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Métapo infos - Page 751

  • « Le citoyen est autant fils de la patrie que de la nation »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Vincent Coussedière, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la question des relations entre patriotisme, nationalisme et populisme. Professeur de philosophie et essayiste, Vincent Coussedière a notamment publié Eloge du populisme (Elya, 2012), Le retour du peuple - An I (Cerf, 2016) et Fin de partie - Requiem pour l'élection présidentielle (Pierre-Guillaume de Roux, 2017).

     

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    « Le citoyen est autant fils de la patrie que de la nation »

    L'assurance d'Emmanuel Macron, affirmant que le patriotisme est l'exact contraire du nationalisme, ce dernier en constituant la trahison, mérite pour le moins d'être interrogée, de même que l'assimilation récurrente qu'il a l'habitude d'opérer entre nationalisme et populisme. Il ne s'agit pas ici de réhabiliter le «nationalisme» ou le «populisme» contre le «patriotisme», mais de douter de l'évidence objective sur laquelle reposeraient ces oppositions et distinctions, qui s'entourent trop souvent d'une justification «scientifique» prétendument tirée de la connaissance historique.

    Commençons par le nationalisme, auquel on réserve l'effet péjoratif produit par l'utilisation du «isme» dont on préserve au contraire le patriotisme. Remarquons le bénéfice de l'opération - dont Emmanuel Macron n'est bien évidemment pas l'inventeur, mais qu'il hérite d'une longue tradition - qui est de faire rejaillir sur tout amour ou attachement profond et existentiel à la nation le soupçon d'extrémisme et de fanatisme. L'opprobre jeté sur le «nationalisme» devient un opprobre jeté sur la nation. En opposant à cet amour réputé irrationnel de la nation que constituerait le «nationalisme», le «patriotisme», qui seul serait rationnel, Macron se place sous la protection de son maître Habermas et plus largement de toute la pensée «européiste». En effet l'Europe des «pères fondateurs» s'est construite sur une conception rendant la nation coupable d'engendrer d'elle-même le nationalisme. Reprenant l'opération communiste du «transfert d'exécration» noté par Jules Monnerot, qui passe du nazisme et du racisme au fascisme en général, puis de celui-ci de manière encore plus extensive au «nationalisme», les «pères fondateurs» firent de la nation et du nationalisme les responsables des deux grandes guerres mondiales, faisant ainsi oublier que les deux grands totalitarismes ne firent pas fond sur la nation mais sur la race et sur la classe.

    Opposé à ces extrêmes, le patriotisme européen se voulut un rapport contractuel et libre à la communauté politique, dans laquelle chacun pourrait désormais entrer et sortir, rapport opposé à toute relation d' «appartenance», réputée opprimer la liberté de l'individu et ouvrir ainsi la voie à d'inutiles sacrifices. Le «patriotisme constitutionnel» d'Habermas fut la formule brillante résumant cette entreprise.

    Pourtant cette opposition entre nationalisme belliqueux et patriotisme pacificateur pose de nombreux problèmes. Le premier est historique: ni l'hitlérisme ni le stalinisme, principaux acteurs de la seconde guerre mondiale, ne furent des «nationalismes», mais des racialismes et des «classismes» (réduisant les peuples à la race ou à la classe). On objectera que pour la première guerre mondiale la responsabilité du nationalisme est engagée, mais c'est parce qu'on a préalablement fait de l'impérialisme une composante essentielle du nationalisme, pensé comme un amour de la nation impliquant la haine des autres nations et la volonté de les soumettre. Or comme le faisait remarquer avec humour Alfred Fouillée: aimer sa propre femme n'implique pas de haïr celle des autres ni de la violer.

    En réalité, cette opposition entre «nationalisme» et «patriotisme» est assez arbitraire. Historiquement l'usage confond l'appartenance à la mère patrie et l'appartenance à la nation. Il semble donc difficile de faire du patriotisme et du nationalisme d'exacts contraires alors qu'ils renvoient aux termes de patrie et de nation qui sont si proches. De Gaulle en avait eu l'intuition, qui ne renonçait pas au terme de nation en faisant de son mouvement celui des «nationaux» qu'il distinguait de celui des «nationalistes».

