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Points de vue - Page 121

  • Quand les routes de la soie se transforment en routes des virus...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon cueilli sur Geopragma et consacré à l'épidémie de coronavirus et à ses conséquences sur les rapports de force mondiaux. Membre fondateur de Geopragma, ancien élève de l'ENA, Jean-Philippe Duranthon est inspecteur général au ministère de l'Ecologie et du Développement durable.

     

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    Quand les routes de la soie se transforment en routes des virus

    Il est bien sûr un peu tôt pour évaluer toutes les conséquences de la crise du coronavirus, d’autant que celle-ci en est encore à ses débuts. Mais il est possible de réfléchir dès à présent à certaines de ses conséquences, par exemple au positionnement géostratégique de la Chine.

    Jusque-là sûre d’elle, fière d’un système, combinant développement économique et stabilité politique, garantissant l’adhésion de la population, la Chine pouvait adopter une posture conquérante, à l’échelle régionale mais aussi planétaire. L’apparition du virus à Wuhan (ville où, étrange coïncidence, elle avait décidé d’installer son laboratoire P4 spécialisé dans les recherches sur les virus) et sa propagation changent la donne et remettent en cause cette posture. L’absence de maîtrise initiale de l’épidémie montre en effet le manque de réactivité des responsables locaux, les imperfections des processus d’information au sein de l’empire, et les déficiences du système de santé : autant de faiblesses d’importance qu’il faudra corriger, donc de réformes internes qu’il faudra engager. Les dirigeants chinois devront accorder au moins autant d’attention au bien-être de la population qu’à la conquête de marchés ou de verrous diplomatiques. Car même en Chine l’on ne peut pas tout faire en même temps, surtout lorsque la croissance économique est la plus faible depuis trente ans.

    A l’échelle internationale, l’isolement dans laquelle la Chine est depuis peu plongée, à la fois volontairement du fait de la fermeture des régions contaminées, et malgré elle, parce que la plupart des pays ou des compagnies aériennes ont rompu leurs liaisons avec elle, interroge.

    Mais, au-delà de ces décisions emblématiques, c’est surtout la mise à l’arrêt d’un appareil de production dont des pans entiers sont conçus pour l’international qui importe : elle remet en effet en question l’habitude prise par la plupart des entreprises occidentales de réaliser une large part de leur activité en recourant à la sous-traitance dans des pays à faibles coûts de production, en particulier la Chine. Si ces entreprises ont aujourd’hui pour priorité de parer au plus pressé en recherchant, vaille que vaille, des palliatifs leur permettant de continuer leur activité, il est certain qu’elles réexamineront, dès que cela leur sera possible, l’ensemble de leurs processus de production et leur analyse des risques : elles pondéreront davantage leur dépendance à l’étranger, surtout l’étranger lointain, et considéreront que les risques de la délocalisation des processus industriels deviennent, surtout lorsqu’il s’agit d’approvisionnement en source unique, plus importants que les écarts de coût horaire qui les compensaient, et au-delà, jusqu’alors. Il est donc très probable que la crise du coronavirus modifiera de manière importante la division internationale du travail et sera un facteur de ré-internalisation de l’activité industrielle. La Chine, à l’instar de ses voisins, en sera pénalisée, d’autant plus que sa part dans l’activité manufacturière mondiale a cru fortement ces dernières années.

    Il faut donc s’attendre à deux évolutions qui se combineront : d’une part un repli sur soi pour donner la priorité aux réformes internes nécessaires, d’autre part une moindre appétence des pays occidentaux pour les usines chinoises.

    Mais il serait illusoire d’imaginer que cette évolution sera durable. La Chine a l’habitude de donner du temps au temps mais conserve ses objectifs, surtout quand le symbole du centenaire de la création de la Chine Populaire approche. Pas question donc que la Chine ne cherche plus à prendre la place des Yankees dans le contrôle de la région, qu’elle ne revendique plus d’être l’alter ego des Etats-Unis, voire l’alter ego dominant, qu’elle n’utilise plus ses avantages économiques (énorme marché, faibles coûts de production, main d’œuvre docile) et les réserves financières qu’elle a accumulées pour être un acteur incontournable, voire dominant, de la vie économique de la planète. Pas question qu’elle ne cherche plus à combiner ces atouts pour se doter d’un complexe militaro-industriel de tout premier niveau au service de sa politique de puissance.

    Le coronavirus va donc certainement ralentir quelque temps la montée en puissance de la Chine sur le plan mondial, mais il ne lui donnera pas un coup d’arrêt. Il est même probable que les entreprises chinoises, qui auront besoin d’accroître leur présence sur les marchés mondiaux pour compenser le ralentissement de la croissance en Chine, chercheront à compenser la désaffection relative de leurs partenaires occidentaux en se montrant encore plus agressives à l’étranger.

    Il est donc peu probable que le coronavirus soit pour la Chine ce que Tchernobyl a été pour l’URSS.

    Mais les interrogations d’ordre géostratégique soulevées par l’épidémie/pandémie de coronavirus concernent désormais aussi d’autres pays que la Chine. Comment l’Iran, déjà affaibli par les sanctions américaines, son étrange modèle économique et ses contestations internes, pourra-il surmonter un désastre sanitaire auquel il n’est pas préparé et quelles en seront les conséquences au niveau régional et pour sa confrontation avec les Etats-Unis ? Quelles seront les conséquences de l’épidémie sur l’équilibre des forces dans les régions qui connaissent des conflits armés ou latents et sur ces conflits eux-mêmes : au Moyen-Orient (Syrie), dans le Golfe (Yémen), en Afrique du Nord (Lybie)… ? Les forces militaires françaises pourront-elles continuer leur action protectrice an Afrique lorsque les déficiences du système de santé de la plupart des pays subsahariens, dès à présent connues, seront manifestes ? Verra-t-on apparaître, après les réfugiés politiques, économiques, climatiques, des réfugiés sanitaires et quel accueil devra et pourra-t-on leur réserver ?…

    Il est également difficile de savoir si l’inévitable ralentissement économique mondial et la chute des marchés financiers se traduiront par une crise économique majeure et si les Etats ainsi que les banques centrales trouveront les moyens d’y faire face alors qu’ils ont déjà créé des liquidités considérables pour remédier à la déprime de la croissance.

    L’épidémie de coronavirus ne va pas changer les objectifs ni les stratégies des grandes puissances. Mais elle va modifier de manière non négligeable les possibilités d‘action des différents protagonistes et, sans doute, à brève échéance, certains rapports de force.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 2 mars 2020)

     

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  • Non, l’islamoscepticisme n’est pas un crime !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du juriste strasbourgeois Ivan Aubert, cueilli sur le site du Cercle Droit & Liberté, consacré à l'affaire Mila et à la liberté de tenir des propos hostiles à la religion musulmane.

     

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    Non, l’islamoscepticisme n’est pas un crime

    La jeune Mila, « instagrameuse » de 17 ans, vient d’être rescolarisée sous protection le 10 février dernier. Pour rappel, sa vie est toujours menacée après avoir notamment déclaré « je déteste la religion, le coran est une religion de haine, il n’y a que de la haine là-dedans, l’Islam c’est de la merde ».

