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conservatisme - Page 4

  • La droite et la réappropriation de son essence philosophique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Luc Coronel de Boissezon au laboratoire d'idées Droite de demain et consacré au conservatisme ainsi qu'à l'essence de la droite. Jean-Luc Coronel de Boissezon enseigne l’histoire de la pensée économique à l’ISSEP. Il est professeur agrégé d’histoire du droit et spécialiste de l’histoire intellectuelle du conservatisme. Il a été, à ce titre, un des contributeurs du Dictionnaire du conservatisme (Cerf, 2017).

     

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    (Entretien) Jean-Luc Coronel de Boissezon, « La droite entrevoit (…) une réappropriation de son essence philosophique »

     

    Comment expliquer la réticence française vis-à-vis du terme « conservateur » ?

                Contrairement à une idée reçue, cette réticence n’a pas toujours existé, loin de là ! Le mot apparaît significativement sous le Directoire, au cours de la réaction thermidorienne, période d’intense freinage à l’encontre de la dynamique révolutionnaire : dès l’an IV, un rapport officiel réclame « un gouvernement tutélaire et conservateur ». L’opinion publique, lassée sinon écœurée par les excès de la Révolution, est alors favorable à un reflux vers la tradition et cette faveur touche, subséquemment, l’adjectif « conservateur », pour  près d’un siècle ! Après la franche appropriation du nom par la droite contre-révolutionnaire (ce qui est alors un pléonasme) lors de la fondation du journal Le Conservateur par Chateaubriand en 1818, le terme reste aussi répandu que positif jusqu’à la décennie 1880, où la Troisième République, d’abord paradoxalement dominée par des monarchistes qui préparaient la restauration du comte de Chambord, est reprise en main par les républicains. Après les élections de 1885 qui voient la défaite de l’Union conservatrice, le terme entame un rapide déclin, qui ira jusqu’à son ostracisation au seuil du XXe siècle.

                La raison de ce discrédit est alors double. D’un côté, évidemment, les différentes forces intellectuelles et politiques de gauche œuvrent à sa déconsidération, par la symétrique promotion du progressisme qui est leur dénominateur commun. De l’autre côté, la droite de conviction, celle qui n’était pas devenue « modérée » sous la pression des intérêts matériels ou l’usure du temps, a pris pleinement la mesure, un siècle après 1789, du paradoxe croissant d’une défense des « acquis de l’histoire » et de la continuité institutionnelle : demeurer alors « conservateur », n’était-ce pas conserver désormais la République, le libéralisme et le capitalisme d’affaires, héritages de la Révolution bourgeoise ? La naissance de la « droite révolutionnaire » s’explique ainsi. De l’Action française des origines (notamment son Cercle Proudhon) jusqu’aux « non-conformistes des années 30 », nul ne veut plus se dire « conservateur » : il s’agit désormais, comme l’écrirons Robert Aron et Alexandre Marc, d’être révolutionnaire contre « le désordre établi » (La Révolution nécessaire, 1933).

                La seconde moitié du XXe siècle, assez largement conditionnée sur le plan politique par l’exploitation, par le marxisme alors culturellement dominant, des suites de la Seconde guerre mondiale et de la décolonisation, avec pour acmé Mai-68, n’a pu que confirmer cette défaveur du qualificatif de « conservateur ». L’anti-marxisme qui entendit prendre sa revanche dans les années 1980, avec le « néo-libéralisme » de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ne fut qu’une demi-réaction. Bien que nombre de commentateurs aient employé à l’endroit de ces expériences britannique et américaine l’expression de « révolution conservatrice », chacun sait qu’un incontestable freinage en matière de mœurs, après la « contre-culture » des décennies précédentes, y fut concomitant de l’adoption d’un libéralisme économique résolu (« néo-classique »), assez éloigné des vues économiques traditionnelles du conservatisme, qui avaient relevé jusqu’alors d’un protectionnisme national, distinct tant du libéralisme que du socialisme. La « droite de gouvernement » française a suivi plutôt paresseusement cette tardive mode anglo-saxonne, tout en minimisant son caractère culturellement conservateur : après quelques velléités vite abandonnées (plateforme RPR-UDF de 1986, proposant notamment des réformes en matière d’immigration), il n’en est resté que la déréglementation économique.

                Aussi n’est-ce que dans la grande désillusion du début du XXIe siècle, lorsque se sont coagulées les conséquences de la crise économique de 2008, fille du capitalisme financier débridé par ladite déréglementation, les pertes de repères consécutives aux parallèles déréglementations « sociétales » issues de la même matrice individualiste libérale, avec ses « droits subjectifs », illustrés par l’adoption du « mariage pour tous » en 2013 et les débats subséquents sur la PMA et la GPA et, enfin, les conséquences du « laisser-faire, laisser-passer » dans la « crise des migrants » de 2015,  concomitante de l’explosion du terrorisme islamiste, que s’est libérée en France la revendication de l’idée conservatrice. Il devenait en effet difficile, à droite, d’entretenir l’enthousiasme pour un libéralisme placé au point de convergence des maux du temps. Une boucle de plus d’un siècle s’est close : la droite française entrevoit, depuis la candidature présidentielle pourtant si équivoque de François Fillon (un thatchéro-reaganisme retardataire, la nouveauté ne consistant qu’à en assumer la dimension de conservatisme « sociétal »), une réappropriation de son essence philosophique. La place qu’y a pris le philosophe François-Xavier Bellamy, choisi pour mener la liste LR aux dernières européennes, les invitations fréquentes par ce même parti du Québecquois Mathieu Bock-Côté, en sont de remarquables attestations.


    Beaucoup critiquent les libéraux-conservateurs en disant que le libéralisme entraîne des dérives progressistes, pourtant le conservatisme est né des libéraux britanniques, qu’en pensez-vous ?

                Il est exact que le conservatisme ait pour premier théoricien Edmund Burke, qui appartenait bien au parti whig, rassemblant les libéraux anglais. Mais ses Reflections on the Revolution in France de 1790 l’avaient incontestablement placé en minorité au sein de son parti : son cas n’est nullement représentatif du libéralisme britannique. En prenant davantage de hauteur, il faudrait remarquer combien l’antagonisme entre Whigs et Tories est complexe et ne saurait être entièrement ramené à l’opposition de progressistes et de conservateurs. Nombre de Whigs se sont originellement opposé aux Tories, au XVIIe s., parce qu’ils considéraient que ces derniers, alors partisans du roi Jacques II Stuart, importaient en Angleterre un absolutisme monarchique et un catholicisme tous deux caractéristiques de la France et contraires à la tradition britannique issue de la Magna Carta (1215) : les novateurs délétères étaient à leurs yeux les Tories. Burke se considère à cet égard comme un « old Whig » bien distinct des progressistes que sont peu à peu devenu ses confrères. Toute son habileté dialectique consiste à présenter la Glorious Revolution de 1688 comme un évènement de restauration des « droits historiques » des Anglais, aux antipodes d’une Révolution française qui efface ceux des Français, faisant de leur patrie une « carte blanche ». Philosophiquement, la pensée de Burke s’oppose point par point à l’individualisme méthodologique et juridique qui est au cœur du libéralisme, y compris en réalité chez les théoriciens de la révolution anglaise de 1688, à commencer par John Locke. L’interprétation conservatrice que fait Burke de l’évènement est tactique ; elle est facilitée, il est vrai, par le fait qu’au Royaume-Uni les Lumières, en particulier écossaises, font une plus grande place à l’empirisme et aux usages – dans la filiation du Common Law. Ces réalités ne sont pas transposables hors du contexte anglais – tout l’effort de Burke, penseur du particularisme historique, est de l’affirmer. Du reste, en dépit de ses efforts pour « traditionnaliser » les Whigs, la pensée de Burke n’a essaimé que chez leurs adversaires les Tories, qui les premiers en Europe prirent en 1834 le nom de Conservative party.

                Plus généralement, la question des rapports entre libéralisme et conservatisme souffre d’une équivoque fondamentale. L’un et l’autre ont bel et bien, en effet, un point commun, une aire d’intersection : l’hostilité à l’emprise de l’État, conçu comme puissance de centralisation administrative et normative, conformément à la doctrine de la souveraineté absolue, qui trouve son origine dans le contexte dramatique des guerres de religion du XVIe s. Mais ce point de rencontre n’est qu’à la croisée d’itinéraires aux directions opposées. Le libéralisme vise à réduire l’emprise de l’État pour émanciper davantage les individus : du point de vue économique, en libérant la poursuite des intérêts privés et l’initiative individuelle, contre les réglementations publiques ; du point de vue juridique, en garantissant des « droits subjectifs » de l’individu, contre les droits objectifs découlant de la communauté et assurant la primauté du tout sur les parties. À l’inverse, le conservatisme vise lui aussi à réduire l’emprise de l’État, mais pour rendre leur place aux communautés naturelles : famille traditionnelle, solidarité intergénérationnelle appuyée sur des propriétés lignagères, communes et régions historiques, écoles libres et universités indépendantes, groupements professionnels, églises. En d’autres termes, la lutte des libéraux contre l’État vise à aller plus loin dans la modernité et son processus de fluidification des structures sociales, là où celle des conservateurs entend refluer dans la direction inverse, au profit de la réactivation des enracinements et de la valorisation des héritages.

