rue. Et surtout pourquoi l’Amérique ne pourra plus être great again. Il n’est pas inimaginable que dans cette perspective, Trump bouscule les conventions internationales et discute ouvertement avec Poutine, désormais assuré de sa propre succession, de la construction d’un nouveau leadership des vieux mondes chrétiens sur l’hémisphère nord pour faire face aux prétentions chinoises. D’autant que Vladimir Poutine verrouille l’ancien monde, celui issu des énergies fossiles du xxe siècle, avec ses victoires tactiques sur le nœud syriaque et son pilotage de la crise actuelle sur les cours du pétrole face à l’Arabie saoudite. Le Coronavirus est peut-être une bonne illustration de cet art subtil pratiqué par les Asiatiques qui consiste à gagner des guerres sans avoir à livrer bataille. Mais dans cette partie à trois, il ne faut pas sous-estimer l’oncle Sam et le tsar, ils n’ont pas encore été frappés d’impuissance comme l’Europe…

    Xavier Guilhou (Conflits, 18 mai 2020)

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  • Loi Avia : analyse et mode d’emploi d’un fiasco liberticide...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Dassa Le Deist, avocat à la Cour d’appel de Paris, et Wallerand de Saint Just, avocat honoraire, cueilli sur le site de Valeurs Actuelles et consacré à la loi portée par la député macroniste Laetitia Avia et adoptée le 14 mai dernier, qui vient s'ajouter à la liste déjà longue des lois liberticides en vigueur en France.

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    Loi Avia : analyse et mode d’emploi d’un fiasco liberticide

    « L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions » : après la loi prétendant lutter contre la diffusion des « fake news », après la tentative de mettre au pas la presse ne diffusant pas des informations suffisamment « fiables » au sens où l’entend le gouvernement, un coup de matraque supplémentaire vient d’être porté à la liberté d’expression après le vote, le 14 mai 2020, dans un Parlement à peine déconfiné, de la loi contre les contenus haineux sur internet dite loi Avia ; ce texte vient, dans une quasi-indifférence, porter une atteinte inédite et spectaculaire à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et au rôle protecteur du juge judiciaire dans le domaine de la liberté d’expression et d’opinion.

    L’article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance numérique dispose déjà que, lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation ou l’apologie des actes terroristes le justifie ou lorsque sont en cause des représentations illicites concernant les mineurs (art.227-23 CP), l’autorité administrative peut demander à un opérateur d’une plate-forme en ligne (Facebook, Twitter, etc.) de retirer des contenus jugés par elle provocateurs ou apologistes. Il s’agit d’une disposition exorbitante du droit commun qui permet à « l’autorité administrative » de censurer une expression publique sans l’intervention du juge judiciaire, pourtant seul garant en France des libertés publiques. Mais, il s’agit de la lutte contre le terrorisme ou de la protection des mineurs...

    La loi Avia reprend ce dispositif, en aggravant et en élargissant considérablement son domaine, tout en permettant à tout un chacun de tenter d’obtenir la censure de contenus publics relatifs à tout autre chose que l’apologie du terrorisme ou la protection des mineurs, cela par une simple notification effectuée sur un formulaire numérique que les plate-formes devront installer. Ainsi, le grand 2 de l’article premier de la loi Avia concerne-t-il notamment ce que l’on appelle les délits relatifs à l’abus de la liberté d’expression.

    Dans ce cadre, cette loi Avia ajoute un article 6-2 à la loi sur la confiance numérique du 21 juin 2004. Ce nouvel article prévoit que, lorsqu’un contenu « contrevient manifestement » aux dispositions de certains articles de la loi de 1881 (apologies, délit de provocation, délit de diffamation ou d’injure à raison de l’appartenance à un groupe, une ethnie, une nation ou une religion ainsi qu’à raison du sexe, de l’identité de genre ou du handicap) et aux délits de discrimination visés par le code pénal, quiconque peut demander à un opérateur d’une plate-forme en ligne de retirer dans les 24 heures ce contenu. Les mêmes dispositions sont prises au détriment des opérateurs de moteurs de recherche. La loi Avia indique que le délai de 24 heures court à compter de la réception par l’opérateur d’une notification comprenant les caractéristiques de la personne demanderesse, la description des faits litigieux et leur localisation précise, enfin les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré avec la mention des dispositions légales prétendument transgressées. 

