Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

progrès - Page 8

  • L'avant-garde du grand bond en arrière !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un enregistrement de l'émission On ne parle pas la bouche pleine !, diffusée le 23 juin 2013 sur France Culture. Alain Kruger recevait Olivier Maulin à l'occasion de la sortie de son roman Le Bocage à la nage (Balland, 2013).

     

    olivier maulin,progrès,décroissance,ré-enracinement

    " Cette semaine, nous sommes à table dans un monde alternatif avec le romancier Olivier Maulin.

      Son dernier roman, Le Bocage à la nage (Balland), rappelle des courants politiques oubliés : les anarchistes végétariens, végétaliens ou naturiens de la fin du XIXème siècle, qui bien avant les hippies et les « vegans » prônaient le ré-enracinement et un régime alimentaire radical.

      Puisqu’il est aujourd’hui probable qu’hier revienne demain et que le retour à la terre soit notre futur, écoutons les conseils de cuisine de cette « avant-garde éclairée du grand retour en arrière ». "

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Multimédia 1 commentaire Pin it!
  • Libérer le peuple des illusions du progrès...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une conférence donnée par Pierre Le Vigan à Nice, le 23 mai, pour l'association Le Castellaras, et consacrée aux idées développées par Jean-Claude Michéa, notamment dans son dernier livre Les mystères de la gauche (Climats, 2013).

    Pierre Le Vigan collabore aux revues Eléments, Krisis et Le spectacle du monde. Il a publié plusieurs essais, dont le dernier en date est intitulé Ecrire contre la modernité (La Barque d'or, 2012).

    La conférence a été mise en ligne par le site Les non-alignés.

     

    Lien permanent Catégories : Multimédia, Points de vue 1 commentaire Pin it!
  • Aux origines de la théorie du « gender »...

    Un ami nous a fort opportunément signalé cet excellent article du sociologue Michel Maffesoli, publié sur Nouvelles de france et consacré à la théorie du genre... Auteur important, Michel Maffesoli a publié en 2012, aux éditions du CNRS, un essai intitulé Homo eroticus - Des communions émotionnelles.

     

    theorie_genre.jpg

     

    Aux origines de la théorie du « gender »

    Tout cela a un côté hystérique. Un petit grain de folie qui traverse la France. Mais, au fond, si « cette loi » suscite tant de passion, n’est-ce point parce qu’elle est insensée, en ce qu’elle croit au sens de l’Histoire ?

    Croyance largement partagée, il faut en convenir. Croyance qui est au fondement même du mythe du Progrès. Mais ce que l’on oublie par trop souvent, c’est que ce dernier n’est que la forme profane du messianisme d’origine sémite. L’homme ayant été chassé du Paradis par la faute originelle, il s’agit de réintégrer celui-ci. Qu’il soit céleste ou terrestre.

    Et ce péché originel, qu’était-il, sinon que les yeux d’Adam et d’Eve « s’ouvrirent et connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuiers et se firent des pagnes », (Genèse, 3, 7). En bref, ils découvraient la différence, et donc la complémentarité. Ils quittaient le vert paradis d’une enfance indifférenciée pour accéder à la rude et dure loi naturelle de l’altérité sexuelle.

    Et le désir profond de la « Cité de Dieu », tout comme celui d’une société parfaite, est de revenir à une androgynie originelle, où le sexe n’ait plus, véritablement droit de cité. Les querelles byzantines sur le « sexe des anges » en témoignent. Les théorie du « genre » actuelles n’en sont que le lointain reflet. On le sait, d’antique mémoire, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Et même si cela doit chagriner les sectateurs d’un Progrès indéfini, il faut leur rappeler ce qu’ils doivent à leur cerveau reptilien judéo-chrétien : la nostalgie d’un paradis indifférencié, où, « vêtus de probité candide et de lin blanc », on aura réussi à réduire l’autre au même. Reductio ad unum, c’est bien ainsi qu’au XIXe siècle, Auguste Comte résumait le but que s’était fixé la religion de l’humanité, celle du Progrès. Le Progrès est l’idéologie du « bourgeoisisme » moderne. Le « mariage pour tous » en est son abatardissement petit-bourgeois.

