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Métapo infos - Page 1738

  • Flash n°30 : Triste Nouvel An à Gaza !

    Le nouveau numéro du magazine Flash est disponible avec, notamment, un dossier sur la vie dans la bande de Gaza. 

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    Au sommaire :
    Triste nouvel an à Gaza…
    Un dossier exclusif !
    • Reportage de notre envoyé spécial dans les Territoires occupés
    • “Les chrétiens du Hamas sont des Palestiniens comme les autres !” Entretien avec notre correspondant permanent à Gaza
    • Manawel Mussalam, un curé enfer : “Je serai le dernier à quitter ma patrie !”

    Années 2000 :
    • La rétrospective de Béatrice PÉREIRE
    • Le nouveau terrorisme intellectuel, par Philippe RANDA

    Le jour où les USA lâcheront Israël…
    Les révélations de Christian BOUCHET

    Musulmans, amateurs de Christ et de minarets : les mystères des Ahmadites percés à jour par Albert JACQUEMIN

    La grande arnaque de produits du terroir, décryptée par Alain SORAL

    L’homme descendait du singe ? Il paraît que c’est le contraire…
    TOPOLINE grimpe au cocotier !

    Europe et Turquie : les vérités de Jean-Gilles Malliarakis, un entretien exclusif !

    Vidéo surveillance : les Français de plus en plus fliqués ?
    L’analyse d’Antoine LE NORT

    Marie-Claire ROY rend hommage au Roi soleil, tandis que TOPOLINE a été voir Avatar, le dernier film de James CAMERON
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  • Nietzsche et la science-fiction (I)

    Nietzsche et la science-fiction est un texte passionnant de Philippe Granarolo, dont la revue Eléments avait publié de larges extraits il y a quelques années. L'auteur, professeur de philosophie, spécialiste de Nietzsche et esprit libre, possède un site personnel, http://www.granarolo.fr/, sur lequel on trouvera de très nombreux études sur le philosophe de Sils-Maria ou sur d'autres auteurs ainsi que des points de vue sur l'actualité.

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    Nietzsche et la science-fiction (1ère partie)
     
    « Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »
     
     Ces quelques lignes ouvrent l’un des plus brillants écrits de jeunesse de Frédéric Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral [1] : elles pourraient aisément constituer le préambule d’une de ces belles et poétiques nouvelles de Science-Fiction qu’écrivaient, dans les années 1930, les pionniers américains de ce genre littéraire qui commençait alors à s’affirmer comme un domaine majeur de la création imaginaire du XXème siècle [2].  
                                                                           
    Nietzsche écrivain de Science-Fiction ? Bien que De la Terre à la Lune ait été publié sept ans avant La naissance de la tragédie, le penseur de l’Eternel Retour semble avoir ignoré les romans de Jules Verne. Quant aux premières œuvres de H.G. Wells [3], que l’on s’accorde à considérer comme le véritable père de la Science-Fiction moderne, elles ne parurent que dans les dernières années du XIXème siècle, à un moment où le philosophe allemand avait cessé depuis de longues années d’être présent au monde de la pensée. Si chacun admet aujourd’hui que Jules Verne a donné ses lettres de noblesse à ce qui a d’abord été dénommé « Science-Fiction » ou plus succinctement « S-F » [4], et qu’on préfère à juste titre appeler de nos jours « Speculative Fiction » [5], il est nécessaire de rappeler ici qu’il était considéré à la fin du XIXème comme un auteur pour enfants, et qu’il fallut attendre une époque très récente pour qu’il soit reconnu comme un authentique écrivain, voire comme un créateur de génie.     Or, de tous les philosophes du XIXème siècle, Nietzsche nous apparaît comme le vrai contemporain de Jules Verne et de H.G.Wells, le seul penseur qui ne fasse en rien pâle figure non seulement à côté de ces deux grands précurseurs, mais de tous les auteurs de S-F de notre siècle dont l’imagination déchaînée continue à ravir des millions de lecteurs. Entre le penseur du « livre pour personne » et les « livres pour tous” de la Science-Fiction, des similitudes de style, de méthode et de contenu nous frappent ; loin d’être superficielles ou anecdotiques, elles touchent à l’essentiel. Partageant avec las auteurs de S-F un sens de l’infini cosmique sans lequel nouvelles et romans n’auraient pu s’arracher à la sphère terrestre, Nietzsche systématise la variation des points de vue et des échelles qui constitue la clef des récits de S-F ; la plupart des grands thèmes de la « Speculative Fiction” sont présents dans l’oeuvre nietzschéenne, oeuvre dans laquelle on trouve de multiples appels à une création artistique bouleversant nos frontières spatiales et temporelles. A l’issue de cette exploration et au vu de ces confrontations, nous nous demanderons s’il n’existe pas une source commune à la pensée nietzschéenne et à la S-F, source qui seule rendrait compte de cette étonnante fraternité.

    1) Le “sens de l’infini”
     
    Nietzsche et les écrivains de S-F ont un credo commun, dont la formulation la plus parfaite est peut-être àemprunter à ce géant de l’imaginaire que fut William Shakespeare : “There are more things in haven and earth, Horatio, than are dream’d of in your Philosophy” (Hamlet, IV, l66). La présence ou l’absence de ce sens de l’infini cosmique permettent d’établir une ligne de partage très nette entre deux catégories de philosophes, de poètes, d’écrivains. Il explique que certaines affinités et certains dégoûts nietzschéens de prime abord peu compréhensibles. D’Héraclite à Nietzsche, de Lucrèce à la Science-Fiction, une croyance initiale en l’infinie richesse des espaces et des temps, des cycles et des formes, unit des hommes et des oeuvres que parfois tout sépare. Cette affirmation de l’infinité cosmique, omniprésente dans les textes de jeunesse de Nietzsche, continue à scander les écrits des années 1878-1882, bien qu’elle se fasse alors plus discrète. Elle éclate dans les dernières oeuvres comme en un bouquet final.
     