    Il semble qu'une piste pourrait être explorée qui fasse sortir d'une opposition qui profite à ceux qui aimeraient bien enterrer les nations avec le nationalisme. Cette piste qui nous est indiquée par l'étymologie latine, consisterait à ne pas opposer la nation et la patrie comme des contraires, mais à les penser dans leur complémentarité. Patrie renvoie à «pater» c'est-à-dire à la terre des pères. Nation vient de «naissance» et renvoie ainsi plus directement que patrie à une origine maternelle. La nation c'est une origine qui place en situation de passivité et de dépendance, la nation c'est ce que je reçois et qui m'alimente avant toute liberté et toute autonomie, mais qui est en même temps la condition de la liberté et de l'autonomie. La patrie c'est ce qui vient m'affilier à une communauté politique, c'est ce qui vient me reconnaître par le nom du père dans un état civil et préparer ma liberté de citoyen à travers mon appartenance à l'État.

    Loin que la nation et le nationalisme soient d'exacts contraires de la patrie et du patriotisme, il faudrait plutôt penser aujourd'hui leur complémentarité et leur articulation. Le citoyen est fils de la nation et de la patrie et, associé aux autres citoyens, qui sont ses frères, il forme ainsi un peuple politique.

    Ceci nous amène au troisième terme d'une confusion entretenue: le «populisme».

    Le populisme est la protestation d'un peuple politique qui ne veut pas choisir entre sa mère et son père, entre la nation et la patrie, entre l'appartenance et la citoyenneté, mais qui a compris qu'il avait besoin des deux pour se constituer en peuple politique. Le populisme est le refus opposé par un peuple politique au divorce qu'on lui propose entre nation et patrie, héritage et liberté, conservatisme et progrès, communauté et république, nationalité et citoyenneté, démos et démocratie.

    Le populisme ne doit pas être confondu avec de simples mouvements politiques et partisans, il est beaucoup plus profondément «populisme du peuple», c'est-à-dire refus des vieux peuples politiques européens de disparaître. Le message que ces peuples adressent aux politiques, totalement incompris de Macron, est le suivant: cessez d'opposer la nation et la patrie, la nation et la république, l'institution d'un peuple et sa constitution.

    Être un «national», un «patriote» et un «populiste», peut être aujourd'hui une seule et même chose, en refusant d'opposer l'attachement charnel à la nation à l'attachement rationnel aux institutions, en comprenant au contraire leur complémentarité dans l'existence d'un peuple politique dont on veut poursuivre l'aventure.

    Vincent Coussedière (Figaro Vox, 15 novembre 2018)

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  • La perfection de la technique...

    Les éditions Allia publient cette semaine un essai de Friedrich-Georg Jünger intitulé La perfection de la technique. Frère d'Ernst Jünger. Auteur de très nombreux ouvrages, Friedrich-Georg Jünger a suivi une trajectoire politique et intellectuelle parallèle à celle de son frère Ernst et a tout au long de sa vie noué un dialogue fécond avec ce dernier. Parmi ses oeuvres ont été traduits en France un texte écrit avec son frère, datant de sa période conservatrice révolutionnaire, Le nationalisme en marche (L'Homme libre, 2015), et un recueil d'essais sur les mythes grecs, Les Titans et les dieux  (Krisis, 2013).

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    “ « L’ère de la technique excelle certes à susciter des organisations mais est incapable de fonder des institutions. Elle s’entend toutefois à transformer les institutions existantes en organisations, à en faire des organisations, c’est-à-dire à les mettre en relation avec l’appareillage technique. Le progrès technique ne tolère plus que des organisations qui dans leur ensemble ont quelque chose de mobile, qui correspondent donc foncièrement à la grande mobilisation de ce temps. Or le concept d’institution implique qu’elle soit posée, ou du moins pensée comme immuable, comme un édifice immobile qui a quelque chose de statique et qui résiste aux outrages du temps. Les organisations livrent à la technique les moyens pour ses plans de travail ; c’est là une vocation que l’on discerne toujours plus nettement. »
    La perfection de la technique, c’est la rationalité absolue des procédés qui ont mécanisé et automatisé le travail depuis le début de la Révolution industrielle. Une efficacité implacable, pourtant délétère dans le contexte de la société humaine tout entière. Reliées en réseau à l’échelle planétaire, les machines fixent le but à atteindre et dominent l’activité du travailleur, désormais détaché de tout ancrage local. En favorisant une pensée économique uniquement fondée sur une partie du processus, en envisageant les ressources naturelles sur lesquelles elle s’appuie comme une manne inépuisable, la technique pourrait bien précipiter elle-même sa propre fin.
    Dans cet essai visionnaire, inédit en français, Friedrich Georg Jünger dénonce les illusions que suscite la technique moderne, ses promesses d’un accroissement de la richesse et du temps libre. Après la destruction de la composition typographique du livre dans un bombardement allié en 1942, une première édition a pu voir le jour en 1944, rapidement réduite en cendres par une attaque aérienne. La Perfection de la technique paraît enfin, en deux livres séparés, en 1946 et 1949, avant de connaître de multiples éditions en un seul volume par la suite."
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  • L’hommage aux « Poilus » dévoyé par l’idéologie dominante...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Bernard Lugan sur les commémorations du centenaire du 11 novembre 1918. Historien et africaniste, Bernard Lugan a publié de nombreux ouvrages, dont Osons dire la vérité à l'Afrique (Rocher, 2015), Histoire de l'Afrique du Nord (Rocher, 2016), Algérie - L'histoire à l'endroit (L'Afrique réelle, 2017), Heia Safari ! - Général von Lettow-Vorbeck (L'Afrique réelle, 2017) et, dernièrement, Mai 68 vu d'en face (Balland, 2018).

