Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Entretiens - Page 9

  • David Engels : « Le retour à l'État-nation ne sauvera pas l'Europe en tant que civilisation »

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels à Figaro Vox et consacré à sa vision d'une Europe hespérialiste.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013), Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019) et, dernièrement, Défendre l'Europe civilisationnelle - Petit traité d'hespérialisme (Salvator, 2024). Il a  également dirigé deux ouvrages collectifs, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020) et Aurë entuluva! (Renovamen-Verlag, 2023), en allemand, consacré à l’œuvre de Tolkien.

    David Engels_Europe.jpg

     

    David Engels : « Le retour à l'État-nation ne sauvera pas l'Europe en tant que civilisation »

    FIGAROVOX. - Vous refusez l'opposition entre une droite qui défend les traditions et la souveraineté, et une gauche qui défendrait l'eurofédéralisme dans une perspective mondialiste et désincarnée. Comme alternative, vous proposez l'hespérialisme. Comment définissez-vous cette idée ?

    David ENGELS. - J'utilise ce mot, tiré du grec Hespéros (pour «Occident»), pour désigner un patriotisme européen fondé sur l'amour de notre longue histoire, de notre spiritualité et de nos traditions. Car d'un côté, je refuse l'«européisme» basé uniquement sur l'universalisme des droits de l'homme tel que l'Union européenne le promeut tout en l'instrumentalisant de plus en plus au profit de la gauche politique. Mais je refuse aussi le souverainisme qui risque de faire éclater le continent et ne pas ramener la liberté, mais plutôt la soumission aux influences extra-européennes. J'ai donc créé le néologisme «Hespérialisme» afin d'évoquer l'envie typiquement européenne de tendre vers l'inconnu, vers les Hespérides, Avalon, Utopia… Certes, les États-Unis, l'Australie ou encore l'Afrique du Sud sont des pays également issus de la civilisation européenne. Mais si nous cherchons un terrain opérationnel pour donner corps à une Europe du futur prête à assumer son rôle stratégique sur la scène mondiale, il vaut mieux éviter l'«occidentalisme» et se concentrer sur le Vieux Continent.

    Comment définissez-vous la civilisation européenne ?

    Contrairement à d'autres, je ne la définis ni uniquement par les droits de l'homme, ni par son histoire, mais surtout par sa mentalité. Certes, il faut prendre en compte nos racines : l'Ancien Testament, la philosophie grecque, le droit romain, le christianisme primitif, les traditions des Celtes, Germains et Slaves... Mais pour moi, le vrai début de la civilisation européenne concorde avec l'avènement de Charlemagne qui restitue l'idée impériale, réorganise le christianisme occidental et unifie l'Europe de l'Espagne à la Pologne et du Danemark à l'Italie. C'est là aussi qu'émerge le véritable noyau d'une identité européenne qui serait plus que la somme des différentes strates de notre passé et distingue les Européens des autres civilisations : l'élan faustien. Dans le mythe de Faust, un savant désespéré de connaître tous les secrets de l'univers vend finalement son âme au Diable, mais est sauvé in extremis, du moins dans la version de Goethe, par la charité et le repentir – voilà l'archétype de l'Européen. L'élan faustien domine toute notre civilisation, d'abord dans notre quête de transcendance (pensons aux immenses cathédrales, à la mystique ou à la spiritualité monastique), ensuite dans notre désir de maîtrise matérielle (les grandes découvertes, la technologie, l'impérialisme, le socialisme etc.) – une démesure qui nous a mené graduellement de Dieu vers l'homme, de l'être vers l'avoir et de l'intériorité vers l'expansion, et qui a créé notre monde moderne où l'ultime extrême de cette évolution semble désormais atteint...

    Quels sont d'après vous les symptômes du déclin de l'Europe ?

    Tout d'abord, la plupart de ces symptômes ne datent pas seulement d'il y a de quelques années, mais remontent souvent bien loin dans notre passé : déchristianisation, déclin démographique, immigration, saccage de la nature, crise de la démocratie, perte d'identité culturelle, hédonisme, polarisation économique… Partout où l'on regarde, tout ce qui nous semblait une évidence depuis des siècles est déconstruit, remis en question, et l'on voit émerger à la place un monde atomisé, découpé de la transcendance, de la tradition et de l'histoire, qui flotte dans le vide d'un matérialisme froid et abstrait et qui déshumanise sous prétexte de «libérer» l'homme…

    Comment est-il possible d'y remédier ?

    En tant qu'adepte du comparatisme entre les civilisations, je suis assez déterministe et crois aux grands cycles civilisationnels. Chaque civilisation poursuit d'abord la transcendance, puis la matérialité ; une fois tout son potentiel épuisé, elle entre dans une phase finale de synthèse. Celle-ci est bien plus qu'un simple compromis entre la thèse et l'antithèse, mais résout le conflit à un niveau supérieur et clôt dès lors le débat ; c'est ensuite que la civilisation, épuisée, commence à se pétrifier et faire place à une autre. Or, la synthèse entre la tradition et la raison, c'est le retour conscient à la tradition, et je crois que c'est justement à cette tendance que nous assistons aujourd'hui. En effet, notre croyance aveugle en la raison et en l'homme en tant que mesure de toutes choses nous a mené graduellement au relativisme, puis au nihilisme et finalement aux absurdités du wokisme ; et les Européens commencent à s'en rendre compte et à chercher des alternatives. Tôt ou tard, comme les hommes de toutes les autres grandes civilisations, nous retrouverons donc la tradition et, tout en opérant un choix conscient parmi les richesses de notre passé, entrerons dans le stade final de notre trajectoire, correspondant à peu près à l'époque augustéenne de l'Antiquité, l'époque des Han en Chine, des Gupta en Inde etc. Ce sera, certes, la fin, mais aussi l'accomplissement de notre civilisation – un stade non moins important que son début, car ce sera à nous de déterminer la forme finale de notre civilisation pour les siècles à venir et de définir l'héritage qu'elle léguera au futur.

