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  • L’Europe, l’Occident et ses menaces...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte d'un entretien accordé par David Engels au site Rage dans lequel il livre sa vision de la situation de l'Occident et de l'Europe...

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

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    L’Europe, l’Occident et ses menaces

    Edgar Bug : Bonjour David Engels et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Votre travail est très inspiré de celui d’Oswald Spengler, quels sont les éléments que vous partagez avec lui ? Quels sont vos points de divergences ?

    David Engels : Très généralement, je partage avec Spengler le constat selon lequel toutes les grandes civilisations traversent des stades morphologiques parallèles et sont mortelles, permettant de prédire au moins les lignes générales de l’évolution future des civilisations non encore pétrifiées. Et tout comme Spengler, je crois que la civilisation occidentale sera bientôt arrivée au bout de son parcours. En revanche, je ne partage pas la philosophie vitaliste de Spengler, dont le dualisme et le réductionnisme esthétique me semblent assez problématiques, ce pourquoi je préfère sous-tendre mon approche morphologique personnelle d’une structure plutôt dialectique. Il y a aussi certaines dissensions techniques entre Spengler et moi : j’ajouterais une demi-douzaine de civilisations in- ou méconnus par Spengler à sa liste, et procéderais à quelques datations différentes. Et finalement, je ne peux partager son enthousiasme pour la perspective d’une Europe dominée, selon lui, par l’Allemagne comme la « nouvelle Rome », même si l’évolution de l’Union européenne actuelle comme système hégémonique germanique semble lui donner raison…

    La civilisation occidentale est au cœur de vos travaux, comment la définiriez-vous ?

    Je procéderais par deux étapes. D’abord, celle historique, bien connue de tous : la civilisation occidentale ou européenne dont l’évolution morphologique proprement dite débute, selon moi, avec les Carolingiens et les Ottoniens, puise ses inspirations dans la loi de l’Ancien Testament, la philosophie gréco-romaine, la transcendance chrétienne et les traditions multiples des peuples européens autochtones. Puis, il y a l’étape psychologique : la civilisation occidentale est animée par un esprit unique souvent décrit comme élan « faustien », et qui distingue la vision du monde de l’homme occidental de celles des autres grandes civilisations, comme l’importance de la corporalité des Grecs, du patriarcat des Levantins, de la vision karmique des Indiens ou de l’immanence des Chinois. Cet élan faustien nous pousse à décliner les différentes phases dialectiques de notre civilisation dans un esprit de dépassement de soi, de quête de l’impossible, de démesure – en bien comme en mal, dans la transcendance comme dans le matérialisme, dans la contemplation comme dans la technologie. Pour visualiser cette particularité, il suffit de penser à l’opposition (et en même temps la continuité) entre la cathédrale gothique et le gratte-ciel new-yorkais…

    Quels sont les dangers qui la menacent ?

    L’occident actuel est menacé par deux dangers. L’un vient du dehors : il s’agit de la situation globale extrêmement dangereuse, où notre faiblesse a rendu possible la montée en puissance de la Chine, le danger de la migration de masse depuis l’Afrique, la radicalisation de l’Islam, l’agression de la Russie, etc. L’autre, plus importante, vient de l’intérieur : c’est l’autodestruction de l’occident qui suit à peu près les mêmes lignes que celle de toutes les autres grandes civilisations en fin de parcours : effondrement de la démographie, déclin de la religion, migration de masse, déconstruction de la famille, mondialisation, haine de soi, polarisation sociale, hédonisme, règne des milliardaires, pollution environnementale, une culture du pain et des jeux, et j’en passe.

    Qu’est ce que « l’Hespérialisme » ? En quoi peut-il constituer la solution aux problèmes de notre civilisation ?

    Le vieillissement et la fossilisation de notre civilisation me semblent inévitables. En revanche, deux questions restent ouvertes. Premièrement : qui décidera de la forme finale que prendra notre civilisation avant de se pétrifier pour les siècles à venir ? A Rome, ce fut la restauration augustéenne qui permit de mettre fin aux horreurs de la guerre civile et de donner un cadre politique définitif à la méditerranée gréco-romaine sous forme de l’Empire romain. Deuxièmement : comment transmettre notre héritage culturel ainsi finalisé et canonisé aux générations futures et même aux civilisations qui succéderont, un jour, quelque part, à la nôtre ? L’hespérialisme tente de donner des éléments de réponse aux deux questions en mettant en avance l’urgence du développement d’un sentiment de patriotisme occidental, évitant à la fois la myopie du souverainisme nationaliste, totalement inapte à protéger nos intérêts dans un monde dominé par des États-civilisation, et l’erreur mondialiste visant le brassage indistinct des cultures et l’établissement chimérique d’un État mondial.

    Quel regard portez-vous sur la guerre en Ukraine ? Cette guerre est-elle celle de Poutine ou assistons-nous à un conflit de civilisations ?

    L’un n’exclut pas l’autre. Il est évident que cette guerre est liée à l’ambition de Poutine d’effacer du moins en partie la « honte » de la dissolution de l’Union soviétique en rendant à la Russie une partie essentielle de son ancien espace impérial. Mais au-delà de l’aspect individuel, cette guerre est en effet une guerre des civilisations. D’un côté, nous avons la logique civilisationnelle occidentale à laquelle une majorité des Ukrainiens souhaitent adhérer, et qui est marquée par l’État-nation (bien que son indépendance actuelle se trouve de plus en plus réduite par des structures fédérales telles que l’OTAN et l’UE), une société civile forte (bien que largement kidnappée par la gauche), des structures démocratiques participatives (bien que de plus en plus sous la domination idéologique du wokisme), une économie libérale (bien que dominée désormais par le « socialisme des milliardaires) et une certaine exaltation de la liberté individuelle (bien qu’aboutissant dans l’hédonisme, le matérialisme et le consumérisme). De l’autre côté, nous voyons, dans la civilisation russe, une approche bien distincte de la nôtre, et marquée par l’approche impériale du « mir » russe où la fragmentation volontaire des identités nationales non-russes se mêle à une exaltation métaphysique de l’identité russe, le messianisme historique de la Troisième Rome, une idéalisation de l’autoritarisme comme seule forme de gouvernement adéquate à l’esprit russe, une manipulation massive de la religion (non seulement orthodoxe, mais aussi musulmane) à des fins politiques, etc. Spengler prévoyait déjà, en accord avec la plupart des penseurs russes du XIXe siècle, que la Russie, nonobstant une certaine occidentalisation « pétrinienne » superficielle, était une civilisation bien distincte de la nôtre, bien que nettement plus jeune, et la guerre actuelle me semble confirmer ce diagnostic.