    La loi nouvelle prévoit que les opérateurs qui ne respectent pas ces obligations, pourront être poursuivis pour un délit puni de 250 000 euros d’amende. Il est ajouté cette phrase sibylline : « Le caractère intentionnel de [cette] infraction […] peut résulter de l’absence d’examen proportionné et nécessaire du contenu notifié. »

    Surtout, la loi innove en faisant peser sur les plate-formes numériques qui ne feraient pas diligence pour supprimer l’accès en ligne d’un contenu litigieux, la menace de sanctions financières pouvant atteindre des montants faramineux prononcées par le conseil supérieur de l’audiovisuel (autorité administrative), érigé, par le législateur, en juge des bonnes pratiques des opérateurs en ligne.

    De surcroît la loi expose que les opérateurs doivent mettre en place les moyens humains et technologiques permettant l’examen approprié de ces contenus, ce qui laisse supposer que des équipes seront dédiées au sein de ces organismes pour traiter les notifications mais que des algorithmes (moyens technologiques, remplaçant les moyens humains...) seront également à même de les traiter.

    Au surplus de la notification par toute personne, il est prévu que « l’autorité judiciaire » peut prescrire « en référé aux opérateurs toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage occasionné par un contenu illicite ou par le retrait d’un contenu par un opérateur ». Semblent ainsi prévues, non seulement, la possibilité pour le parquet de saisir le juge des référés en vue d’obtenir le retrait d’un contenu, mais aussi la possibilité pour celui qui a publié un contenu jugé illicite et retiré par l’opérateur, de saisir le juge judiciaire en référé pour obtenir l’annulation de la mesure. 

    Ainsi, le titulaire, par exemple, d’un compte Twitter ou Facebook, qui se verrait retirer par l’opérateur un contenu qu’il a publié, devrait disposer d’un recours interne, mais aussi externe auprès du juge judiciaire en référé. Mais chacun comprend qu’il s’agit d’un recours après censure préalable. Il y a longtemps que l’on n’avait pas vu cela dans notre pays...

    Les opérateurs seront contraints de mettre en place un dispositif de notification uniforme, directement accessible et facile d’utilisation. Ils doivent accuser réception sans délai d’une notification et informer l’auteur de la notification des suites données en motivant leur décision. Les opérateurs mettent aussi en œuvre des dispositifs de recours interne.

    La seule barrière érigée à l’attitude abusive de personnes signalant des contenus prétendument illicites, est constituée par une infraction pénale qui est le fait « pour une personne de présenter aux opérateurs un contenu comme étant illicite dans le but d’en obtenir le retrait ou d’en faire cesser la diffusion, alors qu’elle sait cette information inexacte », infraction punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Là aussi, le formule est assez sibylline : quelle est cette « information » qui serait « inexacte » ? On signale au passage, que l’infraction de dénonciation calomnieuse existe depuis le droit romain.

    Voici les principales dispositions : la plus violente étant celle qui prévoit que toute personne peut dénoncer un contenu comme constituant des infractions dont on sait que leur définition divise les juridictions depuis 50 ans.

    Il est certain que l’on va au-devant de nombreuses décisions arbitraires des opérateurs, désireux, au moins, de se couvrir devant cette censure préalable à la disposition, même plus de l’« autorité administrative », mais de n’importe quel pékin. Cette loi constitue la plus grande régression de notre liberté d’expression depuis 1881, elle est pire que la loi de 1972. Cela alors que cette liberté d’expression est consacrée par notre constitution et que la CEDH s‘en gargarise. Ces prétendus démocrates, ces prétendus républicains sont prêts à tout.

    « Dans un système totalitaire, on prévient beaucoup plus que l’on punit », écrit Alain Peyrefitte dans Les chevaux du lac Ladoga. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est une loi éminemment protectrice de la liberté d’expression. « L’imprimerie et la librairie sont libres », énonce en ce sens l’article 1er de cette loi emblématique de la troisième République, venue mettre un terme à des décennies de censure préalable organisée depuis la fin de la Révolution française et du Directoire (sur le modèle de la monarchie absolue).

    La loi votée le 13 mai 2020 porte un coup considérable, pas simplement à la liberté d’expression, mais ses dispositions constituent également une atteinte inédite à la fonction protectrice du juge judiciaire français pour apprécier et juger du caractère illicite ou non d’écrits ou de propos discutés. Les effets pervers de ce texte, voulus par le législateur, amèneront tout d’abord une privatisation de la lutte contre les contenus prétendument illicites.