    Quelques semaines avant les prochaines élections, que peut-on espérer des institutions européennes ?

    L'UE est devenue de plus en plus puissante et l'on peut le déplorer à raison. Mais les États nations européens au XXIe siècle, à l'âge des grands empires et de la mondialisation, n'ont de toute manière plus que très peu d'influence et, comme l'a montré le Brexit, la sortie de l'UE à elle seule ne résout à peu près aucun de nos problèmes, alors qu'une dissolution de toute la communauté mènerait inexorablement à une transformation du continent en échiquier des intérêts des puissances extra-européennes. Nous sommes donc condamnés à travailler ensemble. Le problème principal de l'UE, c'est qu'elle soit impuissante vers l'extérieur et échoue à défendre les intérêts vitaux de notre civilisation, alors que vers l'intérieur, elle se montre de plus en plus coercitive. Il faudrait retourner cette situation et renforcer l'UE vers l'extérieur tout en rétablissant un maximum de subsidiarité vers l'intérieur. Pourquoi ne pas s'inspirer du Saint-Empire Romain qui, pendant plus d'un demi-millénaire, a défendu ses intérêts géopolitiques de manière assez efficace tout en garantissant l'autonomie des nombreuses entités politiques européennes qui la constituaient – de Gaule en Slavonie et de la Scandinavie en Italie ? Mais certes, sans la résurgence d'un vrai patriotisme «hespérialiste», la meilleure réforme institutionnelle devra rester lettre morte, ce pourquoi la bataille culturelle doit rester notre tâche essentielle dans les années à venir.

    David Engels, propos recueillis par Robin Nitot (Figaro Vox, 23 mai 2024)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • La chute de la maison France...

    Le 17 mai 2024, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Olivier Maulin pour évoquer avec lui son dernier recueil de chroniques La république des copains (Via Romana, 2024).

    Anar de droite, tendance Rabelais, critique littéraire à Valeurs actuelles, alsacien et roi de Montmartre, Olivier Maulin est l'auteur de romans truculents et païens, comme En attendant le roi du monde, Les évangiles du lac et Petit monarque et catacombes, récemment réédités par La Nouvelle Librairie, ou Les Lumières du ciel (Balland, 2011),  Le Bocage à la nage (Balland, 2013), Gueule de bois (Denoël, 2014) La fête est finie (Denoël, 2016) et dernièrement Le temps des loups (Le Cherche Midi, 2022). Il a également publié un recueil d'articles polémiques revigorant, Le populisme ou la mort (Via Romana, 2019).

     

                                              

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • L’Azerbaïdjan a-t-il engagé une guerre hybride contre la France ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au site de la revue Éléments par Tigrane Yégavian et consacré à l'entreprise de guerre hybride menée par l'Azebaïdjan contre la France. Chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement, spécialiste de l’Arménie ainsi que des mondes turc et arabe, Tigrane Yégavian a récemment publié Géopolitique de l’Arménie (Bibliomonde, 2023).

     

    Ilham Aliyev.jpg

    « L’Azerbaïdjan a engagé une guerre hybride contre la France »

    Éléments : Le gouvernement et les médias français dénoncent les ingérences de l’Azerbaïdjan en Nouvelle -Calédonie. Via des usines à trolls, Bakou diffuserait de fausses nouvelles ayant aggravé le climat insurrectionnel local. Pourquoi Bakou voudrait-il affaiblir Paris ?

    Tigrane Yégavian. Rien ne va plus entre Paris et Bakou depuis la guerre des 44 jours (automne 2020) et la disparition du Groupe de Minsk. Jusqu’à alors, la France, en sa qualité de co-présidente, était tenue à une neutralité absolue. Depuis novembre 2020, les relations franco-azerbaidjanaises se sont considérablement dégradées, à mesure que Paris a accru son soutien politique, diplomatique et bientôt militaire à Erevan. Paris justifie son soutien à la défense de l’Arménie en référence à l’occupation par l’Azerbaïdjan de près de 200 km² de territoires souverains de la République d’Arménie. Or, Bakou crie à l’hypocrisie car Paris n’a jamais dénoncé les quatre résolutions de l’ONU qu’elle avait votées en 1993 soutenant la souveraineté azerbaïdjanaise sur l’ensemble de l’oblast du Haut-Karabagh et des districts l’entourant.  L’évolution de la position française a suffi à susciter l’ire du régime des Aliyev qui, depuis, a engagé une guerre hybride contre la France.

    Éléments : Quelles formes ce conflit prend-il ?

    Tigrane Yégavian. Cette conflictualité d’un type nouveau s’exprime par la création de faux comptes sur les réseaux sociaux (X, Facebook, etc.) destinés à distiller des fake news contre la France notamment. L’objectif est clair, il s’agit déstabiliser Paris à la veille des Jeux olympiques.

