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Entretiens - Page 195

  • Traité transatlantique : le dessous des cartes...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Michel Quatrepoint, cueilli sur Figaro Vox et consacré au Traité transatlantique en cours de négociations entre les États-Unis et l'Union européenne. Journaliste, Jean-Michel Quatrepoint vient de publier Le Choc des empires - États-Unis, Chine, Allemagne: qui dominera l'économie-monde? (Gallimard, 2014).

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    Traité transatlantique : le dessous des cartes

    Le traité transatlantique qui est négocié actuellement par la Commission européenne pourrait consacrer la domination économique des États-Unis sur l'Europe. Pourquoi l'Union européenne n'arrive-t-elle pas à s'imposer face au modèle américain?

    La construction européenne a commencé à changer de nature avec l'entrée de la Grande-Bretagne, puis avec l'élargissement. On a privilégié la vision libre-échangiste. Libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Plus de frontières. Mais en même temps on n'a pas uniformisé les règles fiscales, sociales, etc. Ce fut la course au dumping à l'intérieur même de l'espace européen. C'est ce que les dirigeants français n'ont pas compris. Dès lors qu'on s'élargissait sans cesse, le projet européen a complètement changé de nature. Ce qui n'était pas pour déplaire aux Américains qui n'ont jamais voulu que l'Europe émerge comme une puissance, comme un empire qui puisse les concurrencer. L'Europe réduite à une simple zone de libre-échange, qui se garde bien de défendre des champions industriels européens, les satisfait. Un Airbus leur suffit. Les Américains défendent leurs intérêts, il faut comprendre leur jeu. Ils ont une vision messianique de leur rôle, celle d'apporter la démocratie au monde, notamment à travers les principes du libre-échange.

    Selon vous, le traité transatlantique est aussi pour les États-Unis un moyen d'isoler la Chine. Pouvez-vous nous expliquer la stratégie américaine?

    La force des États-Unis, c'est d'abord un dynamisme, un optimisme qui leur donne une capacité de rebond extraordinaire. C'est une jeune nation. Ils se sont endormis sur leurs lauriers d'hyperpuissance dans les années 1990 et ont commencé à rencontrer des résistances. Il y a eu le choc du 11 Septembre. Mais Bush s'est focalisé sur l'ennemi islamiste, sans voir que la Chine était pendant ce temps-là en train de monter en puissance. Cette dernière est entrée dans l'OMC quelques jours après le 11 Septembre alors que tout le monde était focalisé sur al-Qaida. Mais quand on analyse les courbes du commerce mondial, c'est édifiant: tout commence à déraper en 2002. Les excédents chinois (et aussi allemands) et les déficits des autres puissances. La Chine est entrée dans l'OMC, car c'était à l'époque l'intérêt des multinationales américaines qui se sont imaginé qu'à terme elles pourraient prendre le marché chinois. Pari perdu: celui-ci est pour l'essentiel réservé aux entreprises chinoises.

    Un protectionnisme qui a fait s'écrouler le rêve d'une Chinamérique…

    La Chinamérique était chimérique, c'était un marché de dupes. Dans ce G2 les Américains voulaient être numéro un. Les Chinois aussi. Les Américains s'en sont rendu compte en 2006, lorsque les Chinois ont rendu public un plan baptisé «National medium and long term program for science and technology development» dans lequel ils affichaient leur ambition d'être à l'horizon 2020 autonomes en matière d'innovation, et en 2050 de devenir le leader mondial: non plus l'usine mais le laboratoire du monde! Là, les Américains ont commencé à s'inquiéter, car la force de l'Amérique c'est l'innovation, la recherche, l'armée et le dollar. Si vous vous attaquez à la recherche, que vous mettez en place une armée et une marine puissantes et que vous développez une monnaie pour concurrencer le dollar, là vous devenez dangereux. Lorsque les Chinois ont affiché leur volonté de faire du yuan l'autre monnaie internationale pour pouvoir se passer du dollar, notamment dans leurs accords commerciaux bilatéraux, cela a été la goutte d'eau de trop.

    Toute attaque sur le dollar est un casus belli. Lorsqu'ils ont créé l'euro, les Européens ont fait très attention à ne pas en faire une monnaie concurrente du dollar, même si les Français le souhaitaient au fond d'eux-mêmes. Les Américains ont laissé l'Europe se développer à condition qu'elle reste à sa place, c'est-à-dire un cran en dessous, qu'elle reste une Europe atlantiste. Avec une monnaie surévaluée par rapport au dollar. Cela tombe bien puisque l'économie allemande est bâtie autour d'une monnaie forte. Hier le mark, aujourd'hui l'euro.

    Le traité transatlantique peut-il néanmoins être profitable à l'Europe?

    Les principaux bénéficiaires de ce traité seront les multinationales américaines et l'industrie allemande, notamment automobile. L'Amérique se veut plus que jamais un empire, qui règne à la fois par le commerce, la technologie et la monnaie, mais aussi par l'idéologie.

    D'où les traités transpacifiques et transatlantiques initiés par Hillary Clinton. Celle-ci vise la présidence en 2016. Elle est à la manœuvre depuis 2010 dans une stratégie de containment vis-à-vis de la Chine, mais aussi de la Russie. L'idée est de fédérer les voisins de la Chine et de la Russie, dans une zone de libre-échange et de faire en sorte que les multinationales américaines y trouvent leur compte afin que progressivement le modèle américain s'impose et que les États-Unis redeviennent le centre du monde. C'est pourquoi les États-Unis ont empêché le Japon de se rapprocher de la Chine, la querelle entre les deux pays sur les îles Diaoyu-Senkaku ayant opportunément surgi pour casser toute velléité de rapprochement. Le Japon avec le nouveau premier ministre conservateur Abe est revenu dans le giron de Washington.