    Les trois époques que nous venons de distinguer offrent chacune leur lot d’aphorismes consacrés à l’Infini, chaque époque traduisant la même préoccupation dans un langage différent et à l’aide de métaphores spécifiques révélant les dominantes de la pensée nietzschéenne en son évolution. Nous en retiendrons trois exemples caractéristiques. On ne s’étonnera pas de trouver dans les premiers écrits l’affirmation de l’infinité cosmique associée à des considérations esthétiques ; ainsi dans ces quelques lignes de 1872 dont on découvrirait facilement de multiples équivalents : « L’infinitéest le fait initial, originel..,. Dans le temps infini et dans l’espace infini, il n’y a pas de fins... Sans aucun appui de cette sorte, il faut que l’humanité puisse se tenir debout - tâche immense des artistes! » [6] L’infinité cosmique est donc perçue par le jeune Nietzsche comme une provocation de l’univers obligeant l’homme à entrer dans une lutte inégale qu’il ne peut éviter sous peine d’être anéanti ; elle est le “challenge”, pour reprendre le mot cher au philosophe et historien anglais Arnold Toynbee, qui contraint l’être humain à la grandeur ; la réponse à ce défi ne peut être qu’esthétique, et l’apostrophe adressée aux artistes par l’admirateur de Wagner n’est pas exempte de ferveur. Dans les années I878-I882, alors qu’il joue au positiviste, Nietzsche fait appel à la science pour renforcer sa certitude initiale et briser les illusions finalistes liées à une perception limitée et à un savoir clos. Le langage est alors beaucoup moins romantique, il unit des métaphores héraclitéennes aux froids concepts des sciences modernes , et le philosophe commence à renverser les perspectives en se référant au point de vue d’autres êtres vivants “Les astronomes”, écrit-il, ”nous laissent entendre que cette goutte de vie est sans importance dans le caractère général de l’immense océan du devenir et du périr. . . Peut-être dans la forêt la fourmi se figure-t-elle être le but et la fin de l’existence de la forêt avec autant de force que nous le faisons. [7]. La cosmologie moderne, le flux héraclitéen, et le choix ironique d’une perspective animale,ces trois points de vue que Nietzsche utilisa si souvent tour, viennent ici se fondre pour donner une force maximale à la critique de l’anthropocentrisme. Que le discours de la science ouvre ici le feu n’a rien d’accidentel : en cette période de son œuvre, le philosophe a cru trouver dans les découvertes scientifiques de son temps un formidable marteau afin d’ « éliminer les façons anciennes de penser et d’agir ».
     
                            C’est finalement dans le langage de la volonté de puissance que va être réaffirmé avec une force inégalée l’infini du “cycle des cycles” que seul le Surhomme sera capable d’affronter : “Et savez-vous ce qu’est le monde pour moi? … un monstre de force, sans commencement ni fin ... une mer de forces en tempêtes et en flux perpétuels, éternellement en train de changer...Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même” [8]. Les intuitions nietzschéennes ont réussi à s’inscrire dans le langage qui leur est propre langage que certains ont parfois qualifié d’ambigu et de non philosophique, mais dont on devrait à l’inverse se demander avec Martin Heidegger s’il n’est pas d’une rigueur qui excède encore notre compréhension [9].   
             
     Il serait superflu de s’attarder à démontrer à quel point ce sens de l’Infini cosmique, si intense chez Nietzsche, est présentchez tous les auteurs de Science-Fiction ou de récits fantastiques (que nous ne distinguerons pas, les meilleurs spécialistes s’avouant parfaitement incapables de proposer un critère de distinction irréfutable entre ces deux genres si proches, la “Science-Fiction” et le « Fantastique »). Jonglant avec les univers, créant et détruisant des galaxies, multipliant les dimensions et les espaces parallèles, jouant avec les lignes du temps, lalittérature spéculative n’a cessé depuis sa création d’affirmer l’infinité cosmique, et a contribué, comme nous allons le voir, à en assurer la « maîtrise artistique » réclamée par Nietzsche dès ses premières oeuvres.
     
     2) La variation systématique des points de vue et des échelles.
     
    L’homme dans l’univers, la fourmi dans la forêt : l’équation que propose le texte cité plus haut tend évidemment à ébranler notre anthropocentrisme, à briser nos illusions téléologiques. Le procédé, certes, n’est pas nouveau : tous les sceptiques l’ont utilisé, Pascal y excellait. Mais ce changement d’échelle destiné, en nous arrachant à notre univers quotidien, à multiplier les lieux à partir desquels se découvre une nouvelle perspective sur notre situation, va être systématisé par Nietzsche comme il le sera par les écrivains de S-F.