    Dès le 15 mai 2024, VIGINUM, le service technique et opérationnel de l’État français, chargé de la vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, a détecté la publication d’un premier visuel présentant, d’un côté, un homme armé d’une carabine à verrou en position de tir et, de l’autre, un manifestant kanak décédé. Sur ce montage photo, on lit en langue française ou anglaise : « La police française est meurtrière. Les meurtres des Algériens continuent… » Reprise à l’identique dans les publications servant de support au visuel, cette phrase s’accompagne de la suite de hashtags suivante : « #RecognizeNewCaledonia #EndFrenchColonialism #FrenchColonialism #BoycottParis2024 #Paris2024 ».

    L’Azerbaïdjan a aussi été accusé, en décembre 2023, d’avoir envoyé des journalistes « connues pour leur proximité avec les services de renseignement azerbaïdjanais » pour suivre le déplacement en Nouvelle-Calédonie du ministre français des Armées, Sébastien Lecornu. Leur objectif : « Écrire des articles avec un angle anti-France », assure Europe 1, qui a révélé l’affaire.

    Par ailleurs, en avril dernier, un mémorandum de coopération a été signé entre le Congrès de Nouvelle-Calédonie et l’Assemblée nationale de l’Azerbaïdjan, suscitant des protestations dans les rangs loyalistes calédoniens. Objectif du parlement de Bakou : sensibiliser la communauté internationale sur le droit du peuple de la Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination.

    Éléments : La Nouvelle-Calédonie ne semble pas être l’unique terrain de jeu ultramarin de Bakou. La députée (LIOT) de Mayotte Estelle Youssoufa accuse l’Azerbaïdjan d’exciter des sentiments antifrançais sur l’île et dans l’ensemble des outremers qui seraient notre « maillon faible ». Disposez-vous d’éléments étayant cette thèse ?

    Tigrane Yégavian. Absolument. En juillet 2023, le Groupe d’initiative de Bakou (GIB) a été fondé en marge d’un sommet des pays non-alignés, dont l’Azerbaïdjan était le chef de file. Le GIB organise des conférences en ligne avec les séparatistes ultramarins, couvrant les frais des déplacements de leurs représentants qui font le voyage à Bakou. En novembre dernier, à la réunion du GIB, le président Ilham Aliev en personne avait prononcé un discours aux forts accents anticoloniaux lors duquel il a fait référence plus de 20 fois à la France. Il accueille même depuis octobre un groupe de soutien au peuple corse, qui a publié, début février, un communiqué pour dénoncer « la dictature macroniste ». Il faut dire que les militants ultramarins ne sont pas très regardants sur la nature du régime qui leur accorde son soutien. Par le passé, les Kanaks ont été aidés par la Libye du colonel Kadhafi. Tout appui est bon à prendre tant que ça peut donner un levier au niveau des forums multilatéraux. En cela, ces militants qui empochent les subsides de Bakou sont les idiots utiles de la dictature azerbaïdjanaise.

    Éléments : Certes, le régime d’Aliyev est une dictature. Mais au sein du fameux « Sud global », les standards occidentaux ne valent pas tripette. Tout à la fois allié de la Turquie, d’Israël et de la Russie, Bakou mène une stratégie diplomatiques tous azimuts. Y a-t-il une cohérence derrière son réseau d’alliances ?

    Tigrane Yégavian. L’Azerbaïdjan pratique une politique étrangère de multi-alignement semblable à celle de l’Inde dans la mesure où ce pays n’appartient à aucune alliance régionale tout en engrangeant des bénéfices colossaux. En sa qualité de partenaire géostratégique d’Ankara, Bakou est de fait une annexe de l’Otan. Ce qui ne l’empêche pas de se procurer les bonnes grâces de la Russie de Poutine avec qui Aliyev a scellé un partenariat stratégique à la veille de l’invasion de l’Ukraine. Ainsi, l’Azerbaïdjan est devenu une voie majeure de contournement des sanctions internationales contre la Russie dans la mesure où le pétrole et le gaz azerbaidjanais que l’Europe achète au prix fort est en réalité en grande partie… d’origine russe. Enfin, l’Azerbaïdjan sert de proxy à Israël contre l’Iran ce qui explique la tension avec Téhéran et la poursuite des livraisons d’armements à haute valeur ajoutée par les Israéliens à leurs partenaires azerbaidjanais en échange de pétrole – Bakou fournit environ un tiers de la consommation israélienne…

    Éléments : Le grand producteur d’hydrocarbures qu’est l’Azerbaïdjan tient-il l’Europe par ses besoins énergétiques ?

    Tigrane Yégavian. Non. On estime à moins de 4 % la consommation européenne des hydrocarbures azerbaidjanaises, ce qui est sensiblement moins que l’Algérie et la Norvège. Bizarrement, l’Union européenne a la naïveté de croire que les Azerbaidjanais sont disposés à rejoindre l’axe euro-atlantique via la Turquie et à se débarrasser de la présence russe dans leur arrière-cour caucasienne. C’est un mauvais calcul qui sous-estime la proximité des liens qui unissent la famille Aliyev aux arcanes du Kremlin depuis la fin des années 1960. Il faut croire que la diplomatie du caviar demeure une force de frappe redoutable pour acheter de l’influence. Sinon, comment expliquer l’alignement de l’Unesco à Bakou alors que l’on attend l’envoi d’une mission chargée d’enquêter sur l’état du patrimoine plurimillénaire arménien grandement menacé, si ce n’est déjà partiellement détruit ? Et comment expliquer que l’Azerbaïdjan, un des pays les plus pollueurs de l’Eurasie accueille, toute honte bue, la COP 29 en novembre prochain ?