    Le principal levier de pression de cette stratégie élaborée par Hillary Clinton est l'énergie. Grâce au gaz et au pétrole de schiste, l'objectif des Américains est de ne plus dépendre des importations pétrolières (et donc de se détacher du bourbier oriental), de donner un avantage compétitif aux entreprises américaines, de rapatrier la pétrochimie sur le sol américain. Les industriels américains ont désormais une énergie beaucoup moins chère que les industriels européens, notamment allemands. L'objectif est de devenir non seulement indépendant, mais aussi exportateur d'hydrocarbures, pour faire en sorte notamment que l'Europe ne soit plus dépendante du gaz russe.

    L'énergie est la clé pour comprendre le traité transatlantique. On donne aux Allemands ce qu'ils veulent, c'est-à-dire la possibilité non seulement de développer leur industrie automobile aux États-Unis, mais aussi d'avoir les mêmes normes des deux côtés de l'Atlantique. Ils pourront produire en zone dollar avec des coûts salariaux inférieurs, des modelés qu'ils pourront vendre en zone euro, voire dans le Pacifique. Cette uniformisation des normes profitera également aux multinationales américaines. Elles sont directement à la manœuvre et participent aux négociations. Leurs objectifs: uniformiser les règles, les normes en les alignant si possible sur le niveau le moins contraignant. Notamment dans la santé, l'agriculture, les industries dites culturelles. Faire en sorte que les Etats ne puissent pas remettre en cause ces normes. Ces traités délèguent en fait une part des souverainetés populaires aux multinationales. Si les Européens acceptent cette sorte de mise sous tutelle, alors les Américains condescendront à nous exporter du gaz et surtout du pétrole de schiste à bon prix. Merkel a un plan: passer de la dépendance au gaz russe à la dépendance au charbon et au gaz américain, tout en ne froissant pas les Russes, qui restent avant tout des clients. À l'opposé de Schröder, elle est américanophile et russophobe.

    Et la France dans tout ça? Comment peut-elle tirer son épingle du jeu?

    La France n'a rien à gagner à ce traité transatlantique. On nous explique que ce traité va générer 0,5 point de croissance, mais ces pourcentages ne veulent rien dire. Le problème de la France c'est: comment et où allons-nous créer de l'emploi? Et pas seulement des emplois de service bas de gamme. Notre seule chance aujourd'hui est de créer des emplois à valeur ajoutée dans le domaine de l'économie numérique, ce que j'appelle «Iconomie», c'est-à-dire la mise en réseau de toutes les activités. L'Allemagne traditionnellement est moins portée sur ces secteurs où la France est relativement en pointe. La France crée beaucoup de start-up, mais dès qu'elles grossissent un peu, elles partent aux États-Unis ou sont rachetées par des multinationales. Il faut que l'on développe nos propres normes. La France doit s'engager dans la révolution numérique. Je suis partisan de doter tous les enfants d'une tablette, ça ne coûte pas plus cher que les livres scolaires, et si on les faisait fabriquer en France (11 millions de tablettes, renouvelées tous les trois ans), cela créerait de l'emploi. Et dans le sillage des tablettes, d'innombrables applications pourraient naitre et se vendre sur le marché mondial.

    Il n'y a pas de raisons de laisser Google et autres Amazon en situation de monopole. La visite de l'Opéra Garnier en live numérique, c'est Google qui l'a faite! La France avait tout à fait les moyens de le faire! Si nous n'y prenons pas garde, la France va se faire «googeliser»!

    Il y a un absent dans votre livre: la Russie. Celle-ci, avec Vladimir Poutine, semble pourtant avoir renoué avec le chemin de la puissance…

    Les Américains avaient un plan, il y a 20 ans: démanteler totalement l'URSS, la réduire en de multiples confettis, pour contrôler la Russie et ses matières premières, avec pour ambition de donner l'exploitation des matières premières russes en concession aux multinationales. Si Khodokovski a été victime de la répression poutinienne, c'est bien parce qu'il allait vendre le groupe pétrolier Ioukos aux Anglo-Saxons pour 25 milliards de dollars. Et qu'il pensait s'acheter la présidence de la Russie avec cet argent. Poutine est alors intervenu. À sa manière. Brutalement. Un peu comme en Géorgie hier et en Ukraine aujourd'hui. On peut le comprendre. Il défend ce qu'il considère être les intérêts de son pays. Mais il faut aussi lui faire comprendre qu'il y a des lignes à ne pas franchir.

    Ce pourrait-il qu'elle devienne un quatrième empire?

    Pour le moment non. Le sous-titre de mon livre c'est: qui dominera l'économie monde? La Russie est un pétro-État, c'est sa force et sa faiblesse. Poutine n'a pas réussi pour le moment à diversifier l'économie russe: c'est la malédiction des pays pétroliers, qui n'arrivent pas à transformer la manne pétrolière en industrie dynamique.

    Jean-Michel Quatrepoint, propos recueillis par Eugénie Bastié et Alexandre Devecchio (Le Figaro Vox, 25 avril 2014)

     

     

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  • La guerre au nom de l'humanité ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux guerres "humanitaires" d'aujourd'hui... 