    Une variation fréquemment utilisée par le penseur dans les années 1880-1885, et qui constitue aussi la source de nombreux récits fantastiques ou de S-F, est le renversement qui consiste à adopter le point de vue de l’animal sur l’être humain. L’une des plus belles oeuvres de la S-F du XXème siècle, Demain les chiens de Clifford D. Simak, nous rapporte les discours que tiennent, dans un lointain futur, les chiens qui ont succédé à l’humanité comme espèce dominante et qui gardent le souvenir du prédécesseur disparu devenu mythique : l’homme [10]. Soixante-dix ans avant Simak, Nietzsche était maître dans l’art de faire parler les animaux afin d’arracher l’être « trop humain » aux torpeurs de ses rêves anthropocentriques. Il utilise le plus souvent ce procédé dans ses attaques contre la morale, ce qui explique sa fréquence dans Aurore oit dans le Gai Savoir. Ainsi l’animal parlant fait-il son apparition dans Aurore : “Nous ne tenons pas les animaux pour des êtres moraux. Mais croyez-vous donc que les animaux nous tiennent pour des êtres moraux? Un animal qui savait parler disait : “L’humanité est un préjugé dont nous autres animaux, au moins, nous ne souffrons pas” [11]. Tous les lecteurs de Nietzsche connaissent également ce percutant aphorisme du Gai Savoir : « Bien et Mal sont les préjugés de Dieu, dit le serpent (§ 259), Et une longue étude serait nécessaire pour mettre à jour la fonction et l’importance du discours animal dans Ainsi parlait Zarathoustra.            
    De même Nietzsche joue souvent avec l’échelle temporelle, en montrant comment nos certitudes les plus inébranlables sont relatives à la durée de notre existence : l’hypothèse d’une autre temporalité est une épreuve à laquelle ne résiste aucun de nos “absolus”. Il est intéressant de noter que c’est par ce procédé que Nietzsche, dès I878, inaugure la critique du « Moi » et de l’identité personnelle qui deviendra l’une des constantes de ses dernières oeuvres : « Que le caractère soit immuable, ce n’est pas vrai au sens strict … si l’on imaginait un homme de quatre-vingt mille ans, c’est même un caractère absolument variable qu’on lui trouverait : au point qu’il y aurait toute une foule d’individus différents qui naîtraient successivement de lui” [12]. La même méthode est utilisé dans Aurore pour dénoncer la notion d’immortalité et le cortège de fantasmes qui l’accompagne : un seul être humain immortel inspirerait au reste l’humanité un tel dégoût que son fantastique privilège deviendrait vite l’objet d’une universelle répulsion [13]. Innombrables sont les nouvelles et les romans de S-F qui ont de la même manière bouleversé l’échelle temporelle et joué avec le thème de l’immortalité : de l’immortalité artificielle, telle celle des Immortels de Rock-Island dont seuls les cerveaux subsistent, à la longévité indéfinie des Enfants de Mathusalem de Robert Heinlein, toutes les variations possibles ont été explorées. Rares, il est vrai, sont les auteurs qui ont su, à l’instar de Nietzsche, méditer sur les métamorphoses psychiques et morales qu’impliquerait une vie infiniment plus longue. Une exception remarquable suffit pourtant à faire oublier le trop grand nombred’oeuvres médiocres qu’a inspiré ce thème : il s’agit de Jack Barron et l’éternité de l’américain Norman Spinrad, qui est sans doute l’un des meilleurs romans de la S-F contemporaine [14].    
                      
    A la variation de l’échelle temporelle s’ajoute parfois dans l’oeuvre nietzschéenne l’hypothèse d’une modification plus troublante encore : la modification de l’échelle perceptive. Dramatisant le relativisme kantien, Nietzsche compare l’être humain à une araignée s’imaginant que l’univers se résume à ce qui se laisse prendre dans sa toile. Il montre que l’unité de mesure fondamentale dont nous disposons n’est pas d’abord la raison, mais bien la sensibilité, ou plus exactement « la quantité d’expériences et d’excitations qui nous sont possibles en moyenne en un temps donné » [15] : c’est à cette aune que nous mesurons la durée et la qualité de notre existence comme de celle des autres êtres, et la variation de ce critère bouleverserait de fond en comble notre vision du monde et tout l’édifice de la connaissance. Le philosophe nous convie alors à imaginer des organismes capables de percevoir « des systèmes solaires entiers, contractés et resserrés sur eux-mêmes comme une cellule unique », ou inversement des êtres percevant une seule cellule comme un système solaire » [16].Les écrivainsde S-F répondront en nombre à l’appel nietzschéen, particulièrement dans la période qu’on nomme « l’âge d’or de la S-F »: contentons-nous ici de signaler une très belle nouvelle de Jack Williamson, Le cercle galactique, parue en 1935 [17]. En quelques dizaines de pages, l’écrivain  américain, jouant avec la relativité einsteinienne, a su utiliser tout le registre de l’échelle spatio-temporelle en nous entraînant dans un fantastique voyage circulaire. L’un des héros de cette odyssée pourra conclure : « Nous avons fait le tour de l’univers dans l’espace. Nous avons bouclé le cercle du temps. Nous avons parcouru le cycle de la taille … et nous voici ». Tout au long de la nouvelle, Williamson met en évidence les profondes modifications perceptives provoquées par un changement de taille, en nous entraînant dans une ronde propre à donner le vertige. Nietzsche et la Science-Fiction prolongent et accomplissent ainsi  une traditionmillénaire, ce1le des mythes et des contes de fées qui transforment les hommes en nains ou en géants, celle des baguettes magiques agrandissant un homme aux dimensions d’un univers [18]  ou rapetissantAlice pour la conduire auPays des Merveilles. 
                                   