    Comment expliquez-vous qu’en dépit de cette agression directe et brutale envers l’Occident, Poutine et la Russie ne soient toujours pas identifiés comme ennemis par de nombreux mouvements se réclamant du patriotisme en Europe et aux Etats-Unis ?

    D’un côté, le rejet de ce que notre civilisation est en train de devenir explique assez bien qu’aux yeux de bon nombre de conservateurs, quiconque s’oppose ouvertement aux dérives actuelles – immigrationnisme, culte LGBTQ, folie écologiste, multiculturalisme, hédonisme, instrumentalisation des droits de l’homme, américanisation, bienpensance, haine de soi etc. – semble être un allié naturel ; et Poutine sait jouer très bien la carte du défenseur des valeurs conservatrices, relayée depuis des années par des médias et des influenceurs pro-russes. Qui, en France ou en Allemagne, sait que la Russie actuelle est loin d’être la « Sainte Russie » des images d’Épinal et est caractérisée par une oligarchie mafieuse, un déclin prononcé de l’orthodoxie, un essor spectaculaire de l’islam, un taux d’avortement unique en Europe, une politique vaccinale nettement plus répressive qu’en Europe, et que les opposants au régime ne voient pas seulement, comme en occident, leur comptes dans les réseaux sociaux bloqués, mais aussi leur propre personne enfermée dans des camps de concentration ? Puis, d’un autre côté, n’oublions pas le budget considérable versé depuis la Russie afin de se constituer, parmi la droite, une Cinquième Colonne fidèle : pour beaucoup de conservateurs, mis aux ban de la société et exclu des fortunes versées par la gauche sur ces fidèles, c’est la seule véritable source de revenu…

    La droite refusant d’ouvrir les yeux face à la Russie comme la gauche face à l’Islam, comment l’Occident peut-il sortir de ce double aveuglement ?

    Tout d’abord, par une grande honnêteté intellectuelle. Les États-Unis ne sont pas l’antidote universel au danger russe, car dans sa critique des dérives idéologiques de la gauche occidentale, Poutine marque sans doute des points, et il serait naïf et dangereux de le nier : il nous faut, en effet, un retour à un patriotisme culturel basé sur la valorisation de nos structures de solidarité traditionnelles, non pas sur leur déconstruction. En revanche, la Russie ne m’en semble pas le meilleur garant d’un tel projet « hespérialiste » : d’abord, parce qu’en dépit de quelques ressemblances superficielles, les valeurs « conservatrices » russes sont assez divergentes culturellement de celles des conservateurs européens à cause de la vision très différente du monde et de l’homme ; puis, parce que la Russie veut, avant tout, protéger son propre espace impérial. Si, par chance, les conservateurs européens arrivaient à construire un véritable empire européen, les Russes s’en sentiraient autant menacés que par l’OTAN – et se mettraient à financer immédiatement une opposition de gauche… En même temps, il ne faut pas non plus se leurrer sur l’agenda des États-Unis : même si je ne partage par leur diabolisation si courante en France – après tout, il s’agit probablement du pays occidental où le conservatisme est encore le plus présent au sein de la société et des structures de pouvoir, nonobstant l’immense influence qu’exerce le wokisme par le biais du deep state sur le gouvernement actuel et, par lui et la culture hollywoodienne, sur le monde entier –, l’Europe ne peut éternellement se confiner au rôle de parent pauvre de l’empire américain. Et bien que les États-Unis réclament depuis des années un investissement militaire plus conséquent de la part des États européens au sein de l’OTAN, je ne suis pas sûr qu’ils verraient l’établissement d’une véritable force militaire et politique autonome sur notre continent d’un très bon œil… Ni les Russes, ni les Américains ne peuvent nous « sauver » : comme l’Italie au XIXe siècle , l’Europe doit « se faire elle-même ».

    Quelles leçons l’Occident doit-il tirer de cette guerre ? Ce drame ne démontre-t-il pas l’urgence de délivrer l’Occident des errances idéologiques dans lesquelles il s’est enfermé ?

    En effet, il est grand temps d’abandonner le suicide identitaire et spirituel dont souffre l’occident et de nous « réarmer », tant dans le sens littéraire que littéral du mot. Malheureusement, une grande partie des Occidentaux est déjà entrée dans la « posthistoire » à un tel point que je doute de la possibilité d’en « refaire un peuple » : un tel revirement pourra, au mieux, concerner une petite élite qui, une fois aux manettes d’un appareil médiatique, institutionnel et éducatif adéquat, pourra mener une part majoritaire des citoyens vers une acceptation superficielle de positions « conservatrices », bien que plutôt par opportunisme que par véritable conviction. Après tout, je ne crois pas que l’adhésion aux positions de gauche soit fondamentalement plus enthousiaste : les hommes de la posthistoire veulent surtout jouir de leur vie et être débarrassés du poids du passé…

    Depuis le début du conflit, le couple franco-allemand se trouve discrédité, alors que la Pologne s’est montrée exemplaire dans tous les domaines : l’accueil des réfugiés, la livraison d’armes à l’Ukraine, etc… Pensez-vous que la Pologne puisse devenir une puissance majeure de l’Europe dans les années à venir ?

