Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la guerre culturelle, combat abandonné par le RN/FN depuis plus de vint ans...
Journaliste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a aussi publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017), Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2020), Biopolitique du coronavirus (La Nouvelle Librairie, 2020) et Alain de Benoist à l'endroit - Un demi-siècle de Nouvelle Droite (La Nouvelle Librairie, 2023).
Pourquoi le Rassemblement national ne livre-t-il pas la bataille culturelle ?
«C'est la huitième fois que la défaite frappe le nom de Le Pen.» On se souvient de la petite phrase, assurément maladroite, d'Éric Zemmour après l'échec de Marine Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2022. Le 7 juillet dernier, Zemmour aurait pu ajouter à cet étrange palmarès une neuvième défaite. La question de savoir si le Rassemblement national vaincra le signe indien de l'élection n'en reste pas moins ouverte. Deux hypothèses se font face ici : celle du plafond de verre et celle du palier. La première postule qu'il y a un seuil incompressible au-dessus duquel le RN ne peut s'élever ; la seconde, au contraire, que ce n'est qu'une question de temps et de gains marginaux pour obtenir une majorité. Pourquoi pas ? Imaginons donc, comme dans les problèmes pour écoliers, que le RN accède aux responsabilités, que se passera-t-il alors ? Pourra-t-il réellement exercer le pouvoir ? Les corps d'État, petits et grands, accepteront-ils d'obéir à un exécutif «bleu Marine» ?Tout le monde a vu, entre les deux tours des législatives, comment la dynamique électorale du RN, qui semblait jusque-là irrésistible, s'est brisée face à un infranchissable tir de barrage «républicain». L'UMPS s'est spontanément reformée, une sorte d'UMPS+++ agrégeant les voix du Nouveau Front populaire avec le concours quasi unanime de la société civile. Qu'adviendra-t-il de ce front, même fissuré, si le RN parvient aux manettes ? S'activera-t-il de nouveau et sous quelles formes ? L'extrême gauche dans la rue ? La désobéissance civile débouchant sur une situation de chaos institutionnel ? Il est trop tôt pour le dire.
Libre à chacun d'épiloguer sur la nature et la légitimité de ce barrage républicain. Ce sont plutôt ses conditions de possibilité qu'il faudrait interroger. La vérité, c'est qu'il en va de la nature politique comme du reste : elle a horreur du vide. Jamais ce front n'aurait atteint une telle intensité s'il n'avait pu tirer parti de l'isolement du RN et de son incapacité à s'appuyer sur de larges pans de la société civile pour en contrebalancer les effets. Or, c'est à la société civile qu'il appartient de fabriquer du «consensus-consentement», selon le mot d'Antonio Gramsci, le grand théoricien du combat culturel. Comment ? En produisant les énoncés de référence, assurant de ce fait la direction des esprits par le truchement de ce que Gramsci désignait sous le terme d'«appareils d'hégémonie», l'hégémonie n'étant rien d'autre que la faculté à transformer l'idéologie d'un groupe social en croyances universellement reçues et acceptées sans examen par tous.
C'est ce pouvoir, le pouvoir culturel, qui commande les autres pouvoirs. Pas de victoire politique durable sans hégémonie idéologique. Que serait en effet un pouvoir politique orphelin du pouvoir culturel ? Un pouvoir frappé d'hémiplégie et d'impuissance, singulièrement dans les vieilles démocraties libérales, où la société civile est solidement implantée et coproductrice du pouvoir politique depuis le XVIIIe siècle.
Depuis quelques années, on voit fleurir des articles soulignant la victoire idéologique du RN. C'est aller un peu vite. Exception faite du campus Héméra, l'école de formation et de culture politique du RN lancée en 2023, le parti de Marine Le Pen n'a pas fait une priorité du combat culturel, au moins depuis le départ de Bruno Mégret, en 1998, imaginant sûrement que l'intendance intellectuelle suivrait. Elle tarde. Où sont les Sartre, les Aragon, les Yves Montand, les Jean Ferrat du RN ? En son temps, le PCF avait su les attirer.
D'aucuns vous confieront en «off» que s'afficher RN revient à se condamner à la mort sociale. Mais il y a des stratégies de contournement. La première d'entre elles passe par la création d'un écosystème militant. Du temps des mégrétistes, il y a 30 ans, ce qui était alors le FN s'était doté d'un Conseil scientifique. On pouvait y croiser des sociologues de haut vol comme Jules Monnerot et quantité d'universitaires de renom. Le bilan est maigre aujourd'hui, une fois qu'on a fait le tour de l'essayiste Hervé Juvin ou du politologue Jérôme Sainte-Marie. Où sont les intellectuels organiques du RN, ses avocats médiatiques, ses ambassadeurs culturels, ses conférenciers, ses appareils d'hégémonie, ses think-tanks, ses journaux, ses cercles de réflexion, ses maisons d'édition ?Ces structures ont pour mission de créer et d'organiser l'hégémonie culturelle, dont elles sont les médiateurs privilégiés, en faisant émerger une «intellectualité nouvelle», c'est-à-dire une contre-culture. Travail de longue haleine. En attendant, le RN aurait pu s'appuyer sur les «intellectuels traditionnels», conservateurs et catholiques. Ce qu'il n'a guère fait. Il suffit de songer à la fin de non-recevoir adressée aux zemmouriens et aux auteurs nés dans le sillage de la Manif pour tous. Pire qu'un crime, une faute.
On a souvent cité l'interview que Nicolas Sarkozy a donnée au Figaro Magazine à la veille de la présidentielle de 2007, sous la dictée de Patrick Buisson, où le futur président de la République faisait sienne «l'analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C'est la première fois qu'un homme de droite assume cette bataille-là.» Rien de tel du côté du RN. Résultat : il n'y a pas encore eu de moment gramscien pour le RN, parce que ce parti a cru pouvoir faire à l'économie d'un «gramscisme de droite», à la différence d'un Éric Zemmour ou d'une Marion Maréchal, qui, eux, ont toujours assumé cette dimension du combat politique.