    Mais la plus déroutante sans doute de ces variations d’échelles, celle qui mène à son paroxysme la critique de la morale et des valeurs  traditionnelles, consiste à jouer avec les degrés de l’échelle de « puissance ». A l’universalisme  kantien parachevant la morale chrétienne, Nietzsche oppose les différences de puissance qui situent les êtres dans des galaxies totalement étrangères les unes aux autres. L’homme le plus vertueux écrasera sans remords un insecte : les notions de droit et de devoir n’ont de réalité qu’à l’intérieur de cercles de puissance relativement homogènes. Or l’histoire a produit des individus différant les uns des autres du point de vue de la puissance au moins autant que le plus faible des hommes diffère de l’insecte qu’il tue. Dès lors faut-il  s’étonner que des êtres se situant à un niveau supérieur de l’échelle de puissance aient pu écraser d’autres hommes sans le moindre remords ? La question mérite d’être posée, même si elle semble monstrueuse à ceux qui préfèrent se voiler la face derrière une universalité de pure forme. « L’injustice du puissant,  qui nous révolte surtout dans l’histoire, n’est pas à beaucoup près aussi grave qu’il nous semble. Le sentiment héréditaire d’avoir, être supérieur, des droits supérieurs, rend déjà bien indifférent et laisse la conscience en repos ; nousperdons même  tous, quand la différence est très grande entre nous-même et un autre être, 1e moindre sentiment d’injustice et nous tuons par exemple une mouche sans aucun remords » [19]. La Science-Fiction a utilisé bien souvent procédé mis en œuvre par Nietzsche : à l’homme et à la mouche,elle a substitué fréquemment l’extra-terrestre et l’homme, elle a imaginé des degrés de puissance et d’intelligence par rapport auxquels l’être humain ne pèse guère plus qu’un insecte. Depuis le grand classique qu’est La guerre des mondes, dans lequel H.G. Wells nous a décrit d’ horribles extra-terrestres assassinant froidement et méthodiquement des milliers de terriens un peu comme à la même époque (et c’est sans doute ce sur quoi Wells voulait attirer l’attention) les Anglais massacraient sans remords les Papous, jusqu’à ces étranges pyramides bleues apparues un jour dans l’Himalaya et qui ont réduit 1es humains à 1’état de transistors organiques (La tribu des loups, de Frédéric Pohl et C.M Cornbluth), la Science-Fiction n’a cessé d’explorer ce thème et d’imaginer l’humanité victime de la violence et de l’amoralité qu’elle manifeste elle-même sur terre vis à vis des antres créatures. S’il est vrai qu’à l’époque classique de la S-F le thème des extra-terrestres a bien souvent servi d’exutoire aux impérialistes, il est devenu, dans la nouvelle Science-Fiction, beaucoup plus critique et contribue à une mise en question radicale de nos conceptions et de nos façons de vivre. Retrouvant ainsi les préoccupations nietzschéennes, la S-F est aujourd’hui l’un des lieus privilégiés des interrogations et des angoisses de l’homo moderne, Comme le dit fortbien un critique contemporain, elle a cessé d’être « le regard que notre humanité (rationnelle) porte sur son avenir », pour devenir « un regard autre (celui de 1’étranger, de l’extra-terrestre) braqué sur notre présent [20]. 
                     
    Philippe Granarolo 
     
    NOTES
     
    1) Ecrits posthumes 1870—1873 , 0.C. (Gallimard) p.277
     
    2) La revue Amazing Stories, dont le premier numéro paruten Avril 1926, puis la revue Astounding Stories, gui domina la scène de la S-F de 1938 à 1950, publieront des centaines de nouvelles qui allaient fixer les lois du genre pour une longue période. Certes très inégales, ces nouvelles avaient pour point commun une audace (ou une naïveté, comme l’on voudra) qui les portaient à rassembler des galaxies et des millions d’années en quelques dizaines de pages, ce qui devait donner aux meilleures de ces productions un ton et une poésie tout à fait remarquables. Cf. les anthologies réunies par Jacques Sadoul aux éditions “J’ai Lu” : Les meilleurs récits d’Arnazing Stories et Les meilleurs récits d’Astounding stories.
     
    3) Jules Verne est aujourd’hui connu de tous et les critiques les plus classiques n’hésitent plus â consacrer d’austères études à son oeuvre. On ne saurait en dire autant de Wells, qui n’avait peut-être pas la qualité d’écriture de Jules Verne, mais qui compensait largement cette infériorité par une imagination beaucoup plus audacieuse et une cohérence romanesque sans doute supérieure. Ses oeuvres les plus connues sont La machine à explorer le temps(1895), L’île du Docteur Moreau (1896), L’homme invisible (1897), La guerre des mondes (1898), oeuvres écrites en une très courte période à la fin du XIXème siècle. Tout ce que Wells écrira après 1900 sera d’une qualité nettement inférieure. Pour une information plus abondante, nous renvoyons le lecteur à Pierre Versins et à sa magistrale Encyclopédie de l’utopie et de la S-F (Editions L’Age d’Homme), mine de renseignements et instrument de travail irremplaçable.
     
    4) Bien que le premier quart du XXème siècle ait connu un fantastique bouillonnement et de grands auteurs, au premier rang desquels Wells, J.H. Rosny aîné, et Rice Burroughs, il faut attendre avril 1926 pour que le mot « Science-Fiction » apparaisse. Le premier numéro d’ Amazing Stories portait en effet comme sous-titre « The magazine of scientifiction » : avec le mot, la S-F moderne était née.
     
    5) L’expression « speculative fiction », qui permet de conserver les traditionnelles initiales « SF » tout en déplaçant leur signification, a été créée par Robert Heinlein vers 1938, etsert aujourd’hui de bannière, sous la variante de « New S-F » (« new speculative fiction ») à l’avant-garde anglo-saxonne du genre.
     
    6) Le livre du philosophe, I, § 20. Ed. Aubier-Flammarion). A rapprocher de la célèbre sentence du § 5 de La Naissance de la tragédie : « Ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence et le monde éternellement se justifient ».
     
    7) Le voyageur et son ombre, § 14 (in Humain, trop humain, tome II, O.C. p. 164-165). Un retour à un ton plus romantique est à noter durant l’automne 1880 avec ce fragment : « Infini ! Il est bon de sombrer en cette mer … » (Aurore, O.C., p. 567).
     
    8) La volonté de puissance, tome I, p. 216 (Gallimard)
     
    9) Cf. en particulier Le mot de Nietzsche : « Dieu est mort », in Chemins, p. 205 (Gallimard).
     
