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Economie - Page 10

  • Là où il y a une volonté, il y a un chemin...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jacques Sapir, publié sur son blog RussEurope et consacré aux voies et moyens pour sortir de la crise économique qui sévit en Europe...

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    Là où il y a une volonté, il y a un chemin...

    Q- Pensez-vous que l’entrée de l’UE dans une phase déflationniste longue à la japonaise est inéluctable?

     

    Je dois commencer par dire qu’il n’y a rien, en économie ni en politique, que l’on puisse dire inéluctable. Souvenons nous que dans l’action humaine, comme à la guerre, un désastre refusé est à moitié effacé. C’est l’acceptation de la catastrophe, la résignation au malheur, qui conduit à l’abîme. Parce que la volonté ne peut pas tout, certains s’imaginent qu’elle ne peut rien et, supposant son impuissance, lui tournent le dos. Mais, sans volonté, il n’y a pas d’action. Sans volonté, il ne saurait y avoir de politique, et la politique économique c’est aussi de la politique.

     

    Ceci étant posé, il est clair que l’ensemble des règles fixées par le TSCG, par ce que l’on appelle le « Pacte de Stabilité », nous conduit à la déflation comme la pente attire la boule. Le mécanisme du multiplicateur des dépenses publiques nous entraîne dans une logique implacable. Au vu de sa valeur actuelle, comprise entre 1,4 et 1,5, il implique que toute réduction des dépenses publiques, par un accroissement des impôts ou par une contraction des dépenses, aura un effet récessif important. Au nom d’une logique purement comptable, qui est incapable d’imaginer la dynamique possible des actions, on a accepté effectivement de s’engager sur la voie qui fut celle du Japon dans la « décennie perdue ».

     

    Et il est vrai que les similitudes entre la situation de l’Union Européenne, et plus spécifiquement de la Zone Euro et celle du Japon au départ de la cette fameuse « décennie perdue » sont nombreuses. Mais, les différences doivent aussi être comprises et assimilées. Le Japon est un pays, et la Zone Euro une alliance de pays. Si cela apporte son lot de contraintes, cela laisse ouvert la possibilité de changer rapidement de règles en refusant de se plier à ce que l’on veut nous imposer. Assurément, si nous acceptons, en maugréant peut-être, les règles qui ont été fixées de Francfort à Bruxelles, la déflation va bien prendre l’apparence d’un destin inéluctable. Et ceux qui prétendent qu’il en était ainsi s’en trouveront conforté en apparence. Mais, ce sera avant tout parce que nos dirigeants auront manqué de volonté.

     

    Nous constatons aujourd’hui, comme de Gaulle l’écrivit à propos de 1940, qu’il manque deux choses à François Hollande, comme elles ont manqué à Paul Reynaud, pour qu’il soit un chef d’Etat : un Etat, et d’être un chef. Et il est vrai qu’ayant accepté les différentes usurpations de l’UE, les petites comme les grandes, il ne reste pas grand-chose de la souveraineté de l’Etat. Le constat de reniements et des abandons a été fait depuis des années. Aujourd’hui, nul ne l’ignore. Quant à être un chef, c’est à dire avoir tout ensemble cette volonté d’agir, cette foi dans l’action, et cette capacité à entraîner autour de cette action ceux qui vous entourent, cela implique une discipline de tous les instants. C’est bien ce qui manque à notre Président, comme à une bonne partie de la classe politique, dont nous voyons bien qu’elle est composée de viveurs individualistes, d’adolescents attardés. Le problème, ici, dépasse l’homme Hollande, avec ses défauts et ses qualités. On ne mesure pas à quel point, quant on a dit la fin de l’héroïsme, quand on a célébré la « normalité » en politique, on a signé la fin de l’action politique.

     

    Pour autant, si une génération, et une classe politique, ont largement failli, ceci n’implique nullement que les qualités nécessaires à l’action politique aient disparue. On peut le constater tous les jours, quand on regarde les acteurs du système associatif, de certains syndicats, ces militants anonymes qui sont d’autant plus humiliés qu’il sont d’autant plus trahis. Face au désastre qui nous menace, il faut une révolution. Celle-ci commencera d’abord en nous-mêmes. Il nous faut réapprendre à servir, et non à se servir, si nous voulons être capables de commander. Il nous faut retrouver l’idée collective. Il nous faut retrouver la vertu, non dans un sens moral mais au sens politique, la force d’âme, si nous voulons vivre en République.

     

    Techniquement, la situation actuelle nous remet en mémoire deux grands principes de l’économie. Le premier est que la politique monétaire est efficace quand il s’agit de freiner l’économie, dans le cas d’une surchauffe, et de faire baisser l’inflation, mais pas pour relancer celle-ci quand elle est à l’arrêt. L’expansion de la demande est nécessaire, et cette expansion ne peut être obtenue QUE par la politique budgétaire. Le second principe est la dissymétrie entre les taux d’intérêts et les revenus. Pour les taux d’intérêts ce qui compte n’est as le taux nominal, mais le taux réel. Mieux vaut emprunter à 6% quand il y a 4% d’inflation qu’à 3% quand l’inflation est nulle. Par contre, pour ce qui est des revenus, et ceci vaut tout autant pour les ménages, pour les entreprises que pour l’Etat, les revenus nominaux sont en fait plus importants que les revenus réels dans la mesure où il y a des coûts fixes. En fait, ceci traduit le fait que les prix n’ont pas tous la même élasticités tant à la hausse qu’à la baisse. Aussi, en période de déflation (baisse des salaires) certains coûts vont baisser moins vite. Inversement, en période d’inflation, et en particulier d’inflation salariale, certains coûts vont s’accroître plus lentement que les salaires. C’est pourquoi l’inflation est préférable pour les salariés, pour les entrepreneurs et in fine pour l’Etat (via la TVA). Ces deux principes étaient connus dans les années 1960. Je les ai appris à mon entrée à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, en 1971. Nous les redécouvrons aujourd’hui en période de déflation.

     

    Q – En quoi la réforme du système financier que vous appelez de vos vœux est-elle un préalable à toute autre réforme?

     