    Du fait même de la loi, les grands opérateurs intervenant sur internet devront se faire seuls les « juges » du contenu licite ou illicite d’un propos qui leur aura été signalé. Leurs salariés, des « modérateurs » - les bien nommés -, puisqu’il s’agira de déverser le « robinet d’eau tiède », devront en quelques minutes, (le délai de réactivité pour l’opérateur est fixé à 24 heures…), trancher le point de savoir s’il convient de maintenir en ligne ou de censurer un texte, un propos, une tribune alors même que de telles questions peuvent retenir plusieurs juges, plusieurs mois, dans le cadre d’audiences fortement débattues.

    Est-il légitime de laisser à de telles entités privées, qui plus est lorsqu’elles sont juges et parties, la responsabilité de définir le licite ou l’illicite ou ce qui peut être écrit ou non sur un réseau social ou sur une page internet ? 

    Quel recul ! Quelle impartialité peut-on raisonnablement attendre d’un « modérateur » employé d’une grande firme pour décider qu’un propos particulièrement vif ne relèvera d’aucune des nombreuses catégories d’infractions concernées par la loi Avia et qu’il ne constitue finalement que l’expression d’une opinion, certes dissidente, peut-être désagréable, mais licite (et salutaire) ?

    On peut ainsi redouter, à terme, la création d’une jurisprudence sui generis, au sein des grands acteurs de l’internet qui viendra se substituer à la jurisprudence issue de l’activité judiciaire des cours et des tribunaux alors même que, depuis fort longtemps, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que la liberté d’expression valait moins pour les idées consensuelles que pour les opinions ou les idées qui heurtent ou qui choquent ! 

    Attendra-t-on d’un des acteurs du numérique qu’il applique les subtiles jurisprudences de la 17e chambre (dite chambre de la presse), de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation, alors que, dans le doute, si le contenu présenté comme illicite n’est pas retiré, il prendra le risque de voir infliger à son employeur une sanction financière pouvant atteindre des montants prodigieux ? 

    Plus encore, ce « travail » sera nécessairement, selon les termes même de ce texte, mis en œuvre par le biais de moyens technologiques permettant l’examen « approprié » des contenus. Expression sibylline pour expliquer que « l’intelligence (sic) » artificielle viendra au secours des grands opérateurs pour déterminer ce qui peut être publié et ce qui ne peut l’être, puisque des moyens humains ne pourront évidemment apprécier, dans les délais impartis,  les multiples requêtes qui leur seront adressées par de vigilants citoyens ou par des associations militantes aux aguets.

    Ensuite, il est clair que les opérateurs, portés par le principe de précaution, censureront des contenus simplement polémiques au motif que, politiquement incorrects, ils auront fait l’objet de signalements de la part de particuliers ou d’associations militantes ou de groupes d’influences minoritaires… 

    La notion même de contenu « haineux » n’a jamais été clairement définie, étant précisé qu’aucune loi pénale ne vient - encore - contraindre les gens à s’aimer et que la jurisprudence de la Cour de cassation sur l’infraction de provocation à la haine s’est montrée pour le moins évolutive et disparate au cours des cinquante dernières années… 

    Que restera-t-il dans ces conditions des débats d’intérêt général par nature polémiques : l’opposition à la gestation pour autrui sera-t-elle par exemple la manifestation d’une discrimination ? La critique de l’islam  politique ou de ses éléments les plus rigoristes sera-t-elle un appel à la haine ou à la discrimination ? Qu’en sera-t-il de la dénonciation du multiculturalisme ? du refus de l’accueil des « migrants » ? etc.

    Les praticiens du droit de la presse connaissent assez la plasticité de ces notions pour savoir que seul un débat contradictoire devant un juge permet de déterminer, parfois au terme d’un long parcours judiciaire, si la limite admissible de la liberté d’expression dans une société démocratique a été franchie. « La censure, disait Chateaubriand, est une mesure odieuse, une mesure qui, par son nom même, annonce l’état de servitude dans lequel est plongée l’opinion. » 

    La docilité avec laquelle cette loi du 14 mai 2020 a été adoptée et débattue, à quelques exceptions près, doit conduire à se mobiliser pour faire connaître ce déclin du droit et l’atteinte inédite qu’il porte aux garanties les plus essentielles de l’État de droit. Cette loi est une forfaiture en ce que le législateur français a trahi son devoir et clairement méconnu les principes fondamentaux de notre droit et de notre nation républicaine.

    David Dassa Le Deist et Wallerand de Saint Just (Club Valeurs actuelles, 16 mai 2020)

     

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