    Non, je ne le crois pas – malheureusement. D’abord pour des raisons de taille, non seulement démographique, mais aussi économique : bien que l’économie polonaise actuelle s’accroisse, profitant à la fois de la non-saturation du marché national et de la délocalisation d’entreprises et de capitaux venant de l’occident, cette expansion connaîtra, tôt ou tard, un déclin analogue à celui qu’on constate en France ou en Allemagne. À défaut d’investir massivement dans le développement de technologies futuristes, la Pologne subira, à la longue, le même sort que ses voisins. Certes, elle pourra profiter un moment de son statut d’îlot préservé de la migration de masse si l’occident s’embrase dans le « clash des civilisations » – mais si la France et l’Allemagne sombrent, la Pologne sombrera aussi. Puis, pour des raisons d’idéologie : tant que Berlin, Paris, Bruxelles et surtout Washington continueront à être dominés par la gauche woke, celle-ci fera tout pour faire chavirer le conservatisme polonais… Ce serait uniquement grâce à un partenariat étroitissime avec les autres États Visegrad et Trimarium que la Pologne pourrait tenter de devenir un troisième pôle de pouvoir en Europe. Mais j’avoue ne pas avoir observé beaucoup de progrès à ce niveau ces dernières années ; au contraire : tous les projets de ce genre piétinent sur place. De même, l’espoir de voir l’Ukraine, une fois la guerre terminée, se transformer en un allié inconditionnel de la Pologne me semble assez naïf : Kiev s’alignera sur celui qui financera sa reconstruction. Et dans l’état actuel des choses, cet argent viendra de Berlin, non pas de Varsovie.

    Cette guerre a fait sauter un tabou, l’Allemagne et le Japon ont annoncé un réarmement sans précédent depuis la fin du dernier conflit mondial, c’est une page de l’histoire qui se tourne. Pensez-vous possible que ce mouvement puisse également emporter la mauvaise conscience de l’Occident héritée de cette période, et qui constitue la principale arme de guerre psychologique de nos ennemis ?

    Je ne crois pas. D’abord, ce « réarmement » allemand est un grand leurre : jusqu’à présent, rien de concret n’a encore été fait, et l’état de la Bundeswehr est plus mauvais que jamais ; et il y a fort à parier que les sommes faramineuses annoncées depuis mars 2022 aboutiront dans des programmes de formation à la diversité, au financement de la parité homme-femme au sein des troupes, à l’extension du programme de construction de chars adaptés au besoin de femmes enceintes (ce n’est pas une blague) ou au recrutement systématique de minorités musulmanes. Le seul point sur lequel je vois, en effet, un durcissement du langage martial en Allemagne, c’est dans le renforcement de la « lutte contre la droite » : depuis la guerre en Ukraine, la persécution du conservatisme a connu un nouveau sommet en Allemagne, et une bonne partie de la justification de cette lutte est la mise en avant de la similitude (apparente) entre les « valeurs » de l’ennemi russe et les valeurs conservatrices occidentales. Celui qui défend, aujourd’hui, la famille ou s’oppose à l’avortement se voit critiqué pour délit d’imitation de Vladimir Poutine… 

    David Engels (Rage, 21 juillet 2023)

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  • Enquête sur les martyrs de l'idéologie trans...

    Le numéro 66 du mensuel conservateur L'Incorrect est en kiosque. On peut notamment découvrir à l'intérieur un dossier central consacré à l'intelligentsia européenne conservatrice, une enquête sur les enfants cobayes de l'idéologie trans, et un entretien consacré à Barrès avec son biographe Emmanuel Godo, ainsi que les rubriques habituelles "Monde", "Essais", "Culture", et "La fabrique du fabo"...

    Le sommaire complet est disponible ici.

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  • Peut-on encore être conservateur ?...

    Les éditions Buchet-Chastel viennent de publier un essai d'Armand Rouvier intitulé Peut-on encore être conservateur ? - Histoire d'une idée incomprise en France. Armand Rouvier est chercheur en sciences politiques à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales.

     

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    " Peut-on être conservateur en France aujourd'hui ? Notre pays semble rétif au conservatisme : doté d'un État centralisateur peu soucieux des coutumes, porté sur les idées abstraites, mû par des passions politiques qui n'ont jamais vraiment laissé de place à la préservation du passé... , les conservateurs y sont comme relégués au second plan, derrière les libéraux, les gaullistes et les réactionnaires.
    C'est l'impossibilité d'un conservatisme "à la française" que tente de résoudre ici Armand Rouvier en revenant sur l'histoire de cette notion politique depuis Montaigne jusqu'à la IIIe République en passant par l'âge d'or du conservatisme dans le XIXe siècle de Chateaubriand. Peut-on encore être conservateur ? apporte ainsi des clés indispensables pour comprendre la recomposition politique à l’œuvre aujourd'hui. "

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  • Un renouveau hespérialiste pour l’Europe...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels à The Epoch Times sur l'actualité du conservatisme en Europe.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

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    David Engels : un renouveau hespérialiste peut sauver l’Europe

    EPOCH TIMES – Selon Roger Scruton, philosophe anglais, le conservatisme revient à se penser comme le maillon d’une chaîne. D’un côté, il s’agit de « recevoir » ce que nos ancêtres et les siècles nous ont légué, et de l’autre, de « transmettre » ce qu’il nous revient de préserver et de redonner aux générations futures. Êtes-vous d’accord avec cette vision ? Comment définiriez-vous le conservatisme ?

    DAVID ENGELS – C’est une définition que je mentionne en effet souvent moi-même lorsqu’il s’agit de clarifier la teneur du conservatisme. Mais je pense que dans la perspective de 2022, cette approche est trop partielle, car la rupture brutale avec la tradition et l’établissement d’une contre-culture de gauche-libérale remontent déjà à deux, voire trois générations, et constituent d’ores et déjà un maillon triste, mais indéniable de ce que nos « ancêtres nous ont légué »… Faut-il pour autant transmettre cet héritage au futur, lui-aussi ? J’en doute. Il serait d’ailleurs naïf de ne pas vouloir reconnaître que même la destruction de la tradition a des racines qui remontent à de nombreux siècles, si l’on pense, par exemple, à la querelle nominaliste du Moyen Âge. Le conservatisme ne peut donc se limiter à la transmission de tout et n’importe quoi, pourvu qu’il appartienne au passé : nous devons faire un choix. Mais sur quelle base ? D’une part, à mon avis, ne peut être vraiment conservateur que celui qui veut ancrer toute structure sociale et institutionnelle dans la foi en la transcendance, et qui, d’autre part, arrive à la conclusion que, du moins en Europe, cette transcendance doive obligatoirement être perçue par le prisme de la tradition chrétienne, seule religion qui nous soit immédiatement et instinctivement accessible de par notre formatage culturel séculier. Être conservateur, c’est donc nécessairement à la fois construire une relation positive avec la tradition chrétienne et cultiver un patriotisme européen sain.