    10) Demain les chiens, de C.D. Simak (Ed. « J’ai lu »). N’est-ce pas déjà le chien qui, parmi tous les animaux, était choisi par Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes (I, 62 sq.) afin de démontrer le caractère raisonnable de l’animal ?
     
    11) Aurore, livre IV, § 333 (O.C. p. 207).
     
    12) Humain, trop humain, § 41 (O.C., p. 56).
     
    13) Cf. Aurore, § 211 (« Aux rêveurs d’immortalité », O.C. p. 170).
     
    14) Robert Heinlein : Les enfants de Mathusalem (Ed. « J’ai lu »). Norman Spinrad : Jack Barron et l’éternité (Ed. Robert Laffont).
     
    15) Aurore, § 117 (« En prison », O.C. p. 98).
     
    16) Ibidem.
     
    17) The galactic circle, de Jack Williamson, publié en 1935 dans la revue Astounding Stories, et réédité par Jacques Sadoul dans le recueil déjà cité Les meilleurs récits d’ Astounding Stories.
     
    18) Voltaire, avec son Micromégas, a su parfaitement maîtriser ce procédé, et peut ainsi être considéré comme un authentique précurseur de la S-F. Richard Matheson créera en 1956 l’anti-Micromégas avec L’homme qui rétrécit dont un film fut tiré.
     
    19) Humain, trop humain, livre II, § 81 (O.C., p. 73-74).
     
    20) Robert Louis, dans un bon article consacré à la nouvelle S-F paru dans Le Nouvel Observateur (n° 351 du 2 août 1971, p. 34). Ce regard de la nouvelle S-F ne prolonge-t-il pas l’attitude des grands écrivains du passé ? C’est ce que pense le romancier de S-F J-G Ballard, qui écrivait dans le Magazine Littéraire (n° 88, p. 10) : « Homère, Shakespeare ou Milton ont créé des univers différents pour parler du nôtre. Le détournement de cette attitude vers un genre séparé à la réputation parfois douteuse nommé « science-fiction » est un phénomène récent, lié à la quasi disparition de la poésie dramatique et philosophique, et au lent dépérissement ru roman « traditionnel ».
     
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  • Peine de mort : le point de vue d'Alain de Benoist

    Dans le numéro 27 de Flash (19 novembre 2009), Alain de Benoist répondait aux questions de Nicolas Gauthier sur la peine de mort.

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    Alain de Benoist : "Je ne me suis pas battu pour l'abolition de la peine de mort. Je ne me battrai pas pour son rétablissement..." 

    Si l'on en croit les clichés médiatiques, l'homme de droite serait pour la peine de mort et l'homme de gauche contre... C'est sûrement un peu plus compliqué que ça...

    Sans doute. Je connais beaucoup d'hommes de droite révulsés par la peine de mort, surtout quand ils ont eux-mêmes fait de la prison. Je connais aussi des hommes de gauche hostiles à la peine de mort, qui trouvent cependant qu'on n'a pas assez fusillé à la Libération. Le débat sur la peine de mort n'est pas seulement archi-rebattu. Son caractère. émotionnel (d'un côté "toute vie humaine est sacrée", de l'autre "le sang appelle le sang") le rend aussi plutôt ennuyeux. Les partisans de la peine de mort, qu'ils en tiennent pour des arguments utilitaristes (protéger la société en mettant définitivement hors d'état de nuire) ou moraux (la peine de mort comme punition exemplaire ou sacrifice expiatoire), ont souvent du mal à comprendre que la justice publique est quelque chose d'autre que la vengeance privée ou la loi du Talion, et que la justice pénale n'a pas pour but premier de satisfaire les victimes. Leurs adversaires, eux, tombent souvent dans l'angélisme. Mais le plus détestable, ce sont ceux qui s'opposent à la peine de mort ... sauf bien sûr dans les cas où elle leur apparaît tout à fait justifiée! Les hommes de droite observent souvent que la peine de mort a été constamment appliquée dans l'histoire (elle était pourtant peu fréquente à Rome à l'encontre des citoyens romains), tandis que les hommes de gauche se réclament plutôt de l'esprit de "tolérance" des Lumières. Mais chez les philosophes du XVIIIe siècle, le refus de la peine de mort ne faisait pas l'unanimité. Diderot disait :"Le malfaisant est un homme qu'il faut détruire et non punir" ! Quant à Cesare Beccaria, grand adversaire de la peine de mort, il prônait son remplacement par un "esclavage perpétuel" ...

    Autre cliché médiatique, la peine de mort ne serait à l'honneur que dans des nations "arriérées"... dont les USA ou la Chine, pourtant assez "avancées"... Comment expliquer cette distorsion dialectique entre une ONU qui la proscrit et une Amérique qui l'applique? "Faites ce que je dis et pas ce que je fais" ?

    L'ONU n'est pas l'Amérique. Et l'Amérique n'applique pas uniment la peine de mort: elle existe dans certains États, pas dans d'autres. C'est d'ailleurs ce qui permet de constater que la peine de mort n'est nullement dissuasive : la majorité des criminologistes savent bien que la criminalité n'est pas plus forte là où on l'a abolie. D'ailleurs, la principale cause des crimes, c'est que leurs auteurs sont convaincus qu'ils ne se feront pas prendre. Aujourd'hui, la peine de mort reste prévue dans la législation de près de 100 nations. Elle est appliquée dans les quatre pays les plus peuplés du monde: la Chine, l'Inde, les États-Unis et l'Indonésie. Géographiquement, c' est l'Asie qui est de nos jours la moins abolitionniste. À noter que la peine de mort existe aussi au Japon, et qu'en Chine, on exécute couramment pour corruption, détournement de fonds ou évasion fiscale.