    Le système financier doit se lire à partir d’une analyse de la financiarisation de nos économies. Le capitalisme moderne a besoin d’un système financier, d’une monnaie de crédit. Parce que les productions deviennent toujours plus complexes, avec des délais importants de la conception au retour sur investissement, le crédit, c’est-à-dire l’avance de capital, pour investir et pour consommer, devient plus essentiel. Mais, ce processus qui implique un changement d’attitude par rapport à la monnaie n’est pas la financiarisation. Cette dernière tire l’origine de son développement actuel de la décomposition du cadre de Bretton Woods, qui s’est jouée en deux temps, d’abord en 1971 puis en 1973. Dès lors, on assiste à deux phénomènes qui sont étroitement liés. D’une part, le métier de la banque tend à s’éloigner des activités de crédit, qui impliquent une connaissance et un lien réciproques entre le banquier et son client, pour s’orienter de plus en plus vers des activités dites « de marché », c’est-à-dire des activités de spéculation. De l’autre, des « quasi-banques » se forment à partir des fonds d’investissement et des hedge funds ou fonds spécialisés dans les opérations spéculatives. Les grandes entreprises elles-mêmes, dont on a suivi précédemment la « multinationalisation » découvrent à travers la gestion de leur trésorerie la possibilité de réaliser de nouveaux profits. Ce phénomène n’aurait jamais pu voir le jour sans le processus de déréglementation que l’on a connu depuis maintenant plus de trente ans. La déréglementation bancaire et financière s’est mise en place depuis 1980. Au États-Unis, il a commencé en effet avec le Depository Institutions Deregulation and Monetary Control Act de 1980 qui a entamé le démantèlement des cadres réglementaires issus de la crise de 1929. Il a culminé avec le Gramm-Leach-Bliley Act de 1999[1] qui a annulé le Glass-Steagall Act de 1933[2] et ouvert la porte à la fusion entre banques et assurances, au plus grand profit de Citicorp. Il faut ici signaler que ce processus a été largement le produit d’un consensus bipartisan aux États-Unis. Le première loi de 1980 avait été préparée durant la présidence Carter (1976-1980) et la deuxième le fut sous le second mandat de Bill Clinton (1996-2000). Un processus analogue eut lieu en Europe, avec la déréglementation de la City de Londres, bientôt imitée en France sous l’impulsion du ministre des Finances socialiste de l’époque, Pierre Bérégovoy, et renforcée en 1993 sous le gouvernement conservateur d’Édouard Balladur. Ces pratiques ont été consolidées à l’échelle européenne par diverses directives et renforcées par les principes adoptés au sein de la zone Euro.

     

    Elle a entraîné un accroissement très important de la part des profits financiers dans le total des profits. Ces derniers constituaient entre 10 et 15 % des profits dans les profits totaux au cours des années 1950. Ils atteignent, aujourd’hui, de 35 à 40 %. Encore faut-il se souvenir que ces profits « financiers » sont ceux d’entreprises dites financières. Mais quand une entreprise qui n’a a priori rien à voir avec la finance développe une activité financière, les profits qu’elle réalise alors sont comptabilisés dans les profits des sociétés dites non financières. On peut donc raisonnablement estimer que plus de 50 % des profits réalisés par les entreprises américaines proviennent des activités financières. Telle est bien le visage que prend la financiarisation des économies, qui n’est que l’autre versant de la globalisation financière.

     

    D’un point de vue théorique, la financiarisation, c’est avant tout la puissance du capitaliste, de « l’homme aux écus » sur la société. Et cela implique une compréhension de ce que sont tant les prix que la monnaie pour comprendre le mécanisme de défense de la rente financière et comment il aboutit à étrangler l’économie. Il faut savoir que dans une économie capitaliste les prix ne sont pas le produit d’un équilibre entre une offre et une demande. Car, offre et demande sont liées, et sont par ailleurs le reflet de bien d’autres facteurs. Les prix, et donc la monnaie, sont des vecteurs d’un conflit entre plusieurs acteurs : « Les prix monétaires résultent de compromis et de conflits d’intérêt; en ceci ils découlent de la distribution du pouvoir. La monnaie n’est pas un simple “droit sur des biens non spécifiés” qui pourrait être utilisé à loisir sans conséquence fondamentale sur les caractéristiques du système des prix perçu comme une lutte entre les hommes. La monnaie est avant tout une arme dans cette lutte; elle n’est un instrument de calcul que dans la mesure où l’on prend en compte les opportunités de succès dans cette lutte[3]. »

     

    Ces conflits, on le sait depuis l’origine de l’économie politique classique, opposent en fait trois acteurs, d’uns part les salariés, qui n’ont pas d’autre choix que de louer leur force de travail, les entrepreneurs, et les rentiers. Keynes, Bien avant qu’il n’ait écrit la Théorie Générale, l’a expliqué de manière lumineuse.

     

    Dans un texte tirant le bilan des désordres monétaires qui suivirent la fin de la Première guerre mondiale, il écrivait ces lignes qui résonnent encore aujourd’hui avec une profonde actualité: « Depuis 1920, ceux des pays qui ont repris en mains la situation de leurs finances, non contents de mettre fin à l’inflation, ont contracté leur masse monétaire et ont connu les fruits de la Déflation. D’autres ont suivi des trajectoires inflationnistes de manière encore plus anarchique qu’auparavant. Chacun a pour effet de modifier la distribution de la richesse entre les différentes classes sociales, l’inflation étant le pire des deux sous ce rapport. Chacun a également pour effet d’emballer ou de freiner la production de richesses, bien que, ici, la déflation soit le plus nocif.[4] ». Keynes va même plus loin et lie explicitement l’inflation et la déflation, c’est à dire la dépréciation de la monnaie ou au contraire son appréciation face aux prix des autres biens, au mouvement historique qui voit de nouveaux groupes sociaux s’affranchir de la tutelle des anciens dominants: « De tels mouvements séculaires qui ont toujours déprécié la monnaie dans le passé ont donc aidé les “hommes nouveaux” à s’affranchir de la main morte; ils profitèrent aux fortunes de fraîche date aux dépens des anciennes et donnèrent à l’esprit d’entreprise des armes contre l’accumulation des privilèges acquis [5]».

     

    On voit alors que l’inflation correspond à une alliance des salariés et des entrepreneurs contre les rentiers. Inversement, la déflation favorise les rentiers. Mais, pour pouvoir la mettre en œuvre ils doivent soit s’associer aux entrepreneurs, et dans ce cas faire peser la totalité du poids de leur victoire sur les salariés (ce fut le scénario de la crise de 1929 à 1935), soit chercher à convaincre les salariés de s’allier à eux, et pour cela ils doivent réduire le taux de marge des entrepreneurs (ce qui s’est historiquement passé depuis une quinzaine d’années en France et en Italie). La spécificité de la position des rentiers est qu’ils peuvent basculer d’une alliance à une autre, tandis que salariés et entrepreneurs se querellent constamment alors qu’ils devraient faire front commun ensemble sur des stratégies inflationnistes. Il faut ici signaler que cette terminologie, salariés, entrepreneurs et rentiers, renvoie tout autant à des individus qu’a des fonctions. Marx le montre à plusieurs reprises dans le Capital quand il parle de l’entrepreneur capitaliste, qui risque ses propres capitaux. En cet individu se combinent en fait deux fonctions, celle de gérant du capital (ce que nous appelons l’entrepreneur) et celle du capitaliste proprement dit ou du propriétaire du capital. La confusion entre les fonctions de gestion et de propriété du capital, qui est naturelle, empêche cependant de comprendre les dynamiques réellement à l’œuvre. Aujourd’hui, dans les grandes entreprises, la distinction entre les fonctions de gestion et de propriété du capital est évidente, et matérialisée par des personnes différentes.

     

    La monnaie apparaît dès lors sous deux faces, analytiquement distinctes et systémiquement liées. Elle est bien sur l’indispensable moyen de calcul inter-temporel qui permet de sublimer les obstacles posés sur la route des échanges par l’hétérogénéité. Cette dernière fonde la nécessité d’un instrument particulier fonctionnant comme norme d’homogénéisation d’une réalité non homogène, une réalité que la théorie standard se refuse à reconnaître[6]. Mais cet instrument n’est pas neutre. Il est aussi un vecteur des rapports de force sociaux. La monnaie, pour reprendre les termes de Max Weber, est à la fois un “droit sur des biens non spécifiés” et un instrument dans la lutte entre les individus et les groupes sociaux autour de l’appropriation de ce type de droit. La double nature, contradictoire, de la monnaie est l’une des bases de l’analyse de M. Weber[7].

