L'hiver est long et gris, mais il est encore temps d'aller chercher un peu de soleil en allant voir l'exposition consacrée à Brigitte Bardot au musée des années 30, espace Landowski, à Boulogne Billancourt qui a été prolongée jusqu’au 7 mars 2010 (du mardi au dimanche, de 11 heures à 18 heures).
Le mythe Bardot
Quand elle rentrait en retard, son père, du balcon de l’appartement de la rue de la Pompe, lui lançait une poignée de monnaie – des francs ! – sur la tête. C’était sa façon à lui, Pilou Bardot, de désapprouver le comportement de Brigitte : à quinze ans, dans les années 1950, une jeune fille de bonne famille devait être à l’heure, porter des chemisiers boutonnés sous le menton, baisser les yeux quand on lui parlait et, assise, serrer les genoux. M. Bardot ne pouvait pas savoir que sa fille, cinq minutes plus tard, ferait rêver le monde entier, qu’elle irriterait le Parti communiste, ferait monter la libido des ouvriers de Billancourt, des bistrotiers de La Napoule, des navigateurs de la Terre de Feu, des bergers de Mongolie et, sûrement, de tous les hommes de France.
Les sixties – dix années ! – furent le siècle de Brigitte Bardot : elle fut plus connue – et plus désirée – que les Beatles et Madonna. Quand elle passait dans la rue, le quartier était bloqué. Quand elle s’allongeait sur une plage de Saint-Tropez, il fallait faire venir SOS Médecins. Quand elle tournait le Mépris, en Italie, chaque rocher, chaque buisson, chaque vaguelette cachait un paparazzi armé d’un zoom aussi gros qu’un canon de 75. Brigitte Bardot a agacé les mères de famille, provoqué l’ire des bien-pensants, chaviré les prudes, chiffonné la notion de péché. Son buste a remplacé celui de Marianne dans les mairies, elle a eu droit à un timbre des PTT (on ne disait pas encore La Poste) et, dans les rues de Rio, combien de gamins ont-ils braillé la chanson de Dario Moreno, Brizitté Bardô, fait chaud ? Oui, il faisait chaud, très chaud. Brigitte Bardot donnait la fièvre aux Cariocas et aux Bantous. B.B. a donné des couleurs à des années en noir et blanc.
Flash-back. Dans la France des fifties, la France de René Coty, la première dame était brave, empâtée, sympathique, plus préoccupée de la durée de cuisson de la blanquette de veau que des figures libres du pole dancing. Les bagnoles étaient uniformément noires, sauf la Dauphine de Renault, violemment sous-vireuse, qui affichait parfois un bleu ciel un peu choquant. Dans les bistrots à nappes à carreaux, les VRP mangeaient des steaks et, à la cantine des collèges, grâce à Mendès-France, les gosses avaient droit à leur verre de lait. La France écoutait Gilbert Bécaud et les Compagnons de la chanson, fumait des gitanes maïs dont l’odeur aurait pu faire fuir un égoutier de retour du boulot, faisait l’éloge du jambon-beurre-cornichon, dissertait sur les éditos de Geneviève Tabouis et rêvait des dernières nouveautés technologiques imaginées par le magazine Science et Vie : la « montre-télévision-téléphone », par exemple, ou la voiture volante (pas de problèmes de parking). Jean Gabin régnait sur le cinéma français en pacha autoritaire aux dents jaunies par les gauloises.
Dans les années 1950, les élèves des classes secondaires allaient à l’école en veston et cravate et, à la récré, se repassaient Paris-Hollywood, une gazette « maudite », où l’on entrapercevait des femmes nues (enfin, presque), coloriées en sépia ou en rose cochonnet. La France sentait le poêle qui tire mal, le parfum Bourjois et la chaussette Stem.
Et Dieu créa Brigitte Bardot.