    Au-delà de sa valeur éventuellement dissuasive - qui demeure à démontrer -, la peine de mort a-t-elle une valeur symbolique?

    C'est ce que l'on dit souvent. Mais symbolique de quoi ? Au-delà de la peine de mort, la torture pourrait aussi avoir une valeur symbolique ! Et d'un point de vue "symbolique", qu'est-ce qui est le pire : la condamnation à mort ou la condamnation à vie ? L'idée générale est que "les crimes les plus horribles méritent le châtiment suprême". Le problème est qu'il n'existe aucun accord sur ce qui est le plus "horrible" (on retombe ici dans l'émotionnel). Personnellement,je trouve que les crimes contre la collectivité sont beaucoup plus graves que les crimes contre les personnes individuelles, mais je doute que beaucoup de gens partagent cette opinion. Remarque subsidiaire: les crimes généralement considérés comme les plus "horribles" sont le plus souvent des crimes pulsionnels, dont les auteurs sont tout à fait inaccessibles à la notion rationnelle de dissuasion. Beaucoup sont des malades, qui relèvent de la psychiatrie plutôt que des tribunaux.

    Et vous, au fait, vous êtes pour ou contre?

    Je ne me suis pas battu pour l'abolition de la peine de mort. Je ne me battrais pas pour son rétablissement.

     

    Propos recueillis par Nicolas GAUTHIER ( Flash n°27 du 19 novembre 2009)  

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  • Cybernétique de la crise

    Cybernétique de la crise, c'est le titre du point de vue de l'écrivain Stéphane Audeguy que le journal Le Monde a publié dans la rubrique "Débats" de son numéro daté du dimanche 3 janvier 2010.

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    Cybernétique de la crise
    LE MONDE | 02.01.10 | 13h49  •  Mis à jour le 02.01.10 | 13h49

    a crise - la chose et le mot - fait l'objet d'un traitement si particulier que j'aimerais en dire ici deux ou trois choses. Non pas en tant que littérateur soucieux du beau langage ; simplement, un écrivain est un homme politique, dans un monde où la langue subit des dévoiements radicaux.

     

    Le discours dominant de la crise vise, curieusement, à masquer la crise. Et si le mot de crise est employé de façon absolue, comme disent les rhéteurs, c'est que le discours de la crise prétend régner absolument sur nous. Cet emploi est trompeur, car il désigne seulement, le plus souvent, une partie de la crise globale : celle qui concerne l'économie. Et nous sommes censés admettre que l'économie est tout. Simultanément, cette notion envahit tous les domaines de la vie sociale : sports, entreprises, santé publique, etc. Ces deux pratiques se complètent : la crise, en général, c'est la crise économique ; simultanément, tout est en crise, mais de façon dispersée, si l'on peut dire.

    Se trouve ainsi escamotée la réalité : la crise est en fait totale et cohérente : elle concerne notre civilisation, ou plutôt cette société marchande mondialisée qui n'est pas une civilisation, mais prétend s'y substituer, un peu à la façon dont le mot de culture a fini par désigner à peu près n'importe quoi, un peu à la façon dont le Centre national de la littérature est devenu Centre national du livre (chacun ajoutera ici, dans son domaine de compétence, des exemples).

    Pour Littré, la crise concernait les maladies : on parlait de crise heureuse ou funeste. L'issue était la mort ou la guérison. Le discours de la crise, lui, a rompu depuis longtemps avec cette façon de dire, et de penser. Le mot désigne des mutations du système économique mondialisé : simples crises de croissance d'une économie qui étend toujours davantage son empire. La seule mesure vraiment significative du sommet de Pittsburgh, c'est le passage du G8 au G20. Le G20 représente 80 % du PIB, et deux tiers de la population mondiale. Faut-il s'en réjouir ? Les décisions seront plus difficiles à prendre (car on voit mal sur quoi le Brésil et l'Inde pourraient tomber d'accord) ; d'autre part, le G20 ne représente pas ces deux tiers de la population, mais les assujettit aux lois de l'économie : que beaucoup désirent cette servitude ne change rien à l'affaire. Quant au tiers restant, il est atteint dans sa survie même (l'Afrique, sorte de tiers-état, est représentée au G20 par un seul pays : l'Afrique du Sud). Et tous, inexorablement, subissent la pollution, les mutations économiques brutales, les mouvements spéculatifs erratiques, dans un monde où l'on annonce une reprise de la consommation comme une bonne nouvelle ; à court terme, oui, en un sens ; mais, structurellement, c'est une catastrophe.

    Comment un monde qui érige la concurrence en principe intangible peut-il engendrer autre chose que des crises ? Comment les dirigeants et les experts, qui tous partagent une foi entière en la rationalité de l'économie, peuvent-ils produire autre chose qu'une gestion de la crise (expression en elle-même aberrante) ? Le politique s'est dégradé, et l'on ne s'étonne pas de voir la notion élastique de gouvernance (anglicisme qui nous vient du business, et auquel je préfère le mot de cybernétique) se substituer à celle de gouvernement : la gouvernance, sorte de transitivité occupée à maintenir l'état des choses et sa scandaleuse nocivité pour le vivant, tout en feignant d'en corriger les effets, incontrôlés parce qu'incontrôlables.

    Le mot crise renvoie en grec à l'idée de décision : un état critique appelle des décisions, des choix véritables. Le discours de la crise singe tout cela, mais énonce que nous n'avons pas le choix, puisque c'est la crise. Combien de gouvernants souhaitent secrètement se voir imposer des mesures par le Fonds monétaire international (FMI) ? Ils peuvent alors les présenter comme une douloureuse nécessité.