                Cela rappelle deux réalités historiques. La première est que l’État conçu comme puissance exclusive (plenitudo potestatis), et non plus comme faîte coordonnateur d’un ensemble de pouvoirs antérieurs selon le principe de subsidiarité (summa potestas), est une étape du processus moderne, qui a un amont « holiste » et un aval individualiste. La seconde est que le libéralisme est la première gauche, seulement déportée progressivement vers une droite de circonstance par deux siècles de « mouvement sinistrogyre », dont il a précisément donné le signal de départ avec les trois « révolutions atlantiques » (anglaise, américaine, française). Cette « droite circonstancielle » n’a pour autant jamais cessé d’être, du point de vue de ses valeurs fondatrices, antagoniste de la « droite essentielle » qu’est le conservatisme et, dans cette lumière, le syntagme « libéral-conservateur » est un oxymore.

                Toutefois, les nécessités de la pratique politique étant ce qu’elles sont, en particulier quant aux inévitables alliances, l’équivoque du « libéral-conservatisme » a été cultivée abondamment dans l’histoire politique occidentale au XXe siècle, dès lors que les libéraux comme les conservateurs se sont retrouvés assignés au camp des ennemis du progrès par leurs communs adversaires, socialistes et communistes. Cette alliance, seulement objective, a néanmoins donné lieu à quelques tentatives de conciliation des deux traditions intellectuelles, chez certains auteurs anglais ou américains pour lesquels cette pente est naturelle eu égard à leur héritage culturel, mais aussi chez de plus rares autres ressortissants de la sphère linguistique germanique en Europe centrale cette fois, en particulier Friedrich von Hayek et Wilhelm Röpke, tous deux figures éminentes de la célèbre Société du Mont-Pèlerin, significativement fondée en 1947, au début d’une Guerre froide qui allait opposer au bloc communiste un monde indéfectiblement attaché à la propriété privée. Cependant, Hayek a tenu à clarifier sa position, dans sa postface à La Constitution de la liberté (1960), explicitement intitulée « Why I’m not a conservative ». Seul Röpke est parvenu à rester sur une ligne de crête qui a fourni l’épine dorsale, sur le plan théorique, de l’ordoliberalismus, école demeurée assez spécifiquement allemande, inspiratrice de l’« économie sociale de marché » des chanceliers Konrad Adenauer et Ludwig Erhard, et créditée à ce titre du « miracle économique allemand » de l’après-guerre.

    De même les néoconservateurs américains ont apporté de nouvelles visions du conservatisme, est-ce une ligne réellement conservatrice ou sont-ils loin des valeurs du conservatisme ?

                La chose intéressante est qu’en Amérique du Nord le conservatisme ne peut qu’être « néo », car les États-Unis se sont fondés sur le rejet de la tutelle des institutions de la monarchie anglaise et, plus largement, de la civilisation traditionnelle de l’Europe – et ce dès l’exil des Pilgrim Fathers du XVIIe s., avant que la rupture ne soit entérinée par les Founding Fathers de l’indépendance au XVIIIe. C’est pourquoi, sur le sol de cette vaste République nativement progressiste, le « conservatisme américain » paraît une contradiction dans les termes. De fait, les forces politiques majoritaires aux États-Unis jusqu’à la moitié du XXe s. n’ont guère été que différentes strates de libéralisme. Cela ne rend que plus digne d’attention le tour de force qu’a représenté, à partir des années 1950, l’apparition d’un mouvement intellectuel se réclamant d’un authentique conservatisme, à l’initiative de Russel Kirk (The Conservative Mind, 1953). Celui-ci a réveillé un héritage presque disparu, celui de l’Angleterre maternelle : le politologue Jay A. Sigler a pu dire, à cet égard, que Kirk et ses proches avaient réintroduit un conservatisme de type européen qui avait quitté l’Amérique depuis le départ des loyalistes fidèles à la Couronne britannique ! Il est significatif que, compte tenu de cette disparition des conditions initiales de la doctrine, le mouvement ait pris le nom de New Conservatism. L’apparition de ce courant, fort protéiforme au demeurant, me semble le signe d’un tournant historique majeur, peut-être insuffisamment perçu : il témoignait de la prise de conscience, dans une partie de l’intelligentsia américaine, de l’impossibilité d’assurer la subsistance durable de leur État, si se poursuivait l’éradication des éléments pré-libéraux qui en avaient permis en fait, de façon officieuse et même déniée, la prospérité. La crise culturelle et identitaire où est désormais plongée, en raison de l’évolution de l’idéologie progressiste et du capitalisme mondialisé qui s’appuie sur elle, une population américaine d’origine européenne qui se sait majoritaire pour seulement quelques décennies encore, atteste la lucidité de cette prise de conscience, précisément manifestée par un effort de rattachement aux principales racines civilisationnelles européennes.

                Pour répondre plus précisément à votre question, c’est vingt ans après le New Conservatism fondé par Kirk et popularisé par William F. Buckley Jr. et sa National Review qu’est apparu un nouveau courant qui s’est baptisé Neoconservatism, au début des années 1970. Dominée par la figure d’Irving Kristol, il a singulièrement rassemblé des intellectuels de gauche de la côte Est, souvent issu du judaïsme new-yorkais, effrayés par l’évolution imprimée par la New Left avec sa « contre-culture » (dont Mai-68 fut en France l’une des répliques sismiques), origine directe de l’actuel politically correct. C’est donc d’une autre prise de conscience de l’importance des éléments traditionnels de la culture, chez une vieille gauche réalisant soudain que ses valeurs elles-mêmes en dépendaient et, en particulier, que la classe moyenne dont elle provenait serait laminée par les conséquences du radicalism, qu’est né la seconde branche majeure du conservatisme américain. L’écho que peut avoir dans l’Europe d’aujourd’hui une telle conversion est évident, dans les évolutions d’intellectuels de gauche comme Michel Onfray en France ou David Goodhart en Angleterre, de même que dans les œuvres de Jean-Claude Michéa ou Christophe Guilluy.

                La différence avec ces derniers auteurs reste toutefois profonde sur le plan économique, puisque c’est dans la périphérie du Neoconservatism que s’est développé le « néo-libéralisme » des supply-siders, en rupture complète avec l’interventionnisme étatique d’inspiration keynésienne. Il convient de préciser cependant que, d’une part, cette orientation prolongeait (avec la fameuse « courbe de Laffer ») l’anti-fiscalisme caractéristique du conservatisme et, d’autre part, qu’il s’agissait largement de combattre une politique de redistribution idéologique, spécialement la « discrimination positive ». D’une façon plus générale, à partir d’une défense de la sphère privée nettement exacerbée dans la culture anglo-saxonne, l’ensemble du conservatisme américain a développé des correspondances théoriques entre sa promotion politique des corps intermédiaires sis dans la « société civile » et un libéralisme économique laissant la plus grande autonomie à ces mêmes forces non-étatiques, la conviction de la majorité des auteurs étant que dans ce libre jeu se révèlent des qualités morales – héritage WASP évident. Leur discours se tient donc loin des libertariens et, prônant un capitalisme « familial », reste défavorable au capitalisme financiarisé et mondialisé. On peut voir là un intéressant parallèle avec ce que représentent, en Europe centrale, l’ordolibéralisme allemand déjà évoqué et le modèle du « capitalisme rhénan » étudié par Michel Albert.

                Une place particulière, enfin, me semble devoir être faite au sociologue Robert Nisbet, disciple du Français Le Play, qui s’est placé à l’intersection des deux principaux courants du conservatisme américain, et a remis en exergue les notions de communauté, d’autorité, de tradition et de sacré (voir, en français, La Tradition sociologique, 1984), préfigurant les travaux de certains communautariens américains.

    Les verts portent un écologisme doctrinal, les progressistes un progrès sans limites, la droite par l’intermédiaire du conservatisme peut-elle s’adapter aux enjeux écologistes ?