    Dans un pays où plus de 260 de nos compatriotes (1) sont récemment tombés sous le coup des fusils et pare-chocs de fanatiques agissant au nom de cette religion et de nulle autre, où des journalistes sont morts assassinés pour cette même raison, il apparaît légitime de s’en inquiéter. Ce qui inquiète, ce qui choque, c’est surtout que les soutiens à cette adolescente se comptent sur les doigts d’une main. Parmi eux le site militant Bellica, le journal Marianne, Marlène Schiappa, et quelques autres (2 & 3). Où est passé l’esprit Charlie ?

    Tout commence à l’issu d’une discussion sur les réseaux sociaux au cours de laquelle son homosexualité est ouvertement abordée. Des musulmans lui souhaitent alors de « bruler en enfer » et l’invectivent de « sale Française » ou encore de « sale gouine ». Pleuvent ensuite menaces de mort et de viol. Ses agresseurs invoquent le dogme de la religion musulmane à l’appui de leurs arguments.

    Sa vie est depuis menacée, et les ligues de défenses, d’habitude si promptes à réagir, restent étonnement silencieuses.

    Cette affaire est grave, non seulement parce qu’elle confirme ce que nombre d’études statistiques ont démontré, à savoir que la première menace en France contre l’égalité entre hommes et femmes et contre les droits de l’Homme est aujourd’hui le fait d’individus se revendiquant musulmans (4), mais aussi parce qu’elle laisse présager un effritement de principes juridiques primordiaux. Parmi eux, les plus importantes des libertés fondamentales : les libertés de conscience et d’expression.

    Le blasphème : ce crime qui n’en est pas un

    Bien que certains de nos voisins - dont l’Italie et la Grèce (5)- reconnaissent le blasphème comme infraction, la France est de par son Histoire très attachée à la liberté d’expression, notamment concernant la religion. Le blasphème, c’est-à-dire l’expression « irrévérencieuse » sur un sujet sacré, est, du fait de sa définition éminemment subjective, permis. Certains pays, tous musulmans, prévoient quant à eux la peine de mort pour ce que nous concevons comme une facette de la liberté d’expression (6).

    La liberté d’expression, d’exprimer son désaccord, et de choquer

    La liberté d’expression existe-t-elle vraiment si elle ne couvre que les propos consensuels et politiquement corrects ?  Le désaccord voire le trouble qu’elle est amenée à susciter dans l’esprit de chacun peut-elle légitimement lui faire obstacle ? Non, et c’est d’ailleurs ce que la CEDH affirme lorsqu’en 1994 elle rappelle dans l’arrêt « Otto-Preminger-Institut c. Autriche » (7) que l'article 10 de la Convention consacrant la liberté d’expression protège aussi les propos qui "heurtent, choquent ou inquiètent", et même « la propagation de doctrines hostiles à [la] foi [des croyants]".

    La liberté d’expression n’est cependant pas sans limite : la provocation « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de […] leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis » par des peines d’emprisonnement et/ou d’amendes nous dit la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Les mêmes peines sont prévues en cas d’appel à la haine en raison de l’orientation sexuelle (8).

    En d’autres termes, Mila, qui exprimait son avis -qu’elle présentait comme tel - à propos d’une religion et non de personnes, était dans le champ de la liberté d’expression.

    Ceux qui l’ont agressée ou qui soutiennent ces agressions par leurs explications et justifications se trouvent en dehors de ce champ. Ils doivent être poursuivis et sanctionnés.

    Outre ses nombreux agresseurs parés de la lâcheté de l’anonymat, notons aussi la réaction du  Conseil français du culte musulman qui par la voix de son représentant a affirmé lors d’une émission de radio que « qui sème le vent récolte la tempête ».

    En parallèle de ces justifications patentes se retrouvent de trop nombreuses explications qui confondent ce qu’il est convenable de dire, et ce qu’on a le droit de dire. On y compte Edouard Louis, militant LGBT qui estime que « la liberté, le progrès, c’est qu’il y a des choses qu’on ne peut pas dire » (9), mais aussi Alain Finkielkraut qui dénonce ce « dégueulis verbal » (10). Confondre la sphère de la convenance et celle de la légalité, prendre appui sur la valeur d’un propos pour juger de son droit à exister, n’est-ce pas là le plus dangereux des raisonnements ? Cette confusion ressemble plus à une fuite qu’à une réponse : aborder la convenance, c’est refuser d’aborder le droit de penser et d’exprimer son désaccord, aussi outrancier que d’aucuns puissent le juger. C’est permettre qu’un droit fondamental soit soumis à la discrétion de chacun et faire du débat et de la sphère publiques un « safe space » infertile.

    L’ancien ministre Brice Hortefeux (11) relève lui des propos « inutilement agressifs et injurieux ». On regrette une fois de plus également la confusion qu’il existe entre objectif et subjectif. Brouiller les deux domaines, c’est refuser son rôle de la loi : si chacun peut se sentir attaqué, voire insulté, les textes du législateur ne doivent, au risque de dénaturer leur justice et leur équilibre, que condamner ce qui est objectivement insultant.

    C’est ce qu’ils font, appliquons-les.

    Ivan Aubert (Cercle Droit & liberté, 17 février 2020)

     

    Notes :

    (1) https://www.lefigaro.fr/international/depuis-2012-263-personnes-sont-mortes-dans-des-attentats-islamistes-en-france-20191007

    (2) https://www.marianne.net/societe/mila-16-ans-menacee-de-mort-pour-avoir-critique-l-islam

    (3) http://www.leparisien.fr/faits-divers/je-suis-mila-marlene-schiappa-denonce-les-propos-criminels-du-delegue-general-du-cfcm-28-01-2020-8246280.php

    (4) https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2019/11/116798_Rapport_ifop_ELLE_2019.10.21.pdf

    p. 45 et suivantes, il est mis en exergue que les musulmans (ainsi que les personnes « de gauche » sont beaucoup plus susceptibles de réaliser des agressions sexuelles que le reste de la population. Le rapport illustre aussi l’avis de l’échantillon de population musulmane interrogée sur les droits des femmes.

    (5) https://www.institutmontaigne.org/blog/le-blaspheme-en-france-et-en-europe-droit-ou-delit

    (6) https://www.france24.com/fr/20181031-pakistan-blaspheme-delit-crime-peine-mort-europe-loi-repressive-religion-islam-catholicisme

    (7) http://host.uniroma3.it/progetti/cedir/cedir/Giur_doc/Corte_Stras/Otto-Prem_Aut1994.pdf

    (8)

    https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?idArticle=LEGIARTI000029759703&cidTexte=JORFTEXT000000877119&categorieLien=id

    https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006417660&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=20020101

    (9) https://www.valeursactuelles.com/societe/affaire-mila-pour-lauteur-militant-edouard-louis-la-liberte-le-progres-cest-quil-y-des-choses-quon-ne-peut-pas-dire-115877

    (10) https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/pour-alain-finkielkraut-les-propos-de-mila-sont-du-degueulis-verbal-1221335.html

    (11) https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/brice-hortefeux-les-propos-de-mila-sont-inutilement-agressifs-et-injurieux-1221279.html

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  • A propos des armes hypersoniques...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexis Feertchak, cueilli sur Geopragma et consacré aux armes hypersoniques développées par les grandes puissances. Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et membre fondateur de Geopragma.