     

     

    Il faut souligner ici l’importance et le caractère extrêmement moderne de sa distinction entre une rationalité “formelle” et “substantielle”. Pour Weber, la rationalité “formelle” est celle qui dérive du calcul économique quand celui-ci peut être entièrement fait à partir des valeurs monétaires. Par contre, la rationalité “substantielle” définit pour sa part une situation où les besoins d’une population donnée sont satisfaits en accord avec le système des valeurs de cette population et les normes qui en découlent. Cependant, ces facteurs substantiels limitent fondamentalement le champ d’application de la rationalité issue du calcul monétaire, et c’est pourquoi elle est qualifiée de “formelle”. Le conflit entre la nature “formelle” et la nature “substantielle” est indépassable dans les sociétés réelles. En d’autres termes, la notion de calcul monétaire n’a de sens qu’à partir d’une connaissance de la distribution des revenus[8], elle est contingente à l’organisation sociale. Weber refus l’aporie rationaliste comme quoi tout serait réductible au calcul monétaire. Les bases de ce dernier sont des normes et des valeurs qui ne sont pas exprimables en des termes monétaires. Cet argument ici reprend explicitement celui d’Otto Neurath[9], il n’est jamais possible de tout calculer.

     

     

    Q – Peut-elle être envisagée dans un cadre strictement national ?

     

    Le processus auquel nous avons été confronté depuis la fin des années 1970 est celui d’une montée en puissance des relations financières, en partie du fait de l’hétérogénéité croissante du monde, mais aussi en partie du fait d’une bataille qui se déroulait entre salariés, entrepreneurs et rentiers. Dans cette montée en puissance, les rentiers avaient une position particulièrement favorable car ils contrôlaient la ressource de la financiarisation, la liquidité monétaire. Ce faisant, ils ont progressivement imposé des institutions particulières, comme l’indépendance des banques centrales et en Europe l’Euro, afin de garantir leur place prééminente dans l’économie en s’assurant que des épisodes inflationnistes, comme ceux que l’on avait connu de 1945 à 1980, ne se reproduiraient plus. Dans cette construction institutionnelle, la clef de voute est constituée par l’Euro, au nom duquel les principales institutions et règles de la financiarisation ont été imposées. C’est pourquoi, aujourd’hui, combattre la financiarisation (et non pas une « finance » indistincte et largement mythique) passe par le combat contre la monnaie unique. On dit, et c’est un des arguments des thuriféraires « de gauche » de l’Euro que son abolition ne changerait rien et que seul compte le combat contre la financiarisation. Mais ceci oublie fort à propos que la financiarisation aujourd’hui tient grâce à l’Euro. L’indépendance de la Banque Centrale a été inscrite dans le traité de Maastricht, qui contenait lui-même l’Union monétaire, c’est-à-dire l’Euro. En fait, abolir l’Euro, c’est provoquer un changement tel des règles que l’on devra adopter un autre régime monétaire, un régime dans lequel de nouvelles institutions deviendront nécessaires et qui, pour reprendre la formule de Keynes, aidera les entrepreneurs qu’il qualifie « d’hommes nouveaux [10]» de s’affranchir de la main-morte du passé et de développer l’économie.

     

    Il est clair que ce changement nécessitera une coopération entre pays. Mais, celle-ci surviendra après que dans chaque pays on aura retrouvé sa souveraineté monétaire. Il n’est pas exclu que dans certains pays le rapport des forces soit tel que les rentiers puissent maintenir une forme dégénérée de leur pouvoir. Mais dans d’autres, des alliances spécifiques pourront se tisser entre salariés et entrepreneurs autour d’institutions nouvelles.

     

    Q – Que pensez-vous de la place du débat sur l’UE/ l’Euro dans le milieu universitaire, et au delà dans l’espace médiatique ? Existe-t-il une spécificité française en Europe en matière d’information sur ces questions ?

     

    Il est incontestable qu’il y a une spécificité française, voire franco-italienne, sur le débat concernant l’Euro. Dans d’autre pays, comme en Allemagne, aux Pays-Bas, et bien entendu en Grande-Bretagne, cette question est dépouillée du contenu quasi-mystique qu’elle prend en France. .Sa réalité et sa légitimité sont reconnues à l’étranger ; même le journal allemand Spiegel lui a consacré il y a des années de cela un long dossier[11]. En France, il se fait que nous avons construit la monnaie en religion et l’Euro en fétiche. L’Euro, c’est la religion de ce nouveau siècle, avec ses faux prophètes et ses grands prêtres toujours prêts à fulminer une excommunication faute de pouvoir en venir aux bûchers, avec ses sectateurs hystériques.  C’est cette déformation du débat qui explique la violence des réactions que toute tentative d’avoir un débat sur l’Euro, et sur une possible sortie de la monnaie unique, suscite, A lire les accusations multiples qui pèsent sur vous dès que l’on aborde un tel sujet, on est en droit de douter de la santé mentale de vos interlocuteurs. Pourtant, le débat est en train de s’imposer. Il a été longtemps nié par une large part de la classe politique et en particulier le Parti « se disant socialiste ». En France, qu’un dirigeant du Parti socialiste parle sur ce sujet et sa phrase commence immanquablement par un verset sur les « bienfaits » de l’euro (mais sans jamais préciser, et pour cause, lesquels) ou sur la « nécessité » de défendre la monnaie unique. Il semble constituer un impensé ou, à tout le moins, une question que l’on voudrait à tout prix refouler. La monnaie unique concentre en elle, comme on l’a montré plus haut, des projets économiques et politiques. Mais, elle concentre aussi des représentations symboliques. Ce sont ces interrelations qui rendent le débat à la fois nécessaire et extrêmement difficile. Ceci explique aussi la violence des réactions dès que l’on touche au principe de la monnaie unique. Nombreux, en effet, sont ceux qui ont chanté sur tous les tons les louanges de la monnaie unique, parfois avec des arguments qui étaient parfaitement recevables, mais parfois avec des arguments relevant plus de la « littérature (ou l’argumentation) à l’estomac ». L’engagement en faveur de la monnaie unique a été tel que tout débat implique une remise en cause de l’autorité morale de ces personnes, et toute remise en cause peut provoquer la perte de légitimité pour ces dirigeants ainsi que pour leurs conseillers et autres économistes à gages

     

    La crise de l’euro s’impose cependant, constituant pour l’instant un horizon indépassable. Les dernières tensions sur les marchés financiers de la semaine du 12 au 17 octobre 2014, le fait que les taux d’intérêt remontent dans les pays périphériques (Grèce, Espagne) en témoigne. Il y a donc bien une particularité franco-française à ce débat ou, plutôt, à son refus qui ne cède qu’aujourd’hui sous les coups de boutoirs de la réalité. La violence des réactions, et l’outrance des amalgames, qui parsèment la presse française traduisent pourtant le fait qu’en dépit d’un effet d’étouffoir médiatique sans précédent ce débat est en train de percer[12]. De nombreuses personnalités, tant proches du gouvernement que dans l’opposition, en parlent en privé.