                Ce devrait être, si l’on ose dire, la plus naturelle des choses. Si l’on met de côté les récriminations naturalistes de l’abbé Mably ou de Jean-Jacques Rousseau, dont les discours restent marginaux au sein du progressisme des Lumières, on constate que les premières critiques des atteintes à la nature, à ses rythmes lents et organiques, aux paysages et à l’osmose entre l’homme et la terre, proviennent presque exclusivement de la pensée conservatrice. Celle d’abord des contre-révolutionnaires, qui voient nettement le lien entre la révolution politique et la révolution industrielle, cette dernière fournissant à la fois les premiers moyens financiers et les appétits de long terme de la bourgeoisie libérale. Bonald, dans ses Réflexions sur la révolution de 1830, esquisse une critique précoce de cet industrialisme et de ses effets destructeurs du lien entre l’homme et la nature. Le romantisme politique, en Allemagne principalement (Adam Muller, Franz von Baader, Joseph Görres, etc.), mais aussi en Angleterre (Samuel Taylor Coleridge, Thomas Carlyle), a entrepris une véritable croisade intellectuelle contre la profanation de la nature, porteuse de sacralité, et du paysage, écrin de l’âme populaire, ainsi que contre la laideur de la société industrielle émergente. La génération conservatrice ultérieure, dans la seconde moitié du XIXe s., a lié cette critique à la lutte contre le paupérisme, dans sa défense d’une classe ouvrière désarmée par la législation individualiste et anti-corporative du nouveau droit du travail. Précédé par Benjamin Disraeli, le grand réformateur du parti conservateur britannique, qui a réorienté la politique tory en faveur des ouvriers, le courant du « catholicisme social » continental, en particulier français (Alban de Villeneuve-Bargemont, Armand de Melun, Le Play, René de La Tour du Pin, Albert de Mun), allemand (Mgr Wilhelm von Ketteler) et autrichien (Karl von Vogelsang), a mené la critique du déracinement provoqué par l’exode rural, de la grande ville ruineuse de l’hygiène et de la santé, tandis qu’il promouvait les jardins ouvriers, la relocalisation des manufactures dans les campagnes, et plus généralement le retour à la terre.

                Il faut garder à l’esprit que les partis conservateurs ont tout au long du XIXe s. une sociologie où dominent nettement les ruraux, en particulier les propriétaires terriens, là où le libéralisme a clairement la faveur de la bourgeoisie urbaine et des milieux de la fortune mobilière. La défense de la ruralité était à cet égard également conçu, depuis Disraeli jusqu’à La Tour du Pin, comme moyen de rééquilibrer le poids politique des différentes classes sociales, en minorant celui de la bourgeoisie urbaine – dont Disraeli fustigeait l’esprit de calcul, l’utilitarisme et le rationalisme desséché.

                Ce dernier trait, anti-rationaliste, de la critique des atteintes à l’environnement, a été particulièrement développé par le conservatisme du XXe s. Au seuil de celui-ci, le courant du Kulturpessimismus, outre-Rhin (Paul de Lagarde, Julius Langbehn, plus tard Oswald Spengler), a mis l’accent sur l’altération culturelle produite par l’industrialisation et la perte des repères naturels, en mettant en exergue le rapport entre rationalisme et exploitation productiviste de la nature. Dans cette filiation, Ludwig Klages, pionnier de la Konservative Revolution qui devait s’épanouir sous la République de Weimar, fut l’auteur d’un des premiers manifestes écologistes, L’Homme et la Terre (1913).Klages eut une influence majeure sur le « philosophe paysan » Gustave Thibon, figure de la philosophie conservatrice française, qui lui a consacré son tout premier livre. On décèle là les racines conservatrices du courant de « l’écologie profonde ».

                Au mitan du XXe s., l’écologie constituait donc un affluent central du conservatisme en Europe. Il a fallu tout le phénomène de culpabilisation stratégiquement entretenu par les forces politiques de gauche à l’issue des évènements tragiques de la Seconde guerre mondiale, et spécialement en France la mise en cause du discours de retour à la terre du gouvernement de Vichy, pour que l’écologie s’éclipse durablement du corpus idéologique de droite. C’est ainsi qu’elle a connu une annexion à peu près complète par la gauche, jusqu’à devenir comme on sait, dans la dernière décennie du XXe s., l’un des principaux courants électoraux de son aile radicale, en particulier en Allemagne et en France. Pour autant, des scissions au sein des Verts, des deux côtés du Rhin, ont révélé que cette captation d’héritage ne faisait pas l’unanimité : si le Mouvement écologiste indépendant (MEI) d’Antoine Waechter refuse seulement de se situer sur l’échiquier politique, l’Ökologisch-Demokratische Partei (ÖDP) fondé par Herbert Grühl assume quant à lui un positionnement conservateur.

                Aujourd’hui, au moment même où semble triompher l’écologisme de gauche, de la promotion médiatique de Greta Thunberg aux succès électoraux d’EELV en France, l’équivoque d’une écologie progressiste se dissipe en réalité, dans le domaine des idées dont les évolutions précèdent toujours celle des urnes. Il sera de moins en moins possible, en effet, de reconnaître de légitimes défenseurs de la nature chez ceux qui en nient avec acharnement les manifestations chez l’homme, qu’il s’agisse de l’identité sexuelle, de l’hétérosexualité de la famille, de l’impératif de défense d’un territoire, ou de l’irréductibilité des identités ethniques. Les représentants de l’écologie politique actuellement majoritaires, par leur engagement en faveur de la « théorie du genre » et des revendications des minorités sexuelles, leur promotion du mariage homosexuel comme leur animosité à l’endroit de la famille traditionnelle et du « patriarcat », leur hostilité aux frontières, leur réclamation d’une société multiculturelle et d’un accueil inconditionnel des « migrants », leur dénonciation du « racisme systémique » et leur négation du droit à l’identité des autochtones, font la singulière démonstration d’une négation de l’écologie humaine. C’est là plus qu’une schizophrénie qui défendrait « la nature » environnementale ou animale tout en la pourfendant chez l’homme : même le souci du seul « environnement » est, à l’évidence, mis à mal par des positions favorables à des mouvements migratoires massifs et, de la sorte, aux déstabilisations réciproques d’écosystèmes locaux.

                Pour tous ces motifs, la réappropriation de l’écologie par les courants conservateurs en Europe a  commencé avec le nouveau siècle et ne pourra que se poursuivre. En France, la Nouvelle Droite en a donné le signal précoce avec Laurent Ozon et sa revue Le Recours au forêts (1994), avant qu’Alain de Benoist ne fasse connaître son évolution vers une position écologiste radicale, avec son ouvrage Demain, la décroissance ! Penser l’écologie jusqu’au bout (2007). Dans la filiation de la Manif pour Tous, la revue Limite (2015) a entrepris la défense d’une « écologie intégrale », sous les plumes d’une nouvelle génération (Gautier Bès de Berc, Eugénie Bastié, Falk van Gaver). En Angleterre, après les efforts décisifs d’Edward « Teddy » Goldsmith pour dégager l’écologie de l’emprise des courants socialistes dans les deux dernières décennies de sa revue The Ecologist, le philosophe Roger Scruton a donné à l’écologie conservatrice son texte de référence : Green Philosophy. How to Think Seriously About the Planet (2012). Il convient d’ajouter que, sur le plan religieux, l’enseignement des derniers papes a prolongé avec logique la « doctrine sociale de l’Église », issue des catholiques sociaux, par une « écologie chrétienne » élaborée par Benoît XVI, avec Spes Salvi et Sacramentum caritatis (2007), et poursuivie par le pape François avec Laudato Si (2015), appelant à accueillir le « don de la Création » et à le protéger en tant que « collaborateurs du Créateur ».


    Peut-on réellement s’opposer au progrès, le limiter, alors qu’on sait que nous prendrions du retard sur les autres États, notamment au niveau défense (avec le cyberespace) ?

       
                De longue date, la famille de pensée conservatrice a nié au progrès son caractère linéaire d’une part, d’autre part son caractère monolithique : pour ses auteurs, non seulement progrès et décadence alternent dans l’histoire, mais le progrès matériel ou technique doit être distingué du progrès physique, moral ou encore intellectuel. Le Play, par exemple, qui était polytechnicien et ingénieur des Mines, n’en pensait pas moins qu’ordre matériel et ordre moral étaient rigoureusement distincts, constatant même que le progrès dans le premier avait fréquemment entraîné un déclin dans le second. Les conservateurs d’aujourd’hui peuvent reprendre cette distinction, pour envisager des politiques totalement différenciées en matière technologique et en matière culturelle.