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    L’hommage aux « Poilus » dévoyé par l’idéologie dominante

    Pensée par le socialiste Joseph Zimet en charge de la Mission du centenaire de la Grande Guerre, à la ville époux de Madame Rama Yade ancien secrétaire d’Etat de Nicolas Sarkozy, la cérémonie du 11 novembre 2018 célébrée sous l’Arc de Triomphe laisse une impression de malaise.

    D’abord, comment expliquer l’insolite relégation des représentants de la Serbie à l’extérieur de la principale tribune officielle alors que leur pays fut un des artisans majeurs de la victoire après avoir perdu 450.000 combattants tués et 134.000 autres blessés sur une population de 4,5 millions d’habitants ? Sans compter des pertes civiles s’élevant à 800.000 morts…

    Ensuite, comment qualifier l’insulte personnelle faite au président Trump, obligé de subir la prestation-provocation de sa compatriote d’origine béninoise, la chanteuse Angélique Kidjo, l’une de ses plus farouches adversaires ? Il est en effet utile de rappeler que cette militante activiste avait manifesté contre son élection au sein de la Women’s March, et qu’elle le qualifie d’homme qui n’a « ni morale, ni valeurs humaines »... Un tel affront diplomatique restera dans les annales...

    Enfin, point d’orgue de la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France, l’amplification du rôle de l’Afrique durant la Première Guerre mondiale, à travers un message plus que subliminal : les Africains ayant permis la victoire française, leurs descendants ont des droits sur nous et voilà donc pourquoi ils sont chez eux chez nous…

    Je répondrai à ce troisième point en reprenant mon communiqué en date du 13 mai 2016 dont le titre était « La France n’a pas gagné la Première guerre mondiale grâce à l’Afrique et aux Africains ».

    Laissons en effet parler les chiffres[1] :

    1) Effectifs de Français de « souche » (Métropolitains et Français d’outre-mer et des colonies) dans l’armée française

    - Durant le premier conflit mondial, 7,8 millions de Français furent mobilisés, soit 20% de la population française totale.

    - Parmi ces 7,8 millions de Français, figuraient 73.000 Français d’Algérie, soit 20% de toute la population « pied-noir ».

    - Les pertes parmi les Français métropolitains furent de 1.300 000 morts, soit 16,67% des effectifs.

    - Les pertes des Français d’Algérie furent de 12.000 morts, soit 16,44% des effectifs.

     2) Effectifs africains

    - L’Afrique fournit dans son ensemble 407.000 hommes, soit 5,22 % de l’effectif global de l’armée française.

    - Sur ces 407.000 hommes, 218.000 étaient originaires du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie).

    - Sur ces 218.000 hommes, on comptait 178.000 Algériens, soit 2,28 % de tous les effectifs de l’armée française.

    - Les colonies d’Afrique noire dans leur ensemble fournirent quant à elles, 189.000 hommes, soit 2,42% de tous les effectifs de l’armée française.

    - Les pertes des Maghrébins combattant dans l’armée française furent de 35.900 hommes, soit 16,47% des effectifs, dont 23.000 Algériens. Les pertes algériennes atteignirent donc 17.98% des effectifs mobilisés ou engagés.

    - Les chiffres des pertes au sein des unités composées d’Africains sud-sahariens sont imprécis. L’estimation haute est de 35.000 morts, soit 18,51% des effectifs ; l’estimation basse est de 30.000 morts, soit 15.87%.