     

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    Les guerres idéologiques modernes ont pris le relais des anciennes guerres de religion…

    Autrefois, des princes cyniques se faisaient la guerre afin d’agrandir leurs territoires respectifs. Aujourd’hui, les conflits semblent avoir changé de nature…

    Ils ont changé de nature parce que le regard sur la guerre a changé. Elle était considérée autrefois comme un événement désagréable, mais dont aucune société ne pouvait faire l’économie. Peu à peu, l’idée s’est fait jour, cependant, que l’on pouvait en finir avec la guerre. Cela a abouti en 1928 au pacte Briand-Kellogg, signé par 63 pays qui déclarèrent solennellement qu’ils condamnaient le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renonçaient en tant qu’instrument de politique nationale. Cela n’a évidemment pas empêché la Deuxième Guerre mondiale d’éclater ! À partir de 1945, la guerre d’agression ayant de nouveau été mise hors la loi, on s’est empressé de trouver des moyens de tourner cette interdiction. L’une des astuces à laquelle on a eu recours a été la notion de « légitime défense préventive », dont les États-Unis et Israël se sont faits les théoriciens. Mais la trouvaille majeure a été de décréter qu’il était licite de faire la guerre lorsque les motifs étaient d’ordre éminemment moral : rétablir la démocratie, sauver les populations civiles, éliminer une dictature. Le recours à la force contre des États souverains a donc été justifié par des considérations d’ordre interne. La charte de l’ONU, élaborée au départ en vue du maintien de la paix, a parallèlement été réinterprétée comme devant assurer le primat du « droit international humanitaire », fût-ce par le moyen de conflits armés. Ainsi sont nées les « guerres humanitaires » inspirées par l’idéologie des droits de l’homme.

    Grande est l’impression que, désormais, non content de battre l’ennemi, il faut l’annihiler, le criminaliser, voire le convertir… N’assistons-nous pas à des parodies de croisade, les droits de l’homme ayant remplacé les Évangiles ?

    Dès que l’on se situe sur le terrain de la morale, une telle évolution est inévitable. Les guerres de religion sont par définition les plus meurtrières, parce que l’ennemi n’y est plus perçu comme un adversaire du moment, qui pourrait éventuellement devenir un allié si les circonstances changeaient, mais comme une figure du Mal. C’est pour en finir avec les guerres de religion qu’au lendemain des traités de Westphalie (1648) un nouveau droit de la guerre (jus ad bellum), lié à l’avènement de ce qu’on a appelé le jus publicum europaeum, a vu le jour. Son but explicite était d’humaniser la guerre, de la « mettre en forme », selon l’expression de Vattel. C’était une guerre à justus hostis : on admettait que celui-là même que l’on combattait pouvait avoir ses raisons. Il était l’ennemi, mais il n’était pas le Mal. La victoire s’accompagnait d’un traité de paix, et nul ne cherchait à perpétuer, au lendemain des combats, une hostilité qui n’avait plus lieu d’être.

    Les guerres idéologiques modernes ont pris le relais des anciennes guerres de religion, avec lesquelles elles ont une évidente parenté : il y est toujours question du Bien et du Mal. Ces guerres modernes ressuscitent le modèle médiéval de la guerre à justa causa, de la « guerre juste », c’est-à-dire de la guerre qui tire sa légitimité de ce qu’elle défend une « juste cause ». L’ennemi est, dès lors, nécessairement tenu pour un criminel, un délinquant, qu’il ne faut pas seulement vaincre, mais dont on doit aussi éradiquer tout ce qu’il représente. Les guerres « humanitaires » d’aujourd’hui sont des guerres au nom de l’humanité : qui se bat au nom de l’humanité tend nécessairement à regarder ceux qu’il combat comme hors humanité. Contre un tel ennemi, tous les moyens deviennent bons, à commencer par les bombardements de masse. Dès lors s’effacent toutes les distinctions traditionnelles : entre les combattants et les civils, le front et l’arrière, la police et l’armée (les guerres deviennent des « opérations de police internationale ») et finalement la guerre et la paix, puisque avec la « rééducation » des populations conquises, la guerre se prolonge en temps de paix. Quant au soldat, comme l’écrit Robert Redeker, l’auteur du Soldat impossible, il est « remplacé par un mixte de policier, de gendarme, d’intervenant humanitaire, d’assistance sociale, d’infirmier et de pédagogue », chargé de « convertir, en punissant les récalcitrants, tous les États aux droits de l’homme et à la démocratie ». Ce n’est plus qu’une apparence de soldat.

    D’un autre côté, on ne cesse de nous vanter des « guerres propres » avec « zéro mort ». N’y aurait-il pas contradiction ?

    Dans le meilleur des cas, le « zéro mort » n’est jamais envisagé que pour « les nôtres » ! Les pertes ennemies ne sont pas prises en compte. L’idée est née de l’évolution des techniques de guerre. On est passé du corps à corps à la flèche, puis au carreau d’arbalète, à la balle, au boulet de canon, à l’obus, à la bombe aérienne. En clair : la distance entre celui qui tue et celui qui est tué n’a jamais cessé de croître. L’avion qui lâche ses bombes incendiaires sur des populations civiles ne prend guère de risques si l’ennemi ne possède ni batteries anti-aériennes ni missiles sol-air. On atteint aujourd’hui un sommet avec les drones qui tuent des gens par centaines en Afghanistan, mais sont manœuvrés des États-Unis par des fonctionnaires qui appuient sur des boutons comme s’ils jouaient à un jeu vidéo.

    Cela dit, le recours à des outillages technologiques de plus en plus sophistiqués n’est pas gage de victoire : gagner une bataille n’est pas gagner la guerre. On l’a bien vu en Irak et en Afghanistan : c’est après le succès initial que les problèmes commencent. « À la guerre, chaque adversaire fait la loi de l’Autre », rappelait Clausewitz. En France, où l’armée de terre ne représente plus que 119.000 hommes, on n’a cessé de diminuer les effectifs et de rogner sur le budget de la Défense (aujourd’hui 1,5 % du PIB), avec comme résultat que l’armée française n’a plus les moyens d’intervenir sur plus d’un front. Ce que rappelait récemment le général Vincent Desportes, ancien directeur de l’École de guerre : « Des forces réduites de haute sophistication sont de plus en plus aptes à remporter les batailles et de moins en moins capables de gagner les guerres, adaptées surtout aux conflits que nous ne voulons pas mener. »

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 24 avril 2014)

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  • Extraction et destruction : les logiques du capitalisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Saskia Sassen, cueilli dans le quotidien Le Monde et consacré à la démesure destructrice du système capitaliste. Professeur de sociologie à l’université Columbia, à New York, Saskia Sassen est sociologue et étudie depuis vingt ans le phénomène de la mondialisation dans toutes ses dimensions, économiques, financières, politiques, sociales et environnementales.