                Allons plus loin : c’est seulement à partir d’un « retour à la culture » que pourrait être maîtrisé le processus d’innovation technologique, dans le sens de l’intérêt national et civilisationnel. Ce n’est qu’une politique de restauration des murs porteurs et des arcs-boutants de l’architecture culturelle des peuples – après un demi-siècle d’intense déconstruction, d’abord « contre-culturelle », puis « multiculturelle » – qui pourrait permettre de replacer, au sommet, des valeurs anagogiques et de remettre à leur place subordonnée les techniques nouvelles. Loin de débiliter le processus de création technologique, une telle verticalité fonctionnerait de façon « aspirante », stimulant le dynamisme créateur en direction d’un « grand dessein », d’une reprise du « roman national » ou de l’épopée civilisationnelle. On ne que peut faire le constat, notamment en France, qu’au contraire la perte des repères culturels a provoqué la dépression de la créativité, tant artistique que techno-scientifique, ainsi qu’un profond déclin du système éducatif aux effets dévastateurs sur le développement des intelligences, enfin un abandon du patriotisme économique sous la pression du déni d’identité nationale, aboutissant aux délocalisations et à la désindustrialisation qui affligent notre pays comme la plupart de ses voisins d’Europe occidentale depuis quarante ans, c’est-à-dire dans la période d’exact contrecoup de la crise culturelle. Ce constat indique que les conservateurs, s’ils s’opposent à la chimère du « Progrès » à majuscule, non seulement n’ont pas à freiner les progrès – au pluriel – technologiques, mais semblent mêmes aujourd’hui les seuls à pouvoir en favoriser la reprise autochtone, locale et souveraine.

                Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette orientation n’entre pas en contradiction avec la réponse à votre précédente question. C’est la principale figure du néo-conservatisme allemand de l’après-guerre, Arnold Gehlen, qui a établi que « l’homme est par nature un être de culture », reprenant dans son anthropologie philosophique une tradition de pensée qui remonte à Aristote. Ce propos aux riches implications rappelle que l’homme est contraint par sa nature de prolonger ses capacités organiques, insuffisantes à assurer sa survie dans le monde, par des créations culturelles : outils, armes, habitations, mais aussi cités et institutions, normes et valeurs. La technè n’est pas extérieure à l’homme, elle est au contraire un effet spécifique de sa condition : elle est une part de la culture. Comme elle, la technique est particulière, produit d’un peuple, dans sa localité, au cours de son développement historique. L’occidentalisation du monde, conséquence des colonisations européennes puis de la colonisation culturelle américaine, a entraîné l’oubli de cette réalité. Seule la résistance opposée par la pensée conservatrice au discours universaliste pourrait permettre, aujourd’hui, l’audace du constat que le monde vit de techniques issues, précisément, de cet Occident qui est l’objet d’une culpabilisation médiatique et d’un procès idéologique constants. Se réapproprier avec une légitime fierté cet aspect de la culture des peuples européens, reprendre en main le développement de la technique grâce à la cohérence d’une unité culturelle retrouvée, mettre fin aux délocalisations, réindustrialiser nos pays, assurer le développement du localisme et des circuits courts si favorables à l’environnement, bâtir des espaces économiques auto-centrés, contester le libre-échangisme et assumer un néo-protectionnisme continental, être en mesure par un « protectionnisme éducateur » (Friedrich List) de développer enfin les industries de pointe que nous avons abandonnées, tout spécialement dans le domaine numérique monopolisé par les GAFAM : autant de chantiers dont ni les libéraux individualistes et libre-échangistes, ni la gauche multiculturaliste et focalisée sur un État-Providence dispensateur de prestations sociales, ne se chargeront. Les conservateurs ont à ce titre la responsabilité historique, en matière économique, de faire advenir cet État-stratège. 

    Comment adapter le conservatisme au XXIe siècle ? Quel conservatisme pour la droite de demain ?

                C’est moins le conservatisme qui a à « s’adapter au XXIe siècle » que ledit siècle qui est d’ores et déjà venu à lui : rarement, depuis ses origines, cette famille de pensée était apparue avec autant de clarté comme la grande alternative. La poursuite de l’évolution du progressisme y est pour beaucoup, qui a vu sa première strate, libérale, abandonner ce qu’il lui restait de défense du patrimoine culturel au profit de la mondialisation, et sa seconde strate, socialiste, délaisser la défense des couches sociales modestes au profit des luttes pour « la diversité » : les deux strates ont aujourd’hui fusionné idéologiquement, voire politiquement comme dans le cas français du parti d’Emmanuel Macron. Le durable malentendu d’une « droite libérale » est dissipé : dans l’électorat plus encore que dans les partis, les libéraux ont rejoint les libertaires ; le libéralisme a fait retour à son origine. Il ne reste de droite que la conservatrice.

                De même, c’est spontanément que s’est dégagée la voie de ce « conservatisme pour la droite de demain » sur lequel vous m’interrogez : le face-à-face politique déterminant a été reconnu par les pouvoirs progressistes en place, comme en France où le président Macron a dramatiquement présenté les dernières élections européennes comme un affrontement des « progressistes » et des « populistes », également qualifiés de « lèpre [montant] un peu partout en Europe ». Tous les éléments pertinents pour le conservatisme d’aujourd’hui sont là, en creux, dans la peur attisée par ce discours : la « droite de demain » n’est autre que celle qui aura l’audace de le retourner. Certes, il entre principalement dans cette scénarisation le vœu du président Macron d’assurer sa réélection en n’ayant face à lui qu’une Marine Le Pen pour l’heure dépourvue d’alliés. Mais le pari tout conjoncturel de cette bipolarisation pourrait être risqué, car une fois l’échéance passée, les espoirs que placent en elle les électeurs de Mme Le Pen seront quant à eux toujours structurellement présents, tandis que la crédibilité du camp progressiste qu’entend incarner M. Macron aura encore beaucoup décru : aucun des problèmes qui ont jeté dans la rue les Gilets jaunes, puis les opposants à la réforme des retraites, ne trouveront de solutions durables dans une économie d’alignement sur le capitalisme financier mondialisé, pas plus que la multiplication des attentats islamistes, ni les risques sanitaires, ne pourront prendre fin dans une politique de la « société ouverte » répugnant au contrôle des frontières. Tandis que la France n’évolue plus désormais que d’une crise sociale à une crise sécuritaire, en lisière constante d’évènements dramatiques, dans une perte de contrôle que la réduction croissante de la liberté d’expression (projet de loi Avia, etc.) tente de conjurer en ne la rendant que plus odieuse, un certain nombre de nos voisins européens, en particulier la Hongrie et la Pologne, de même dans une large mesure que leurs alliés tchèques et slovaques, mais aussi avec plus de réserve l’Autriche et l’Angleterre, prennent une autre voie : celle d’un conservatisme qu’ils assument de concert, au-delà de leurs différences importantes. Du groupe de Visegrad au Brexit, ces gouvernements montrent, chacun à leur manière, que vouloir conserver l’héritage civilisationnel européen, désormais, c’est résister à une Union européenne qui ne se conçoit que comme une zone économique de libre-échange et un espace juridique de défense des droits de l’homme, c’est-à-dire un double universalisme et, dès lors, une double vacuité culturelle. Déni de l’identité, déni de l’histoire, déni des frontières, déni même d’une élémentaire préférence européenne. Les conservateurs auront à rompre avec cette construction suicidaire, précisément parce qu’ils sont européens : c’est une spécificité du  conservatisme que d’être une doctrine civilisationnelle, originellement constituée dans la conscience de l’œcumène formé par l’ancienne Europe, fille de l’Empire romain et de la Chrétienté médiévale. Conscients de la nécessité géopolitique de penser en termes de grands espaces cohérents, à l’heure de l’extraterritorialité du droit américain, du plein retour du géant chinois dans le jeu de l’hégémonie mondiale, et de la guerre de civilisation menée par l’internationale islamiste, les conservateurs de demain seront alter-européens ou ne seront pas. L’historien et essayiste David Engels a proposé une formulation pour cela : « l’hespérialisme ». Son récent manifeste en montre la voie (Renovatio Europae. Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l’Europe, 2020).