    Éléments : En fin de compte, trois ans et demi après sa victoire dans le Haut-Karabakh, quels sont les objectifs militaires et politiques de Bakou ?

    Tigrane Yégavian. Après avoir procédé au nettoyage ethnique du Haut-Karabagh en septembre dernier, l’Azerbaïdjan poursuit une guerre de basse intensité contre l’Arménie. Bakou pratique la stratégie du salami en grignotant des portions de territoires arméniens souverains, 250 km² du territoire national étant à ce jour sous occupation azerbaidjanaise. Ainsi, le projet de Bakou vise-t-il à conclure une paix d’humiliation à l’Arménie en la forçant à céder sur plusieurs points :

    • Un corridor extraterritorial dans le sud ultrastratégique pour avoir une liaison terrestre avec la Turquie via l’exclave du Nakhitchevan ;

    • De nouvelles concessions territoriales dans le sud et l’est du pays ;

    • Le renoncement définitif à toute autonomie pour les Arméniens du Haut-Karabagh.

    Bref, à long terme, l’Azerbaïdjan tente de dévitaliser l’Arménie pour le pousser à ne plus être un Etat-nation viable, sur le plan démographique, économique et régalien.

    Alors que Bakou et Erevan ont amorcé un processus de délimitation du millier de kilomètres de frontière commune, se développe un mouvement de contestation populaire amorcé par le primat du diocèse de la région du Tavush où des positions et des villages stratégiques doivent être cédés à l’Azerbaïdjan. De son côté, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian, qui s’est considérablement rapproché des Occidentaux, crie à la manipulation par la Russie et les partisans de l’ancien régime honni.

    Tigrane Yégavian, propos recueillis par (Site de la revue Éléments, 21 mai 2024)

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Géopolitique 0 commentaire Pin it!
  • L'Europe faustienne...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par David Engels à Jérôme Besnard sur Omerta pour évoquer avec lui son dernier essai Défendre l'Europe civilisationnelle - Petit traité d'héspérialisme (Salvator, 2024).

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé deux ouvrages collectifs, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020) et, dernièrement, Aurë entuluva! (Renovamen-Verlag, 2023), en allemand, consacré à l’œuvre de Tolkien.

     

                                               

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • Sous les lumières de Charles Maurras...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous sur TV Libertés  une conversation entre Paul-Marie Coûteaux et Frédéric Rouvillois au cours de laquelle ce dernier évoque sa spécialité, le droit constitutionnel, son œuvre d'essayiste et son attachement à la pensée de Charles Maurras.

    Professeur de droit public à l’université Paris-Descartes, Frédéric Rouvillois est l'auteur de plusieurs ouvrages d'histoire des idées comme Histoire de la politesse (2006), Histoire du snobisme (2008),  tous deux disponibles en format de poche dans la collection Champs Flammarion, L’invention du progrès (CNRS éditions, 2010), Être (ou ne pas être) républicain (Cerf, 2015), Liquidation - Emmanuel Macron et le saint-simonisme (Cerf, 2020) ou Politesse et politique (Cerf, 2024).

    Il a également dirigé avec Olivier Dard et Christophe Boutin, le Dictionnaire du conservatisme (Cerf, 2017), le Dictionnaire des populismes (Cerf, 2019) et le Dictionnaire du progressisme (Cerf, 2022).

    Enfin, il a publié récemment un roman, Les fidèles (Pierre-Guillaume de Roux, 2020) et quatre polars, Un mauvais maître (La Nouvelle Librairie, 2020), Le Doigt de Dieu (La Nouvelle Librairie, 2021), Tout le pays est rouge (La Nouvelle Librairie, 2022) et La constante de Théodore (La Nouvelle Librairie, 2023), avec les mêmes enquêteurs.

     

                                            

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • A propos de Georges Sorel...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien de Baptiste Rappin avec Rodolphe Cart, cueilli sur Stalker et consacré à l'ouvrage que ce dernier a consacré à Georges Sorel.

    Partisan d'un nationalisme social et populaire  et collaborateur occasionnel d’Éléments, Rodolphe Cart est l'auteur de deux essais Georges Sorel - Le révolutionnaire conservateur (La Nouvelle Librairie, 2023) et Feu sur la droite nationale ! (La Nouvelle Librairie, 2023).

     

    Cart_Sorel.jpg

    Entretien entre Rodolphe Cart et Baptiste Rappin à propos de Georges Sorel, Le révolutionnaire conservateur

     

    «La démocratie ayant pour objet la disparition des sentiments de classe et le mélange de tous les citoyens dans une société qui renfermerait des forces capables de pousser chaque individu intelligent à un rang supérieur à celui qu’il occupait par sa naissance, elle aurait partie gagnée si les travailleurs les plus énergiques avaient pour idéal de ressembler aux bourgeois, étaient heureux de recevoir leurs leçons et demandaient aux gens en réputation de leur fournir des idées.»
    Georges Sorel, Les Illusions du progrès (1908).