    Pour importants qu’ils soient, les chiffres des pertes contredisent l’idée-reçue de « chair à canon » africaine. D’ailleurs, en 1917, aucune mutinerie ne se produisit dans les régiments coloniaux, qu’ils fussent composés d’Européens ou d’Africains.

    Des Africains ont donc courageusement et même régulièrement héroïquement participé aux combats de la « Grande Guerre ». Gloire à eux !

    Cependant, compte tenu des effectifs engagés, il est faux de prétendre qu’ils ont permis à la France de remporter la victoire. Un seul exemple : l’héroïque 2° Corps colonial engagé à Verdun en 1916 était composé de 16 régiments, or, les 2/3 d’entre eux étaient formés de Français mobilisés, dont 10 régiments de Zouaves composés très majoritairement de Français d’Algérie, et du RICM (Régiment d’infanterie coloniale du Maroc), unité alors très majoritairement européenne.

    Autre idée-reçue utilisée par les partisans de la culpabilisation et de son corollaire « le grand remplacement » : ce serait grâce aux ressources de l’Afrique que la France fut capable de soutenir l’effort de guerre.

    Cette affirmation est également fausse car, durant tout le conflit, la France importa 6 millions de tonnes de marchandises diverses de son Empire et 170 millions du reste du monde.

    Conclusion : durant la guerre de 1914-1918, l’Afrique fournit à la France 5,22% de ses soldats et 3,5% de ses importations.

    Ces chiffres sont respectables et il n’est naturellement pas question de les oublier ou de les tenir pour secondaires. Prétendre qu’ils furent déterminants est en revanche un mensonge doublé d’une manipulation idéologique.

    Bernard Lugan (Blog de Bernard Lugan, 14 novembre 2018)

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  • Le loup dans l'imaginaire européen...

    Les éditions du Seuil viennent de publier un essai de Michel Pastoureau intitulé Le loup - Une histoire culturelle. Directeur d’études à l’École pratique des hautes études et à l’École des hautes études en sciences sociales, Michel Pastoureau est un spécialiste de l'histoire des couleurs, de la symbolique, des armoiries et de l'héraldique. Il est l'auteur de nombreux essais comme L'étoffe du diable (Seuil, 1991), Une histoire symbolique du Moyen-Age occidental (Seuil, 2004) ou L'ours - Histoire d'un roi déchu (Seuil, 2013).

     

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    " Dans l’imaginaire européen, quelques animaux jouent un rôle plus important que les autres et forment une sorte de «bestiaire central». Le loup en fait partie et en est même une des vedettes.

    Il occupe déjà cette place dans les mythologies antiques, à l’exemple de la louve romaine, qui a nourri Romulus et Rémus, du loup Fenrir, destructeur du panthéon nordique, et des nombreuses histoires de dévorations, de métamorphoses et de loups-garous. Ces derniers sont encore bien présents au Moyen Âge, même si la crainte du loup est alors en recul. Les bestiaires dressent du fauve un portrait négatif et le Roman de Renart en fait une bête ridicule, bernée par les autres animaux et sans cesse poursuivie par les chasseurs et les paysans.

    La peur du loup revient à l’époque moderne. Les documents d’archives, les chroniques, le folklore en portent témoignage: désormais les loups ne s’attaquent plus seulement au bétail, ils dévorent les femmes et les enfants. L’étrange affaire de la Bête du Gévaudan (1765-1767) constitue le paroxysme de cette peur qui dans les campagnes ne disparaît que lentement. Au xxe siècle, la littérature, les dessins animés, les livres pour enfants finissent par transformer le grand méchant loup en un animal qui ne fait plus peur et devient même attachant. Seuls la toponymie, les proverbes et quelques légendes conservent le souvenir du fauve vorace et cruel, si longtemps redouté. "

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  • Les Gilets Jaunes et la colère des masses populaires...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de l'économiste hétérodoxe Jacques Sapir, cueilli sur Les Crises et consacré au mouvement des Gilets jaunes.

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    Les Gilets Jaunes et la colère des masses populaires

    La journée du 17 novembre des Gilets Jaunes s’est donc soldée par un succès massif, avec plus de 2000 points de blocage alors que 1500 avaient été annoncés. Les chiffres de participation annoncés par le Ministère de l’intérieur semblent largement sous-estimés. Mais, ce succès a hélas été endeuillé par le décès d’une manifestante et par de nombreux blessés, ce qui est dû dans la plupart des cas à des véhicules ayant tenté de forcer les barrages. Ce succès interpelle les mouvements politiques et les syndicats. Si la majorité (LAREM) et ses journalistes à gages tiennent un discours odieux, il convient de s’interroger sur la signification de ce mouvement et sur ses suites possibles.