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    « Le capitalisme est entré dans des logiques d’extraction et de destruction »

    Dans votre nouveau livre, vous avancez que la mondialisation est entrée dans une phase d’« expulsion ». Qu’entendez-vous par là?

    Ces deux dernières décennies, un nombre croissant de gens, d’entreprises et de lieux physiques ont été comme « expulsés » de l’ordre économique et social. Des chômeurs sont rayés des listes de demandeurs d’emploi. Certains travailleurs pauvres ne bénéficient plus d’aucune protection sociale. Neuf millions de ménages américains ont perdu leur foyer après la crise des subprimes. Dans les grandes métropoles du monde entier, les classes moyennes sont peu à peu chassées des centres-villes, désormais hors de prix. La population carcérale américaine a augmenté de 600 % ces quarante dernières années. La fracturation hydraulique des sols pour extraire le gaz de schiste transforme des écosystèmes en désert – l’eau et le sol sont contaminés, comme si on expulsait de la biosphère des morceaux de vie. Des centaines de milliers de villageois ont été délogés depuis que des puissances étrangères, étatiques et privées, acquièrent des terres aux quatre coins du monde : depuis 2006, 220 millions d’hectares, principalement en Afrique, ont été achetés.

    Tous ces phénomènes, sans liens manifestes, répondent-ils, selon vous, à une logique unique?

    En apparence, ils sont déconnectés les uns des autres et chacun s’explique séparément. Le sort d’un chômeur radié n’a bien évidemment rien à voir avec celui d’un lac pollué en Russie ou aux Etats-Unis. Il n’empêche qu’à mes yeux, ils s’inscrivent dans une nouvelle dynamique systémique, complexe et radicale, qui exige une grille de lecture inédite. J’ai le sentiment que ces dernières années, nous avons franchi une ligne invisible, comme si nous étions passés de l’autre côté de « quelque chose ». Dans bien des domaines – économie, finance, inégalités, environnement, désastres humanitaires –, les courbes s’accentuent et les « expulsions » s’accélèrent. Leurs victimes disparaissent comme des bateaux coulent en haute mer, sans laisser de trace, du moins en surface. Ils ne comptent plus.

    Quelle est la différence entre un « exclu » et un « expulsé » ?

    L’exclu était une victime, un malchanceux plus ou moins marginal, une anomalie en quelque sorte, tandis que l’expulsé est la conséquence directe du fonctionnement actuel du capitalisme. Il peut être une personne ou une catégorie sociale, comme l’exclu, mais aussi un espace, un écosystème, une région tout entière. L’expulsé est le produit des transformations actuelles du capitalisme, entré, à mes yeux, dans des logiques d’extraction et de destruction, son corollaire.

    C’est-à-dire ?

    Auparavant, pendant les « trente glorieuses » en Occident, mais aussi dans le monde communiste et le tiers-monde, malgré leurs échecs, la croissance des classes ouvrières et moyennes constituait la base du système. Une logique distributive et inclusive prédominait. Le système, avec tous ses défauts, fonctionnait de cette façon. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. C’est pourquoi la petite bourgeoisie et même une partie non négligeable des classes moyennes perdent pied. Leurs enfants sont les principales victimes : ils ont respecté les règles du système et fait consciencieusement tout ce qu’il exigeait d’eux – des études, des stages, pas mal de sacrifices – afin de poursuivre l’ascension sociale de leurs parents. Ils n’ont pas échoué et pourtant le système les a expulsés : il n’y a pas assez de place pour eux.

    De qui parlez-vous ? Qui sont les « expulseurs » ?

    Je ne parle pas de quelques individus ni même de multinationales obnubilées par leurs chiffres d’affaires et leur cotation en Bourse. Pour moi, il s’agit de « formations prédatrices » : un assemblage hétéroclite et géographiquement dispersé de dirigeants de grandes entreprises, de banquiers, de juristes, de comptables, de mathématiciens, de physiciens, d’élites globalisées secondées par des capacités systémiques surpuissantes – machines, réseaux technologiques… – qui agrègent et manipulent des savoirs et des données aussi composites que complexes, immensément complexes à vrai dire. Plus personne ne maîtrise l’ensemble du processus. La dérégulation de la finance, à partir des années 1980, a permis la mise sur pied de ces formations prédatrices et la clé, ce sont les produits dérivés, des fonctions de fonctions qui démultiplient les gains comme les pertes et permettent cette concentration extrême et inédite de richesses.

    Quelles sont les conséquences du paradigme que vous décrivez ?

    Amputées des expulsés – travailleurs, forêts, glaciers… –, les économies se contractent et la biosphère se dégrade, le réchauffement du climat et la fonte du permafrost s’accélèrent à une vitesse inattendue. La concentration de richesses encourage les processus d’expulsion de deux types : celle des moins bien lotis et celle des super-riches. Eux s’abstraient de la société où ils vivent physiquement. Ils évoluent dans un monde parallèle réservé à leur caste et n’assument plus leurs responsabilités civiques. En somme, l’algorithme du néolibéralisme ne fonctionne plus.

    Le monde que vous nous décrivez est très sombre, presque darwinien. Vous ne forcez pas un peu le trait ?