     

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    « Hypersonique », le dernier mot à la mode pour se faire peur

    Pour peser dans un dîner de chefs d’Etat, il est de bon ton de pouvoir dire que l’on possède des armes hypersoniques. Il y a deux ou trois ans, la mode était plutôt de mettre en avant son impénétrable bulle de protection A2/AD ( Anti Access Area Denial ). Mais, dans une dialectique bien connue des historiens militaires, c’est désormais l’épée qui a repris l’ascendant sur le bouclier. Avec son vocabulaire enfantin un peu simplet, Donald Trump a ainsi annoncé le développement de missiles hypersoniques « gros, puissants, mortels et rapides », histoire de pouvoir répondre virilement aux récents progrès des Russes et des Chinois en la matière.

    L’hypersonique, pourtant, n’est pas une nouveauté en soi. On assiste plutôt à la création d’un mot-valise qui, par son côté spectaculaire, répond aux impératifs politiques du moment dans un contexte de retour de la rivalité stratégique. Si une vitesse « supersonique » correspond à un phénomène bien réel, celui du franchissement de la vitesse du son (Mach 1 ou 1 235 km/h), rien de tel pour une vitesse « hypersonique ». Celle-ci fait partie du champ « supersonique » et, à l’intérieur de celui-ci, ne correspond à aucun phénomène physique particulier, même si les conditions de vol sont de plus en plus difficiles au fur et à mesure que la vitesse s’accroît. L’hypersonique correspond en réalité à une convention fixée à cinq fois la vitesse du son (Mach 5 ou 6 174 km/h). Cette frontière, aussi impressionnante qu’elle puisse paraître, n’a rien d’infranchissable, et ce depuis longtemps.

    Un missile balistique atteint durant sa course une vitesse maximale souvent très au-delà de la limite de l’hypersonique. C’est en particulier le cas des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM en anglais). Mis en œuvre depuis 1985, disposant d’une portée de 11 000 km, un Topol russe (SS-25 en langage OTAN) atteint une vitesse de Mach 21, soit plus de 25 000 km/h, ou 7 km par… seconde, lors de sa phase terminale. Le Minuteman américain, dont les premières versions remontent à 1962, atteint même les Mach 23. En soi, l’hypersonique n’impressionne donc personne depuis longtemps… Mais il faut voir de quoi il est question. Ces deux exemples appartiennent à la catégorie des missiles dits « balistiques » car ils dessinent une trajectoire balistique, ayant peu ou prou une forme de courbe en cloche : la phase ascendante est assurée par un propulseur de type « fusée » tandis que la phase descendante est assurée par la seule force de la gravitation (néanmoins, au moment de la rentrée dans l’atmosphère, des moteurs peuvent entrer en action pour améliorer la visée ou pour décrire des trajectoires complexes, afin d’éviter des défenses Anti-Balistic-Missile – ABM). La vitesse maximale atteinte en descente est d’autant plus forte que le missile sera monté haut en altitude (avec néanmoins un maximum au-delà duquel le missile serait « satellisé »). Un missile balistique de courte portée comme le Scud, qui atteint une altitude beaucoup plus faible et frappe moins loin (quelques centaines de kilomètres selon les versions) ira beaucoup moins vite qu’un ICBM, mais en franchissant environ 2 km/second, il atteint néanmoins déjà les Mach 5. 

    Mais, alors, pourquoi parle-t-on tant d’armes hypersoniques aujourd’hui ? C’est que les armes hypersoniques mises en avant par Moscou, Pékin ou Washington ne sont pas, sauf exceptions, de traditionnels missiles balistiques. Ce type d’arme a en effet un grand défaut : sa trajectoire balistique (d’où le nom du missile) est prévisible et peut donc être interceptée (dans la mesure du raisonnable néanmoins : un ICBM atteignant les Mach 20 ne l’est pas en l’état des technologies défensives actuelles, surtout avec le procédé du « mirvage », qui fait qu’un missile peut emporter plusieurs têtes nucléaires, qui se dispersent lors de la rentrée dans l’atmosphère). A côté des missiles balistiques proches d’une fusée dans leur conception, une autre grande catégorie de missiles est le missile de croisière, plus proche d’un avion. Volant à basse altitude (quelques dizaines à quelques centaines de mètres, à comparer avec les 800 km de l’atmosphère), il est en permanence propulsé par son moteur. La version la plus classique est le missile destiné à des frappes terrestres à longue portée comme le Tomahawk américain ou le Kalibr russe (de 1 000 à 2 500 km selon les versions). En volant à très basse altitude, le missile est difficilement détectable car il peut facilement passer sous la couverture des radars. Par ailleurs, sa signature radar est plus faible que celle d’un avion car il est de plus petite taille (1 200 kg pour un Tomahawk au lancement).

    Pour résumer, les missiles balistiques, notamment la sous-catégorie des ICBM (à partir de 5 500 km et souvent plus de 10 0000) à tête nucléaire, sont privilégiés pour acquérir des capacités de frappes stratégiques, essentielles dans le cadre de la dissuasion nucléaire. En parallèle, le missile balistique est aussi une technologie relativement « simple » et peu onéreuse, permettant à des pays disposant de peu de moyens d’acquérir une capacité de frappes régionale de plusieurs centaines de kilomètres de profondeur (les fameux Scud, appréciés pour cela par de nombreux pays, comme l’Irak dans les années 1990). A l’inverse, le missile de croisière est une arme coûteuse et complexe, idéale pour des frappes discrètes et précises. C’est aussi pour cela que l’attaque contre des installations pétrolières en Arabie Saoudite, attribuée par Washington à Téhéran, a représenté un choc au Moyen-Orient. Rares sont les pays, en dehors des traditionnelles grandes puissances, à disposer d’une telle capacité.

    Les missiles de croisière atteignent en revanche rarement des vitesses comparables à celles des missiles balistiques. La plupart du temps, ils sont subsoniques. C’est le cas du Tomahawk américain (900 km/h) ou des missiles anti-navires rasants comme l’Exocet français (quelques mètres au-dessus de la mer, 1 100 km/h) ou son équivalent américain (Harpoon) ou russe (Uran, parfois surnommé Harpoonsky).

    Que se passe-t-il alors pour que les grandes puissances soient ainsi en émoi ?