    Jour de colère

    Ce mouvement a été déclenché par l’annonce d’une hausse des prix du carburant. Il traduit cependant une colère bien plus profonde, et des causes bien plus complexes. La question des prix du carburant renvoie, elle, à ce que l’on appelle les « consommations contraintes » des ménages des classes populaires. Quand on n’a pas de moyens de transports de substitution, quand on doit faire tous les jours des dizaines de kilomètres pour aller travailler, oui, le prix du carburant représente une contrainte. Dit en des termes d’économistes, il n’y a aucune élasticité de la consommation au prix dans ce cas.

    Mais, une simple hausse du prix des carburants n’aurait certainement pas provoqué une telle colère si elle ne venait s’ajouter à des hausses multiples, mais aussi à une pression fiscale dont les classes populaires ont l’impression de payer bien plus que leur part. Les réformes fiscales prises depuis un an par le gouvernement – dont la suppression de l’ISF – ainsi que les mesures prises par les gouvernements précédents, et l’on se souvient des 44 milliards du CICE donnés aux grandes entreprises en l’échange de quelques créations d’emploi, constituent la base de cette colère. On parle d’un « ras-le-bol » fiscal ; il peut exister en certains cas. Mais, ce qui est en cause c’est avant tout le sentiment d’une injustice fiscale.

    Ajoutons-y les propos plus que malheureux d’un Président de la République, qui à l’évidence n’éprouve aucune empathie pour les classes populaires, tout fasciné qu’il est par les « start-upers » et par la richesse des gens qui, pour reprendre son expression, eux ne sont pas rien. Les termes extrêmement désobligeants qu’il a employés depuis des années à l’encontre des classes populaires sont connus. Ils n’ont pas été oubliés par ceux auxquels ils s’adressaient. Les français, dit-on, ont la mémoire courte. Ils viennent de démontrer exactement le contraire.

    Tout cela a fait le ciment d’une révolte qui monte des tréfonds de la France périphérique pour reprendre l’expression du géographe Christophe Guilluy. La haine des représentants organiques de la France bobo indique bien où se trouve la fracture, et cette fracture, n’en déplaise à certains, est une fracture de classe. Les slogans politiques que l’on a, alors, pu entendre ne doivent rien à la présence de militants de partis et d’organisations, mais bien plutôt au fait que ces classes populaires identifient spontanément le gouvernement et le Président comme leurs ennemis.

    L’auto-organisation, ses précédents, ses limites et son devenir

    Cette révolte a été largement inorganisée, ou plus exactement auto-organisée. Elle a commencé par des individus, s’est amplifiée sur les réseaux sociaux. De très nombreux manifestants du 17 novembre faisaient leur première expérience de la manifestation, de la lutte collective. Cette expérience là, cette forme spécifique de socialisation, est d’une extrême importance. Car, en apprenant à se coordonner, en se parlant ensemble, ces individus cessent justement d’être des personnes isolées. Elles prennent conscience de leur force. C’est pour cela que ce mouvement, aussi hétéroclite en soit l’idéologie, aussi mélangés aient pu en être les participants, représentait fondamentalement un mouvement social progressiste. Car, toute expérience sociale qui sort les individus de leur isolement aujourd’hui a un caractère progressiste.

    Le désarroi de certains partis, mais aussi de certains syndicats, face à cette manifestation a été flagrant. La participation à ce dernier de dirigeants de la France Insoumise, comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, ou Adrien Quatennens montre bien que ce mouvement a compris la nature profonde de ce qui se passait. Que d’autres partis aient soutenu, soit timidement soit de manière plus engagée, la manifestation doit aussi être constaté. Pour reprendre une expression de mon excellent collègue Bruno Amable, verra-t-on se constituer sur cette base un « bloc anti-bourgeois » capable de faire pièce au « bloc bourgeois » qui est aujourd’hui aux commandes est bien la question qui se pose.