Une photo fait le tour du monde, en 1956 : celle d’une blonde sublime, allongée sur le sable, les seins dans l’eau, le regard amusé sous un soleil complice. Tout de suite, les hommes s’enflamment. Elle a un sourire prometteur, une bouche faite pour la passion, une poitrine magnifique, des jambes de danseuse et des pieds sublimement cambrés. Selon Roger Vadim – que tout le pays se met à haïr parce qu’il est son mari –, elle bouge la tête « à la façon des chats », « rit souvent, sans timidité et sans agressivité ». Elle n’hésite pas à couper la parole à sa mère –«Maman, tu me barbes ! » – et à couper le souffle à tout mâle digne de ce nom. Les prolos qui ont vécu le Front popu l’adorent, les bidasses qui font leurs classes en Allemagne l’épinglent au-dessus de leur couchette, les étudiants du Quartier latin mêlent son nom aux conversations sur l’Algérie française (ou pas) et les journalistes tartinent des articles insipides pour accompagner des photos qui ne le sont pas.
La Chambre s’alarme. Les députés vont tous voir le film. Leurs dignes épouses sont fâchées. Cette Brigitte Bardot, quelle traînée, quand même ! Mais, en regardant le film, les spectateurs ont la révélation : le paradis existe.
Mauvaise actrice ? On l’a beaucoup dit. Bonne comédienne ? Les bobos branchés des années 2000 l’ont affirmé. Peu importe, en vérité. Brigitte a été bonne et mauvaise, à contre-emploi ou dans son personnage, mutine ou sérieuse, mais, surtout, le cinéma l’a aimée. La caméra l’a caressée. B.B. n’a jamais été faite pour la Comédie-Française. Elle a été faite pour faire rêver les hommes « de 7 à 77 ans », voire jusqu’à 177 ans. Dans les sixties, elle a carbonisé les imaginations. Les adolescents, alors, découpent la photo de B.B. sur la couverture de Cinémonde. Ils ne savent pas encore, mais pressentent que la dame est une dévoreuse d’hommes. Elle aime l’amour, et vice-versa. Elle met à la mode les ballerines, les shorts, les robes en vichy, les coiffures choucroutées et les promenades en Vespa. Elle a les dents du bonheur, et un corps d’enfer. Même Simone de Beauvoir, un tantinet jalouse, s’en mêle : « Quand on la voit danser, même un saint serait tenté », dit-elle. Tenté de quoi ? Simone elle-même se laisse tenter par un bel amant américain. Mais ce que personne ne sait, c’est que Bardot est une éternelle insatisfaite. Les belles femmes ont des vies sentimentales compliquées, c’est une règle absolue : Brigitte quitte Vadim pour Trintignant (qu’elle trouve moche), puis séduit Gilbert Bécaud, tombe dans les bras de Sami Frey, rencontre Jacques Charrier… Elle n’a pas mauvais goût.
B.B. a passé son enfance dans les beaux quartiers, ceux où le déjeuner familial est de rigueur le dimanche, où les hommes portent des costumes trois-pièces et circulent en Frégate, nouvelle voiture de luxe de la régie Renault. La petite Brigitte, dès ses premiers pas, est expédiée au cours de catéchisme et aux leçons de danse d’une ballerine russe. Son père est à la tête d’une entreprise d’oxygène, ce qui tombe bien. Brigitte en manque. Elle étouffe, rue de la Pompe, où elle ne croise que des nounous en uniforme, des dadames revêches et des messieurs portant pochette. Elle s’ennuie. Dieu qu’elle s’ennuie ! Comme tous les gamins de son époque ! L’apparition d’Elvis Presley a bien déclenché quelque chose, et les 45 tours s’échangent de main en main. On écoute aussi les Platters sur les tourne-disques Teppaz, ainsi qu’Eddie Cochrane et Gene Vincent, mais en sourdine, pour ne pas déclencher l’ire des parents. Le monde, alors, est divisé en deux : celui des enfants, et celui des adultes. Les ados n’ont pas encore été inventés.