                Ainsi les conservateurs ont-ils vocation à s’investir dans « ce qui monte un peu partout en Europe », selon la formulation présidentielle. Si M. Macron en joue, espérant ne susciter face à lui qu’un « populisme » aisé à vaincre, c’est parce que ce populisme a échoué à se rendre suffisamment crédible. Il consiste avant tout en un style, qui trouve ses limites dans l’exercice de la fonction tribunitienne, bien distincte de la vocation gouvernementale. Privilégiant l’addition des mécontentements populaires et la promesse d’une maintien inconditionnel du niveau de vie des classes moyennes menacées, sans production d’expertises pointues ni de propositions novatrices, sans proposition surtout d’un grand dessein alternatif, appuyé sur une perspective civilisationnelle, le populisme reste une forme qui manque de fond – au point d’avoir pu se situer à droite comme, plus sporadiquement, à gauche. Il manque à un populisme sincère, c’est-à-dire poursuivant effectivement la défense d’un peuple, le caractère substantiel du conservatisme. Et, à l’inverse, il a longtemps manqué au conservatisme, spontanément élitiste, un accès suffisant à l’électorat populaire. C’est assez dire que l’un a besoin de l’autre et quelle formule renferme la réponse à votre dernière question : la « droite de demain » sera nécessairement de fond conservateur et de forme populiste. Le point auquel est parvenu « l’état de droit » en Europe, privant les peuples de leur souveraineté et donc du contrôle de leur destin, par la censure juridictionnelle de leur volonté exprimée par leurs représentants, ne peut plus trouver d’autre issue que la réclamation de cette souveraineté sous la forme référendaire, dernière chance de trancher les différents nœuds gordiens qui sont noués autour de leur cou. Cette mue institutionnelle n’aura lieu que si des majorités populaires retrouvent l’accès à la décision, contre la coalition des pouvoirs non-élus, médiatique et judiciaire, qui en découragent, délégitiment et censurent l’expression. Mais simultanément, ces choix populaires ne pourront être respectés fidèlement, et mis en œuvre avec compétence, que par un personnel politique conservateur, formé selon les canons élitaires de cette école, capable de reprendre le tissage de l’histoire nationale, sur la base de traditions éprouvées et de colonnes portantes culturelles, avec la légitimité que donne le courage d’avoir bravé l’oppression médiatique et le respect qu’apporte le service de valeurs transcendant la fugacité de l’instant postmoderne.

    Jean-Luc Coronel de Boissezon (Droite de demain, 10 décembre 2020)

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  • Julien Rochedy : “Je fais partie d’une génération qui n’a pas peur de voir ce qu’elle voit !”

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien récent donné par Julien Rochedy à Valeurs actuelles et cueilli sur son site, dans lequel il évoque ses travaux de réflexion autour de la question masculine, de Nietzsche, du conservatisme, du progrès et de l'évolution. Publiciste et essayiste, Julien Rochedy est une figure montante de la mouvance conservatrice révolutionnaire.

     

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    “Je fais partie d’une génération qui n’a pas peur de voir ce qu’elle voit !”

    Samedi [décembre 2019], vous vous êtes illustrés par un tweet aux accents provocateurs qui a été abondamment commenté, notamment par la secrétaire d’État Marlène Schiappa. Il s’agit d’une photo prise dans votre supermarché de province montrant une pile de poupons métis et accompagnée du message suivant : « Maintenant nous n’avons même plus le choix […] le seul poupon mis en avant est métis […] » avant de conclure : « L’avenir nous est montré ; mieux, il nous est prescrit : disparaissez, sales blancs. » Vos opposants ont fustigé une obsession identitaire de votre part qui confinerait au racisme. Que leur répondez-vous ?

    Je fais partie d’une génération qui n’a pas peur de voir ce qu’elle voit, comme l’exhortait Charles Péguy, et encore moins de « décrire la réalité de manière spontanée » comme le formule Roger Scruton. Dès lors, je ne me cache pas derrière mon petit doigt ou derrière de grands concepts pour parler de choses crues qui, sous leurs dehors apparemment simplistes, sont en vérité fondamentales. J’entre dans un supermarché de province dans laquelle la population est encore à grande majorité blanche et je vois un poupon noir en tête de gondole. Est-ce quelque chose d’absolument anodin, ne méritant pas que l’on s’y arrête, ou est-ce plutôt quelque chose de très significatif dans le contexte d’une Europe qui a peur de s’affirmer et celui d’une immigration de masse venue d’un continent qui va démultiplier sa démographie dans les années à venir ? Selon moi, ce mignon petit poupon noir que Marlène Schiappa veut offrir à sa nièce, est très révélateur de l’état d’esprit qui préside à l’abandon de nous-mêmes. Nous ne sommes pas seulement une culture, des valeurs, un « mode de vie » ou autres abstractions utilisées pour nous définir dans les frontières du politiquement correct : nous sommes aussi des peuples d’ethnies européennes sans lesquels il n’y aura plus ni de France ni de civilisation européenne. Qu’importe que dire cela soit très mal vu : je préfère la vérité à un bon diner en ville.

    Ancien cadre du Front national, vous avez quitté la “politique politicienne” pour vous concentrer sur d’autres activités, entrepreneuriales et intellectuelles pour l’essentiel. Vos différentes réalisations, de l’école Major (site de développement personnel à destination des hommes) en passant par la tenue de conférences jusqu’à la rédaction d’ouvrages, convergent vers une même préoccupation : la crise de la civilisation européenne et occidentale. En cela, ne poursuivez-vous pas un travail éminemment “politique” ?

    J’ai compris assez vite que les politiques n’avaient pas de pouvoir et qu’ils n’étaient que des exécutants et des comédiens. Le vrai pouvoir se situe dans l’influence que l’on peut avoir sur les autres. Pouvoir influencer des décisions, des opinions, des modes et des mouvements, là réside la véritable puissance. Or, il y a deux manières d’influencer : soit par l’argent, soit par les idées. N’étant hélas pas riche, je me concentre sur les idées. Si, demain, je pouvais influencer une partie de la société civile ainsi que des acteurs importants, alors, oui, on pourrait considérer mon travail comme éminemment politique, car j’aurais atteint le vrai pouvoir. Pour l’heure, par exemple, je travaille sur une longue conférence-vidéo sur la pensée conservatrice. Elle sera sûrement vue par plusieurs dizaines de milliers de personnes, dont beaucoup de jeunes qui sont en politique et des acteurs du monde économique et culturel. Je le sais car ces gens m’écrivent. A ma petite échelle, c’est déjà de l’influence.

    La masculinité occupe une place de choix parmi vos réflexions. Tandis que le post-féminisme réduit l’identité masculine à une simple construction sociale, vous l’envisagez au contraire sous un prisme anthropologique. Pouvez-vous préciser votre pensée sur ce point ?

    Réfléchir à la masculinité autrement que sur le ton du seul reproche et de la condamnation vous transforme en « masculiniste », qui n’est qu’un autre mot pour dire, en langage progressiste, « homme de Cro-Magnon frustré et misogyne ». Pourtant, il faut admettre que la fin des sociétés traditionnelles, la tertiarisation de l’économie et les conditions de vie postmodernes ont apporté de toutes nouvelles façons de se penser homme et de se penser femme, ce qui a une profonde incidence sur nos vies, en amour, au travail, en famille, etc. Apparemment, dans ce nouveau monde, la masculinité classique semble devenue inutile, anachronique voire même souvent détestable. Et si ce point de vue n’était en fait que très superficiel ? Peut-être avons-nous toujours besoin d’hommes qui se pensent dans des contours classiques. Et peut-être même qu’en vérité, ces hommes n’ont jamais été aussi nécessaires. En général, je crois à la grande sagesse et à la profonde intelligence de l’existence de pôles masculins et féminins, et je redoute l’indifférenciation nihiliste à laquelle se livrent les postféministes qui, par ressentiment, cherchent désormais moins à s’occuper des femmes et à promouvoir le féminin qu’à haïr les hommes et vouloir liquéfier les genres. Je veux croire qu’il est toujours beau, bon et heureux qu’il y ait des hommes et qu’il y ait des femmes, pour le bonheur des deux d’ailleurs.

    Selon vous, nos sociétés sont en proie à une forme de nihilisme civilisationnel. Quels chemins préconisez-vous pour sortir de la nasse ?

    A la suite de Nietzsche, la question du nihilisme occidentale me hante. Pourquoi la civilisation européenne, qui est le lieu par excellence de la haute culture, de l’évolution et de la beauté, se renie-t-elle à ce point, craint de faire état de volonté de puissance et fait manifestement tout pour se suicider ? C’est un nihilisme profond qui est à l’œuvre ; un nihilisme entendu comme une maladie de l’esprit que les civilisations fatiguées, et trop coupées du naturel, attrapent. Il faut d’abord, comme en médecine, constater le mal. Faire réaliser au patient qu’il est en train de mourir. Ce n’est déjà pas gagné, car les progressistes ont souvent coutume d’appeler la mort « changement » pour tromper le monde. Puis, il faut essayer de comprendre les causes historiques, anthropologiques, philosophiques, et même biologiques, de la maladie nihiliste qui se propage si facilement dans l’existence postmoderne. Enfin, en termes de réponse et pour résumer brièvement, je crois qu’il faut se débarrasser de la moraline qui est son symptôme purulent, revenir au droit naturel, assainir nos modes de vie, et trouver de nouveaux défis civilisationnels exigeants. Tout cela est possible.

    Dans une publication récente sur votre site, vous expliquiez vouloir développer une nouvelle idéologie, “l’évolutisme”, consistant à lutter contre le progressisme ambiant sans céder aux sirènes de la nostalgie et à un chimérique retour du passé. Qu’entendez-vous par là ?