    «Le sublime est mort dans la bourgeoisie et celle-ci est donc condamnée à ne plus avoir de morale.»

    Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1908).

     

    Baptiste Rappin : Cher Rodolphe, vous venez de publier aux Éditions de la Nouvelle Librairie un livre (215 pages) en forme de synthèse de la pensée de Georges Sorel. D’où vient l’impulsion qui vous poussa à commettre cet ouvrage ?

    Rodolphe Cart : Au-delà de Sorel, c’est véritablement l’époque de ce dernier qui m’intéresse (fin XIXe – début XXe). Pour moi, elle représente une période d’interrègne au sens où Grasmci l’entendait. Comme il l’expliquait dans ses Cahiers de prison : «La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés». C’est cette entrée dans la politique moderne – avec ces balbutiements, ces retours et ces bonds conceptuels comme historiques – qui m’a toujours fasciné. Avènement de la société industrielle, métamorphose des institutions politiques, ébranlement de la science et transformations des peuples et des nations, tous ces événements s’influencent et se mélangent dans un chaos européen qui déterminera tout le XXe siècle. Concernant la France, une expérience sans commune mesure – sauf peut-être en Allemagne – avait retenu mon attention : le Cercle Proudhon (1911-1914). Cette tentative de coalition entre le monarchisme et le syndicalisme révolutionnaire – contre un régime républicain devenant de plus en plus une ploutocratie organisée et verrouillée par la bourgeoisie – m’avait poussé à m’intéresser à Proudhon. À la suite de la lecture du Franc-Comtois et des principaux acteurs de cette «association» (notamment Georges Valois et Édouard Berth), le nom de Sorel avait attiré mon attention par la récurrence de son emploi. Je me mis donc à lire ce penseur originaire de Normandie qui m’enchanta tout de suite. Peu après j’avais pris ma décision : il fallait que je fasse découvrir à ma génération (j’ai 30 ans) cet homme qui n’a pas la place qu’il mérite au panthéon des penseurs politiques français.

    Baptiste Rappin : Vous inscrivez Sorel dans son temps. Mais alors, justement, quelles relations entretenait-il avec les philosophes et écrivains de l’époque ? Les Péguy, Maurras, Bergson, etc. ? Pouvez-vous brosser à grands traits l’univers intellectuel de Sorel ?

    Rodolphe Cart : Les échanges épistolaires qu’a entretenus Sorel sont nombreux. Et effectivement, pas moins de mille cinq cents lettres envoyées par l’auteur des Réflexions sur la violence ont été retrouvées. Ces échanges sont capitaux pour bien comprendre sa trajectoire intellectuelle et son influence sur le débat public. La première chose qui nous marque quand on se penche sur ces conversations, c’est la diversité des interlocuteurs. Il est l’exact contraire de l’homme de caste et de parti. Comme disait Michael Freund, l’un de ses biographes, Sorel est demeuré toute sa vie conservateur mais aussi marxiste (1893-1897), révisionniste (1898-1901), syndicaliste révolutionnaire (1898-1911), nationaliste (1911-1913) et même bolchevique (1917-1922). Ces différentes «facettes» rendent l’étude de son cas d’autant plus intéressante, car il nous apparaît comme un penseur à la croisée des chemins de tous les courants et de toutes les disciplines de l’époque. Lire Sorel et sa correspondance, c’est avoir accès au large panorama intellectuel d’une époque fondamentale pour comprendre tout le XXe siècle. Sorel n'hésite pas à débattre avec Bergson des sujets «métaphysiques» tout en s'opposant aux vues de Pareto sur des questions d'économie politique. Aussi faut-il préciser d’emblée qu’il ne se cantonne pas à la France. Il a une correspondance riche avec de nombreux auteurs étrangers – notamment italiens comme Pareto, Michels ou Croce. Un exemple de cet ancrage dans son temps : Sorel fut un habitué, avec Péguy, des cours du philosophe auteur de Bergson au Collège de France. C’est pour cela que l’un des traits