    Cette cybernétique s'appuie sur la figure de l'expert (d'où le succès, en Italie, d'un ploutocrate parvenu à la tête du pays en se réclamant du monde de l'entreprise). Nous sommes invités à réfléchir aux "leçons de la crise", y compris dans les colonnes du Monde (dossier du 22 septembre). Mais cette expression présuppose que la crise est un phénomène rationnel ; à vrai dire, il s'agit d'écouter les leçons de la crise, et non pas d'en tirer ; chose désormais impossible dans l'économie mondialisée, comme nous le répètent les libéraux les plus cyniques.

    Dans ce dossier du Monde, par exemple, un seul économiste, Thomas Philippon - il est jeune, et cette franchise lui passera - note entre autres choses que "l'égalité devant la loi est bafouée par la présence d'entreprises tellement grosses que personne ne sait comment les liquider sans mettre en danger l'ensemble du système" ; mais il ne songe pas à changer le système en question.

    La crise est l'instrument rêvé de la cybernétique moderne : j'en prendrai deux exemples, à dessein hors de l'économie. Après les attentats du 11-Septembre, les Etats-Unis ont créé un ministère de la sécurité intérieure. Ce Department of Homeland Security est censé lutter contre le terrorisme, l'immigration, et préserver l'intégrité des frontières. Création extraordinaire, pour un pays dont l'identité s'est longtemps constituée contre un ennemi extérieur ; mais qui prolonge, en fait, la guerre froide : l'ennemi est à chercher désormais partout, à l'intérieur (affaires de Waco, d'Unabomber, d'Oklahoma City) comme à l'extérieur (attentats du World Trade Center de 1993 et de 2001).

    Et si l'ennemi est ubiquitaire, l'état de crise devient la norme. En témoigne un gadget merveilleux, que chacun peut consulter sur le site du ministère. C'est un baromètre de la sécurité, qui affiche des niveaux de danger : le vert indique un risque faible ; le bleu, un risque général, jusqu'au rouge (danger extrême). Je le consulte depuis des années et, à ma connaissance, il n'a jamais été au vert ; le 5 octobre, par exemple, le "niveau de menace" est "élevé". De toutes façons, le vert n'est guère rassurant, car voici ce que le ministère conseille de faire alors : "Elaborez un plan d'urgence pour votre famille ; partagez-le avec vos amis, testez-le ; créez un kit de fournitures d'urgence pour la maisonnée ; informez-vous en vous procurant la brochure." Se préparer, c'est le bon sens : préparez-vous maintenant "sur le site www.ready.gov ; envisagez de prendre des cours de premiers secours auprès de la Croix-Rouge américaine, etc.". Voilà donc une crise de sécurité qui dure depuis sept ans, dont on ne voit pas la fin, et dont il est évident que le ministère n'a pas intérêt à voir la fin, puisqu'elle serait aussi la sienne.

    Mais en quoi consiste, dans les faits, une gestion d'une crise ? Prenons l'exemple du récent "scandale" de l'écurie Renault en F1. Voilà un constructeur automobile pris en flagrant délit de tricherie caractérisée. Les experts prévoient des sanctions sévères. Cependant, la Fédération internationale ne peut guère renvoyer des circuits une entreprise qui contribue autant à sa prospérité que Renault (ce qui frappe dans cette crise-là, comme dans la crise économique, c'est le degré d'intrication des acteurs, et la dépendance des instances censées réguler avec ce qu'elles sont censées réguler).

    On propose alors au public un bouc émissaire : le directeur de l'écurie, Flavio Briatore, est exclu à vie par la Fédération (la discussion sur la culpabilité réelle de cet homme équivalant ici, en inutilité, aux polémiques sur les bonus des traders, rouages sans importance du système). Un Italien tricheur, avec la gueule de l'emploi : quelle aubaine pour tout le monde, et par exemple pour L'Equipe, journal spécialisé dans l'indignation vertueuse ! Puis le verdict tombe : "Le Conseil mondial du sport automobile a décidé de suspendre la disqualification de Renault F1 jusqu'à la fin de 2011." Renault doit donc veiller à ne pas tricher avant la fin de la prochaine saison... Il n'est pas certain que cette gestion de crise fonctionne tout à fait bien : certains commanditaires de l'écurie Renault renâclent, semble-t-il, à continuer à associer leur nom à une entreprise malhonnête (car, s'il est possible que Renault ait ignoré la fraude de Briatore, c'est bien ce créateur d'automobiles qui a bénéficié de la tricherie et du titre afférent de champion du monde).

    Cette idéologie de la crise est un symptôme parmi d'autres d'une crise de la notion même de civilisation. La solution la moins pessimiste serait que le système connaisse, non pas une crise de plus, mais un effondrement. Nous en sommes là, entre désespoir et rage. Quand je dis nous, c'est une façon de parler ; car la ploutocratie mondialisée, elle, est assurée pour l'instant d'une quasi-immunité.

    On apprend par exemple que le jour de la faillite de Lehman Brothers, des recruteurs sont venus s'installer dans le restaurant d'à côté pour réembaucher ses cadres ; les employés des usines délocalisées, eux, reçoivent une lettre leur offrant un emploi à l'autre bout de la Terre, et pour un salaire de misère. Pour la ploutocratie, la crise peut être douloureuse, mais elle est passagère ; pour les autres, c'est-à-dire pour quasiment toute la population mondiale, c'est un mode d'assujettissement permanent et une catastrophe qui continue de s'étendre.


    Stéphane Audeguy

    Stéphane Audeguy, romancier et essayiste

    Auteur de La Théorie des nuages (2005) et de Fils unique (2006) chez Gallimard, a publié en 2009 Nous autres, In memoriam et L'Enfant du carnaval (Gallimard). Dans des chroniques intitulées Memorabilia, il évoque certains objets contemporains qui, tel le GPS, composent les signes de notre modernité (NRF, n° 592).