    Dans votre ouvrage Le Déclin, vous avez comparé le déclin de la république romaine avec celui de l’Union européenne aujourd’hui. Pouvez-vous nous rappeler les éléments fondamentaux de cette comparaison ? En quoi le conservatisme peut-il être un moyen pour faire face à ce déclin ?

    En effet, les similitudes entre la crise actuelle du monde occidental et le déclin et la chute de la République romaine au 1er siècle avant J.-C. sont malheureusement assez étonnantes : le chômage, l’immigration massive, le déclin démographique, la paupérisation des masses, la désintégration de la famille, le matérialisme, la sécularisation, l’accroissement de la dette publique, les déficits démocratiques, l’explosion des dépenses sociales, le blocage des réformes institutionnelles, le déclin de la religiosité traditionnelle, la montée de la criminalité, l’essor des sociétés parallèles, les délocalisations, le terrorisme, le fondamentalisme, la spéculation financière, la mondialisation, la perte d’identité, les guerres asymétriques et, pour citer Cicéron, le sentiment d’être désormais un « étranger dans sa propre cité » – rien de tout cela n’est fondamentalement « nouveau ». Or, ces parallèles sont d’autant plus inquiétants si l’on en considère les conséquences. En effet, la crise de la République romaine a conduit à des décennies de guerre civile et à l’émergence d’un État autoritaire comme dernier moyen de stabiliser une société fragmentée ; et lorsque je contemple la situation actuelle de l’Europe occidentale, je pense qu’une issue similaire n’est peut-être pas totalement improbable, bien au contraire. Dès lors, mes critiques (surtout allemands) me discréditent parfois comme « apologète de la dictature », ce qui est bien évidemment ridicule, mais témoigne aussi d’une naïveté historique dangereuse.

    Avec l’Union européenne, notre relation à la nation soulève de nouvelles interrogations. Toujours selon Scruton, le nationalisme, en tant qu’idéologie, est dangereux, « aussi dangereux que les autres idéologies ». Cependant, dans la vie ordinaire et quotidienne des peuples européens, « la nation signifie simplement l’identité historique et la poursuite de l’allégeance qui les réunit dans un corps politique ». Dans le contexte européen actuel, quel est votre point de vue sur cette question ?

    La simple visite de quelques capitales et musées européens devrait suffire à faire prendre conscience à tout Européen qu’il partage bien plus de choses avec ses voisins qu’avec des personnes issues de cultures extra-européennes : comme l’a dit Ortega y Gasset, les deux tiers de ce que nous considérons spontanément comme des caractéristiques « nationales » sont en fait de nature paneuropéenne. Malheureusement, sous la pression idéologique libérale de gauche exercée par les écoles, les médias et même les institutions politiques, cette idée s’est évaporée au cours des dernières décennies, tout comme la culture générale qui l’a garantie pendant des siècles, de sorte qu’il faudrait d’abord éduquer toute une nouvelle génération à reconnaître cette identité millénaire, sans laquelle l’Occident ne peut être compris dans ses hauts et ses bas : entre le niveau de l’homme individuel et de celui de l’humanité entière, il n’existe pas seulement les identités locales, régionales et nationales, mais aussi européenne. Il en résulte pour les forces conservatrices de notre 21e siècle qu’un retour naïf à l’État-nation ne peut résoudre nos problèmes identitaires actuels, mais seulement une prise de conscience renouvelée de notre identité européenne partagée : seule celle-ci peut nous permettre de développer cette solidarité sans laquelle l’Europe devra à nouveau se déchirer en plusieurs douzaines de petits États rivaux, totalement démunis face à la pression migratoire africaine, à la concurrence chinoise, à l’expansionnisme russe ou à l’hégémonie des États-Unis.

    Concernant le déclin de l’Occident, il y a un point à aborder, en particulier dans le contexte de la guerre en Ukraine et de la propagande russe anti-occidentale, telle que présentée par Poutine lors de son discours d’annexion des quatre régions ukrainiennes.
    Le thème du déclin de l’Occident est repris et mis en avant par certains. Selon eux, si l’Ouest s’effondre, l’Est, la Russie et la Chine, s’élèveront. Mais, en examinant attentivement les sociétés russes et chinoises, on comprend sans peine que cette affirmation n’a pas de sens.
    Il ne s’agit pas d’en faire des points de référence absolus, mais, par rapport à l’Europe de l’Ouest, les avortements, suicides et divorces sont tout de même deux à trois fois plus nombreux en Russie, où la pratique religieuse est plus faible.  Du côté chinois, la révolution culturelle de Mao fut sanglante et désastreuse. Elle visait à effacer les références culturelles et spirituelles du peuple chinois pour créer une page blanche, un avenir façonnable à souhait. Les gardes rouges se sont alors déchaînés contre leurs parents, professeurs, aînés qu’ils ont persécutés, torturés ou exécutés, par millions. Et ce sont ces mêmes gardes rouges qui sont aux différents postes de pouvoir en Chine aujourd’hui. Ceci explique en partie la facilité avec laquelle ils mettent en place des politiques anti-Covid terrifiantes, des confinements inhumains et absurdes, des tests PCR quasi-quotidiens, etc.  Il semble que l’humanité soit au bord de l’effondrement civilisationnel. Il n’existe apparemment pas de zone sanctuaire, de zone refuge, ni à l’ouest ni à l’est. Cet effondrement mondial se fait sous les coups d’un marteau à deux faces : le marxisme culturel et progressiste dominant l’Occident d’un côté, et le marxisme-léninisme autoritaire et violent dominant l’Orient de l’autre. Quel est votre avis sur cette vision globale ? Comment les conservateurs peuvent faire face à ces deux fronts ?