appréciables de ce penseur réside dans son absence de crainte d'être accusé de dilettantisme intellectuel. Il était en perpétuelle recherche de la pluralité politique et se riait bien des gens qui désiraient le «mette sur la touche» pour ses revirements. Sans a priori ni préjugés, il allait constamment là où il sentait une émulsion intellectuelle et politique – que ce soient aux niveaux des hommes, des idées et des événements historiques. Sur son cas, il note : «Les dialecticiens peuvent s’amuser à établir doctement que j’ai énoncé durant une période d’environ dix ans des opinions peu conciliables sur les moyens qu’il conviendrait d’employer pour résoudre les questions ouvrières… En constatant que je n’ai rien dissimulé des variations de ma pensée, ils ne pourront faire autrement que d’admettre (je l’espère du moins) que j’ai toujours apporté une entière bonne foi dans mes recherches… La multiplicité des opinions que j’ai successivement adoptées ne manquera pas d’attirer l’attention des métaphysiciens qui y trouveront la manifestation particulièrement frappante de la liberté dont jouit l’esprit quand il raisonne sur les choses produites par l’Histoire.» On comprend ainsi mieux pourquoi il passa du syndicalisme révolutionnaire au bolchévisme en passant par le nationalisme (monarchiste). Il se fiche de sa marginalisation en France (pas en Italie), et il revendique même le fait de n'appartenir à aucune institution académique ou politique. Cela ne fait pas de lui non plus un ermite, reclus dans sa bibliothèque de travail. On sait qu’il occupe, depuis l'affaire Dreyfus jusqu'à 1906, un poste d'administrateur à l'École des Hautes Études sociales, mais aussi qu’il assiste aux rencontres mensuelles du dimanche chez Lagardelle, avenue Reille, à Paris. Pendant plusieurs années (probablement entre 1903 et 1907), ces rencontres regroupent des intellectuels français et étrangers autour du Mouvement socialiste avec quelques leaders de la CGT, dont Griffuelhes, Merrheim et Delesalle. Autre lien capital pour comprendre son cheminement intellectuel : sa relation à Péguy. Sorel fut l’un des premiers abonnés aux Cahiers de la Quinzaine – même si des tensions apparaîtront par la suite avec le milieu péguyste. On le compte parmi les grands fidèles des jeudis de la boutique de l’auteur de Notre jeunesse, où il occupe une place de maître. C’est là qu’il rencontre un grand nombre de rédacteurs des Cahiers qui s’associeront plus tard à la revue L’Indépendance. C’est en effet dans la boutique des Cahiers que Sorel et Jean Variot se rencontrent, le premier jeudi d’octobre 1908. En outre, c’est à cette époque qu’il se sépare petit à petit du syndicalisme pour tenter un rapprochement avec le mouvement nationaliste. Cette convergence, Sorel l’esquissa, dès juillet 1909 dans le texte intitulé La déroute des mufles, lorsqu’il affirme que l’Action française était en position pour détruire le pouvoir parlementaire : «On peut espérer que grâce à eux, le règne de la bêtise et de la goujaterie sera promptement terminé.» Ayant pris acte de la mauvaise tournure de l’aventure syndicale (réformisme, emprise du parti intellectuel, essoufflement des grèves), Sorel reconnaît alors la pugnacité des jeunes Camelots et la force du renouveau catholique dans la jeunesse qui s’illustre dans les fameux mercredis de Thalamas. Le symbole de ce rapprochement est la naissance de la revue L’Indépendance, dont le premier numéro paraît le 1er mars 1911. S’adressant à «des hommes sages et de bonne culture», L’Indépendance entend défendre les traditions françaises. On compte parmi les collaborateurs les plus connus, dont Sorel en tête : Variot, Élémir Bourges, Barrès, Bourget, Maurice Donnay, Francis Jammes, Halévy, Claudel, le poète Paul Fort, Gustave Le Bon, Dom Besse, Pareto et Berth. Cette brève aventure finira par le départ de Sorel qui regrettera la dérive nationaliste et traditionaliste de la revue.