    Depuis des années, je cherche une réponse possible au progressisme qui soit autre chose que du pur conservatisme, car celui-ci a déjà beaucoup perdu et perdra encore. La vision du monde qu’oppose le conservatisme au progressisme n’est qu’un décadentisme et sa proposition idéologique n’est qu’un simple statu quo. En face, il y a des promesses, il y a un mouvement, il y a une narration empreinte de positif, même si elle est mensongère. Pour s’y opposer, il faut comprendre la signification profonde de la civilisation européenne et renouer avec ce qui la fonde : l’évolution. Or, l’évolution n’est pas le progrès, en tous cas pas celui entendu par la gauche ou par les libéraux. Pire encore : il semble bien que plus on « progresse », moins on évolue. La vérité est qu’en bien des domaines, nous régressons. La raison est simple, et elle tient dans la différence essentielle entre évolution et progressisme : pour évoluer, il faut partir de son état antérieur ; on évolue en fonction de ce que l’on est – grâce à ce que l’on est ; le passé n’est donc pas méprisé : il est fondamental pour évoluer. Au contraire, le progressisme est axiologiquement fondé sur la tabula rasa ; pour progresser comme ils l’entendent, il faut se débarrasser du passé, s’en « émanciper » – fondamentalement, on « progresse » donc contre ce que l’on est. Et cela change tout. A la place du conservatisme, c’est une doctrine de l’évolution qu’il faut opposer au progressisme, et c’est celle sur laquelle je travaille. Cependant, je ne suis malheureusement pas encore assez connu pour la formuler aujourd’hui, car j’aurais besoin de crédit. Mais ça viendra je l’espère.

    Vous travaillez présentement à la rédaction d’un prochain livre. Sur quoi portera-t-il ?

    Je publie à la rentrée trois de mes manuscrits de jeunesse : mon premier livre, un essai impétueux sur la décadence postmoderne nommé Le Marteau ; mon roman, Mourir à petit peu, roman d’une jeunesse sans vie ; et Nietzsche contre le nihilisme suivi de Nietzsche et l’Europe, deux essais que je réunis en un livre. Mon prochain livre traitera normalement de la condition masculine à l’heure actuelle. Je cherche à répondre à la question que nous sommes beaucoup à nous poser : est-il encore possible (et souhaitable !) de rester un homme aujourd’hui ? Et si oui, comment ? Si je parvenais à trouver une bonne maison d’édition, je suis sûr que ce pourrait être un best seller ! Car ce sujet, même s’il est un peu méprisé par l’intelligentsia comme un sujet mineur, n’en demeure pas moins essentiel pour la vie réelle de millions de gens.

    Julien Rochedy (Club Valeurs actuelles, 19 décembre 2019)

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  • Tour d'horizon... (186)

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    Cette semaine, on s'éloigne de l'actualité et on prend un peu de champ.

    Au sommaire :

    - dans la Revue d'Allemagne, un article d'Olivier Agard consacré à Arnold Gehlen, qui permettra de découvrir une facette de l'auteur de L'Homme - Sa nature et sa position dans le monde, essai dont la publication en français a été repoussée de quelques mois pour cause de crise sanitaire...

    Arnold Gehlen et les mutations du conservatisme en RFA

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    - dans la revue Stratégique, un article du politologue allemand Günter Maschke consacré à Clausewitz..

    La guerre, instrument ou expression de la politique. Remarques à propos de Clausewitz

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  • Soyons conservateurs… et révolutionnaires !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Javier Portella qui rebondit sur le discours prononcé à Rome le 4 février 2020 par Marion Maréchal à l'occasion d'une conférence rassemblant quelques ténors de la droite conservatrice européenne. Javier Portella est l'auteur d'un essai intitulé Les esclaves heureux de la liberté (David Reinarch, 2012).

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    « Soyons conservateurs… et révolutionnaires ! »

    Soyons conservateurs… et révolutionnaires. Ou, pour le dire autrement, conservons et innovons, sauvegardons et rompons tout à la fois. L’oxymoron (pour les victimes de nos systèmes éducatifs : la contradiction logique) entre les deux exigences semble manifeste. Et pourtant…

    Et pourtant, je pourrais invoquer qu’une telle dualité avait, par exemple, déjà marqué, voici un siècle, un mouvement aussi important que la Révolution conservatrice allemande (avec des figures aussi éminentes que les frères Jünger, Spengler, Heidegger et tant d’autres). Mais laissons les invocations historiques. Il suffit d’affirmer que de deux choses l’une : ou nous devenons à la fois conservateurs et révolutionnaires, conservateurs et innovateurs – c’est-à-dire des conservateurs d’un type nouveau, très différents des conservateurs traditionnels –, ou rien ne pourra nous sauver.

    C’est d’être conservateur qu’il était question aussi dans le discours récemment prononcé à Rome par Marion Maréchal et dont le niveau intellectuel – il vaut la peine de le souligner – surmonte de très haut la plupart des discours politiques, eux qui ont la platitude comme signe et la langue de bois comme expression.

    Oui, elle a raison Marion Maréchal lorsqu’elle se proclame conservatrice ; lorsqu’elle affirme que, face à la décomposition du monde, face à la folie nihiliste qui nous entoure, il faut conserver les valeurs essentielles de notre civilisation. Quelle société pourrait d’ailleurs exister si elle ne conservait pas ce qui lui est le plus propre, si elle mettait tout constamment en question ?

    Bien entendu. Le problème est qu’une fois admis ce qui précède, c’est alors que les véritables questions se posent. Des questions importantes, décisives. Et difficiles. Examinons-les.

    Il faut conserver, certes… Mais conserver quoi, au juste ? Non pas le monde d’aujourd’hui, bien sûr ; non pas ce monde absurde et gris, laid et triste qu’il s’agit de démolir.

    S’agirait-il donc de conserver (de récupérer, plutôt) le monde d’hier, de revenir à lui et à ses principes ? Pas davantage. Tout d’abord, parce que l’histoire (ce que les réactionnaires s’échinent à ne pas comprendre) ne revient jamais en arrière (tout comme elle n’avance pas vers le Progrès des progressistes). Mais il y a une raison encore plus importante. Même s’il était possible de revenir aux temps d’hier, il ne faudrait pas non plus retourner à des temps dont il faut certes conserver certaines choses (nous verrons lesquelles) mais pas toutes, et pas non plus l’esprit qui y présidait. Il en va de même avec le monde d’aujourd’hui, dont certaines choses méritent d’être conservées (par exemple, les découvertes scientifiques et le bien-être matériel ; par exemple, la liberté sexuelle et la liberté d’expression) mais pas toutes ses choses, et encore moins l’esprit qui y préside.

    S’agirait-il donc de tomber dans éclectisme bon teint et dans l’équidistance molle ? S’agirait-il de mettre en œuvre des recettes telles que : « Un peu de ceci, un peu de cela… Ne tombons pas dans les extrémismes… Le mieux, c’est un bon compromis » ? Absolument pas. Ce dont il s’agit, c’est de tout repenser sur de nouveaux frais, de fond en comble, en sachant ce qu’il faut extirper et préserver (ou récupérer) dans un résultat final – dans une nouvelle vision du monde – qui ne ressemblera (quand ce sera son tour : ce n’est pas une affaire d’un jour ou de deux) ni au monde d’hier ni à celui d’aujourd’hui.

    Je viens de prononcer le mot extirper : ce mot intempestif – presque une grossièreté – que plus personne ne prononce à propos de telles choses. Mais c’est bien le mot qu’il faut prononcer quand il est question de racines et celles-ci sont pourries. « Les racines du mal qui nous ronge », disait Marion Maréchal dans son discours, il faut les chercher dans « le citoyen abstrait de la Révolution française, détaché de sa terre, de sa paroisse, de sa profession […], dans cette matrice du citoyen du monde ! Du citoyen du néant ! ».

    Sans nul doute. Or, qu’est-ce qui fait que ce citoyen s’enfonce dans le néant (tout en se tordant de rire, le malheureux) ? Pourquoi cet homme se détache de ses liens, ignore ses enracinements, méprise ses traditions ? Pourquoi, devenu abstrait, erre-t-il comme un somnambule parmi de nuages inconsistants ?

    Cet homme (ou ceux qui le manipulent) est-il à ce point imbécile ou méchant ? Bien sûr qu’il l’est, en partie du moins ; il ne faut pas charrier ! Mais ne tombons pas dans les simplifications, dans la reductio ad stultitiam et malignitatem (si facile, si commode) dans laquelle tombent parfois nos gens. Si l’homme erre perdu aujourd’hui dans les nuages du néant, s’il essaye de les remplir avec des délires aberrants, c’est pour la simple raison qu’il est resté seul. Seul avec son corps, seul avec sa matière, seul avec sa mort. Réduit à cette solitude, à cette inanité et à cette mort qui constituent le fond même de « la mort de l’esprit », comme elle est appelée dans le Manifeste que j’ai lancé, il y a quelques années, avec le soutien de l’écrivain Álvaro Mutis.