    Je ne crois pas. Je mets en lumière des phénomènes sous-jacents, encore extrêmes pour certains. Et la logique que je dénonce coexiste avec des formes de gouvernance plus policées et plus sophistiquées. Mon objectif est de tirer la sonnette d’alarme. Nous sommes à un moment de basculement. L’érosion des classes moyennes, acteur historique majeur des deux siècles précédents et vecteur de la démocratie, me préoccupe particulièrement. Sur le plan politique, c’est très dangereux, on le constate partout dès à présent.

    Comment résister à ces formations prédatrices ?

    C’est difficile : de par leur nature complexe, ces enchevêtrements d’individus, d’institutions, de réseaux et de machines sont difficilement identifiables et localisables. Cela dit, je trouve que le mouvement Occupy et ses dérivés « indignés », voire les printemps arabes ou les manifestations à Kiev, malgré des contextes sociopolitiques éminemment différents, sont des réponses intéressantes. Les expulsés se réapproprient l’espace public. En s’ancrant dans un « trou » – toujours une grande place, un lieu de passage – et en mettant sur pied une société locale temporaire hypermédiatisée, les expulsés, les invisibles de la mondialisation font territoire. Même s’ils n’ont ni revendications précises ni direction politique, ils retrouvent une présence dans les villes globales, ces métropoles où la mondialisation s’incarne et se déploie. A défaut de viser un lieu d’autorité identifié à leurs déboires – un palais royal, une assemblée nationale, le siège d’une multinationale, un centre de production… –, les expulsés occupent un espace indéterminé symboliquement fort dans la cité pour revendiquer leurs droits bafoués de citoyens.

    Aboutissent-ils, selon vous, à quelque chose ?

    Si vous les considérez comme des comètes, la messe est dite, en effet. Moi, j’ai tendance à les assimiler à un début de trajectoire, chaque « occupation » constituant une petite pierre. S’agit-il d’un embryon de chemin ? Je ne sais pas. Mais le mouvement des nationalités au XIXe siècle et le féminisme ont, eux aussi, commencé par petites touches, jusqu’à ce que les cellules disparates finissent par faire leur jonction et former un tout. Ces mouvements finiront peut-être par inciter les Etats à lancer des initiatives globales dans les domaines de l’environnement et de l’accès à l’eau et à la nourriture.

    Quel événement pourrait déclencher la «jonction»?

    Une nouvelle crise financière. Elle surviendra, j’en suis certaine. Je passe au crible la finance depuis trente ans : les marchés sont trop instables, il y a trop de données à analyser, trop d’instruments, trop d’argent, l’Occident ne règne plus seul sur les marchés. Je ne sais pas quand cette crise interviendra ni quelle sera son ampleur mais je sens que quelque chose mijote. En fait, nous sentons tous que le système est très fragile.

    Saskia Sassen, propos recueillis par Olivier Guez (Le Monde, 25 avril 2014)

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  • « L'Europe n'a cessé de se construire sans les peuples »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site italien L'AntiDiplomatico sur la question européenne...

     

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    « L'Europe n'a cessé de se construire sans les peuples »

    - Dans de nombreux pays, nous sommes en train d'assister à la fusion des partis conservateurs et socialistes qui s'unissent pour défendre l'austérité de Bruxelles contre les intentions de votes des électeurs. Le vote des Parlementaires nationaux sur les lois de stabilité ne compte désormais plus et les gouvernements ne font qu'attendre l'approbation de la Commission. Pour finir, les pays sont en train de s’endetter pour financer des organisations intergouvernementales comme le Mes qui prendra des décisions fondamentales pour la vie des populations ces prochaines années et qui est dénué de mécanismes de transparence  et de tout contrôle démocratique. Que reste-t-il de démocratique à nos populations pour exprimer leur mal-être social croissant ?
     
    La situation que vous décrivez est l’aboutissement d’une longue dérive, qui s’est encore accélérée après la signature du traité de Maastricht. Le déficit de légitimité démocratique des institutions européennes actuelles a été souligné de longue date :  aujourd’hui encore, la Commission européenne échappe pratiquement à tout contrôle, le Conseil des ministres, issu des gouvernements européens, n’a de comptes à rendre à personne, le choix du président de la Banque centrale n’a pas à être confirmé par le Parlement, et la nomination des membres de la Cour de justice de l’Union est la seule affaire des gouvernements. Même la supranationalité existante actuellement n’a pas résulté d’une délibération publique ou d’un processus démocratique, mais d’une décision judiciaire de la Cour européenne de justice qui, dans ses deux arrêts fondamentaux de 1963 et 1964, a élevé les traités fondateurs de l’Europe au rang de « charte constitutionnelle », avec pour effet direct la primauté du droit communautaire par rapport aux droits nationaux. Le Parlement européen, seule instance porteuse de la souveraineté populaire, est privé à la fois de son pouvoir normatif et de son pouvoir de contrôle. Avec l’arrivée des nouveaux Etats membres, il ne produit plus qu’une cacophonie politiquement inaudible. 
    L’Europe, en fait, n’a cessé de se construire sans les peuples. On pourrait même dire que la grande constante des « faiseurs d’Europe » a été leur méfiance irrépressible vis-à-vis de toute demande d’arbitrage émanant des électeurs, c’est-à-dire des citoyens. C’est ainsi qu’il y a quelques années, on avait formulé un projet de Constitution sans que jamais soit posé le problème du pouvoir constituant, et lorsque l’on a consulté le peuple par voie de référendum, comme en France en 2005, cela a été, au vu des résultats, pour s’en repentir amèrement et se jurer qu’on ne le ferait plus (d’où le projet de « traité simplifié » adopté au sommet de Lisbonne, qui avait pour seul objet de contourner l’opposition au traité constitutionnel européen en reproposant le même contenu sous un habillage différent).
     
    - Vous citez souvent la phrase de Nietzsche : «  l'Europe se fera au bord du tombeau ». Pouvez-vous nous expliquer plus clairement votre idée de l'Europe...  selon vous, quelle forme est-elle en train de prendre ?
     