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  • Blackwater, Dyncorp et les autres : l'ascension des sociétés militaires privées...

    Alors que des employés de la société miltaire Blackwater, inculpés pour un massacre commis dans les rues de Bagdad en 2007, à l'occasion d'une escorte effectuée au profit d'un convoi de véhicules du département d'Etat américain, viennent d'être relaxés par un juge fédéral américain, il paraît intéressant de se pencher sur ces sociétés militaires privées qui sont apparues dans le paysage géopolitique dans les années 1990 et dont le rôle n'a cessé de se renforcer depuis.

    Sur la société Blackwater, les éditions Actes Sud ont publié en 2008 une enquête d'un journaliste américain, Jérémy Scahill, intitulée Blackwater - L'ascension de l'armée privée la plus puissante du monde. Sur le sujet plus général des sociétés militaires privées, on peut utilement consulter une enquête de Jean-Jacques Cécile, publiée aux éditions Nouveau Monde, Les chiens de guerre de l'Amérique - Enquête au coeur des sociétés militaires privées.

     

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    "Comment une société privée américaine a-t-elle pu décrocher des marchés publics dans le secteur de la défense et de la sécurité intérieure pour se rendre, peu à peu, indispensable? Où la firme a-t-elle recruté ses centaines de milliers de "réservistes" ? Quel est son rôle en Irak et dans les transferts "spéciaux" de prisonniers? Comment a-t-elle réussi à s'enrichir lors de l'ouragan Katrina? Pourquoi a-t-elle bénéficié de la menace iranienne? Quels sont ses projets pour l'ère post-Bush? A travers une enquête passionnante, Jeremy Scahill révèle la privatisation partielle d'un service public. Un peu partout dans le monde sont engagés des mercenaires d'un type nouveau, agissant parfois hors la loi. Les pires crimes de guerre commis par des hommes de Blackwater en Irak n'ont, à ce jour, pas été jugés. Les enjeux internationaux du nouveau business de la guerre et de la sécurité deviennent ainsi tangibles. Désormais, chaque conflit armé ou chaque catastrophe naturelle dans le monde sont source de profit pour des sociétés privées. "

     

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    "16 septembre 2007. Dans le square Nisour, à Bagdad, des hommes de la société militaire privée Blackwater dégainent leur arme et tirent. Bilan : 17 morts, 24 blessés. Des civils.
    Face au carnage, le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, exige le bannissement de l'entreprise. Demande bien inutile, pense ce diplomate américain qui affirme : « Nous révoquerons la licence d'al-Maliki avant qu'il ne révoque celle de Blackwater. »
    Ces sociétés sont de vrais empires économiques, avec des milliers d'employés, des chiffres d'affaires astronomiques, le tout bâti en quelques années, par la grâce de liens étroits et nébuleux avec les responsables de l'administration Bush.
    Si ces entreprises sont apparues dans les années 1970, recrutant anciens des forces spéciales et des services action, leur nombre ne cesse de se multiplier depuis une dizaine d'années.
    Voici pour la première fois en France une enquête sans concession sur leurs ramifications, leurs pratiques et leurs dangers."
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  • Céline et la frénésie du "Soyez vicieuses" !

    A propos des Lettres de Louis-Ferdinand Céline, publiées dans la bibliothèque de la Pléiade, Bruno Chauvière nous envoie en commentaire ce petit texte qui mérite l'attention des visiteurs.

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    Elisabeth Craig

     

     

    La frénésie du "Soyez vicieuses"!

    Lettre de vœux du 31 décembre 1959, à Roger Nimier: « A vous deux biens chers amis tous nos plus fervents vœux de frénésie jeune ardente imprévoyante de sérénité vieillante follement riche égoïste bien vache. Une santé du tonnerre bien sûr pour cent ans… » ( page 1560)

    La correspondance de Céline n’est pas un fleuve à débit régulier, mais un torrent bouillonnant. L’homme est épris de mouvement. Dans son univers, tout bouge, comme les danseuses qu’il a tant aimées. Il souhaite pas seulement: bonne santé, mais « une santé du tonnerre » ; il n’en finit jamais , ni avec les images, ni avec la violence des mots.

    « Soyez vicieuses », conseille-t-il aux femmes qu’il a séduites à travers le monde.

    Il termine ses lettres par : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime »

    Belles lettres d’amour adressées à sa danseuse américaine Elisabeth Craig ou à son amie autrichienne Cillie Ambor.
    Les femmes aiment cet aventurier, amateur, comme Georges Orwell des «  gens de peu » rencontrés dans les bas-fonds londoniens ou bien comme trafiquant d’ivoire au Cameroun. Tout ça exprimé avec virilité: « La destinée est une putain qui se tait quand on l’enfile »

    Et Céline de donner des conseils à ces dames, pour faire suite à des exercices pratiques, à renouveler avec leurs partenaires du moment. Il prodigue ses leçons avec un art poétique craquant. Ne conseille-t-il pas de « faire danser les alligators sur une flûte de paon » ? A Elisabeth Craig en 1927, celle qu‘il appelle,Dear little écureuil, il susurre: « Apporte un peu d’excitation à ton vieux copain- pas forcément au lit- mais juste des trucs, après tout c’est bien plus amusant, je suis prêt à entendre toutes sortes de combinaisons bizarres. »

    Dans chaque lettre, il y a quelque chose de Célinien pour exprimer le désabusement, la provocation, la réflexion, mais c’est toujours avec l’accent de Bardamu. Un cordon ombilical relie lettres et romans.

    Bruno Chauvière

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