C'est une chose d'être tout-puissant sur TikTok, c'en est une autre d'être producteur d'idées. Nul ne nie la nécessité de communicants, mais ils ne sauraient à eux seuls écrire le scénario. Pour cela, il faut bien d'autres choses, et d'abord une théorie du combat culturel assortie à un dispositif opérationnel ad hoc. Ce dont ne semble pas être pourvue la boîte à outils du RN. Avoir des électeurs suffit à son bonheur, les lecteurs semblent de trop dans cette équation. Depuis ses premiers succès, le RN a fait le choix de passer par-dessus les corps intermédiaires pour s'adresser directement à son électeur, en faisant comme si la société civile n'existait pas. Or, la société civile est une réalité avec laquelle il faut compter et le langage qu'on lui tient est d'abord métapolitique, c'est-à-dire idéologique. Faute de posséder un tel outil, c'est le langage de l'adversaire que l'on est réduit à singer.
À scruter les insuffisances du RN, on en vient à penser que la principale faiblesse de ses cadres semble tenir à la précarité de leur statut social, comme s'ils avaient intériorisé leur condition de dominés, à peu près dans tous les domaines, dans les médias, dans les hémicycles, dans les universités, etc. En faisant le choix de la furtivité et du profil bas (le «pas-de-vaguisme»), le RN consent à sa domination dans les discours, pareil en cela à son électorat, lui aussi dominé, stigmatisé et infériorisé, n'ayant en réserve aucun contre-récit à opposer au récit dominant.
Pour comprendre la situation du RN et se donner les moyens de penser la condition historique de ses électeurs, il faudrait faire appel aux concepts développés par les sciences sociales, toutes acquises au wokisme et au gauchisme culturel – pour les retourner contre le wokisme et le gauchisme culturel. Les concepts de «domination», de «discrimination systémique», de «privilège», d'«invisibilité», de «politique de reconnaissance», d'«inclusion» sont taillés sur-mesure pour le RN. De fait, voter pour ce parti n'est associé à aucun prestige social. Ce qui domine au contraire, dans les représentations, c'est la condescendance, sinon le mépris, d'une large part de la société civile, qui regarde ce parti de haut, de loin et de travers.
Le cœur sociologique de l'électorat du RN appartient aux classes «subalternes» (les «premiers de corvée»). Quel est le propre de ces classes ? Elles n'ont aucune légitimité culturelle tant et si bien qu'elles sont aussi inaudibles qu'invisibles. De la même manière qu'il y a des ondes lumineuses (les infrarouges par exemple) que l'œil humain ne perçoit pas, il y a des catégories sociales que l'œil social ne voit pas. C'est là comme une forme de «daltonisme» (autre concept des sciences humaines qui peut faire l'objet d'un détournement).
Aucune série Netflix, aucun téléfilm de France Télévisions ne mettent en scène ces catégories sociales. La télévision les snobe avec une bonne conscience qui frise le racisme de classe. L'Arcom est la première à le savoir puisqu'elle diligente des études sur la représentativité des catégories socioprofessionnelles à la télévision (et pas seulement des minorités visibles, même si l'on ne parle que d'elles). Les cadres supérieurs, qui ne représentent que 10% de la population, constituent 65% des personnes qui s'expriment sur les chaînes de la TNT. Alors que les ouvriers, qui représentent pourtant 12% de la population, n'occupent que 2% du temps d'antenne. Les employés et les classes moyennes ne sont guère mieux lotis. On les voyait souvent au premier rang dans les émissions de Cyril Hanouna, mais l'Autorité de régulation a décidé de débrancher C8 et TPMP, non sans inconséquence, puisqu'elle est la première à convenir que «la télévision donne à voir une image très urbaine de la société». La cérémonie d'ouverture des JO nous l'a d'ailleurs amplement rappelé, même si aujourd'hui on ne coupe plus la tête de Marie-Antoinette, seulement son micro. Ce qui aboutit, volens nolens, au même résultat.
C'est donc la double peine pour les catégories populaires. Privées d'expression politique par le «barrage» républicain, elles se voient privées d'expression médiatique. Ainsi fonctionnent les castors du barrage politique et les Pollux du filtrage médiatique. Ce processus d'invisibilisation opère à tous les niveaux. Étonnamment, les dirigeants du RN y consentent et ne trouvent rien à lui opposer. C'est le revers de la stratégie de la normalisation : une forme de discrétion sociale, d'acquiescement involontaire, de moins-disant doctrinal, qui vient redoubler l'invisibilité subie de la France périphérique. Aucune chance de s'élever à la phase d'hégémonie culturelle dans ces conditions.
Dans la «dialectique du maître et de l'esclave», le philosophe Hegel a montré que l'esclave peut retourner contre le maître la relation de domination, mais à une seule condition : en étant actif, en travaillant, en transformant le monde, en luttant pour la reconnaissance et la visibilité. Voilà qui recoupe les enjeux du combat culturel pour la droite. Être plus proactive, plus offensive, plus contre-offensive. D'autant que le front républicain finira par apparaître pour ce qu'il est : un affront démocratique, celui d'une caste à bout de souffle («les Français ne feront pas deux fois ce chèque», dixit Macron), qui est en train de brûler ses dernières cartouches. «Les forces réactionnaires au seuil de leur perte, disait Mao Zedong, se lancent nécessairement dans un ultime assaut contre les forces révolutionnaires. »
François Bousquet (Figaro vox, 31 juillet 2024)