    En effet, le danger est énorme. Immigration de masse, déclin des valeurs, théorie du genre, radicalisation, sociétés parallèles, cartels politiques, polarisation sociale, crise de la dette — où que l’on regarde, l’Europe semble se désintégrer devant nos yeux. Il est donc grand temps pour un retour à ces valeurs qui, jadis, furent à la racine de la grandeur de l’Occident, si nous voulons éviter les pires scénarios. Ceci ne sera possible que grâce à un renouveau fondamental de l’Europe sur base d’une idéologie politique que nous voudrions appeler « hespérialisme » : d’un côté, nous avons besoin d’une Europe assez forte pour protéger l’État-nation individuel contre la montée de la Chine, l’explosion démographique de l’Afrique, les relations difficiles avec la Russie et la radicalisation du Proche Orient.

    Mais d’un autre côté, une telle Europe ne sera acceptée par le citoyen que si elle reste fidèle aux traditions historiques de l’Occident au lieu de les combattre au nom d’un universalisme multiculturel chimérique. Défense de la famille naturelle, régulation sévère de l’immigration, retour à la Loi Naturelle, protection d’un modèle économique socialement responsable, implémentation radicale du principe de subsidiarité, renforcement des racines culturelles de notre identité et renouveau de notre sens de la beauté – voici, en quelques mots, les bases d’une nouvelle Europe « hespérialiste ».

    Le régime chinois est probablement le régime ayant le plus bénéficié de l’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale et de la paix américaine depuis 1945. C’est d’autant plus vrai depuis la réforme et l’ouverture initiées par Deng Xiaoping au début des années 1980. Pourtant, le PCC ne cesse de critiquer cet ordre international, souhaite le renverser et prendre le contrôle. En 1957, Mao déclarait fièrement : « À l’avenir, nous établirons un comité mondial [et] élaborerons des plans d’unification mondiale ».(Lüthi, The Sino-soviet split, 88). Aujourd’hui, Xi Jinping a l’ambition de guider une nouvelle « communauté de destin pour l’humanité ». Comment appréhender l’essor de la Chine sur la scène internationale ? Et pour l’Europe plus particulièrement ?

    Tout d’abord, il faut se rendre à l’évidence que le retour de la Chine en tant qu’acteur de premier ordre sur l’échiquier global est plutôt un retour à la normale qu’une exception. L’ère de l’hégémonie américaine – et avec elle, occidentale – est bel et bien terminée, et nous retrouvons à nouveau une multipolarité géopolitique somme toute « normale ». Ceci-dit, l’essor chinois n’est pas seulement le fruit de l’initiative chinoise, mais aussi de choix opérés en Europe et aux États-Unis. D’un côté, ce sont les nations occidentales qui ont permis, avec leur délocalisation industrielle, leur investissement de capitaux et leurs transferts de technologie, le « miracle chinois » qui aurait certainement pris plus de temps sans cette aide (in)volontaire. D’un autre côté, face au déclin européen, l’essor de la Chine paraît encore plus spectaculaire.

    Qu’en est-il du futur ? Si l’Occident continue à perdre de vitesse, il n’est pas impossible que la Chine arrive en effet à imposer une hégémonie économique quasi-complète sur l’Eurasie (à l’exception peut-être de l’Inde) et d’une partie considérable de l’Afrique, et ce sans tirer un coup, car le temps joue en sa faveur, du moins encore pour la décennie à venir. Et qui dit hégémonie économique dit aussi hégémonie politique et même idéologique indirecte. Vu la banalisation du système de crédit social, de la répression politique, de la doctrine marxiste et du transhumanisme, ce serait une évolution nettement plus grave encore que toutes les tentatives globalistes développées à Bruxelles, n’en déplaise aux Eurasiens douginistes qui semblent encore préférer s’allier avec la Chine et l’Iran qu’avec les États-Unis…

    Il semble que des voix s’élèvent en Allemagne pour remettre en cause l’engagement avec le régime chinois, mais est-ce vraiment sincère et combien de temps ces voix pourront-elles se faire entendre ? D’après une récente étude du groupe Rhodium, « les dix premiers investisseurs européens en Chine au cours des quatre dernières années représentaient en moyenne 80% du total des investissements dans le pays contre seulement 49% entre 2008 et 2017 ». L’Allemagne a atteint l’année dernière 46% des investissements européens en Chine. La France arrive en 4e position (10%) derrière l’Angleterre (20%) et les Pays-Bas (13%). Ces données économiques semblent contredire tous les discours politiques sur le besoin de reconstruire une « souveraineté européenne ». Quel est votre avis sur ce point ?

    La crise de la zone euro, la crise Covid, la crise ukrainienne et la crise énergétique ont bien montré qu’en cas de force majeure, l’égoïsme national prenait le dessus sur toutes les autres considérations, et ce nonobstant la rhétorique européiste de la plupart de nos hommes politiques. Ce problème est particulièrement important en Allemagne, parce qu’elle est tellement persuadée d’être exploitée par tous ces voisins via le système de redistribution de subsides européens, qu’elle croit pouvoir, et ce avec bonne conscience, défendre ses intérêts nationaux bec et ongles en cas de crise. Loin de réaliser que l’ouverture de l’espace Schengen et la création de l’euro sont des conditions sine qua non de son essor industriel et que son simple poids économique et démographique, en alliance avec son partenaire cadet français, en font l’hégémon incontesté de l’UE, l’Allemagne se sent « victime » de Bruxelles et ne voit dans la politique d’austérité imposée au sud, dans le manque de soutien à l’Europe de l’Est, dans sa création de NordStream 2 ou dans son diktat « climatique » qu’autant d’exceptions mineures et ponctuelles, alors qu’elle est la première à condamner avec violence et maintes sanctions ses petits voisins, surtout à l’Est, pour toute une série de torts « anti-européens » plus imaginaires que réels…

    Et il est difficile d’espérer que cette situation s’améliore, car plus la crise économique s’enlisera, et plus toutes les nations, l’Allemagne en premier lieu, chercheront à sauver leur mise, quitte à pousser leurs voisins encore plus dans le pétrin : un cercle vicieux qui risque de rapidement ruiner l’Europe – et de bénéficier largement à la Chine.