    Premier phénomène : les missiles de croisière, notamment leurs versions anti-navires, atteignent aujourd’hui des vitesses de plus en plus grandes. Depuis la Guerre froide, les Russes se sont par exemple fait une spécialité de tels missiles atteignant des vitesses supersoniques, et qui servaient de « carrier killers » (tueurs de porte-avions). Particulièrement imposants, les croiseurs soviétiques Slava et Kirov ou certains sous-marins à propulsion nucléaire comme les Oscar-II emportaient des P-500 Bazalt ou des P-700 Granit capables de voler jusqu’à Mach 2,5 sur plus de 500 km. Pour atteindre de telles performances, ces missiles prennent un peu d’altitude avant de fondre sur leur cible (leur altitude est variable, selon le résultat recherché). Des versions plus modernes de ces missiles existent aujourd’hui en Russie (l’Onyx ou la version supersonique et anti-navires du Kalibr, qui ont la particularité de pouvoir être tirés depuis des navires de très faible tonnage), mais aussi en Inde avec le projet russo-indien BrahMos. Les Chinois mettent également en œuvre des missiles similaires (YJ-18). Mais la course ne s’arrête pas là : les Russes travaillent sur des missiles de croisière qui atteignent des vitesses hypersoniques (entre Mach 5 et 8). On trouve en particulier le Zirkon tiré depuis des navires ou des sous-marins : il devrait entrer en service au milieu des années 2020, après un premier essai depuis un bâtiment de surface cette année. Les Russes ont par ailleurs d’ores-et-déjà mis en service le Kinzhal, tiré depuis des avions (des intercepteurs MiG-31, des bombardiers tactiques Tu-22M3, prochainement des bombardiers stratégiques Tu-160M voire de simple chasseurs multirôles Soukhoï). La vitesse (jusqu’à Mach 3 pour un MiG-31…) et l’altitude des lanceurs permettent au missile Kinzhal d’obtenir par entraînement une vitesse et une portée supérieures à celles d’un Tsirkon tiré depuis un navire. Les puissances occidentales, elles, n’ont pas, pour l’instant, investi ce secteur des missiles de croisière supersoniques voire hypersoniques.

    Deuxième phénomène : les Chinois ont quant à eux massivement investi le champ des missiles balistiques, délaissés par Washington et Moscou en raison du traité INF qui avait permis de mettre fin, en 1987, à la crise des « euromissiles ». Depuis cette date, tous les missiles terrestres d’une portée de 500 à 5 500 km étaient interdits pour les deux géants de la Guerre froide. Ils ont donc privilégié les missiles navals (non concernés par INF), qui sont (presque) toujours des missiles de croisière, laissant aux missiles balistiques de plus de 5 500 km (ICBM en version terrestre, SLBM en version sous-marine) le soin d’assurer la dissuasion nucléaire. Les Russes ont aussi gardé des missiles balistiques de courte portée (officiellement moins de 500 km) comme les Iskander (la subtilité étant que ce système peut tirer à la fois des missiles balistiques et des missiles de croisière), dont la version modernisée “M” est accusée par Washington d’avoir une portée supérieure à cette limite fixée par le traité INF, ce qui a justifié en 2018 la sortie unilatérale des Etats-Unis de ce texte, aujourd’hui caduque. Mais la principale raison était tout autre : les Américains ne veulent plus avoir les mains liées alors que les Chinois, non partie au traité, ont massivement investi le champ des missiles balistiques de portée intermédiaire, qu’ils soient destinés à des frappes terrestres ou à des frappes anti-navires, une spécificité pour l’instant chinoise. Pékin dispose ainsi théoriquement de la possibilité de frapper des porte-avions américains à 4 000 km de distance grâce à leurs DF-26, ce qui n’est pas loin d’être un cauchemar pour Washington.   

    Troisième phénomène : Américains, Russes, Chinois, mais aussi Britanniques et Français investissent le champ des « planeurs » hypersoniques et hypermanœuvrants (Hypersonic Boost-Glide Vehicule en anglais). Ces engins, très spécifiques dans leur principe, sont d’abord propulsés par un traditionnel missile balistique (ou par une fusée), puis sont capables de planer, grâce à un principe de portance, sur les couches hautes de l’atmosphère, pouvant ainsi dessiner des trajectoires beaucoup plus complexes qu’un missile balistique traditionnel. L’intuition du planeur hypersonique remonte à la Seconde Guerre mondiale lorsque Eugen Sänger et Irene Sänger-Bredt conçoivent le projet allemand de Silbervogel (oiseau d’argent), qui devait permettre d’atteindre l’Amérique en faisant des sortes de « bonds » sur la stratosphère. Lors de leur grande parade pour le 70e anniversaire de la République populaire, les Chinois ont révélé leur planeur hypersonique, le DF-ZF, dédié à des frappes conventionnelles de portée intermédiaire (entre 500 et 5 500 km) et qui devrait être (voire a déjà été) mis en service cette année sous le nom DF-17. Les Russes ont quant à eux mis en service en décembre leur planeur hypersonique Avangard tiré depuis un ICBM, et décrit par Vladimir Poutine comme une « arme absolue », qui frappe « comme une météorite, une boule de feu ». Les Etats-Unis avaient lancé au début des années 2000 leur vaste projet de Prompt Global Strike (avec l’objectif de pouvoir frapper conventionnellement n’importe quel point de la planète en une heure) et expérimentent depuis plusieurs années des planeurs hypersoniques, avec par exemple le X-51 ou le HTV-2 (premiers vols en 2010). Ils semblent néanmoins avoir perdu aujourd’hui l’avance qu’ils possédaient, même si le Pentagone a récemment lancé des projets tous azimuts. Le site internet de Lookheed Martin présente ainsi plusieurs « planeurs » pour l’armée de l’air (ARRW pour Air-Launched Rapid Response Weapon) ou l’armée de terre (de portée intermédiaire avec l’IRCPS pour Intermediate Range Conventional Prompt Strike et de longue portée avec le LRHW pour Long-Range Hypersonic Weapon). Le Royaume-Uni et la France ont aussi lancé leur projet de « planeur hypersonique », Paris souhaitant faire voler un premier démonstrateur de son V-MAX en 2021, pour une mise en service vers 2025. Cette nouvelle catégorie d’armements, qui devrait faire partie des arsenaux d’une poignée de pays d’ici 2030, représente une sorte de garantie pour quiconque voudrait franchir n’importe quelle défense ennemie, ceci étant vrai autant pour des frappes conventionnelles que nucléaires.  

    C’est sous ces trois angles que l’« hypersonique » est à la mode. Cette course aux armements (plus qualitative que quantitative) participe à affaiblir fortement le contrôle des armements, les grandes catégories conceptuelles qui structurent les traités étant fortement fragilisées. Où, en effet, situer ces planeurs hypersoniques dans les arsenaux stratégiques réglementés par le traité russo-américain New Start qui arrive à expiration en 2021, et que Donald Trump souhaite visiblement ne pas renouveler ? Comment, désormais, pour un pays attaqué savoir distinguer avec suffisamment de clarté une frappe nucléaire stratégique d’une frappe conventionnelle à longue portée ? Comment tenir compte du nouvel intérêt des acteurs militaires pour les portées intermédiaires, qui permettent à certains Etats (comme la Chine) d’augmenter leurs capacités de déni d’accès ? L’instabilité augmentait déjà structurellement du fait que le jeu qui se jouait auparavant à deux (Washington et Moscou) se joue désormais à trois (avec Pékin en plus), alors que les traités de la Guerre froide ne prévoient pas cette extension. Mais on voit émerger ici une cause supplémentaire d’instabilité, que les politiques résument en cette notion d’« hypersonique », non sans quelque confusion sur l’étendue exacte du terme, mais avec l’intuition générale que cette accélération des armes et de leurs vecteurs va bousculer l’équilibre précaire né de la fin de la Guerre froide.

    Alexis Feertchak (Geopragma, 17 février 2020)

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  • La soumission de l’Allemagne à la repentance coloniale...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Bernard Lugan, cueilli sur son blog et consacré à l’auto-flagellation qui sévit en Allemagne sur la question coloniale.  Historien et africaniste, Bernard Lugan a publié de nombreux ouvrages, dont  Osons dire la vérité à l'Afrique (Rocher, 2015), Heia Safari ! - Général von Lettow-Vorbeck (L'Afrique réelle, 2017), Atlas historique de l'Afrique (Rocher, 2018) et Les guerres du Sahel (L'Afrique réelle, 2019).