     

    Dans le monde universitaire, le débat a en un sens toujours été légitime. Mais il est lourdement chargé en technique, ce qui rend les travaux peu accessibles du grand public. Cette situation semble satisfaire certains collègues, qui pourront ainsi dire qu’ils étaient conscients des méfaits de la monnaie unique, mais qui évitent prudemment de prendre position publiquement sur cette question. J’avoue que je ne comprend pas et que je ne partage pas cette attitude. Un scientifique ne fait pas des recherches « pour soi » mais pour la collectivité qui l’entretient et qui lui permet de travailler dans de bonnes (ou parfois, hélas, de moins bonnes) conditions. Il y a donc un impératif moral à diffuser le résultat de nos recherches.

    Jacques Sapir (RussEurope, 19 octobre 2014)

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  • Une affaire de géométries variables...

    L'affaire de l'amende infligée à la BNP Paribas par la justice américaine a suscité de nombreux commentaires au début du mois de juillet. Nous revenons dessus avec cet article incisif de l'économiste Frédéric Lordon, qui aborde cette fois-ci la question non pas sous l'angle géopolitique, des relations entre les Etats-Unis et l'Europe, mais sous l'angle des relations des banques avec la puissance publique, lorsque celle-ci existe... L'article a été cueilli sur La pompe à phynance, le blog de l'auteur.

     

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    BNP-Paribas, une affaire de géométries variables

    On peut bien, si l’on veut, reparcourir l’affaire BNP-Paribas à la lumière de la saga crapuleuse des banques à l’époque de la libéralisation financière. Il faut bien admettre, en effet, que la série a de quoi impressionner, et jusqu’au point de vue défendu depuis le début ici-même, qui tient plutôt la ligne de ne pas céder à la diversion fait-diversière pour maintenir les droits de l’analyse, telle qu’elle doit rendre compte des crises financières non par l’« hypothèse du mal » — Madoff, Kerviel ou qui l’on voudra —, mais par les fonctionnements structuraux, réguliers, intrinsèques, des marchés de capitaux déréglementés. Dans un élan de sensationnalisme irrépressible autant qu’irréfléchi, les médias, toujours pressés de se rendre au plus gros, et au plus bête, se jettent sur tous les délinquants à chemise rayée comme sur des providences — il est vrai que les occasions sont rares de rafler simultanément les bénéfices de la colère populaire, de la belle image du perp walk [1] des puissants — manière d’attester une souveraine indépendance d’avec les « élites » —, et de la critique de la finance. Mais qui ne critique rien.

    La fraude comme business model bancaire ?

    Car il est bien certain qu’un défilé de traders en combi orange et cadènes aux poignets ne dira jamais rien d’intéressant sur la finance. Obnubilation — par l’image —, et oblitération — de tous les mécanismes ordinaires de la finance —, sont donc les produits les plus certains du barnum systématiquement monté par les médias sur les « grandes affaires » dûment étiquetées « en col blanc ». Prendre la mesure de l’inanité analytique du point de vue criminologique-médiatique requiert, par exemple, de se livrer à une simple expérience de pensée contrefactuelle demandant si la crise financière aurait été évitée si Monsieur Madoff-père s’était retiré ou si Jérôme Kerviel avait fait un BEP de plombier-chauffagiste — bref si les fâcheux n’avaient pas été là. Sauf passion du bouc émissaire et paranoïa en roue libre, la réponse est évidemment non, et les individus délinquants par conséquent renvoyés à leur juste statut : même pas épiphénoménal, simplement secondaire.

    Il s’ensuit surtout que comprendre, et puis prévenir, les crises financières exige un peu plus qu’un programme de redressement moral des traders : s’intéresser aux structures mêmes des marchés de capitaux et des institutions bancaires, telles que, dans leur fonctionnement nominal, elles produisent immanquablement ces séquences : surtension spéculative mimétique, renversement brutal des anticipations, crise de liquidité se propageant de proche en proche, pour gagner potentiellement tous les compartiments de marché par le jeu de la course à la réalisation de détresse [2] et de la ruée au cash [3].

    Le fait-divers divertit, donc, mais il faut bien avouer qu’au rayon « banque et finance » la récurrence fait-diversière commence à impressionner. Entre Goldman Sachs (spéculation contre ses propres clients), HSBC (blanchiment d’argent, fraude fiscale), Crédit Suisse (fraude fiscale), Barclays (manipulation du Libor), RBS (Libor également), et l’on en passe, la généralisation des comportements crapuleux finirait presque par faire croire à l’existence non pas de simples déviations récurrentes, idée en soi tendanciellement oxymorique, mais à un véritable business model, où une partie du dégagement de profit est très délibérément remise à l’exploitation de situations frauduleuses. Champion bancaire national, mais fier de sa surface globalisée, il n’était que justice — ou bien nécessité — que BNP-Paribas vînt ajouter son nom à ce très illustre palmarès. Six milliards et demi de prune tout de même — il va y avoir du bain de siège au conseil d’administration.

    Pertes normales, pertes intolérables

    On peut cependant résister à la pente « délictuelle » et considérer l’affaire BNP-Paribas sous un autre angle. Et même deux.

    Le premier interroge la perception extrêmement variable que prennent les entités capitalistes de leurs pertes selon leurs origines. Car il y a bien quelque chose comme une hiérarchie dans l’acceptabilité, ou la « normalité », des pertes, dont le sommet est évidemment occupé par les « pertes de marché », verdict incontestable d’une quasi-nature à laquelle il est à peu près aussi vain d’objecter que de demander une diminution de l’accélération de la pesanteur. On notera au passage que les « pertes de marché » sont assez souvent l’effet de spectaculaires conneries des équipes dirigeantes, mauvais choix d’investissement ou management déplorable — on pense ainsi, mais comme un exemple parmi tant d’autres, à Boeing qui, à la fin des années 1990, avait cru malin de céder à la mode du downsizing et avait largement licencié, pour se trouver confronté à peine quelques années plus tard à un retour de croissance… et devoir ré-embaucher en catastrophe, mais en s’apercevant que tous les salariés précédemment virés étaient porteurs d’une longue et irremplaçable expérience, et qu’il allait falloir consentir longtemps des coûts monumentaux d’apprentissage, de sous-productivité, et de sous-qualité [4]. Et l’on tiendra pour l’un des symptômes les plus caractéristiques du néolibéralisme qu’on y fustige sans cesse « l’incurie de l’Etat », quand celle du capital engage des sommes non moins considérables, et aussi le destin direct de salariés qui payent de leurs emplois perdus ou de leurs revenus amputés — mais les élites privées de la globalisation, à l’image du « marché », ont été déclarées par principe les insoupçonnables instances de la rationalité, en fait les seules [5].

    Or les « élites » économiques sont plus souvent qu’à leur tour à la ramasse, quand elles ne sont pas carrément incapables de comprendre ce qui se passe vraiment dans leurs entreprises, cas d’incompétence spécialement spectaculaires dans le secteur bancaire, comme l’a prouvé la crise des subprimes — des présidents ventripotents, façon Daniel Bouton, n’ayant pas la moindre idée de la tambouille qui se réchauffe dans leurs propres salles de marché [6], ni des risques réels dont ils laissent se charger leurs bilans. Il en est résulté des pertes consolidées pour le système bancaire international dont le FMI avait tenté l’estimation – entre 2 000 et 3 000 milliards de dollars, soit tout de même le plus imposant bouillon de toute l’histoire du capitalisme —, de sorte que « l’élite » s’est révélée nuisance aux intérêts de ses propres mandataires, pour ne rien dire de ceux de la société dans son ensemble.