    Ainsi, est-ce faire injure aux progressistes de tous poils que de leur rappeler qu’ils sont en pleine régression : retourner à l’état embryonnaire de l’indifférenciation sexuelle.

    Mais contre toute orthodoxie (ce penser droit lénifiant), il faut savoir penser le paradoxe. En la matière, le progressisme régressif repose, essentiellement, sur la prétention, quelque peu paranoïaque qui veut construire le monde tel que l’on aimerait qu’il soit, et non s’adapter, tant bien que mal, à ce qu’il est. Tout simplement, rien n’est donné, tout est construit.

    Construire le monde, c’est-à-dire construire son monde, ou construire son sexe, c’est tout un ! La nature doit être gommée par la culture. Le « don » d’une richesse plurielle effacé au profit d’un égalitarisme sans horizon. Qui a dit que l’ennui naquit de l’uniformité ? Ce qui est certain, c’est qu’en plus de l’ennui, ce qui va résulter du prurit du nivellement, de la dénégation du naturel est immanquablement ce que M. Heidegger nommait la « dévastation du monde ». A quoi l’on peut ajouter la dévastation des esprits dont la folie actuelle est une cruelle illustration.

    Souvenons nous du mythe du « Golem » légué par la mystique juive. Ce robot construit, sans discernement, détruit la construction et son constructeur.

    C’est au nom d’un monde à venir, lointain et parfait, le « meilleur des mondes » en quelque sorte, que, en un même mouvement, l’on construit /détruit la féconde diversité de ce qui est. Tout cela reposant sur le vieux fantasme « robespierrien », postulant la liaison du Progrès et du bonheur. Entre l’égalité pour tous et le nivellement, la différence est ténue, qui aboutit, de fait, à la négation de la vie, reposant elle, sur le choc des différences.

    Comme le rappelait, avec justesse Albert Camus, « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ». Et le présent, c’est précisément de ne pas être obnubilé par un « paradis à venir », mais à s’ajuster, au mieux, à ce est, ce qui est là, donné.

    Certains ont nommé cela, avec sagesse, la « pensée progressive » ; alternative au progressisme/régressif. Progressivité s’enracinant dans la nature, s’accordant à l’ordre des choses, affirmant qu’on ne commande bien à la nature qu’en lui obéissant. On ne peut faire fi de la tradition, elle est gage de la continuité de la vie. C’est bien ce que la sagesse antique savait bien : « Nous n’héritons pas la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants ».

    Dès lors, pourquoi « faire » des lois fallacieuses, qui ont pour conséquence d’abstraire du terreau culturel et anthropologique à partir duquel, sur la longue durée s’est élaboré l’être ensemble ?

    La vraie radicalité, celle attentive aux racines, est autrement plus concrète. Elle a le sentiment, issu de l’expérience ancestrale, de la limité. Cette « nécessité » dont la philosophie grecque nous a rappelé la fécondité. En la matière, il y a une constante anthropologique, celle de la différence sexuelle. C’est un « donné ». Inutile de la dénier, il suffit de ruser avec.

    Il s’agit là d’une duplicité structurelle : être double et duple. Le bon père de famille s’épanouissant avec ses « petits amis », l’épouse fidèle organisant des « des cinq à sept » avec des partenaires de son choix. Sur la longue durée, la création culturelle, film, roman, peinture, trouve là son moteur principal.

    Contre le fantasme « légalitaire » par essence mortifère, la concrétude de la vie se contente de rappeler que seul le paradoxe est créateur. Contre l’unidimensionalité du nivellement, elle souligne que c’est la multiplicité antagoniste qui est féconde. Enfin, souchée sur la tradition, elle ne peut que répéter l’ambiguïté paradigmatique de l’humain.

    Il s’agit là de banalités qui méritent d’être rappelées. L’inflation de lois st le signe irréfragable de la faiblesse du pouvoir. De la déconnexion aussi d’un réel, autrement plus complexe que la rachitique réalité que la politique veut imposer. La vraie sagesse consistant à laisser être ce qui est, à s’accrocher à la nature des choses et, ainsi, à tirer profit de la riche expérience qui s’est sédimentée sur la longue durée.