    La mort de l’esprit ?… Mais qu’est-ce que vous racontez là, voyons ! On ne parle pas de ces choses-là, surtout pas en politique ! On ne les envisage même pas. Tout d’abord, parce que la plupart des politiciens n’y comprendraient que dalle, et ensuite parce que ces choses-là ne mobilisent ni ne peuvent mobiliser personne.

    C’est vrai, de telles questions ne mobilisent ni ne peuvent, dans le quotidien, dans l’immédiat,mobiliser personne. Mais il n’est pas question ici de mots d’ordre pour mobiliser qui que ce soit : il n’est question que de la lame de fond qui bouillonne en-dessous de ce par quoi les hommes vivent et rêvent, luttent et se mobilisent – ou, ne le faisant plus, ils périssent.

    La mort de l’esprit… Comprenons : l’évanouissement du souffle spirituel qui avait marqué, de mille façons différentes, toutes les cultures, toutes les sociétés, toute l’histoire : le monde lui-même… jusqu’à l’arrivée du nôtre.

    La mort de l’esprit… S’agit-il donc de la mort de Dieu, de l’évanouissement social de la religion ? S’agit-il de ce fait inouï, énorme, que personne n’avait connu jusqu’à nous ? Non, il ne s’agit pas de cela. Ou plutôt si, mais seulement en partie.

    L’effondrement de la religion n’est qu’une des manifestations où la mort de l’esprit s’exprime. [1] Cet effondrement est accompagné de bien d’autres phénomènes : depuis l’anéantissement systématique du beau, que le soi-disant « art » contemporain entreprend (là aussi pour la première fois dans l’histoire), jusqu’au règne de la laideur et de la vulgarité qui se déploie dans nos villes et nos campagnes, en passant par l’exacerbation du matérialisme et de l’individualisme, pour ne rien dire de tous les délires propagés par l’ultra-féminisme et l’idéologie du genre.

    Or, ce ne sont là qu’autant de manifestations d’une perte, d’une disparition bien plus profonde. Si le néant répand son inanité sur le monde, c’est parce que le souffle s’est évanoui, qui faisait que, de mille façons différentes mais dans toutes les sociétés, à toutes les époques, le monde se trouvait comme auréolé d’un sens supérieur, imprégné d’une inquiétude spirituelle qui empêchait les hommes et les choses de rester embourbés dans leur matérialité plate, immédiate et mortelle.

    Et tant qu’un nouvel élan spirituel, un nouveau souffle sacré n’halètera pas dans nos cœurs et dans celui des choses nous resterons au bord de l’abîme sur lequel nous nous tenons à présent.

    Revenons aux questions proprement politiques

    Il est juste et nécessaire d’en finir avec l’invasion migratoire qui nous étouffe. Il est juste et nécessaire d’en finir avec la dissolution anthropologique constituée par l’idéologie du genre et par les effronteries de l’ultra-féminisme. Il est juste et nécessaire d’en finir avec la mise à l’écart qui, exercée sous la houlette de la nouvelle classe dominante – la ploutocratie financière et mondialiste – et frappant presque tout le monde, configure une sorte de confraternité inédite qui va des classes les plus populaires, victimes de la précarité, jusqu’à une bourgeoise (appelée aussi classe moyenne-haute) victime de la spoliation fiscale.

    Tout cela est juste et nécessaire. Tout simplement indispensable. Mais rien ne pourra être réussi sans la force d’un peuple porté, encouragé par un grand idéal, par un idéal supérieur. [2] Or, un tel idéal pourra bien difficilement se déployer et une telle force s’exercer si nos objectifs restent de nature « négative », réactive, d’opposition ; si nous nous bornons à des objectifs qui, comme ceux que je viens de rappeler, consistent finalement à s’opposer à d’autres projets, à barrer le chemin à d’autres idéaux.

    Des idéaux – ceux des « progressistes » – qui, eux, sont affirmatifs, ont une sorte de projet de monde à offrir. Un projet qui anéantit, certes, le monde ; un projet proprement im-monde mais un projet quand même, une affirmation, un espoir (pour ceux qui y croient). Soyons clairs : nous n’avons rien de pareil. Tout ce que nous avons, ce sont des objectifs « défensifs ». Des objectifs absolument indispensables pour nous défendre de la menace qu’aussi bien les progressistes libéraux de droite que les progressistes libéraux ou socialistes de gauche font peser sur la civilisation. Mais rien de cela ne configure un nouveau projet de monde, une nouvelle et stimulante vision des choses, une nouvelle cosmovision qui conserve (ou récupère) le souffle qui permettait à nos ancêtres de se forger un destin où, parmi les bassesses et les misères qui existeront toujours dans toute société, la grandeur et la beauté étaient bien présentes.

    Mais entendons-nous bien. Ce qu’il s’agit de conserver (ou de récupérer), c’est l’exigence d’un souffle spirituel ; non pas le contenu, non pas les modalités, non pas les expressions que ce souffle avait lors de l’Antiquité païenne, ou lors de la Chrétienté moyenâgeuse, ou lors de la Renaissance pagano-chrétienne, ou lors de l’Ancien Régime, ou lors de ce qui pouvait rester de ce souffle aux premiers temps du Nouveau (et actuel) Régime.

    Ce dont il s’agit, c’est de la tâche enivrante (et difficile) de forger un nouveau souffle, un nouvel esprit, un nouveau projet de monde qui, étant porteur de sens, de grandeur et de beauté, façonne le destin des hommes qui, plongés dans la matérialité de l’existence, n’ont plus un destin inspiré par un Dieu, exprimé dans la figure symbolique d’un Monarque, reflété dans les normes intangibles d’une Tradition.

    Une telle chose, est-elle possible ?… Bien sûr qu’elle l’est ! Il ne s’agit ni d’une extravagance ni d’un délire. Certes, nous sommes encore peu nombreux, insignifiants même à l’échelle globale, mais nous sommes là, nous qui portons la Liberté et son indétermination dans notre cœur, nous qui n’avons ni Dieu, ni Loi, ni Tradition qui fixe nos pas ; et nous qui, pourtant, sommes empreints d’un profond sens spirituel, d’un désir profond de beauté et de grandeur, de noblesse et d’héroïcité – et j’arrête de dire des mots qui sont devenus autant de grossièretés (et peut-être bientôt autant de délits).

    Mais la question n’est pas de savoir si un tel projet de monde est possible en soi. La question est de savoir si un tel projet est possible pour le monde. Et être possible pour le monde, cela veut dire aujourd’hui : être possible pour tout le monde – pour l’immense majorité, enfin.

    Est-il possible qu’une nouvelle cosmovision fleurisse où halèterait quelque chose du souffle ayant imprégné l’air qui, sous de formes si différentes, a été respiré par les hommes de tous les temps et de toutes les cultures jusqu’à il y a à peu près un siècle ? Une telle chose est-elle possible sans que cela implique (ne vous faites pas d’illusions, amis réactionnaires et conservateurs) aucun retour au status quo ante ? Une telle chose, est-elle envisageable lorsqu’il semble impossible que la religion – rien qu’un élément du souffle spirituel, certes, mais élément probablement indispensable – puisse revivre dans le monde ?

    Il semble impossible que la religion puisse revivre lorsque l’Église catholique consacre ses efforts depuis plus d’un demi-siècle (l’église protestante depuis presque un demi-millénaire…) à jeter par-dessus bord tout ce qu’elle avait de plus grand et merveilleux – son culte, son rituel – en même temps qu’elle sauvegarde avec soin ce qui mérite les qualificatifs opposés. Mais il n’y a pas que cela. Il y a une autre question plus importante encore. Comment le divin pourrait-il renaître dans le monde dès lors qu’il semble impossible de lui assigner aucune place ou statut ontologique ? [3]

    Et s’il s’agissait peut-être d’assigner au divin une place et un statut profondément différents de ceux qui lui ont été assignés jusqu’à présent (mais à des degrés différents) para l’ensemble des religions ?

    Peut-être, qui sait, sait-on jamais…

    Or, l’affaire est si complexe et cet article si long qu’il vaudra mieux laisser une telle question pour un autre jour.

    Javier Portella (Polémia, 11 février 2020)

     

    Notes :

    [1] Avec l’évanouissement social de la religion, nous sommes probablement en train d’assister au désastre que tant de penseurs de l’Antiquité païenne (un Cicéron, un Lucrèce, un Épicure…) avaient craint.Tout en mettant en doute l’existence physique des dieux ou leur implication dans les affaires de hommes,ces penseurs considéraient que l’existence de la religion n’en était pas moins indispensable, pour la sauvegarde de la société, eu égard aux aspirations et aux sentiments du peuple. Ou du vulgaire, comme on disait il n’y a pas si longtemps.