    Vous habitez en Pologne qui a beaucoup fait pour aider l’Ukraine ces derniers mois. Quelle est la situation politique en Pologne actuellement ? Comment est perçue l’agression russe dans ce pays ? Et comment les positions française et allemande sont-elles perçues en Pologne ?

    L’invasion russe de l’Ukraine a réveillé des souvenirs traumatisants en Pologne et confirmé des craintes profondes que personne en Occident n’a voulu prendre au sérieux pendant longtemps. L’attitude de la Pologne face à cette situation est marquée par plusieurs considérations stratégiques et humanitaires. Tout d’abord, le pays tout entier vibre émotionnellement avec ses voisins ukrainiens : les vieux conflits entre le gouvernement et l’opposition sont totalement marginalisés, car tous les Polonais, de la gauche à la droite de l’échiquier politique, s’identifient pleinement à l’Ukraine, et l’accueil généreux de millions de réfugiés par la Pologne tout comme la livraison d’équipement militaire en grand nombre – mentionnons rien que les 300 chars de guerre ! – a été un exemple unique de solidarité internationale.

    Mais en défendant l’Ukraine, la Pologne œuvre aussi à sa propre sécurité. Car Varsovie craint qu’une annexion de l’Ukraine par la Russie ne réduise tôt ou tard les pays baltes et la Pologne à l’état de zone tampon géopolitique et ne mette en péril la prospérité et la sécurité si difficilement reconquises par la Pologne ces dernières années. Dès lors, la Pologne se sent assez abandonnée par ses partenaires européens, qui, mis à part paroles de bonne volonté et sanctions peu coordonnées et efficaces, montrent moins d’empressement à aider l’Ukraine qu’à imposer de nouvelles sanctions à l’égard de la Pologne à cause de ses prétendues entorses aux principes d’État de droit.

    Que va-t-il se passer ? L’ordre politique qui régnait depuis la chute de l’Union soviétique est en train de s’effondrer, et Varsovie va se retrouver au cœur de la politique mondiale. Si Poutine gagne la guerre, il vassalisera tout ou partie de l’Ukraine et déclenchera une nouvelle guerre froide dans laquelle la Pologne, avec sa longue frontière orientale, se trouvera dans la ligne de mire d’un bloc continental qui va de Minsk à Hong Kong. Mais si Poutine perd la guerre, non seulement les jours de celui-ci seront comptés, mais probablement aussi ceux de la Fédération de Russie qui pourrait bien connaître un long processus de désintégration interne – avec des conséquences désastreuses pour l’équilibre géopolitique mondial. Dans ce cas également, la Pologne serait assise dans la première loge de l’histoire mondiale et supporterait les conséquences de cette déstabilisation de son voisinage. Pourra-t-elle en profiter pour instaurer une coopération plus étroite entre les nations du Trimarium entre mers Baltique, Adriatique et Noire et redevenir une force européenne de premier ordre ?

    David Engels (Epoch Times, 20 octobre 2022)

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  • Feu sur la désinformation... (389)

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un numéro de l'émission I-Média sur TV libertés consacrée au décryptage des médias et animée par Jean-Yves Le Gallou, président de la fondation Polémia, et Jules Blaiseau.

    Au sommaire :

    • 1 - L'image de la semaine
      Bruno le Maire et Elisabeth Borne vous présentent leur nouvelle mesure de sobriété énergétique pour l'automne : porter des cols roulés et des vêtements techniques. Des images démagogiques et infantilisantes sur lesquelles revient brièvement Jean-Yves Le Gallou cette semaine.
    • 2 - Victoire de Meloni, les médias livides !
      Si pour de nombreux Italiens la victoire de la coalition de droite aux élections législatives est une bonne nouvelle, elle ne l'est certainement pas pour les médias français. Fasciste, néo-fasciste, vichyste ou post-fasciste : tous les qualificatifs sont bons pour diaboliser la chef d'État pressentie.
    • 3 - Revue de presse
      Nous parcourrons comme c’est notre habitude les différentes actualités médiatiques de la semaine dans notre revue de presse.
    • 4 - Sabotage des NordStream, à qui profite le crime ?
      La thèse d'un sabotage des gazoducs Nordstream par les américains est très crédible, pourtant, elle a été immédiatement écartée par la quasi-totalité des médias de grand chemin. Alors que de nombreux indices pointent les États-Unis du doigt, une question demeure : pourquoi les médias n'envisagent-ils pas une seconde cette possibilité ?

     

                                             

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  • David Engels : « Je comprends le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels au site autrichien Die Tagesstimme et consacré à la fracture provoquée par la guerre russo-ukrainienne dans les milieux conservateurs et identitaires européens.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

     

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    « Les conservateurs européens ne sont qu'un instrument pour Poutine »

    Dr. Engels, vous êtes chercheur à l'Institut occidental de Poznan. Quelle est la situation en Pologne? Quel regard porte-t-on là-bas sur la guerre ? En quoi la vision polonaise de la guerre diffère-t-elle de celle du camp conservateur en Allemagne ? Ai-je raison de penser que la guerre d'agression russe - notamment en raison des tentatives historiques d'invasion russes - représente une menace beaucoup plus immédiate pour la Pologne que pour l'Allemagne ?

    En effet, l'Occident a longtemps ignoré les mises en garde polonaises, baltes ou ukrainiennes contre l'expansionnisme russe et les a reléguées au rang de choses du passé. Aujourd'hui, l'invasion de l'Ukraine par la Russie, et donc le déclenchement de la première guerre conventionnelle entre États sur le territoire européen depuis la Seconde Guerre mondiale, a provoqué un réveil amer. L'expérience polonaise se nourrit non seulement de la mémoire des siècles d’occupation d'une grande partie de la Pologne par les forces russes ou soviétiques, et de la répression de l'identité locale qui en a découlé, mais aussi d'une profonde familiarité avec la mentalité russe.

    L'Occident considère généralement la Russie comme un État-nation européen parmi d'autres, même s'il est grand, alors qu'il s'agit d'un État-civilisation autonome, uniquement voué à sa propre dynamique, et culturellement très étranger à l'Occident, dont la raison d'être n'est pas de trouver un équilibre avec ses voisins par le compromis et la concertation, mais plutôt d'accomplir la véritable mission du peuple russe, à savoir le "rassemblement de la terre russe", et donc la création d'un grand espace autarcique qui ne veut tolérer aucun concurrent à ses frontières.