    Baptiste Rappin : Voici donc Sorel situé dans son temps. Mais il est également un héritier et, de ce point de vue, s’il est un nom à retenir, c’est celui de Proudhon. Quelle est donc l’influence de ce dernier sur la pensée de Sorel ?

    Rodolphe Cart : Proudhon est le penseur qui va donner les grands axes de la pensée sorélienne. «Sorel, énigme du XXe siècle, semble une greffe de Proudhon, énigme du XIXe», observait judicieusement Daniel Halévy. Sorel va même jusqu’à dire de Proudhon qu’il est «le plus grand philosophe du XIXe siècle». Et jusqu’à la fin de sa vie (il meurt en 1922), il conserva toujours ce désir d’écrire un livre sur le franc-comtois – il insista même auprès de Berth pour qu’il le fasse à sa place à cause de son état de santé. Il n’y a par conséquent aucun abus à parler de Proudhon, pour Sorel, comme d’un maître. Dans nombre de ses écrits se suivent les hommages à l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? : il qualifie L'Introduction à l’économie moderne de «livre inspiré de principes proudhoniens»; en 1906, L'organisation de la démocratie est un article totalement consacré à Proudhon; en 1908, les Réflexions sur la violence sont marquées par une «inspiration si proudhonienne» selon la formule de Pour Lénine en 1919. Même si la découverte de Marx (1892-1900) atténue momentanément cette influence, il demeure l’étoile polaire qui guida Sorel tout au long de sa carrière politique. Parmi les œuvres proudhoniennes qu’il chérit, on retrouve en tête De la Justice suivie de La guerre et la paix. Contre certains socialistes de l’époque qui se laissent aller à des théories nouvelles, Sorel choisit le parti de Proudhon le «Romain», l’homme qui doit constamment chercher à ne pas se laisser prendre dans ces dérives de la consommation, de la passion et de la débauche en tout genre – en clair, tout l’exact contraire de l’individu moyen des démocraties modernes. En 1906, la République de Proudhon est l'idéal auquel adhère Sorel : «Dans ces conditions, le principe d'autorité tend à disparaître; l'État, la chose publique, res publica, est assis sur la base à jamais inébranlable du droit et des libertés locales, corporatives et individuelles, du jeu desquelles résulte la liberté nationale. Le gouvernement, à vrai dire, n'existe plus; [...] c'est cette impersonnalité, résultat de la liberté et du droit, qui caractérise surtout le gouvernement républicain». Mais pour qu’un tel gouvernement soit possible, il faut aussi un certain type d’homme. C’est pour cela qu’il insiste si fortement sur la caractéristique morale. Pour témoigner de cette vision, il suffit de voir à quel point le «sentiment proudhonien de la pauvreté» est important. Sorel affirme que l’économie et le droit doivent servir à la conversion éthique de l’homme, et il ajoute que «tout le monde est d'accord pour regarder comme les plus belles pages de Proudhon celles où, racontant des épisodes de son existence de travailleur, il nous montre le fond de son cœur de vieux Français». Sorel connaît la vie de Proudhon et il sait qu’il est le fils d’un tonnelier et d’une cuisinière, garçon de cave puis garçon vacher jusqu’à l’âge de douze ans. Il sait aussi qu’il fréquenta l’école mutuelle puis bénéficia d’une bourse d’externat au Collège royal de Besançon; mais surtout qu’une fois sa famille ruinée, il fut contraint, en 1826, d’abandonner ses études. C’est cette adéquation entre la vie et les idées que respecte Sorel : «Nous voilà bien près de Proudhon qui, lui aussi, a célébré les vertus guerrières et qui a prescrit à l'humanité les lois du travail, de la pauvreté ou de la chasteté». Ces lois que Sorel fait siennes, elles sont celles à partir desquelles l'homme parvient à s'élever au-dessus de l'animalité et de la vie biologique – tout en lui conférant l’idéal du statut d’individu libre. Bien qu’il ne fût pas anarchiste, cette dimension chez Proudhon – ainsi que sa sensibilité libertaire – va largement l’influencer. Sorel rappelle que, pour Proudhon, la propriété individuelle est liée à la liberté politique. Il en fait l’assise de la souveraineté du citoyen contre la souveraineté collective. C’est aussi Proudhon qui fait naître chez lui cette méfiance contre toutes les formes de «gouvernement providentiel» ou totalitaire. Il devient une référence dans le refus sorélien du mythe de l'unité démocratique : «En posant ainsi sous une forme parfaitement claire le problème de la volonté générale, Proudhon réduit à l'absurde le dogme unitaire que la démocratie oppose constamment à la doctrine de la lutte des classes». Même chose pour le fédéralisme car Sorel pense, contre toute une partie des marxistes, que l’extension du fédéralisme, tant au domaine des institutions politiques que culturelles, permet de lutter contre la domination de l’État ou des intellectuels sur la classe ouvrière. Une autre notion proudhonienne qui le sépare des marxistes : celle qui suppose que seule une politique pragmatique – qui ne détient aucune solution scientifique préalable, ni une philosophie de l'histoire – est bonne. L’histoire est donc ouverte, et cela permet justement à Sorel de construire sa vision de la violence et du mythe mobilisateur pour contrer la décadence dans laquelle toute l’Europe est engagée. Tout cet ensemble d’idées reprises fait même dire à Sorel que la renaissance de la pensée proudhonienne serait un acte salutaire pour le socialisme : «Je crois que le moment est venu où les idées proudhoniennes après avoir exercé une grande action sur la pensée bourgeoise contemporaine vont devenir considérables pour l'avenir du socialisme. La question fondamentale qui est posée actuellement [...] est la question du socialisme d'État [...]. On a déjà signalé ici le danger que représente le réveil de l'esprit saint-simonien parmi les intellectuels venus au socialisme». Outre les principes idéologiques, l’immense gain que permet Proudhon réside dans l’acquisition, par Sorel, d’une sorte de méthode. Toute question politique doit être appréhendée sous trois angles obligatoirement liés : l’aspect moral, juridique et économique des éléments qui composent le champ social.

    Baptiste Rappin : Venons-en alors à présent à la pensée de Sorel. S’il est bien une expression que l’on retient de lui, c’est celle de «mythe de la grève générale». Pourriez-vous nous commenter cette expression ? Que faut-il entendre ici par mythe ? Et pourquoi la «grève générale» plus que, par exemple, la lutte des classes ?