     

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    La soumission de l’Allemagne à la repentance coloniale

    Outre-Rhin, bien que la parenthèse coloniale n’ait duré que deux décennies, l’exigence de repentance atteint en ce moment des sommets inégalés. Même en France où, pourtant, il n’est pas possible de parler de la colonisation sans avoir préalablement revêtu le cilice de pénitence, l’exigence de soumission au dogme de la culpabilité coloniale n’a pas (encore ?) une telle ampleur.

    En Allemagne, il est aujourd’hui impossible, tant elle est longue, de dresser la liste des rues, des places, des squares, des musées, des instituts et des casernes débaptisés au seul motif qu’ils ont un rapport avec la période coloniale ou avec des personnages ayant un lien avec cette dernière. Dirigé par la gauche, le Land de Berlin a même fait de la repentance coloniale un de ses principaux axes politiques, comme si la ville n’avait pas de problèmes plus urgents et plus concrets à régler… Ici, il n’est pas un jour sans qu’il soit demandé aux habitants transformés en chiens de Pavlov de l’auto-flagellation, de psalmodier la liste des péchés ultramarins de leurs grands-parents et de « regarder en face les crimes coloniaux allemands ainsi que le génocide des Herero et des Nama » commis en Namibie, l’ancien Sud-Ouest africain.

    Or, dans cette affaire, l’acte d’accusation contre l’Allemagne est un montage datant de la Première guerre mondiale, quand Français et Britanniques qui avaient besoin d’arguments « moraux » pour s’emparer de ses colonies, accusèrent l’Allemagne d’avoir « failli » à son « devoir de civilisation ». Fut alors constitué le dossier à charge de la guerre des Herero réutilisé aujourd’hui par la gauche allemande.

    Ce dossier passe totalement sous silence les actes atroces commis par les Herero: familles de colons massacrées, torturées, les femmes dépecées vivantes sous les yeux de leurs enfants, les hommes émasculés puis éventrés... Quand elles tombaient entre leurs mains, et après avoir été violées, les femmes allemandes étaient suspendues par les pieds à un arbre, jambes écartées, puis éventrées et éviscérées, comme des bêtes de boucherie…Or, ce furent à ces mêmes arbres, qu’après les avoir jugés, les Allemands pendirent ceux des Herero qui s’étaient rendus coupables de ces meurtres abominables. Mais, alors que nous n’avons que des témoignages concernant les premiers crimes, les exécutions judiciaires furent quant à elles photographiées et ces clichés furent ensuite utilisés par la propagande alliée pour « démontrer » la « culpabilité coloniale allemande ». Aujourd’hui, ce sont ces mêmes photos qui alimentent la campagne de repentance nationale.

    Pour la gauche allemande et pour les Eglises qui soutiennent naturellement, et même avec gourmandise, son combat, tous ceux, civils et militaires qui participèrent, de près ou de loin, à la guerre des Herero sont donc par définition des criminels.

    En premier lieu Paul Emil von Lettow-Vorbeck (1870-1964), légendaire officier colonial qui devrait pourtant figurer au Panthéon des gloires allemandes pour sa campagne de l’est africain (1914-1918)[1]. Or, tout au contraire, bien qu’il ait été un adversaire du III° Reich, présenté aujourd’hui comme l’archétype du « criminel colonial », il est donc devenu une des principales cibles de ce politiquement correct qui achève d’émasculer une Allemagne étouffée sous ses complexes. Les rues et les casernes von Lettow-Vorbeck sont ainsi débaptisées pour recevoir les noms de déserteurs ou de militants de gauche, comme à Brême, à Bad Segeberg, à Hambourg-Jenfeld et à Leer. Quant au conseil municipal de Sarrelouis, sa ville natale, il s’est déshonoré en débaptisant l’avenue qui portait son nom et en lui retirant la citoyenneté d’honneur de la ville. Il en fut de même à Wuppertal, Brême, Cuxhaven, Mönchenglabad, Halle, Radolfzell et même à Graz, en Autriche. Des ouvrages indigents et d’une rare malhonnêteté intellectuelle sont également publiés afin de salir sa mémoire.

    Mais, face au Mythe, que pèsent les pelotes fécales roulées par les bousiers de la repentance ? Ces derniers pourront toujours débaptiser, interdire, détruire, condamner, vociférer et finalement trépigner. Ils ne parviendront jamais à faire oublier la dévotion que les askaris vouaient au général Paul von Lettow-Vorbeck, un chef qu’ils admiraient et auquel ils avaient donné, avec amour et respect, le nom de « Bwana mukubwa ya akili mingi » (le grand homme qui peut tout).

    Ils ne pourront également jamais, ces coprophages, empêcher les jeunes européens rebelles de chanter le Heia Safari [2] durant leurs randonnées et lors de leurs veillées. Cet hymne à la liberté et aux grands espaces qui résonne encore du Kilimandjaro à la Rufidji porte, avec les échos lointains des fifres et des caisses plates, les rêves d’une Europe en dormition dont le réveil sera douloureux aux hypnotiseurs vicieux qui pensaient la tenir définitivement en leur pouvoir…

    Bernard Lugan (Blog de Bernard Lugan, 13 février 2020)

     

    Notes :

    [1] Voir à ce sujet ma biographie du général von Lettow-Vorbeck intitulée « Heia Safari ! Du Kilimandjaro auxcombats de Berlin (1914-1920) »

    [2] En français « La petite piste ». Mélodie composée à la veille du premier conflit mondial par Robert Götz, également l’auteur du très célèbre Wildgänse (Les Oies sauvages). Dans mon livre, Heia Safari,je retrace l’origine de ce chant et je donne ses paroles en swahili, telles que les chantaient les askaris du général von Lettow-Vorbeck.

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  • Bienvenue dans le monde d’après !...

    Nous reproduisons ci-dessous une chronique de Xavier Eman, cueillie sur son blog A moy que chault!, désormais hébergé par le site de la revue Éléments, dans lequel il évoque le Paris du XVIIIe arrondissement qui préfigure (peut-être) le monde qui vient. Animateur du site Paris Vox, rédacteur en chef de la revue Livr'arbitres et collaborateur de la revue Éléments, Xavier Eman est l'auteur de deux recueils de chroniques intitulé Une fin du monde sans importance (Krisis, 2016 et la Nouvelle Librairie, 2019) et d'un polar, Terminus pour le Hussard (Auda Isarn, 2019).

     

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    Paris 18e : bienvenue dans le monde d’après !

    Si Dante, ressuscité pour services rendus au génie européen, rédigeait en 2020 une nouvelle version de son œuvre fondamentale, nul doute qu’il y ajouterait la description d’un autre cercle de l’enfer : la station de métro Château-Rouge et ses environs. Bienvenue dans le 18e arrondissement de Paris : le laboratoire du monde d’après !