    Rien de cet exploit retentissant cependant n’a conduit à la moindre remise en question de la compétence générale des banquiers néolibéraux à diriger les banques, et pas davantage à chuchoter à l’oreille des gouvernements, deuxième compétence supposément adossée à la première. Rien non plus n’a perturbé le moins du monde le gros mouvement de glotte qu’a nécessité tout de même d’avaler pertes aussi astronomiques, elles également versées au registre de la loi naturelle du marché contre laquelle il n’y a rien à dire.

    Ainsi lorsque « le marché » lui impose la sanction, fut-elle colossale, de sa propre incompétence, le capital ne moufte pas. Mais qu’on vienne lui arracher 0,1% de cotisation supplémentaire et il hurle à la mort. Car voilà le bas, le tout en bas, de la hiérarchie de l’acceptabilité des pertes, et en l’occurrence simplement des coûts : ceux qui sont imposés par l’Etat. Procédé décidément d’une puissance heuristique incomparable, il faut là encore se livrer à une expérience de pensée contrefactuelle pour en prendre la mesure, par exemple en partant du montant de l’amende à payer par BNP-Paribas, 6,5 milliards d’euros, en considérant ensuite de celui de son impôt sur les sociétés de 2013, 2,5 milliards d’euros, pour mettre l’un en rapport avec l’autre. Et puis imaginer ceci : un gouvernement de gauche est élu et dit : « la responsabilité des banques privées dans la crise de 2007-2008, dans la récession et les déficits publics qui s’en sont suivis, étant manifeste et incontestable, elles s’acquitteront de la dette qu’elles ont contractée envers la société par une contribution exceptionnelle que nous fixons à trois fois (2,6 fois…) leur dernier impôt payé ». A ce moment ouvrir les micros et bien enregistrer le concert : Michel Pébereau hurle à la mise à mort d’un champion national, Pierre Gattaz déclare l’assassinat de l’esprit d’entreprise, Nicolas Baverez annonce la phase finale du déclin, Bernard Guetta bafouille que nous tournons le dos à l’Union européenne, les Pigeons menacent d’un exode définitif de tous les cerveaux entreprenants, Franz-Olivier Giesbert déclare qu’il faut crever l’Etat obèse, Christophe Barbier que le mur de Berlin a été remonté dans la nuit et que nous nous réveillons du mauvais côté, Jean-Marie Le Guen que trente ans de conversion de la gauche à l’économie de marché viennent d’être rayés d’un trait de plume, Laurent Joffrin pas mieux, etc. Et pourtant, rafler d’un coup trois fois l’impôt annuel, soit à peu de choses près la totalité de son profit, d’un des plus grands groupes mondiaux, les Etats-Unis l’ont fait, et sans un battement de cil.

    Puissance publique et puissances privées : la possibilité d’un rapport de force

    Pays du marxisme-léninisme, comme il est connu de soi, les Etats-Unis ont pris un gros bâton et poum. Disons tout de suite qu’il n’y a pas lieu de pousser des cris d’enthousiasme pour autant. La re-régulation des marchés et des institutions bancaires y est aussi en carafe que partout ailleurs, et pour les mêmes raisons que partout ailleurs — l’infestation de la vie politique et des pouvoirs publics par le lobby financier. Aussi le traitement judiciaire à grand spectacle, par amendes faramineuses interposées, n’est-il que le symptôme de cette impuissance mêlée de mauvais vouloir. Mais au moins y a-t-il quelque chose plutôt que rien. Et même en l’occurrence quelque chose assortie d’assez bonnes propriétés révélatrices. La première tient donc à l’aperception des jugements extraordinairement contrastés auxquels peuvent donner lieu les mêmes événements comptables, selon qu’ils sont le fait de la crasse incurie managériale elle-même — rebaptisée « le marché » —, de la pénalité judiciaire — quand elle est étasunienne —, ou du prélèvement fiscal, pourtant légitime.

    La deuxième propriété révélatrice joue formellement d’un semblable effet de contraste, toujours par la simple comparaison avec les Etats-Unis Soviétiques d’Amérique, en remettant d’équerre la nature des rapports, et notamment des rapports de force possibles, entre la puissance publique et les puissances privées du capital. Là encore pour s’en apercevoir, il faut imaginer pareille sanction infligée par la justice ou quelque pouvoir réglementaire français à une très grande entreprise, à plus forte raison étrangère, pour entendre, sans le moindre doute possible, les discours de l’attractivité, ou plutôt de la répulsivité du territoire français, la fuite annoncée des « investisseurs », le devenir nord-coréen du pays. Car il est maintenant reçu comme une évidence que les puissances publiques doivent abdiquer toute velléité de souveraineté, qu’elles ne sont finalement que les ancillaires des seules puissances qui comptent vraiment, les puissances du capital.

    Par un renversement caractéristique de la pensée économiciste, le néolibéralisme a mis cul par-dessus tête les rapports de souveraineté réels, pour finir par ancrer dans les esprits que l’état normal du monde consiste en ce que le capital règne et que la puissance publique est serve : elle n’a pas d’autre fonction, et en fait pas d’autre vocation, que de satisfaire ses desideratas. Assez logiquement, en pareille configuration, la liste de ces derniers ne connaît plus de limite, et ceci d’autant plus que, encouragé par le spectacle des Etats se roulant à ses pieds, le capital se croit désormais tout permis.

    Affirmation ou démission

    Par ce paradoxe bien connu qu’on pourrait nommer « le zèle du converti de fraîche date », c’est probablement en France que cet état des choses fait les plus visibles ravages et, paradoxe dans le paradoxe, à « gauche », on veut dire à la nouvelle droite, où le devoir d’expiation s’élève pour ainsi dire au carré. Que la volonté politique puisse prévaloir contre le marché, qu’elle ne se borne pas à simplement ratifier ses injonctions, qu’elle puisse même avoir l’ambition d’arraisonner les puissances d’argent, ce sont des idées désormais jugées si épouvantables qu’on est coupable de les avoir seulement considérées. Et ce rachat-là est interminable, à proportion de la croyance antérieure, qu’il ne suffit pas de récuser comme une simple erreur mais dont il faut reconnaître, et puis compenser rétroactivement, l’exceptionnelle abomination. Aussi depuis les 3% maastrichtiens de Bérégovoy jusqu’au « pacte de responsabilité », la Gauche repentie, par là vouée à devenir Droite complexée, n’en finit pas de se couvrir la tête de cendre, dans une surenchère de démonstration qui veut prouver à la face du monde l’irréversibilité de sa conversion — et le Medef a très bien compris qu’il pouvait compter sur elle pour en faire plus que n’importe qui.

    Notamment, donc, pour se faire la stricte desservante de l’idée néolibérale par excellence qui pose la souveraineté de « l’économie » — et la subordination à elle de tout ce qui n’est pas elle. Ainsi, par exemple, est-il devenu presque impossible de faire entendre qu’il n’y a rien d’anormal à ce qu’une entreprise de service public soit déficitaire, et endettée, précisément parce que les servitudes de sa fonction, l’universalité par exemple, emportent des coûts spécifiques qui l’exonèrent des logiques ordinaires de l’économie privée.