    L'invasion russe de l'Ukraine fait apparaître des lignes de fracture au sein des conservateurs européens, qui n'étaient jusqu'à présent que masquées. Dans votre rapport sur la possibilité d'une coopération entre les groupes ID et ECR (1) au Parlement européen , vous aviez déjà souligné que la relation des conservateurs allemands avec la Russie était un élément de division dans leurs relations avec les partis de droite d'Europe de l'Est. Cette évolution vous surprend-elle moins que d'autres ?

    Engels : En Allemagne, mais aussi en France, en Italie et même en Espagne, de nombreux conservateurs entretiennent une image plutôt romantique de la Russie, toujours marquée par des réminiscences de Tolstoï, Dostoïevski, Tchaïkovski, Répine et de l'époque des tsars, mais qui n'a que très peu de rapport avec la Russie d'aujourd'hui. Pour beaucoup, la Russie est considérée comme une sorte de défenseur ultime de l'Occident qui, par idéalisme, ne se préoccupe que de cultiver et de défendre la tradition, le christianisme et la culture nationale. La réalité de la Russie réelle est tout autre : la Russie est marquée par la stagnation économique, la corruption politique, l'implosion de l'orthodoxie, la montée de l'islam, le cynisme en matière de politique étrangère, l'un des taux d'avortement les plus élevés au monde et ainsi de suite.

    L'utilisation sans scrupules des réfugiés à l'occasion de la crise migratoire polonaise ou de soldats musulmans lors de l'invasion de l'Ukraine a justement montré ce qu'il en est réellement de la Russie "chrétienne". Malgré cela, de nombreux conservateurs occidentaux continuent de croire que Poutine est leur allié prédestiné, mais ils ont du mal à voir qu'ils ne sont que les instruments d'une tentative de déstabilisation à grande échelle, dont le but est de diviser l'Occident encore plus qu'il ne l'a fait jusqu'à présent, afin de laisser les mains libres à une expansion russe sans entrave. Si les conservateurs parviennent effectivement à créer une Europe forte et patriotique, vous verrez que le voisin russe ne regardera pas ce projet d'un œil plus favorable que l'actuel hégémon libéral de gauche américain ...

    Dans quelle mesure une montée en puissance de la Russie représente-t-elle un danger pour une Europe unie et patriotique ? Certains journalistes conservateurs, voire de droite, ne voient aucun avantage à une victoire de l'Ukraine pour le conservatisme européen, qui serait plutôt une confirmation et une consolidation des structures de pouvoir mondialistes existantes. Mais dans une Europe jusqu'ici plongée dans le sommeil postmoderne, le retour du politique évoqué par les journalistes allemands comme polonais, ne pourrait-il pas aussi receler la possibilité d'une renaissance occidentale et d'une véritable unification ? Et ce, loin de tout romantisme : dans l'histoire, c'est souvent l'ennemi extérieur qui permet de souder les communautés hétérogènes.

    Engels : Je comprends en effet le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine : une victoire de la Russie transformerait une guerre d'agression mortelle en un dangereux précédent pour l'avenir de l'Europe et reléguerait en outre durablement de l'autre côté d'un nouveau rideau de fer un pays qui, dans sa grande majorité, souhaite adhérer aux institutions occidentales. D'un autre côté, une victoire de l'Occident en Ukraine pourrait également conduire à un renforcement de l'idéologie libérale de gauche, qui a déjà eu des conséquences si terribles dans le reste de l'Europe, et cimenter l'hégémonie américaine ébranlée.

    C'est pourquoi je crois qu'une guerre commune de l'OTAN contre la Russie ne conduirait pas à une véritable réconciliation entre la gauche et la droite ou entre l'Europe et les États-Unis, mais ne ferait qu'approfondir les lignes de fracture existantes à moyen terme. Le seul espoir que je vois, c’est donc la possibilité qu'une éventuelle victoire débouche sur l'intégration progressive de l'Ukraine dans le projet Trimarium, c'est-à-dire la tentative de construire un centre de pouvoir conservateur indépendant entre Berlin et Moscou, comme cela existait déjà avant les divisions polonaises sous la forme de la République polono-lituanienne, qui avait certainement fortement contribué à la stabilisation politique de l'Europe de l'Est.

    D'une manière générale, peut-on conjurer ce dualisme entre d’un côté une victoire russe qui renforce un ordre mondial multipolaire et de l’autre une victoire de l'Occident qui renforce un ordre mondial mono- ou bipolaire ? Ne voit-on pas aujourd'hui, notamment en raison des nombreuses sanctions qui - malgré leurs bases rationalistes et libérales (dans le sens de la croyance que l'ennemi se fonderait sur des considérations rationnelles et économiques et réduirait la voilure à cause de celles-ci) - prennent entre-temps des dimensions carrément antilibérales (pensez à l'annulation d'artistes russes), que cette guerre fait quelque chose à l'Europe ? Et qu'une Europe victorieuse ne peut pas être l'Europe d'hier ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'une Europe qui s'éveille de rêves pacifistes béats ?

    Engels : En effet, nous assistons actuellement, du moins sur le plan rhétorique, à un certain réarmement des idéologues libéraux de gauche, qui semblent s'être éloignés, du moins dans leur évaluation de la situation en Ukraine, de la condamnation indifférenciée de la guerre, des armes, du patriotisme et de la masculinité prétendument toxique, et qui exigent résolument, outre des sanctions économiques, la construction d'une armée propre et puissante en Europe. Mais ce virage à droite apparent, du moins rhétorique, des élites dirigeantes politiques et médiatiques du continent, jusqu'ici plutôt situées à gauche, ne signifie en aucun cas un geste de réconciliation envers les conservateurs, mais doit plutôt être considéré avec un grand scepticisme, comme je l'ai montré dans un article paru dans Epoch Times. Le Parti communiste chinois a lui aussi opté, lorsque l'échec de l'Union soviétique est devenu évident, pour un surprenant revirement politique en remplaçant le socialisme par le capitalisme d'État, ce qui n'a toutefois pas affaibli, mais plutôt cimenté, sa position de force et sa capacité à réprimer les opposants politiques.