    La phrase de Nietzsche signifie qu’une réorientation de la construction européenne ne pourra vraisemblablement advenir que lorsque les institutions actuelles se seront complétement effondrées. L’Union européenne est aujourd’hui à la fois impuissante et paralysée mais, paradoxalement, elle s’est en même temps engagée dans une sorte de fuite en avant qui lui interdit de changer de principes ou d’orientations. Pour pouvoir envisager un « autre commencement », il faut donc que les choses aillent à leur terme. On pourrait faire ici une comparaison avec le système capitaliste, qui a moins à redouter de ses adversaires que de lui-même : il périra de ses propres contradictions.
     
    - Dans votre livre de 1995, L'Empire intérieur, vous écrivez de quelle façon le fédéralisme est la logique la plus conforme à l’impérialisme. Que diriez-vous aujourd'hui à ceux qui continuent à proposer comme seule alternative possible les États-Unis d'Europe ?
     
    Dans mon livre, j’écris que le fédéralisme prolonge dans une certaine mesure l’inspiration « impériale » dans la mesure où il se caractérise par des traits tels que la décentralisation, l’autonomie de ses diverses composantes, le recours au principe de subsidiarité, etc. Mais je parle ici du modèle historique de l’Empire par opposition au modèle jacobin de l’Etat-nation, non de l’ « impérialisme », terme que je n’emploie jamais dans un sens positif ! Il y a pour moi autant de différence entre l’Empire et l’impérialisme qu’entre le bien commun et le communisme, l’égalité et l’égalitarisme, ou encore la liberté et le libéralisme…
    La formule des « Etats-Unis d’Europe », que l’on trouve déjà chez Victor Hugo, ne m’est pas antipathique. Mais c’est une formule qui ne signifie pas grand-chose dans la mesure où l’on ne peut envisager une Europe politiquement unie à la façon dont se sont formés les Etats-Unis d’Amérique. Ce qu’il me paraît en revanche important de souligner, c’est que l’Europe actuelle n’a absolument rien de « fédéral », contrairement à ce que disent certains de ses adversaires. Pour les partisans d’un « fédéralisme intégral », dont je fais partie, une saine logique aurait voulu que la construction européenne se fasse à partir du bas, du quartier et du voisinage (lieu d’apprentissage de base de la citoyenneté) vers la commune, de la commune ou de l’agglomération vers la région, de la région vers la nation, de la nation vers l’Europe. C’est ce qui aurait permis l’application rigoureuse du principe de subsidiarité. La subsidiarité exige que l’autorité supérieure intervienne dans les seuls cas où l’autorité inférieure est incapable de le faire (c’est le principe de compétence suffisante). Dans l’Europe de Bruxelles, où une bureaucratie centralisatrice tend à tout réglementer par le moyen de ses directives, l’autorité supérieure intervient chaque fois qu’elle s’estime capable de le faire, avec comme résultat que la Commission décide de tout parce qu’elle se juge omnicompétente. La dénonciation rituelle par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d’être « fédérale », elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité.
     
    - Les plus grands économistes du monde avaient indiqué toutes les implications négatives qu'engendrerait le choix d'une monnaie unique dans des pays aussi différents sur le plan économique. Pensez-vous qu'il soit souhaitable et politiquement possible pour des pays comme la France ou l'Italie, particulièrement touchés par les conséquences de ce choix monétaire, de retourner à leurs anciennes devises ? 
     
    Je ne suis pas du tout sûr que « les plus grands économistes du monde » aient vraiment mis en garde contre l’instauration de l’euro ! Certains l’ont sans doute fait, mais il me semble que la majorité des économistes étaient plutôt favorables à la monnaie unique. On voit aujourd’hui à quel point ils se sont trompés. L’idée d’une monnaie unique n’était pourtant pas du tout absurde, notamment dans la perspective de la création d’une monnaie de réserve alternative par rapport au dollar. Le problème est venu de ce que l’Allemagne a exigé que l’euro ait la même valeur que le mark, ce qui le rendait inutilisable par plus de la moitié des pays européens. Pour ses créateurs, l’euro devait favoriser la convergence des économies nationales. En réalité, du fait même de sa surévaluation, il a favorisé leur divergence.
    On parle aujourd’hui beaucoup d’un retour aux anciennes devises nationales. En France, par exemple, des hommes comme le sociologue Emmanuel Todd ou l’économiste Jacques Sapir se sont nettement prononcés pour une sortie de l’euro. Je suis personnellement plus sceptique. Une telle hypothèse, d’abord, est aujourd’hui purement théorique, car aucun pays n’est apparemment disposé à sortir du système de l’euro. Un retour au franc ou à la lire, suivi d’une dévaluation, aurait par ailleurs pour conséquence de renchérir la dette publique, qui resterait libellée en euros. Une sortie de l’euro n’aurait de sens que si elle était concertée, c’est-à-dire si elle était le fait de tout un ensemble de pays, ce qui dans l’immédiat n’est qu’un rêve. Enfin, s’il est incontestable que l’euro a aggravé la crise que nous connaissons depuis 2008, il n’en est pas le seul responsable. La question de l’endettement public me semble beaucoup plus grave. Un retour aux anciennes monnaies nationales ne résoudrait pas cette question de la dette publique. Il suffit d’ailleurs de voir ce qu’il en est de la Grande-Bretagne : elle n’a jamais adopté l’euro, mais elle n’en est pas moins confrontée à d’énormes problèmes de déficits et d’endettement. La cause principale de la crise, la dépendance des Etats par rapport aux marchés financiers, trouve son origine dans la nature même du système capitaliste. La disparition de l’euro ne nous ferait pas sortir de ce système.
     