    Car, ce qui a fait la force des Gilets Jaunes peut aussi constituer leur faiblesse. Si la mobilisation veut durer, et pour faire face à l’intransigeance du gouvernement il est clair qu’elle le doit, elle devra se doter d’une forme de structuration. Mais, alors, les moyens de pression du dit gouvernement augmenteront d’autant. Que l’on se souvienne comment Georges Clémenceau, alors Ministre de l’Intérieur, avait manipulé Marcelin Albert, le dirigeant de la révolte viticole du Midi et en particulier de la région de Béziers en 1907, celle dont nous est resté la chanson « gloire au 17ème »[1], célébrant la fraternisation des soldats du 17ème de Ligne avec les manifestants. Les Gilets Jaunes auraient ainsi tout intérêt à adopter une structuration en comités d’action avec des coordinations régionales et nationales, permettant un contrôle démocratique au-delà de la préparation d’une journée de manifestation.

    Au-delà de ce risque, toujours présent, la mobilisation doit se poser les questions de l’élargissement du mouvement, mais aussi des formes qu’il doit prendre et des objectifs qu’il doit se donner. La persistance de mouvements de blocage et de manifestation le dimanche 18 novembre, l’extension à l’outre-mer, tous ces symptômes indiquent que nous sommes peut-être à la veille de quelque chose de bien plus important qu’une simple protestation contre des taxes.

     

    L’effacement des syndicats et le potentiel de cette mobilisation

    Il faut cependant revenir à l’effacement des syndicats, et à son corolaire : l’absence de représentants institutionnels des Gilets Jaunes. De nombreuses raisons expliquent cet effacement, et le phénomène de bureaucratisation des grandes centrales en est un. Mais, quand le gouvernement fait tout pour faire disparaître les syndicats en tant de forces sociales, il est bien mal placé pour regretter l’absence de représentants institutionnels dans le mouvement du 17 novembre, représentants avec lesquels il pourrait, le cas échéant, négocier.

    En mai 1968, ce sont les syndicats, et au premier lieu la CGT, qui ont été les chevilles ouvrières du compromis – les Accords de Grenelle – qui a permis de trouver une voie de sortie non révolutionnaire au mouvement. Ces accords ont été suffisamment exemplaires pour que le mot « Grenelle » soit aujourd’hui mis à toutes les sauces. Cela sera difficile à reproduire, sauf récupération de cette mobilisation.

    Le gouvernement se trouve donc en face d’un mouvement d’un nouveau genre, un mouvement revendicatif qui porte en lui directement sa nature de contestation politique. Sauf à lui donner très vite raison, et l’on voit mal comment il le pourrait, il risque deux écueils :

    Le premier est que cette mobilisation continue de monter et qu’elle provoque, ici et là, des mouvements de fraternisation avec les forces de l’ordre. C’est, pour ce gouvernement, le scénario du pire. Même s’il est aujourd’hui peu probable, il implique alors la transformation de cette mobilisation en un mouvement de fait insurrectionnel.

    Le second, plus probable, est que cette mobilisation finisse par s’effilocher faute de trouver des débouchés concrets et faute d’avoir pu faire le pont avec d’autres secteurs de la population. Mais, même si ce mouvement retombe, il ne retombera qu’en apparence. La colère, et cette fois l’amertume, seront toujours là n’attendant qu’un prétexte pour ressurgir, et qu’une occasion, en particulier électorale, pour s’exprimer.

    Le gouvernement va donc avoir à traiter soit un péril immense à court terme, soit un péril tout aussi immense à moyen terme. Mais, quoi qu’il fasse, il ne se débarrassera pas du péril.

    Jacques Sapir (Les Crises, 19 novembre 2018)

     

    Note :

    [1] Chanson que l’on peut retrouver ici : https://www.youtube.com/watch?v=jh0blLPg3z0

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  • Après la gauche...

    Les éditions Perspectives libres viennent de publier un essais de Denis Collin intitulé Après la gauche (Perspectives libres, 2018). Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Denis Collin est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la philosophie, à la morale et à la pensée politique, dont une Introduction à la pensée de Marx (Seuil, 2018). Contributeur du site La Sociale, il a également donné plusieurs entretiens à la revue Krisis.

     

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    " Des transformations historiques profondes sont en cours dans tous les pays du monde et en particulier dans les pays démocratiques qui ont vécu si longtemps sous le signe du progrès, de la gauche, du mouvement ouvrier et du socialisme. Sur quoi ces changements déboucheront ils  ? Nul ne peut le prévoir et on ne peut qu’esquisser ce qui serait à la fois possible et souhaitable. Mais quoi qu’il en soit, la «  gauche  » est arrivée au terme de son chemin. Une nouvelle page s’ouvre. Comprendre comment on en est arrivé là, c’est peut-être la tâche la plus importante pour affronter l’avenir. "

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