    Rodolphe Cart : L’un des objectifs de la pensée sorélienne est de mettre les acteurs sociaux en mouvement, de les dresser contre le régime en place. Lorsque Sorel dénonce le parlementarisme et les compromissions de la gauche réformatrice, il ne le fait jamais de manière gratuite mais toujours dans le but que cette dénonciation trouve un certain écho dans le corps prolétarien. Or, Sorel se rend bien compte que tous les mouvements de révolte de l’histoire n’ont été possibles que lorsque les individus étaient plongés, et cela avant même la mise en action, dans un univers mental qui les poussait à prendre telle ou telle décision. Il ne peut y avoir de changement d’envergure sans une ferveur et un enthousiasme qui enivrent les cœurs, et donc qui créent en amont cette «scission» morale et des valeurs entre deux camps clairement identifiés. Toutes les révolutions comportaient une sorte de lien entre mystique et politique, entre élan et organisation, entre force et forme. Gramsci, dans le quotidien Avanti !, en décembre 1917, fit aussi une remarque similaire : «Le socialisme est une vision intégrale de la vie : il a une philosophie, une mystique, une morale». C’est en se penchant sur l’histoire des révolutions – notamment celle des chrétiens à l’époque antique – que Sorel met le doigt cette importance du concept de «mythe». Il entend démontrer que la violence est indissociable du processus de mythe et de régénérescence morale. Pour le cas du socialisme prolétarien – qu’il défend –, la perspective eschatologique d’une révolution finale est remplacée par celle, plus réaliste, de la grève générale. Cette dernière ne consiste pas dans la valorisation de la révolte ouvrière qui découlerait d’une fascination pour la destruction et le chaos, mais au contraire d’un espoir dans sa capacité à régénérer la société de son temps. Le syndicat doit remplir son rôle pour la préfiguration de la société socialiste : détachement «religieux» par rapport à l’ancien monde et construction «juridique» de l’ordre nouveau sont deux aspects de la même réalité. Concernant ce mythe de la grève générale, Sorel mesure, à son époque, que le développement des syndicats les oppose directement, et de manière de plus en plus violente, au cadre de la IIIe République. Tous les «ingrédients» d’une révolte sont présents : une violence qui s’accentue, deux camps qui s’opposent et une fracture qui ne cesse de s’agrandir. En clair, il ne manque plus qu’une idée directrice pour ce conflit désormais inévitable. Pour Sorel, c’est le concept de grève générale insurrectionnelle qui, seul, était capable de mettre en place le paradigme dans lequel le mouvement ouvrier français pouvait se projeter. Le but de ce mythe fut proprement de soutenir la lutte du prolétariat industriel associée aux valeurs positives d’héroïsme et de puissance. C’est par le combat quotidien des petites gens que pouvait se maintenir, sur le long, cet espoir de résistance pour sauver une civilisation menacée par la modernité libérale. En revanche, Sorel était trop respectueux de l’autonomie des syndicats et des travailleurs pour prétendre jouer le rôle d’«intellectuel organique». Il a pris toujours position en faveur de la branche la plus radicale du mouvement syndicaliste : refusant tout compromis avec la bourgeoisie, il souhaitait que le prolétariat entre en état de sécession avec les intellectuels et les représentants socialistes.

    Baptiste Rappin : Nous arrivons, cher Rodolphe, à la fin de notre entretien. Je vous pose par conséquent une dernière question : quelle est la postérité et/ou l’actualité de la pensée de Sorel ? Quelles traces, fussent-elles modestes, a laissées le penseur du mythe de la grève générale ?

    Rodolphe Cart : Tout d’abord, ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées sociales et politiques françaises se doivent de connaître Sorel. Je ne suis pas le seul à penser cela puisque le penseur du politique, Julien Freund, voyait en lui «probablement le plus grand théoricien politique français depuis la fin du XIXe siècle». Et effectivement, comment ne pas remarquer, à travers ses différents écrits, que son regard critique sur la société de son temps trouve dans notre époque des résonnances ? Chaque jour le fonctionnement du système parlementaire, la légitimité de la classe dirigeante et le rôle des intellectuels organiques du système sont remis un peu plus en cause par le peuple. Et que dire de la résurgence, dans nos sociétés, de la violence sous toutes ses formes (sociale, ethnique, économique) ! Sorel est l’un des grands esprits qui peuvent nous permettre d’avoir un autre point de vue que l’unique condamnation apportée par la philosophie des Lumières, le système républicain actuel et l’idéologie libérale. C’est lui qui nous permet d’opposer la violence à la force de l’État : «La force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence». Il renverse l’opinion commune qui tend à admettre que la violence n’est que le résultat de la barbarie sans retenue, de la sauvagerie cruelle. Comme le remarque pertinemment Alain de Benoist : «Les choses s’éclairent dès que l’on met en rapport cette dichotomie avec un autre couple-clé : les notions de légalité et d’illégitimité. L’autorité étatique est assise sur la loi. Elle est légale, mais n’est pas toujours légitime. La légitimité est du côté des opprimés. Loin que la violence soit à regarder comme une forme illégitime d’usage de la force, c’est elle au contraire qui incarne la légitimité, tandis que la force n’a que la légalité pour elle». Aussi il y a un autre élément de la pensée sorélienne qu’il serait intéressant de reprendre à notre compte : sa critique de l’idéologie du progrès. Sorel nous donne les clés d’une critique profonde de cette doctrine «bourgeoise», qui dénonce l’optimisme de ceux qui s’imaginent que le mondialisme et le grand métissage de l’humanité représentent l’aboutissement naturel et nécessaire des progrès de l’esprit humain. La pensée sorélienne contredit cet axiome établissant que les idées de justice sociale et de progrès se confondent l’une avec l’autre. Si l’idée de progrès est une sécularisation de la notion biblique d’une histoire linéaire globalement orientée vers le meilleur, l’idée de justice sociale «résulte de l’exploitation du travail et de la misère créée dans les classes populaires par une révolution industrielle que cette même bourgeoisie libérale n’a cessé d’encourager» (Alain de Benoist). Et enfin, son enseignement (peut être le plus intéressant) est que Sorel est un maître qui nous pousse à l’action et à la rigueur – qu’elle soit morale, physique ou politique. Aucune collaboration, entente ou négociation avec le système dominant ne doit être acceptable. Il faut constamment chercher à «consolider» la fracture entre le peuple et les élites. Dans tous les cas, il s’agit de rechercher les conditions d’une scission permettant aux classes moyennes et populaires de se prémunir contre tout compromis, toute récupération, en se plaçant en état de sécession par rapport au reste de la société. Voilà les enseignements que nous pouvons garder d’un «professeur d’énergie» – la formule est de Barrès – comme Georges Sorel.

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!