Evidemment, quand Brigitte Bardot rencontre Roger Plemiannikov, beau garçon amusant qui a adopté son deuxième prénom, Vadim, comme identité, elle pressent tout d’un coup qu’un autre destin l’attend. Elle a quinze ans, il en a vingt-trois. Il est fauché, il voudrait être journaliste, il aime les dames. Son oncle, Marc Allégret, cinéaste (Lac aux dames, Zouzou), qui a été l’ami d’André Gide, lui ouvre toutes les portes : le cinéma est un piège à filles merveilleux. Tandis que Vadim se demande comment passer de la position verticale à la position horizontale, Brigitte est plus que jamais surveillée par ses parents. Si jamais elle devient la maîtresse de ce gandin… « Je le tue ! », annonce papa Bardot. Effrayée, la coupable court vers sa maman en lui disant : « Papa veut le tuer ! » La mère prend les choses avec flegme : « Si tu deviens sa maîtresse », précise-t-elle en remontant une maille sur le tricot qu’elle confectionne. Et elle demande : « Tu ne l’es pas, Brigitte ? – Oh, maman ! » Rassurée, Mme Bardot se remet à tricoter de plus belle et, posément, annonce : « Parce que si tu l’es, je le tue aussi ! »
Mais peu importe. Brigitte prend les devants. Elle embrasse Vadim sur le palier et, dès lors, les choses suivent leur pente naturelle. Le pot aux roses, bien vite, est découvert. Le fabricant d’oxygène interdit à sa fille de revoir le suborneur. Brigitte ouvre le gaz. Pour éviter l’issue fatale, Pilou Bardot consent au mariage. Le scénario, dès lors, est écrit : amour, tragédie, séparation, menace de suicide. B.B. aime, puis casse, puis sombre, puis émerge, puis aime. Les épisodes « Valium-love » vont se succéder, la vie de Brigitte Bardot est une série de montagnes russes. Elle n’aime pas être seule, mais elle déteste être avec un seul homme.
Quant au cinéma, c’est simple : la caméra adore la jeune fille. Dès son premier (petit) rôle dans le Trou normand (1952), gentille pochade avec Bourvil, les choses démarrent. On la sollicite de partout. La presse à sensation (qu’on a rebaptisée « people » aujourd’hui) constate qu’elle est l’égale de Marilyn Monroe, en plus piquant. Et la ronde recommence : elle a une aventure avec Trintignant, il s’en va, elle prend des somnifères. Elle est consolée par Gilbert Bécaud, il la quitte, elle se gave de pilules. Elle tombe dans les bras de Raf Vallone, il s’éloigne, elle déprime. Réduite à un fantôme, Brigitte Bardot cherche un coin pour se cacher. Elle charge sa mère de lui trouver une maison en bord de mer. Maman Bardot déniche une vieille ferme dans un coin perdu, la Madrague, à Saint-Tropez. Las ! En guise de calme et de quiétude, c’est la folie. Le coin perdu devient un village à la mode. Pis : Cannes, avec son festival, est juste à côté. En mai, elle fait une apparition sur la Croisette : c’est un tsunami. Les Italiennes lui crient : « Putana ! », et Brigitte, elle, fait part de son admiration pour… Charles de Gaulle. De plus, elle devient une idole féministe : Marguerite Duras écrit un article intitulé « La reine Bardot ».
Il est temps, pour Brigitte, d’essayer la vie rangée : elle épouse Jacques Charrier (qui, aujourd’hui, fait de la peinture qu’on expose au musée de l’Erotisme, à Pigalle), apprend à repasser, à coudre, et, comme jadis Mme Coty, surveille la blanquette de veau. Mais cette vie, évidemment, ne lui convient guère. Elle accouche d’un enfant. Elle est malheureuse. Elle tente de se suicider, comme d’habitude. D’autres hommes suivront : Bob Zagury, un play-boy ; Gunther Sachs, un millionnaire ; Serge Gainsbourg, le bad boy ; Olivier Despax, star des sixties ; Patrick Gilles, le plus jeune… Il y aura des cinéastes, des pilotes de course, des chanteurs, des barmen, des journalistes. Les films s’enchaînent, l’époque évolue. Les minijupes, les mini-Morris, les maxi-manteaux révolutionnent la mode. Des filles comme Jane Birkin ou Twiggy imposent le « look » garçonnet. En mai 1968, Brigitte Bardot, c’est déjà une antiquité. Les années ont passé si vite… Cinq ans plus tard, après Colinot Trousse-Chemise, Brigitte Bardot met un point final à sa carrière. Elle a trente-huit ans.
Désormais, fini le cinéma, fini les hommes (ou presque). Elle embrasse avec passion la défense de la cause animale. La fille qui a dynamité la France du pot-au-feu a, alors, tourné la page, une fois pour toute.
Frédéric Falguière (Le Spectacle du Monde, octobre 2009)