L’Iran, nouveau pion de la realpolitik chinoise
Dans le jeu d’échecs planétaire qui oppose les Etats-Unis à la Chine, cette dernière vient de s’emparer d’une case importante. Le 27 mars 2021, le ministre des affaires étrangères de l’Iran s’est rendu à Pékin pour y signer un pacte de coopération stratégique avec la Chine sur 25 ans. Les Chinois réaliseront en Iran des investissements d’un montant équivalent à 400 milliards de dollars, dans les domaines des infrastructures routières, de l’énergie, des télécommunications et de la cyber-sécurité. En échange, les Iraniens offriront à la Chine un accès prioritaire à leurs ressources gazières et pétrolières, et ce à des prix 12% inférieurs à ceux du marché. La Chine a toujours cherché à sécuriser ses approvisionnements énergétiques, indispensables pour faire fonctionner « l’atelier du monde ». Un volet de coopération dans le renseignement militaire est joint à ce pacte.
Dans certaines technologies, la Chine n’a plus rien à envier aux Etats-Unis. Dans les télécommunications, la firme chinoise Huawei a pris une avance considérable, notamment dans la 5-G. En matière de cyberguerre, la Chine court également en tête de peloton. Elle est, par exemple, parvenue à voler à Boeing les plans secrets de son avion de transport militaire C-17 Globemaster, ce qui lui a permis de construire en un temps record son appareil Xian Y-20. Qui sait cambrioler sait aussi se protéger des voleurs. Les ingénieurs cyber chinois fourniront à l’industrie nucléaire iranienne les moyens de se protéger contre les intrusions étrangères, comme celles opérées ces dix dernières années par les Etats-Unis et Israël. L’Iran vient de subir une humiliation. Le samedi 10 avril 2021, son président montrait fièrement à la télévision le lancement de nouvelles cascades de centrifugeuses, plus performantes dans l’enrichissement d’uranium. Le lendemain, par une attaque sophistiquée, Israël parvenait à paralyser le complexe de Natanz, première installation nucléaire iranienne.
Depuis 2020, la Chine a supplanté l’Union européenne comme premier partenaire commercial de l’Iran. En effet, après le retrait il y a trois ans de l’Amérique de l’accord nucléaire avec l’Iran du 14 juillet 2015 (dit JCPOA), les firmes européennes ont toutes suspendu leur commerce avec Téhéran, par peur de représailles du Trésor américain, ou simplement par manque de banques volontaires pour effectuer les transactions.
Par ce pacte, la Chine applique l’un des plus vieux principes de la géopolitique : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Elle est la cible de sanctions américaines de plus en plus nombreuses, prises pour punir son indifférence aux droits de l’homme (à Hong-Kong ou au Xinjiang) ou son mépris de la propriété intellectuelle occidentale. Elle s’allie donc avec la Perse, pays économiquement et politiquement boycotté par les Américains depuis plus de quarante ans.
Le régime théocratique chiite iranien partage l’indifférence aux droits de l’homme des hiérarques communistes chinois. Il ferme les yeux sur les politiques de rééducation forcée des musulmans ouigours de la province chinoise du Xinjiang. Après tout, ce ne sont que des sunnites, turcophones et non persanophones.
Feu l’ayatollah Khomeiny rêvait d’emmener derrière lui les chiites et les sunnites, ensemble, vers une grande révolution islamique mondiale. La sanglante guerre civile d’Irak entre les deux communautés, commencée en 2006 et jamais éteinte depuis, a définitivement eu raison de ce rêve. Bien qu’ils maintiennent le slogan éculé de « Mort à Israël ! », de moins en moins fédérateur auprès des nations arabes, les dirigeants iraniens actuels ont compris que les chiites ne pourront jamais plus prétendre à un leadership sur l’Islam entier. Dans leur grande masse, les sunnites (un milliard et demi de fidèles dans le monde) considèrent le chiisme au mieux comme une regrettable déviation, au pire comme une hérésie punissable de décapitation immédiate.
Réalistes, les stratèges iraniens ont concentré leurs efforts au Moyen-Orient sur les minorités chiites (ou apparentées au chiisme comme les alaouites syriens). Ils ont réussi à créer un axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth les menant jusqu’à la Méditerranée. Cet axe est désormais offert à la Chine pour enrichir sa BRI (Belt and Road Initiative), ou Routes de la Soie. Si un jour apparaît un gazoduc reliant les rivages du Golfe Persique à ceux de la Méditerranée, on peut parier qu’il sera construit, puis entretenu, par les ingénieurs chinois.
Comme on l’a vu dans son allocution enregistrée pour le Sommet de l’Union africaine le 5 février 2021, la stratégie diplomatique de Joe Biden est empreinte d’un néo-moralisme, qui va par exemple jusqu’à une défense intercontinentale des « droits des LGBTQ ». C’est gentil, mais sans doute pas suffisant pour stopper les grandes avancées stratégiques de la Chine, au Moyen-Orient comme en Afrique…
Renaud Girard (Geopragma, 14 avril 2021)