    L’Etat est donc désormais enjoint d’abandonner toute logique propre pour n’être plus, fondamentalement, que le domestique de « l’attractivité du territoire », entreprise de racolage désespérée, car la concurrence est sans merci sur les trottoirs de la mondialisation, d’ailleurs dirigée aussi bien vers l’extérieur — faire « monter » les investisseurs étrangers — que, sur un mode plus angoissé encore, vers l’intérieur — retenir à tout prix notre chère substance entrepreneuriale. Il est bien vrai que dans les structures de la mondialisation néolibérale qui lui a ouvert la plus grande latitude possible de déplacements et d’arbitrages stratégiques, le capital a gagné une position de force sans pareille, et la possibilité du chantage permanent : le chantage à la défection, à la fuite et à la grève de l’investissement [7].

    Le rapport de force réel cependant ne s’établit pas seulement d’après ses données objectives, mais plus encore peut-être d’après le degré d’amplification que leur font connaître un certain état de soumission et une propension à baisser la tête — à leur maximum dans le cas de la Droite complexée. Si le cas BNP-Paribas, donc, est bien une affaire de géométrie variable, c’est parce qu’en plus de montrer les variations auxquelles peuvent donner lieu les « jugements de pertes », il met en évidence, par la comparaison la plus irrécusable — celle avec les Etats-Unis —, la différence dans les degrés de fermeté, ou d’abdication, des puissances souveraines face aux puissances privées du capital.

    Là où l’Etat de François Holande s’humilie chaque jour davantage devant le patronat français, l’administration étasunienne, à qui on peut reprocher bien des choses mais certainement pas de méconnaître ses propres prérogatives de souveraineté, sait de temps en temps rappeler aux entreprises les plus puissantes à qui vraiment revient le dernier mot en politique. En ces occasions — évidemment exceptionnelles, car on présenterait difficilement les Etats-Unis comme le lieu sur Terre du combat contre le capital… —, en ces occasions donc, le gouvernement US se moque comme de son premier décret des possibles cris d’orfraie, de la comédie de l’Entreprise outragée, de la menace du déménagement et de la porte claquée. Etonnamment d’ailleurs, de cris d’orfraie, il n’y a point. BNP-Paribas s’est fait copieusement botter le train, mais BNP-Paribas s’écrase, relit de près Rika Zaraï, fait des frais d’herboristerie… et n’attend, en se faisant petit, que le moment d’avoir le droit de faire retour à ses chères opérations dollars. BNP-Paribas pourrait bien monter sur ses grands chevaux et promettre le boycott des Etats-Unis, les Etats-Unis s’en foutent comme de l’an quarante, et ils s’en foutraient même si ça leur coûtait. Car il s’agit d’affirmer un primat.

    Ne plus se rouler au pied du capital

    Que les raisons diplomatiques qui ont commandé en dernière instance la décision étasunienne soient les plus critiquables du monde, la chose n’est pas douteuse, mais ça n’est pas là qu’est le problème en l’occurrence. Le problème est de principe, et tient à la réaffirmation de la hiérarchie des puissances. Il n’y a certainement pas que des motifs de réjouissance dans l’affirmation de l’imperium étatique, dont on sait à quel point il peut se faire haïssable, le cas des Etats-Unis étant d’ailleurs spécialement gratiné sous ce rapport. Mais s’il n’y a à choisir qu’entre l’imperium de l’Etat et celui du capital, alors la décision est vite faite. Pour toutes ses distorsions et ses pantomimes, il arrive que la chose appelée (par charité) « démocratie », dans le cadre de laquelle l’imperium d’Etat est contraint de s’exercer, il arrive donc, parfois, que la « démocratie » impose des commencements de régulation, voire laisse passer quelque chose de la voix populaire si celle-ci finit par le dire suffisamment fort. Dans l’espace du capital, en revanche, nul ne vous entendra crier.

    S’il s’agit de capitalisme, tout ce qui vient des Etats-Unis est réputé insoupçonnable, répète en boucle le catéchisme néolibéral. Pour une fois profitons-en. Les occasions de faire jouer en notre faveur les fausses hiérarchies de la légitimité sont trop rares pour ne pas être exploitées jusqu’au trognon. S’il y a bien une leçon à tirer de l’affaire BNP-Paribas, ça n’est pas tant que les banquiers néolibéraux sont des fripouilles, aussi bien au sens du code pénal que de la nuisance sociale, c’est que la puissance publique, pourvu qu’elle le veuille, n’a ni à passer sous le tapis ni à céder à tous les ultimatums du capital. La vérité c’est que les capitalistes sont assez souvent de grosses nullités ; qu’on ne compte plus les désastres privés comme publics auxquels ils ont présidé ; que leur départ outragé aurait assez souvent moins d’une catastrophe que d’un opportun débarras ; qu’il ne manque pas de gens, derrière, pour prendre leur place — et pourquoi pas sous les formes post-capitalistes de la récommune [8] ; que si c’est le capital local lui-même qui fait mine de s’en aller, il y a d’abord quelques moyens juridiques très simples de l’en empêcher ; que si c’est le capital étranger qui menace de ne plus venir, il n’y a pas trop de mouron à se faire pourvu qu’on n’appartienne pas à la catégorie des eunuques « socialistes » : la rapacité du capital sait très bien s’accommoder même des conditions les plus « défavorables » — le cas BNP-Paribas ne démontre-t-il pas précisément qu’on fait la traque aux entreprises qui se précipitent, mais clandestinement, pour faire des affaires en Iran, au Soudan, etc., pays pas spécialement connus pour leurs ambiances business friendly

    S’il y a un sou de profit à faire plutôt que zéro, le capital ira [9]. Et si, d’aventure, offensé, il prend ses grands airs un moment, il reviendra. L’éternel retour de la cupidité, ne sont-ce d’ailleurs pas les marchés financiers qui en font le mieux la démonstration : là où la théorie économique vaticine, le doigt tremblant, qu’un défaut sur la dette souveraine « ferme à tout jamais les portes du marché », l’expérience montre que les Etats ayant fait défaut font surtout… leur retour sur le marché à quelques années d’écart à peine, et qu’ils sont bien certains de trouver à nouveau des investisseurs pour leur prêter, d’autant plus si les taux sont un peu juteux.

    Sagesse du (très) gros bâton, exemplarité de la saisie

    Que la puissance publique ait ainsi les moyens de réaffirmer le primat de la souveraineté politique et de tendre le rapport de force avec le capital, comme l’atteste spectaculairement la décision des Etats-Unis contre BNP-Paribas, mais contre bien d’autres groupes, étrangers ou pas, bancaires comme industriels, c’est un aspect du dossier qui, curieusement, n’a pas traversé l’esprit d’un seul éditorialiste. On se souvient en revanche de la tempête d’indignation qu’avait soulevée la nationalisation par le gouvernement argentin de YPF, filiale du groupe pétrolier espagnol Repsol. N’étaient-ce pas les lois du marché, peut-être même les droits sacrés de la propriété, qui étaient ainsi foulés au pied ? Indépendamment de toute discussion du bien-fondé de la décision économique en soi, qui est sans pertinence pour le présent propos, on rappellera tout de même que cette nationalisation s’est faite dans les règles, par rachat monétaire de leurs titres aux actionnaires — le droit de propriété n’a donc pas trop souffert. Il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’il en aille toujours ainsi. Il est des cas où la violation de bien public est telle que la saisie pure et simple est une solution d’une entière légitimité politique — c’est bien ce qu’il aurait fallu infliger au secteur bancaire privé dans sa totalité, responsable de la plus grande crise financière et économique de l’histoire du capitalisme [10].