    Tout d’abord, vous êtes expulsé, plus que vous ne sortez, de la bouche de métro. Vous, petite touche blanchâtre perdue et portée par la densité du flot africain qui vous projette au cœur d’un vaste marché sauvage, misérable et bruyant. Dans les odeurs d’épices et de maïs grillé sur des structures métalliques de caddies de supermarchés, les divers produits sont présentés à même le sol, au mieux sur un bout d’étoffe étendu sur le bitume. Volubiles, les mamas en boubous multicolores négocient hardiment gadgets  made in  China et denrées du « pays » via d’infinis et gesticulants palabres. Pour le néophyte, l’ensemble atteint rapidement un niveau sonore désagréablement assourdissant. C’est Bamako au pied des immeubles haussmanniens. Ou plutôt, c’est un ersatz de Bamako au pied des vestiges lépreux de l’architecture haussmannienne, une sorte de no man’s land ethnico-culturel. Ici, on n’est pas « dépaysé », on est « apaysé ». On n’est nulle part.

    Aux abords de ce marché tiers-mondisé, des individus paraissant désœuvrés « tiennent les murs ». Adossés aux portes des résidents ou abrités sous un porche, ils attendent, le plus souvent plongés dans la contemplation de l’écran de leur smartphone dernier cri. En fait, ils travaillent. Ce sont les entrepreneurs du lieu, les businessmen de la rue, les petits génies de la start-up à fort taux de croissance, bref, des dealers. Inutile d’être Columbo pour les identifier tant leur commerce se déroule au grand jour, de façon on ne peut plus visible, pour ne pas dire ostentatoire. À quelques mètres de là, deux fonctionnaires de police somnolent dans leur voiture de patrouille. Incongru et inutile rappel d’une autorité factice.

    Plus discrets, glissant le long des façades comme des ombres étiques et vacillantes, les clients toxicos quadrillent également la zone. Corps décharnés, visages secoués de tics, à demi clochardisés, ils sont aussi effrayants que pathétiques. Les yeux brûlants de manque, sans doute prêts à vous égorger pour une piquouse ou une pilule, ils ont tout des zombies de films hollywoodiens de série Z, ruines d’humanité, souvenirs d’hommes. Certains mendient, obséquieux ou agressifs, d’autres, ayant déjà basculés dans l’antre de la folie, vocifèrent tout seuls ou entretiennent des conversations avec un interlocuteur imaginaire. Peut-être l’être humain qu’ils ont un jour été…

    À l’exception du visiteur de passage, plus personne ne prête attention à ce spectacle, même quand l’un de ces naufragés défèque dans le caniveau ou urine sur une voiture en stationnement. Le poids de l’habitude. L’indifférence accompagne le renoncement.

    La situation est telle que les riverains ont récemment attaqué l’État et l’ont fait condamner par le tribunal  administratif pour « rupture de l’égalité des citoyens » en matière d’hygiène et de sécurité. Bien entendu, cette décision judiciaire n’a été suivie d’aucun effet, d’aucune ébauche d’intervention, d’aucune velléité d’action.  Malgré les idées immanquablement courageuses et géniales de la mairie de Paris, consistant à envisager d’installer du mobilier urbain « anti vendeurs à la sauvette » et à vouloir « renforcer le dialogue entre les différents acteurs du champ social », c’est toujours la même désolation et le même accablement pour les derniers habitants « historiques » du quartier.

    Que l’on puisse affirmer que cet émétique chaos, un tel maelstrom de misère, de saleté et de vice, représente un quelconque « enrichissement », le moindre « progrès », pour qui que ce soit, s’apparente soit au cynisme idéologique le plus abject, soit à la déficience psychologique lourde.

    On ne peut d’ailleurs s’empêcher ici de penser au désormais fameux « syndrome de Paris », ce mal qui frappe les touristes japonais à leur retour d’un séjour dans la capitale française, traumatisés par le contraste entre l’image qu’ils se faisaient de la Ville Lumière – nourrie par le visionnage des films de Duvivier, Renoir, Audiard et plus récemment de Jean-Pierre Jeunet – et la réalité de ce qu’elle est devenue. Les rues de Montmartre sont des coupe-gorges crasseux, et la vraie Amélie Poulain est une camée accro au crack, qui taille des pipes entre deux poubelles pour se payer sa dose. Le choc est, il est vrai, assez violent…

    Tartuffe à la casbah ou les aventures de Jean-Eudes et Marie-Chantal chez les Bantous…

    Pour tenter de respirer à nouveau, on marche alors quelques centaines de mètres, remontant la rue Custine, et, peu à peu, les kebabs cèdent la place aux salons de thé « bio », et les taxiphones aux épiceries « gluten free ». Une frontière invisible a été franchie, et les catogans et autres pantacourts prennent le pas sur les coupes afros et les djellabas… Sans le savoir, vous avez pénétré dans le « bon XVIIIe », celui que les agents immobiliers vous présentent comme ayant un « fort potentiel », gentrification oblige. Un « quartier populaire » où le mètre carré à 8 500 euros pourrait atteindre les 10 000 sous quelques mois. Bref une « expérience humaine diverse et enrichissante » doublée d’un investissement prometteur. Spéculation et bons sentiments. En un mot : le paradis, pardon, le nirvana, du bobo gauchisto-cosmopolite, vélocipédiste et macronien.

    Ici, autant de drogués qu’un peu plus bas, mais ceux-là, au moins, ont les moyens de leurs addictions, et le vegan cocaïné jusqu’aux sourcils présente mieux – plus proprement – que le prolo gavé aux méthamphétamines. C’est le royaume des chantres de « l’accueil », du « sans-frontiérisme » et du « vivre ensemble », très fiers, en bons anthropologues ouverts et curieux, de côtoyer des « populations issues de la diversité » auxquelles ils se gardent toutefois bien de se mélanger vraiment. Une sorte de « développement séparé », dans les faits, mais accompagné de la douce musique du prêchi-prêcha mondialiste et politiquement correct. Tartuffe à la casbah ou les aventures de Jean-Eudes et Marie-Chantal chez les Bantous…

    Ainsi, en terrasse, les pubards trinquent à grands coups de spritz ou de mojitos avec des architectes d’intérieur ou des conseillers en patrimoine tout aussi soucieux qu’eux de la montée des populismes en Europe et de la situation – inhumaine et inacceptable – des migrants/exilés/réfugiés. Migrants qu’ils pourraient visiter à quelques rues de là, Porte de la Chapelle, entassés dans des bidonvilles infâmes aussi souvent « évacués » qu’immédiatement reconstitués. Ils admireraient alors le résultat concret de leurs utopies, de leur charité théorique et inconséquente, le fruit de leurs choix électoraux « généreux et progressistes » : des miséreux déracinés et déculturés terrorisant la population autochtone en attendant d’être pris en charge à vil prix par les néo-esclavagistes du Medef.

    Mais, comme dirait l’autre, ceci est une autre histoire…

    Xavier Eman (A moy que chault ! , 8 février 2020)

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  • Soyons conservateurs… et révolutionnaires !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Javier Portella qui rebondit sur le discours prononcé à Rome le 4 février 2020 par Marion Maréchal à l'occasion d'une conférence rassemblant quelques ténors de la droite conservatrice européenne. Javier Portella est l'auteur d'un essai intitulé Les esclaves heureux de la liberté (David Reinarch, 2012).