    - Après les excuses du Fonds Monétaire International, des membres de la Commission et de la BCE ont eux aussi reconnu des erreurs dans la gestion de la crise en Grèce. Une vraie farce si l'on considère le drame social qu'est en train de vivre le pays. La troïka représente-t-elle une dégénération des temps que nous vivons  ? 
     
    La « Troïka » est l’outil privilégié de la Forme-Capital. Certains de ses responsables ont bien pu reconnaître avoir commis des « erreurs » dans le cas de la Grèce, ils n’en ont pas pour autant changé fondamentalement d’orientations. Conformément aux exigences de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), ils en tiennent toujours pour des mesures d’« austérité » qui passent par la privatisation à outrance, la concurrence sauvage, la baisse des salaires, les délocalisations, le démantèlement du secteur public et des services sociaux. Ces mesures, qui sont censées favoriser un « retour de la croissance », aboutissent en réalité au résultat inverse. Les politiques d’austérité diminuent le pouvoir d’achat, donc la demande, donc la consommation, donc la production, ce qui entraîne une augmentation du chômage et une baisse des rentrées fiscales. Les principales victimes de ces politiques sont les classes populaires et les classes moyennes aujourd’hui menacées de déclassement.
     
    - Dans une société où règnent la liberté de mouvements de capitaux et de marchandises, la  renégociation au rabais des droits sociaux acquis et une inégalité sociale croissante, telle que de plus en plus de personnes ne peuvent se permettre une vie tout simplement digne,  quelle place le concept d' « impérialisme » a-t-il pris ?
     
    Je vois mal le rapport entre l’« impérialisme » et la situation que vous décrivez, peut-être parce que nous ne donnons pas le même sens à ce mot. Mais ce qu’il est important de voir, c’est que la liberté de mouvement des marchandises et des capitaux va de pair, dans la doctrine du capitalisme libéral (et plus encore dans celle du capitalisme financier aujourd’hui triomphant, dont l’une des grandes caractéristiques est d’être presque totalement déterritorialisé), avec une totale liberté de circulation des hommes. C’est ce qui explique que, dans tous les pays, ce sont les milieux capitalistes et patronaux qui se montrent le plus favorables à l’immigration. Ils savent que celle-ci exerce une pression à la baisse sur les salaires des travailleurs « autochtones », et que cette baisse est de nature à augmenter leurs profits. C’est en ce sens que l’on peut dire de la masse des immigrés qu’elle constitue l’« armée de réserve » du Capital.
     
    - Est-il sensé de parler aujourd'hui de droite et de gauche dans le débat politique ? Existe-t-il pour vous un modèle de développement alternatif au modèle financier globalisé qui exerce son hégémonie sur l'Occident ? 
    Le clivage droite-gauche est devenu aujourd’hui complètement obsolète, dans la mesure où il ne permet plus d’analyser les rapports de force à l’œuvre dans les nouveaux mouvements sociaux. Tous les grands événements de ces dernières décennies ont fait apparaître de nouveaux clivages transversaux par rapport aux familles politiques traditionnelles. C’est ainsi qu’il y a des partisans « de droite » et de « gauche » de l’Union européenne, des adversaires « de droite » et « de gauche » de la globalisation, etc. Dans ces conditions, la référence à la « droite » et à la « gauche » ne veut plus rien dire. Toutes les enquêtes d’opinion montrent d’ailleurs que la majorité des gens ne savent plus du tout ce qui pourrait encore distinguer la droite et la gauche. Ils le savent d’autant moins qu’ils voient depuis au moins trente ans des gouvernements « de droite » et « de gauche » se succéder pour faire les mêmes politiques (ils voient des alternances, mais jamais une alternative). Le fossé qui ne cesse de se creuser entre le peuple et la classe politique dans son ensemble a encore contribué à aggraver cette situation.
    Il existe des modèles alternatifs au système capitaliste actuel, qui est aujourd’hui fondamentalement confronté  au problème de la dévalorisation de la valeur, mais ils n’ont aucune chance d’être appliqués aussi longtemps que l’on ne sera pas allés jusqu’au bout de la crise. On ne peut en effet sortir à moitié du système dominant. On ne peut qu’en sortir totalement, ou bien y demeurer. Rompre avec ce système impliquerait une véritable « décolonisation » des esprits. Le capitalisme n’est en effet pas seulement un système économique. Il est aussi porteur d’une dynamique anthropologique, dans la mesure où il se fonde sur une certaine idée de l’homme héritée du libéralisme des Lumières, en l’occurrence un homme qui ne serait qu’un consommateur-producteur mû par des considérations purement utilitaristes ou relevant de l’axiomatique de l’intérêt. En ce sens, rompre avec le système capitaliste actuel, cela implique aussi de rompre avec l’obsession économique et le primat des seules valeurs marchandes.
      
    - Qu'attendez-vous des prochaines élections européennes ? Pensez-vous que la politique sera capable d'offrir un modèle de développement alternatif qui pourra sauver l'Europe ?
     
    Je n’attends rien des prochaines élections européennes, dont le seul intérêt sera de permettre d’évaluer l’audience des différents partis nationaux. De façon plus générale, je n’attends rien non plus de la politique. Les hommes politiques découvrent aujourd’hui chaque jour l’étendue de leur impuissance. Les transformations essentielles de la société, celles qui font véritablement passer d’un moment historique à un autre, sont d’une nature trop complexe pour se ramener à des initiatives politiques ou gouvernementales qui, dans presque tous les cas, sont incapables de dépasser l’horizon du court terme et les impératifs de la seule gestion.
     
    Alain de Benoist, propos recueillis par Alessandro Bianchi (L'AntiDiplomatico, 9 avril 2014)
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  • A propos du socialisme français...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist , réalisé par Kontre Kulture et consacré au socialisme français , au travers, notamment, de son ouvrage Edouard Berth ou le socialisme héroïque (Pardès, 2013).