    Quelles seraient donc les conséquences pour l'Occident, voire pour le principe même de l'Europe, si Poutine, à la suite d'une victoire, établissait réellement un empire pan-eurasien "entre la Vistule et l'Amour" ?

    Engels : Les conséquences seraient tout à fait comparables à la situation d'une nouvelle guerre froide, mais cette fois-ci dans des conditions inégales et plus favorables, puisque même une Russie impérialement gonflée ne serait plus aujourd'hui que le partenaire junior de la superpuissance chinoise, dont la supériorité sur tout ce que l'Occident peut offrir est déjà évidente. Renforcée par cette alliance chinoise, la Russie, qui se voit à son tour de plus en plus opprimée par la Chine en Sibérie, consacrerait une grande partie de son énergie à étendre son influence en Europe et à renforcer sa base de pouvoir démographique en déclin, menacée à l'intérieur non seulement par la baisse de la natalité, mais aussi par l'augmentation de la population musulmane.

    Si la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine venaient à fusionner pour former un nouveau grand ensemble russe, les États baltes, la Moldavie et peut-être même la Pologne seraient certainement plus que menacés dans leur intégrité territoriale et leur autonomie politique, et l'on pourrait s'attendre à une répétition des scénarios déjà connus en Géorgie, au Kazakhstan et en Ukraine. La Russie, qui était jusqu'à présent le patron des conservateurs européens, pratiquerait alors de plus en plus une politique de "divide et impera" qui, si l’Europe se détournait des États-Unis, ferait tomber celle-ci de Charybde en Scylla.

    Parlons encore de la situation concrète en Ukraine : quel scénario vous semble le plus probable en ce qui concerne l'issue de la guerre ? Et : certains conservateurs croient à la solution d'une Ukraine neutre - ou pensent même qu'un gouvernement russe fantoche pourrait apporter la paix. Qu'en pensez-vous ?

    Engels : Actuellement, toute issue possible à la guerre serait une catastrophe. Une Ukraine neutralisée ou indirectement réduite au statut de Biélorussie par un gouvernement fantoche légitimerait a posteriori la guerre d'agression de Poutine, porterait son influence politique directe loin à l'ouest et serait le prélude à une extension plus large dans les pays baltes et les Balkans, car il est dans la nature des zones tampons et de sécurité "neutres" exigées par la Russie que celles-ci se déplacent toujours plus loin en fonction des situations politiques de puissance du moment.

    La demande d'une Ukraine neutre, si elle était satisfaite, entraînerait bientôt la demande d'une région balte neutre et finalement d'une Pologne neutre. Si Poutine devait perdre la guerre, les perspectives seraient également sombres, car il faudrait s'attendre à une chute rapide du maître du Kremlin et à des troubles politiques correspondants dans l'ensemble de la Fédération de Russie, qui pourrait bien connaître un processus de déclin interne, l'immense empire étant déjà affaibli par de nombreux mouvements séparatistes, par exemple dans le Caucase ou en Sibérie.

    Si le pouvoir central russe devait effectivement disparaître pendant plusieurs années, nous devrions faire face à un foyer de troubles qui traverserait tout le continent eurasien et serait bien entendu exploité par d'autres puissances comme la Chine et le monde islamique. On pourrait alors espérer que des puissances régionales comme la Pologne parviennent au moins à conclure une alliance solide avec les pays riverains de l'est et du sud et à les aider à se stabiliser économiquement et politiquement, afin de protéger au moins le flanc est de l'Europe contre le chaos.

    Par ailleurs, le fait que Poutine veuille s'approprier la nation ukrainienne et ainsi l'anéantir de facto est également contesté en partie par les conservateurs et la droite. Beaucoup pensent que le droit à la vie de la nation ukrainienne pourrait être préservé malgré la domination russe. Cela ne contredirait-il pas fondamentalement la logique impérialiste que vous diagnostiquez pour la Russie ?

    Engels : Comme je l'ai dit, ce serait une erreur de vouloir appliquer à la Russie les critères classiques des États-nations européens. Il ne s'agit pas pour la Russie de Poutine de créer un peuple russe homogène sur le plan ethnique, religieux ou culturel, mais plutôt d'accomplir une mission métaphysique de rassemblement de la "terre" russe dans toute sa diversité et même ses contradictions internes. Bien entendu, cet objectif s'accompagne d'un certain chauvinisme grand-russe, qui s'efforce d'écraser et de réprimer autant que possible les mouvements régionalistes ou nationalistes ; mais au fond, ce projet est un phénomène tout à fait multiculturel et même multireligieux.

    Cela devient particulièrement clair avec l'exemple de l'islam qui, loin d'être combattu ou refoulé en Russie, est au contraire délibérément courtisé et renforcé tant qu’il s’engage dans une relation de loyauté politique avec le gouvernement en place. Ce n'est donc qu'en surface qu'il est paradoxal que le prétendu peuple frère ukrainien soit contraint de s'allier volontairement à la Russie par des mercenaires tchétchènes fondamentalistes.

    Une annexion russe de l'Ukraine, quelle qu'elle soit, ne déboucherait donc pas nécessairement sur une destruction génocidaire de la langue ou de la culture ukrainienne, mais plutôt sur une tentative de lui retirer son caractère d'Etat-nation et de la détacher ainsi de son contexte politico-culturel occidental. Il s'agit de transformer le territoire ukrainien par une décomposition et une assimilation culturelles et politiques multiples, de manière à lui ôter toute base d'autonomie en tant qu'État national et à faire à nouveau de l'ensemble du territoire une partie intégrante de l'immense zone d'influence de la Grande Russie.

    Merci beaucoup, Monsieur le Professeur Engels !

    David Engels (Die Tagesstimme, 2 septembre 2022)

    (Traduction Métapo infos, avec DeepL)

     

    Note :

    1 : ID, groupe Identité et Démocratie (avec les députés du RN) ; ECR, Conservateurs et Réformistes européens

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