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    « Soyons conservateurs… et révolutionnaires ! »

    Soyons conservateurs… et révolutionnaires. Ou, pour le dire autrement, conservons et innovons, sauvegardons et rompons tout à la fois. L’oxymoron (pour les victimes de nos systèmes éducatifs : la contradiction logique) entre les deux exigences semble manifeste. Et pourtant…

    Et pourtant, je pourrais invoquer qu’une telle dualité avait, par exemple, déjà marqué, voici un siècle, un mouvement aussi important que la Révolution conservatrice allemande (avec des figures aussi éminentes que les frères Jünger, Spengler, Heidegger et tant d’autres). Mais laissons les invocations historiques. Il suffit d’affirmer que de deux choses l’une : ou nous devenons à la fois conservateurs et révolutionnaires, conservateurs et innovateurs – c’est-à-dire des conservateurs d’un type nouveau, très différents des conservateurs traditionnels –, ou rien ne pourra nous sauver.

    C’est d’être conservateur qu’il était question aussi dans le discours récemment prononcé à Rome par Marion Maréchal et dont le niveau intellectuel – il vaut la peine de le souligner – surmonte de très haut la plupart des discours politiques, eux qui ont la platitude comme signe et la langue de bois comme expression.

    Oui, elle a raison Marion Maréchal lorsqu’elle se proclame conservatrice ; lorsqu’elle affirme que, face à la décomposition du monde, face à la folie nihiliste qui nous entoure, il faut conserver les valeurs essentielles de notre civilisation. Quelle société pourrait d’ailleurs exister si elle ne conservait pas ce qui lui est le plus propre, si elle mettait tout constamment en question ?

    Bien entendu. Le problème est qu’une fois admis ce qui précède, c’est alors que les véritables questions se posent. Des questions importantes, décisives. Et difficiles. Examinons-les.

    Il faut conserver, certes… Mais conserver quoi, au juste ? Non pas le monde d’aujourd’hui, bien sûr ; non pas ce monde absurde et gris, laid et triste qu’il s’agit de démolir.

    S’agirait-il donc de conserver (de récupérer, plutôt) le monde d’hier, de revenir à lui et à ses principes ? Pas davantage. Tout d’abord, parce que l’histoire (ce que les réactionnaires s’échinent à ne pas comprendre) ne revient jamais en arrière (tout comme elle n’avance pas vers le Progrès des progressistes). Mais il y a une raison encore plus importante. Même s’il était possible de revenir aux temps d’hier, il ne faudrait pas non plus retourner à des temps dont il faut certes conserver certaines choses (nous verrons lesquelles) mais pas toutes, et pas non plus l’esprit qui y présidait. Il en va de même avec le monde d’aujourd’hui, dont certaines choses méritent d’être conservées (par exemple, les découvertes scientifiques et le bien-être matériel ; par exemple, la liberté sexuelle et la liberté d’expression) mais pas toutes ses choses, et encore moins l’esprit qui y préside.

    S’agirait-il donc de tomber dans éclectisme bon teint et dans l’équidistance molle ? S’agirait-il de mettre en œuvre des recettes telles que : « Un peu de ceci, un peu de cela… Ne tombons pas dans les extrémismes… Le mieux, c’est un bon compromis » ? Absolument pas. Ce dont il s’agit, c’est de tout repenser sur de nouveaux frais, de fond en comble, en sachant ce qu’il faut extirper et préserver (ou récupérer) dans un résultat final – dans une nouvelle vision du monde – qui ne ressemblera (quand ce sera son tour : ce n’est pas une affaire d’un jour ou de deux) ni au monde d’hier ni à celui d’aujourd’hui.

    Je viens de prononcer le mot extirper : ce mot intempestif – presque une grossièreté – que plus personne ne prononce à propos de telles choses. Mais c’est bien le mot qu’il faut prononcer quand il est question de racines et celles-ci sont pourries. « Les racines du mal qui nous ronge », disait Marion Maréchal dans son discours, il faut les chercher dans « le citoyen abstrait de la Révolution française, détaché de sa terre, de sa paroisse, de sa profession […], dans cette matrice du citoyen du monde ! Du citoyen du néant ! ».

    Sans nul doute. Or, qu’est-ce qui fait que ce citoyen s’enfonce dans le néant (tout en se tordant de rire, le malheureux) ? Pourquoi cet homme se détache de ses liens, ignore ses enracinements, méprise ses traditions ? Pourquoi, devenu abstrait, erre-t-il comme un somnambule parmi de nuages inconsistants ?

    Cet homme (ou ceux qui le manipulent) est-il à ce point imbécile ou méchant ? Bien sûr qu’il l’est, en partie du moins ; il ne faut pas charrier ! Mais ne tombons pas dans les simplifications, dans la reductio ad stultitiam et malignitatem (si facile, si commode) dans laquelle tombent parfois nos gens. Si l’homme erre perdu aujourd’hui dans les nuages du néant, s’il essaye de les remplir avec des délires aberrants, c’est pour la simple raison qu’il est resté seul. Seul avec son corps, seul avec sa matière, seul avec sa mort. Réduit à cette solitude, à cette inanité et à cette mort qui constituent le fond même de « la mort de l’esprit », comme elle est appelée dans le Manifeste que j’ai lancé, il y a quelques années, avec le soutien de l’écrivain Álvaro Mutis.

    La mort de l’esprit ?… Mais qu’est-ce que vous racontez là, voyons ! On ne parle pas de ces choses-là, surtout pas en politique ! On ne les envisage même pas. Tout d’abord, parce que la plupart des politiciens n’y comprendraient que dalle, et ensuite parce que ces choses-là ne mobilisent ni ne peuvent mobiliser personne.

    C’est vrai, de telles questions ne mobilisent ni ne peuvent, dans le quotidien, dans l’immédiat,mobiliser personne. Mais il n’est pas question ici de mots d’ordre pour mobiliser qui que ce soit : il n’est question que de la lame de fond qui bouillonne en-dessous de ce par quoi les hommes vivent et rêvent, luttent et se mobilisent – ou, ne le faisant plus, ils périssent.

    La mort de l’esprit… Comprenons : l’évanouissement du souffle spirituel qui avait marqué, de mille façons différentes, toutes les cultures, toutes les sociétés, toute l’histoire : le monde lui-même… jusqu’à l’arrivée du nôtre.

    La mort de l’esprit… S’agit-il donc de la mort de Dieu, de l’évanouissement social de la religion ? S’agit-il de ce fait inouï, énorme, que personne n’avait connu jusqu’à nous ? Non, il ne s’agit pas de cela. Ou plutôt si, mais seulement en partie.

    L’effondrement de la religion n’est qu’une des manifestations où la mort de l’esprit s’exprime. [1] Cet effondrement est accompagné de bien d’autres phénomènes : depuis l’anéantissement systématique du beau, que le soi-disant « art » contemporain entreprend (là aussi pour la première fois dans l’histoire), jusqu’au règne de la laideur et de la vulgarité qui se déploie dans nos villes et nos campagnes, en passant par l’exacerbation du matérialisme et de l’individualisme, pour ne rien dire de tous les délires propagés par l’ultra-féminisme et l’idéologie du genre.

    Or, ce ne sont là qu’autant de manifestations d’une perte, d’une disparition bien plus profonde. Si le néant répand son inanité sur le monde, c’est parce que le souffle s’est évanoui, qui faisait que, de mille façons différentes mais dans toutes les sociétés, à toutes les époques, le monde se trouvait comme auréolé d’un sens supérieur, imprégné d’une inquiétude spirituelle qui empêchait les hommes et les choses de rester embourbés dans leur matérialité plate, immédiate et mortelle.