     


    Alain de Benoist sur le socialisme français par kontrekulture

    Pour Kontre Kulture, le philosophe et écrivain Alain de Benoist revient sur le socialisme français de la fin du XIXème siècle. Il explique quand se sont constitués les syndicats, quels étaient les différents courants et présente les théoriciens du socialisme Georges Sorel et Édouard Berth. Il revient également sur l'aventure du Cercle Proudhon, qui a réuni des syndicalistes révolutionnaire et des monarchistes de l'Action française.

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  • La mythologie du progrès...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et dans lequel il revient sur le mythe, toujours vivace, du progrès... 

     

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    La mythologie du progrès repose sur l’idolâtrie du nouveau…

    À chaque élection, les hommes de gauche prétendent rassembler les « forces de progrès ». Mais un cancer peut, lui aussi, progresser ! Le progrès serait-il une fin en soi ?

    Les malheureux ne savent même plus de quoi ils parlent ! Historiquement, l’idée de progrès se formule autour de 1680, avant de se préciser au siècle suivant chez des hommes comme Turgot ou Condorcet. Le progrès se définit alors comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c’est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l’a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s’agit donc d’un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n’arrête pas le progrès) et irréversible (il n’y a pas de retour en arrière possible). L’amélioration étant inéluctable, il s’en déduit que demain sera toujours meilleur.

    Pour les hommes des Lumières, étant donné que l’homme agira à l’avenir de façon toujours plus « éclairée », la raison se perfectionnera et l’humanité deviendra elle-même moralement meilleure. Le progrès, loin de n’affecter que le cadre extérieur de l’existence, transformera donc l’homme lui-même. C’est ce que Condorcet exprime en ces termes : « La masse totale du genre humain marche toujours à une perfection plus grande. »

    La mythologie du progrès repose ainsi sur l’idolâtrie du nouveau, puisque toute nouveauté est a priori jugée meilleure du seul fait qu’elle est nouvelle. La conséquence en est le discrédit du passé, qui ne peut plus être regardé comme porteur d’exemples ou de leçons. La comparaison du présent et du passé, toujours à l’avantage du premier, permet du même coup de dévoiler le mouvement de l’avenir. La tradition étant perçue comme faisant, par nature, obstacle au progrès, l’humanité doit s’affranchir de tout ce qui pourrait l’entraver : s’arracher aux « préjugés », aux « superstitions », au « poids du passé ». C’est déjà tout le programme de Vincent Peillon ! À l’hétéronomie par le passé, on substitue en fait une hétéronomie par l’avenir : c’est désormais le futur radieux qui est censé justifier la vie des hommes.

    En ce sens, la « réaction » peut faire figure de sain réflexe, mais ne raisonner qu’en « contre », n’est-ce pas abandonner toute pensée autonome ?

    La « réaction » est saine quand elle nourrit l’esprit critique, plus discutable quand elle se borne à dire que « c’était mieux avant ». La critique de l’idée de progrès, qui à l’époque moderne commence chez Rousseau, représente souvent le double négatif – le reflet spéculaire – de la théorie du progrès. L’idée d’un mouvement nécessaire de l’histoire est conservée, mais dans une perspective inversée : l’histoire est interprétée, non comme progression perpétuelle, mais comme régression généralisée. La notion de décadence ou de déclin apparaît en fait tout aussi peu objectivable que celle de progrès. En outre, comme vous le dites, se borner à raisonner en « contre », c’est encore rester dépendant de ce à quoi on s’oppose. C’est en ce sens que Walter Benjamin pouvait dire que « l’antifascisme fait partie du fascisme »…

    « Progrès » et « réaction » ne procèdent-ils pas finalement tous deux d’une vision linéaire de l’histoire, laquelle pourrait tout aussi bien fonctionner par cycles ?

    Chez les Grecs, seule l’éternité du cosmos est réelle. L’histoire est faite de cycles qui se succèdent à la façon des générations et des saisons. S’il y a montée et descente, progrès et déclin, c’est à l’intérieur d’un cycle auquel en succédera un autre (théorie de la succession des âges chez Hésiode, du retour de l’âge d’or chez Virgile). Dans la Bible, au contraire, l’histoire est purement linéaire, vectorielle. Elle a un début absolu et une fin nécessaire. L’histoire devient alors une dynamique de progrès qui vise, dans une perspective messianique, à l’avènement d’un monde meilleur. La temporalité est, en outre, orientée vers le futur, de la Création au Jugement dernier. La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l’histoire, d’où découlent tous les historicismes modernes. La différence majeure est que l’au-delà est rabattu sur l’avenir, et que le bonheur remplace le salut.

    Mais les gens croient-ils encore au progrès ?

    L’excellent Baudoin de Bodinat remarque que, « pour juger du progrès, il ne suffit pas de connaître ce qu’il nous apporte, il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive ». Le fait est que bien des progrès dans un domaine se doublent d’une perte, d’un manque, voire d’une régression dans un autre. Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont, de toute évidence, sapé l’optimisme des Lumières. On ne croit plus guère au « sens de l’histoire » ni que le progrès matériel rende l’homme automatiquement meilleur. L’avenir lui-même inspire plus d’inquiétudes que d’espoirs, et l’aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ». Il n’est jusqu’à la technoscience dont l’ambiguïté se révèle un peu plus chaque jour, comme le montrent les débats sur la « bio-éthique ». Bref, comme le disait l’écrivain italien Claudio Magris : « Le progrès n’est pas un orgasme ! »

    Pour être juste, il faut cependant reconnaître qu’au travers des progrès de la technologie et de l’idéologie du « développement », la notion de progrès reste quand même présente dans une société qui, parce qu’elle croit encore que « plus » est toujours synonyme de « mieux », recherche ou accepte la suraccumulation infinie du capital et l’extension perpétuelle de la marchandise.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 31 mars 2014)

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