    Il faut rappeler ces choses élémentaires pour prendre à nouveau la mesure des pouvoirs réels de la puissance souveraine, contre tous les abandons des démissionnaires — vendus ou intoxiqués. Et l’occasion est ainsi donnée d’offrir au paraît-il insoluble problème de la re-régulation financière sa solution simple, simple comme le « dénouement » du nœud gordien, une solution en coup de sabre : les règles — c’est-à-dire les interdictions — de la nouvelle régulation posées [11], toute infraction sérieuse sera aussitôt sanctionnée par une nationalisation-saisie, soit une expropriation sans indemnité aucune des actionnaires.

    Comme l’a définitivement montré la crise ouverte depuis 2007, crise généreusement passée par la finance privée aux finances publiques et à l’économie réelle, et qui s’est payée en millions d’emplois perdus, en revenus amputés et en innombrables vies détruites, la position occupée par le système bancaire dans la structure sociale d’ensemble du capitalisme le met ipso facto en position de preneur d’otages — à laquelle la théorie économique, bien propre sur elle, préfère le nom plus convenable d’« aléa moral » —, et par là même en position d’engendrer impunément, et répétitivement, des dégâts sociaux hors de proportion. La tolérance en cette position névralgique d’un secteur privé, abandonné à la cupidité actionnariale, ne peut avoir moindre contrepartie que la reconnaissance de la très haute responsabilité sociale des banques qui s’ensuit, assortie des sanctions les plus draconiennes en cas de manquement, la saisie-nationalisation en étant la plus naturelle — position en réalité d’une grande, d’une coupable, tolérance, car la conclusion qui suit logiquement de pareille analyse voudrait plutôt que, par principe, le système bancaire soit d’emblée, et en totalité, déprivatisé [12].

    En tout cas, comme le montre à sa manière l’affaire BNP-Paribas, et le profil bas aussitôt adopté par ses dirigeants, le rapport de force a ses éminentes vertus, le seul moyen de faire plier une puissance, comme celle du capital, étant de lui opposer une puissance contraire et supérieure. Il suffit donc de sortir les contondants de taille suffisante pour (re)découvrir que le capital n’est pas souverain, et qu’il peut être amené à résipiscence. Gageons que les conseils d’administration bancaires, dûment informés du nouveau « contexte régulateur » qu’on se propose de leur appliquer, ne manqueraient pas — désormais — de surveiller avec un peu moins de laxisme, peut-être même de très près, les agissements des directions qui sont en fait leurs mandataires. Et que, sous la menace d’une expropriation sans frais, ils se montreraient des plus attentifs au respect par leur banque des nouvelles règles en vigueur.

    Le capital, dit-on, s’y entend comme personne pour trouver les défauts de la cuirasse, tourner les réglementations et faire fuir tous les contrôles. A leur corps défendant sans doute, les Etats-Unis viennent de prouver que non, en montrant en acte qu’il suffit de taper suffisamment fort pour que le capital se tienne tranquille. Nul ne sera assez égaré pour voir dans cette décision à l’encontre de BNP-Paribas autre chose qu’une de ces éruptions réactionnelles de souveraineté étatique [13] sans suite ni cohérence, en tout cas sans le moindre projet politique d’ensemble. Mais peu importe : la démonstration est là, il appartient ensuite à qui voudra de la prolonger en un projet, le projet que le capital ne soit plus le souverain dans la société, le projet d’une déposition en somme.

    Frédéric Lordon (La pompe à phynance, 8 juillet 2014)

    Notes

    [1] Perpetrator walk, ou perp walk, est le nom donné à l’exhibition médiatique des accusés, menottes aux poignets, encadrés par deux policiers.

    [2] C’est-à-dire la vente en panique des actifs vendables.

    [3] Voir à ce sujet André Orléan, Le Pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999, et De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, Editions Rue d’Ulm, 2009 ; ainsi que Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, 2008.

    [4] On trouvera un catalogue d’erreurs managériales bien fourni dans l’ouvrage de Christian Morel, Les Décisions absurdes, Gallimard, 2009.

    [5] De ce point de vue le numéro de Marianne en date du 19 juin 2014 qui pose la question « Les grands patrons français sont-ils nuls ? » tranche agréablement.

    [6] Ce qui ne veut certainement pas dire en l’occurrence que Kerviel était seul au monde, l’hypothèse que nul dans sa hiérarchie n’ait rien connu de ses agissements étant proprement rocambolesque.

    [7] Au sujet des prises d’otages du capital voir « Les entreprises ne créent pas l’emploi », 26 février 2014.

    [8] Sur l’idée de « récommune », voir Frédéric Lordon, La crise de trop, Fayard, 2009 ; Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.

    [9] En ces temps de capitalisme actionnarial, la formulation la plus juste dirait : « s’il y a une opportunité de passer la barre de la rentabilité financière d’un sou plutôt que de zéro… »

    [10] Voir « Pour un système socialisé du crédit », 5 janvier 2009.

    [11] Dont on pourra trouver les éléments dans « Si le G20 voulait… », septembre 2009.

    [12] Voir « Pour un système socialisé du crédit », 5 janvier 2009.

    [13] Qu’on nous épargne les distinctions en l’occurrence byzantines entre « l’Etat », stricto sensu, et « la Justice ». Ce qui compte ici c’est la puissance publique lato sensu, en tant qu’elle oppose sa logique propre à celle des puissances privées.

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  • Un monde de violences...

    Les éditions Eyrolles viennent de publier Un monde de violences - L'économie mondiale 2015-2030, un essai de Jean-Hervé Lorenzi. Professeur d'économie à Paris-Dauphine, Jean-Hervé Lorenzi est également président du Cercle des économistes.

     

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    " Les années 1990 ont permis à Francis Fukuyama d'annoncer la fin de l'histoire. Les années 2000 ont montré combien il était illusoire d'imaginer un monde pacifié, sans conflits, sans forces obscures dont on ne mesure jamais, avant qu'elles n'apparaissent, les terribles conséquences. A vrai dire, la troisième mondialisation a dessiné les contours de ce qui est tout sauf un "village global", en réalité un monde privé de mode d'emploi, qui court éteindre un incendie après l'autre sans jamais en voir la fin.