    Et tant qu’un nouvel élan spirituel, un nouveau souffle sacré n’halètera pas dans nos cœurs et dans celui des choses nous resterons au bord de l’abîme sur lequel nous nous tenons à présent.

    Revenons aux questions proprement politiques

    Il est juste et nécessaire d’en finir avec l’invasion migratoire qui nous étouffe. Il est juste et nécessaire d’en finir avec la dissolution anthropologique constituée par l’idéologie du genre et par les effronteries de l’ultra-féminisme. Il est juste et nécessaire d’en finir avec la mise à l’écart qui, exercée sous la houlette de la nouvelle classe dominante – la ploutocratie financière et mondialiste – et frappant presque tout le monde, configure une sorte de confraternité inédite qui va des classes les plus populaires, victimes de la précarité, jusqu’à une bourgeoise (appelée aussi classe moyenne-haute) victime de la spoliation fiscale.

    Tout cela est juste et nécessaire. Tout simplement indispensable. Mais rien ne pourra être réussi sans la force d’un peuple porté, encouragé par un grand idéal, par un idéal supérieur. [2] Or, un tel idéal pourra bien difficilement se déployer et une telle force s’exercer si nos objectifs restent de nature « négative », réactive, d’opposition ; si nous nous bornons à des objectifs qui, comme ceux que je viens de rappeler, consistent finalement à s’opposer à d’autres projets, à barrer le chemin à d’autres idéaux.

    Des idéaux – ceux des « progressistes » – qui, eux, sont affirmatifs, ont une sorte de projet de monde à offrir. Un projet qui anéantit, certes, le monde ; un projet proprement im-monde mais un projet quand même, une affirmation, un espoir (pour ceux qui y croient). Soyons clairs : nous n’avons rien de pareil. Tout ce que nous avons, ce sont des objectifs « défensifs ». Des objectifs absolument indispensables pour nous défendre de la menace qu’aussi bien les progressistes libéraux de droite que les progressistes libéraux ou socialistes de gauche font peser sur la civilisation. Mais rien de cela ne configure un nouveau projet de monde, une nouvelle et stimulante vision des choses, une nouvelle cosmovision qui conserve (ou récupère) le souffle qui permettait à nos ancêtres de se forger un destin où, parmi les bassesses et les misères qui existeront toujours dans toute société, la grandeur et la beauté étaient bien présentes.

    Mais entendons-nous bien. Ce qu’il s’agit de conserver (ou de récupérer), c’est l’exigence d’un souffle spirituel ; non pas le contenu, non pas les modalités, non pas les expressions que ce souffle avait lors de l’Antiquité païenne, ou lors de la Chrétienté moyenâgeuse, ou lors de la Renaissance pagano-chrétienne, ou lors de l’Ancien Régime, ou lors de ce qui pouvait rester de ce souffle aux premiers temps du Nouveau (et actuel) Régime.

    Ce dont il s’agit, c’est de la tâche enivrante (et difficile) de forger un nouveau souffle, un nouvel esprit, un nouveau projet de monde qui, étant porteur de sens, de grandeur et de beauté, façonne le destin des hommes qui, plongés dans la matérialité de l’existence, n’ont plus un destin inspiré par un Dieu, exprimé dans la figure symbolique d’un Monarque, reflété dans les normes intangibles d’une Tradition.

    Une telle chose, est-elle possible ?… Bien sûr qu’elle l’est ! Il ne s’agit ni d’une extravagance ni d’un délire. Certes, nous sommes encore peu nombreux, insignifiants même à l’échelle globale, mais nous sommes là, nous qui portons la Liberté et son indétermination dans notre cœur, nous qui n’avons ni Dieu, ni Loi, ni Tradition qui fixe nos pas ; et nous qui, pourtant, sommes empreints d’un profond sens spirituel, d’un désir profond de beauté et de grandeur, de noblesse et d’héroïcité – et j’arrête de dire des mots qui sont devenus autant de grossièretés (et peut-être bientôt autant de délits).

    Mais la question n’est pas de savoir si un tel projet de monde est possible en soi. La question est de savoir si un tel projet est possible pour le monde. Et être possible pour le monde, cela veut dire aujourd’hui : être possible pour tout le monde – pour l’immense majorité, enfin.

    Est-il possible qu’une nouvelle cosmovision fleurisse où halèterait quelque chose du souffle ayant imprégné l’air qui, sous de formes si différentes, a été respiré par les hommes de tous les temps et de toutes les cultures jusqu’à il y a à peu près un siècle ? Une telle chose est-elle possible sans que cela implique (ne vous faites pas d’illusions, amis réactionnaires et conservateurs) aucun retour au status quo ante ? Une telle chose, est-elle envisageable lorsqu’il semble impossible que la religion – rien qu’un élément du souffle spirituel, certes, mais élément probablement indispensable – puisse revivre dans le monde ?

    Il semble impossible que la religion puisse revivre lorsque l’Église catholique consacre ses efforts depuis plus d’un demi-siècle (l’église protestante depuis presque un demi-millénaire…) à jeter par-dessus bord tout ce qu’elle avait de plus grand et merveilleux – son culte, son rituel – en même temps qu’elle sauvegarde avec soin ce qui mérite les qualificatifs opposés. Mais il n’y a pas que cela. Il y a une autre question plus importante encore. Comment le divin pourrait-il renaître dans le monde dès lors qu’il semble impossible de lui assigner aucune place ou statut ontologique ? [3]

    Et s’il s’agissait peut-être d’assigner au divin une place et un statut profondément différents de ceux qui lui ont été assignés jusqu’à présent (mais à des degrés différents) para l’ensemble des religions ?

    Peut-être, qui sait, sait-on jamais…

    Or, l’affaire est si complexe et cet article si long qu’il vaudra mieux laisser une telle question pour un autre jour.

    Javier Portella (Polémia, 11 février 2020)

     

    Notes :

    [1] Avec l’évanouissement social de la religion, nous sommes probablement en train d’assister au désastre que tant de penseurs de l’Antiquité païenne (un Cicéron, un Lucrèce, un Épicure…) avaient craint.Tout en mettant en doute l’existence physique des dieux ou leur implication dans les affaires de hommes,ces penseurs considéraient que l’existence de la religion n’en était pas moins indispensable, pour la sauvegarde de la société, eu égard aux aspirations et aux sentiments du peuple. Ou du vulgaire, comme on disait il n’y a pas si longtemps.

    [2] Un peuple, d’ailleurs, non seulement « périphérique », comme on le dit, mais « central » aussi. Un peuple non seulement des campagnes et des villes de province mais des grandes capitales aussi.

    [3] Seuls les croyants qui restent encore sont capables d’assigner un statut ontologique au divin. Mais ce statut se borne au sentiment subjectif – et légitime, il va sans dire – d’une foi face à laquelle aucun raisonnement ou explication n’est possible. Par là-même, le croyant ne fait rien d’autre que renforcer l’enfermement du divin dans le domaine de la conscience subjective, individuelle. Encore une expression, finalement, du subjectivisme ou individualisme contemporains.

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