    [2] Un peuple, d’ailleurs, non seulement « périphérique », comme on le dit, mais « central » aussi. Un peuple non seulement des campagnes et des villes de province mais des grandes capitales aussi.

    [3] Seuls les croyants qui restent encore sont capables d’assigner un statut ontologique au divin. Mais ce statut se borne au sentiment subjectif – et légitime, il va sans dire – d’une foi face à laquelle aucun raisonnement ou explication n’est possible. Par là-même, le croyant ne fait rien d’autre que renforcer l’enfermement du divin dans le domaine de la conscience subjective, individuelle. Encore une expression, finalement, du subjectivisme ou individualisme contemporains.

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  • La voie du corporatisme ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Franck Buleux cueilli sur Métainfos.fr et consacré à la réforme des retraites. Enseignant, diplômé en histoire, en droit, en sciences politiques, Franck Buleux est l'auteur de plusieurs essais dont L'unité normande (L'Harmattan, 2015) et L'Europe des peuples face à l'Union européenne (L'Æncre, 2017).

     

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    La voie du corporatisme

    Dans la réforme des retraites, il est question d’universalité.

    Bien entendu, l’universalité en France ne concerne que les personnes résidentes en France, ce qui n’est déjà pas si mal. On se demande parfois à quoi sert le critère de nationalité, mais c’est un autre débat.

    Le critère d’universalité implique l’ensemble des personnes, comme le système d’indemnisation des frais de santé, mis à part, il est vrai, le système dit de droit local, qui concerne l’Alsace et la Moselle, soit trois départements du Grand Est.

    Ce système universel permet à toute personne de bénéficier de la prise en charge de leurs frais de santé au seul titre de leur résidence stable et régulière en France.

    En matière d’assurance vieillesse (lire « retraite »), il a été mis en place des systèmes différents au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On peut s’interroger sur les deux systèmes de répartition et de capitalisation. Il est simplement nécessaire de rappeler, contrairement à ce qui se dit ou s’écrit ici et là, que la répartition n’offre aucun droit puisque les cotisations sociales de l’année en cours permettent de régler les prestations de cette même année. Il s’agit, purement et simplement, d’un système de solidarité intergénérationnel, sans pérennité garantie. Il n’y a donc aucun « droit acquis » en la matière.

    À partir de ce système, inauguré le 14 mars 1941 par le régime de Vichy et repris par le Conseil national de la Résistance (CNR), l’après-guerre a vu l’éclatement des régimes. Chaque régime (quarante-deux) gère ses propres cotisations et verse les prestations dues aux personnes concernées.

    La dérive apparaît, non pas dans la différenciation des régimes, mais dans leurs choix subjectifs. On peut, en effet, s’étonner du choix de certains régimes spécifiques. Le régime de la SNCF existait déjà avant 1945, sans doute existait-il un certain corporatisme dès 1909, date de l’entrée en vigueur du régime dit « spécial ». On le voit, rien n’est simple, et le plus souvent la date de 1945 ne sert qu’à sacraliser, qu’à sanctuariser des règles antérieures, du moins pour leurs principes. Il est nécessaire de le rappeler, les prestations sociales, même si elles ont été généralisées, ne sont pas nées à la Libération.

    Le mot « corporatisme » employé il y a quelques lignes semble être un « gros mot », c’est-à-dire un mot qui ne doit pas être utilisé. Une corporation est un ensemble de personnes qui exercent la même profession, généralement regroupées dans une association et bénéficiant, comme ce fut le cas aussi bien dans l’Antiquité romaine que sous l’Ancien Régime, d’un ensemble de monopoles et de privilèges. Nous y voilà… « privilèges », c’est-à-dire un droit collectif reconnu par la loi en échange de services : protection d’une profession (numerus clausus) contre la concurrence abusive, voire déloyale, obligation à l’engagement militaire des nobles sous l’Ancien Régime en contrepartie du non-paiement de l’impôt… Un privilège peut donc être octroyé en contrepartie d’une obligation liée à la solidarité nationale comme l’ouverture de services publics tous les jours calendaires.

    Vouloir à tout prix l’universalité des systèmes, c’est méconnaître les particularités, nier les particularismes. Que représente l’universalité face aux métiers ? En 1884, les syndicats professionnels ont obtenu l’abrogation de la loi Le Chapelier de 1791 visant à l’interdiction du régime général d’exercice collectif des métiers ouvriers, c’est-à-dire des corporations.

    Les syndicats sont, pour la plupart d’entre eux, des confédérations, c’est-à-dire qu’ils représentent des fédérations représentant de nombreux métiers. Pourquoi ? Parce que les exigences des métiers sont différentes, les besoins des salariés aussi. Pourquoi ne pas les prendre clairement en compte ?

    Deux systèmes me semblent abusifs : l’universalisme qui ne correspond en rien aux particularismes et l’individualisme qui ne revêt un intérêt qu’en cas de reconnaissance d’un préjudice direct et personnel par un tribunal compétent. Au-delà de l’universalisme et de l’individualisme, il existe le corporatisme, qui peut préserver des droits issus des particularités des métiers. Un « privilège », du latin privilegium (« loi concernant un particulier »), est à l’origine une disposition juridique conférant un statut particulier, statut lié à une situation.

    La réforme des retraites nous est présentée comme une ode à l’égalité absolue, pour ne pas dire l’égalitarisme. La République en marche (LREM) comme la plupart des mouvements de droite libérale (la majorité des Républicains) se servent de ce concept pour s’appuyer sur cette réforme libérale. Mais ce n’est pas de libéralisme (système universel et impersonnel) dont nous avons besoin mais de conservatisme, au sens premier du terme. La conservation de notre identité, c’est aussi la préservation de nos métiers, le respect de nos spécificités face à un universalisme niveleur.

    Non, il n’y a pas trop de régimes spéciaux, mais il n’y en a pas assez. Le statut des cheminots, longtemps profession réservoir des forces de gauche (voir les liens entre le PCF et la SNCF en 1947 lorsque les communistes ont quitté le gouvernement et l’explosion concomitante des émeutes sociales), est l’arbre qui cache la forêt. Qu’il faille refonder les règles concernant les cheminots, pourquoi pas ? Mais la question essentielle, globale est la mise en place de systèmes liés aux métiers, bref un système corporatiste. Recentrer les métiers (réserver la vente de pain aux artisans boulangers), octroyer des privilèges à certaines professions (le droit de stationner gratuitement en faveur des commerçants ayant pignon sur rue), conserver les trimestres sans cotisations aux mères de famille dans le cadre de la promotion de la natalité (qu’en sera-t-il dans un système dit « à points » puisque, par définition, s’il n’y a pas de revenus, il n’y a pas de points…) Qui évoque cette carence liée au nombre d’enfants ? (https://metainfos.fr/2019/12/24/noel-maternite-le-combat-oublie/ ) moins que nos dirigeants aient déjà décidé que l’immigration et la robotisation ne remplaceront, à court terme, les travailleurs nationaux ? C’est une optique, mais les députés LREM devraient nous le confirmer.

    Confier l’expression populaire au législatif est une hérésie, compte-tenu de l’augmentation de l’expression du pouvoir exécutif avec, notamment, la mise en place par le président Chirac du quinquennat. Nous y reviendrons lors d’une prochaine chronique. Hérésie aussi quand on voit le nombre de Français qui ne s’expriment pas lors des élections législatives, dont l’existence ne sert qu’à valider le choix présidentiel du mois précédent : sans compter les bulletins blancs et nuls, plus de 51 % des Français inscrits ne se sont pas déplacés en juin 2017 pour participer à l’éclatante victoire sans appel (sic) des inconnus ou des recyclés (le plus souvent du PS) d’En marche ! Face à cette désaffection, un Conseil national des métiers serait le bienvenu qui permettrait de mobiliser les branches d’activités et le monde du travail.

    Il est temps de revenir à une société utilitariste. La notion de corporatisme n’est pas surannée, elle représente l’essence de la nation, celle des intérêts (au sens positif) professionnels, intérêts qui permettent aussi de lier les employeurs et les salariés, hors lutte de classes.

    Oui, le corporatisme est une option d’avenir. Il serait temps d’y réfléchir.

    Franck Buleux (Métainfos, 5 janvier 2019)

     

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  • Les communes, le dernier lieu de sociabilité humaine...

    Le numéro 26 du mensuel conservateur L'Incorrect est arrivé en kiosque. On peut découvrir à l'intérieur, notamment, un dossier consacré aux communes comme dernier lieu de sociabilité humaine et un grand entretien avec l'intellectuel conservateur anglais Douglas Murray,  ainsi que les rubriques habituelles "L'époque", "Politique", "Monde" "Essais" , "Culture" et "La fabrique du fabo"...

    Le sommaire complet est disponible ici.

     

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