    Six contraintes majeures vont désormais déterminer la trajectoire de l'économie mondiale. Trois nouvelles, le vieillissement de la population, la panne du progrès technique, la rareté de l'épargne. Et trois déjà à l'oeuvre, l'explosion des inégalités, le transfert massif d'activités d'un bout à l'autre du monde et la financiarisation sans limites de l'économie. Telles des plaques tectoniques, ces pressions vont attiser les foyers de nouvelles ruptures qui ne préviendront pas, ni sur leur date, ni sur leur intensité. Sommes-nous capables de faire face à ces futurs chocs, aux violences qu'ils ne manqueront pas de provoquer ? "

     

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  • Défense et illustration du patriotisme économique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Bernard Carayon et de Quentin Jagorel, publié dans le quotidien Le Monde et consacré au patriotisme économique. Député, Bernard Carayon est un des promoteurs de l'intelligence économique et est également l'auteur d'un essai intitulé Patriotisme économique (Rocher, 2006).

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    Défense et illustration du patriotisme économique

    Le patriotisme économique, formulé pour la première fois en 2003 et rendu célèbre par le premier ministre Dominique de Villepin dès juillet 2005, alors que des rumeurs infondées d’offre publique d’achat (OPA) planaient sur Danone, est destiné à protéger et promouvoir les industries stratégiques de la France, autour desquelles se forge le destin d’une nation.

    Cette notion a été fortement critiquée au moyen d’arguments souvent invalides, parfois de mauvaise foi. Si un élu de droite et un étudiant membre d’un think tank de gauche prennent ici ensemble la plume, c’est d’abord pour souligner que le sujet dépasse largement les conflits de générations et de partis.

    Nous sommes convaincus que le patriotisme économique est légitime et utile, et que les dirigeants de nos formations politiques seraient bien inspirés de renoncer aux caricatures et aux naïvetés. Réhabilitons cette belle idée. Le patriotisme économique vaut bien le patriotisme sportif, non?

    De manière ordinaire, le patriotisme économique est considéré comme une version déguisée du protectionnisme, un «cache-sexe», selon le quotidien britannique très libéral The Economist. Il sanctuariserait l’économie nationale, entraverait la concurrence, serait une version new look du colbertisme.

    Pourtant, le patriotisme économique, c’est avant tout la défense de nos intérêts nationaux ou européens dans le respect de la réciprocité. « Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres », écrivait Romain Gary. Oui, le patriotisme économique n’est pas un protectionnisme mais une réponse lucide à toutes les formes de dopage que l’on observe sur les marchés internationaux. Et s’il y a une «exception française », c’est bien dans cette dévaluation de nos intérêts et cette sous-évaluation des turpitudes de la mondialisation.

    Avec leur Buy American Act (1933) et leur Small Business Act (1953) notamment, les Etats-Unis, parangon du libéralisme, montrent la voie! Le Comité sur l’investissement étranger aux Etats-Unis (CFIUS) soumet tous les projets de rachat étranger d’entreprises américaines au respect de la notion de sécurité nationale, qui ne répond à aucune définition juridique. Les décisions du CFIUS ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Nos libéraux protestent- ils? Jamais. Partout, le mariage de l’intérêt national et de l’économie de marché s’exprime sous bien d’autres formes, à l’instar des caractéristiques extraterritoriales du droit américain, dont BNP Paribas mesure aujourd’hui l’efficacité! En somme, le patriotisme économique est le moyen de lutter à armes égales dans une mondialisation qui n’est pas celle des Bisounours.         L’Etat ne serait pas légitime à intervenir sur le marché aux côtés des entreprises. Les faits ruinent cette assertion: partout dans le monde, les industries de la défense, de l’aéronautique et du spatial, des technologies de l’information se protègent ou prospèrent grâce aux gouvernements. Et ce n’est pas l’échec, ancien, du Plan calcul en France qui doit contredire cette nécessité pour l’Etat de se comporter en stratège, en anticipateur, en fédérateur, comme l’ont incarné jadis les politiques de Charles de Gaulle et Georges Pompidou.

    Loin de nous l’idée que les chefs d’entreprise, attirés par la perspective du seul profit, déserteraient l’intérêt de leur pays. Mais il faut reconnaître que l’action de l’Etat n’est pas toujours à la hauteur des difficultés qu’ils rencontrent.

    Il est un argument plus ridicule que les autres: notre patriotisme économique  exposerait notre pays à des mesures de  rétorsion. Avons-nous été si patriotes  dans le passé pour mériter d’être espionnés  aussi méthodiquement et massivement, comme l’a révélé Edward  Snowden?

    Les forts ne respectent que les forts,  c’est une loi de l’Histoire, traduisant les  rapports entre puissances. Le patriotisme  des Etats-Unis n’a jamais constitué un obstacle  à leur productivité, aux investissements  étrangers et au dynamisme de leur  industrie high-tech. Ils ont su, par exemple,  empêcher en 2006 l’entreprise DP  World (basée aux Emirats arabes unis) de  racheter la société P&O, opératrice des  principaux ports américains, sans craindre la  moindre rétorsion des Etats évincés.

    Libéraux et euro-béats nous expliquent  aussi que le patriotisme économique  sacrifierait l’intérêt du consommateur: mais qui peut dissocier le consommateur  du salarié et du citoyen? Quel est  le bilan social et industriel du rachat par le canadien Alcan de notre industrie de l’aluminium  ou d’Usinor par Mittal? De surcroît,  en période de crise, les premiers salariés  sacrifiés sur l’autel de la restructuration  sont ceux des entreprises dont l’actionnariat  est étranger…

    Le vrai problème est aujourd’hui européen.  La doctrine de la Commission européenne  est stérile, en interdisant à nos  entreprises toute concentration et toute  aide publique. Et c’est précisément quand  l’Etat s’assoit sur les traités européens,  interprétés de manière théologique par la  Commission, que l’on peut, comme il y a  dix ans, sauver Alstom ou, en pleine crise  financière, imposer un plan massif de  consolidation des banques.

    Le patriotisme des Etats-Unis n’a jamais constitué un obstacle à leur productivité, aux investissements étrangers et au dynamisme de leur Industrie high-tech

    Les libéraux contestent jusqu’à l’idée  même d’une nationalité des entreprises: mais, dans le différend historique franco-américain  sur l’Irak, les Américains  n’avaient-ils pas engagé un boycott du  groupe Sodexo, fortement implanté aux  Etats-Unis mais pourtant bien identifié  comme français? L’Europe constitue le  seul territoire de développement économique  au monde qui soit aussi ouvert et  offert aux intérêts des autres. C’est le seul  continent où les restrictions à la liberté de  circulation des capitaux concernant la  défense et la sécurité sont aussi limitées.

    Que dire, de surcroît, de la passivité des  autorités communautaires face à l’anglo-saxonisation  du droit et des normes qui  pèsent en particulier sur la compétitivité  de nos banques et de nos assurances? Que  dire d’une politique monétaire de la Banque  centrale européenne qui n’a de politique que le nom?  Les Etats-Unis et la Chine,  dont les monnaies sont faibles, ne sont-ils  pas pour autant des puissances ? L’Europe,  jusqu’à présent, s’est gargarisée de compétitivité  alors qu’elle a pour vocation de  devenir une puissance. Mais il est vrai,  comme le soulignait Paul Valéry, qu’elle  «aspire visiblement à être gouvernée par  une commission américaine »!

    Si l’Europe et la France ne veulent pas  disparaître de l’Histoire, il est urgent qu’elles trouvent enfin,  dans la guerre économique,  la force de se battre à armes égales.

    Bernard Carayon et Quentin Jagorel (Le Monde, 3 juillet 2014)

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