    Dans la foultitude des lois, cause et effet d’une civilisation décadente, celle qui est en cours d’examen, et les théories du genre lui servant de fondement, sont insensées, parce que, ainsi que je l’ai rappelé, elles croient au sens de l’histoire. À l’opposé d’un tel sens finalisé, la sagesse populaire sait, de savoir incorporé, qu’il faut suffit de s’ajuster à ce que le destin a fait de nous, et savoir ruser avec. Voilà qui est autrement plus ambitieux. Face à la persistance obsessionnelle du mythe du progrès, enfant de Prométhée, la souplesse de Dionysos est tout à la fois plus pertinente et plus prospective. Critiquant l’utopie, dont ce rationaliste quelque peu irrationnel de Rabelais, rappelait que « la plus grande rêverie du monde est de vouloir gouverne avec une cloche ». En la matière, la « cloche de la loi ». Est-ce cela que nous voulons, un pensionnat pour enfants attardés ?

    Michel Maffesoli ( Nouvelles de France, 16 mai 2013)
    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Jean-Claude Michéa : « Pourquoi j'ai rompu avec la gauche»...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Claude Michéa, cueilli sur le site de l'hebdomadaire Marianne et consacré à son dernier livre Les mystères de la gauche, publié aux éditions Climats. 

     

    Michéa 2.jpg

    Jean-Claude Michéa : « Pourquoi j'ai rompu avec la gauche»

    Marianne : Vous estimez urgent d'abandonner le nom de «gauche», de changer de signifiant pour désigner les forces politiques qui prendraient à nouveau en compte les intérêts de la classe ouvrière... Un nom ne peut-il pourtant ressusciter par-delà ses blessures historiques, ses échecs, ses encombrements passés ? Le problème est d'ailleurs exactement le même pour le mot «socialisme», qui après avoir qualifié l'entraide ouvrière chez un Pierre Leroux s'est mis, tout à fait a contrario, à désigner dans les années 80 les turlupinades d'un Jack Lang. Ne pourrait-on voir dans ce désir d'abolir un nom de l'histoire comme un écho déplaisant de cet esprit de la table rase que vous dénoncez sans relâche par ailleurs ? 

    Jean-Claude Michéa : Si j'en suis venu - à la suite, entre autres, de Cornelius Castoriadis et de Christopher Lasch - à remettre en question le fonctionnement, devenu aujourd'hui mystificateur, du vieux clivage gauche-droite, c'est simplement dans la mesure où le compromis historique forgé, au lendemain de l'affaire Dreyfus, entre le mouvement ouvrier socialiste et la gauche libérale et républicaine (ce «parti du mouvement» dont le parti radical et la franc-maçonnerie voltairienne constituaient, à l'époque, l'aile marchante) me semble désormais avoir épuisé toutes ses vertus positives. A l'origine, en effet, il s'agissait seulement de nouer une alliance défensive contre cet ennemi commun qu'incarnait alors la toute-puissante «réaction». Autrement dit, un ensemble hétéroclite de forces essentiellement précapitalistes qui espéraient encore pouvoir restaurer tout ou partie de l'Ancien Régime et, notamment, la domination sans partage de l'Eglise catholique sur les institutions et les âmes. Or cette droite réactionnaire, cléricale et monarchiste a été définitivement balayée en 1945 et ses derniers vestiges en Mai 68 (ce qu'on appelle de nos jours la «droite» ne désigne généralement plus, en effet, que les partisans du libéralisme économique de Friedrich Hayek et de Milton Friedman). Privé de son ennemi constitutif et des cibles précises qu'il incarnait (comme, la famille patriarcale ou l'«alliance du trône et de l'autel») le «parti du mouvement» se trouvait dès lors condamné, s'il voulait conserver son identité initiale, à prolonger indéfiniment son travail de «modernisation» intégrale du monde d'avant (ce qui explique que, de nos jours, «être de gauche» ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne, qu'ils soient ou non conformes à l'intérêt du peuple, ou même au simple bon sens). Or, si les premiers socialistes partageaient bien avec cette gauche libérale et républicaine le refus de toutes les institutions oppressives et inégalitaires de l'Ancien Régime, ils n'entendaient nullement abolir l'ensemble des solidarités populaires traditionnelles ni donc s'attaquer aux fondements mêmes du «lien social» (car c'est bien ce qui doit inéluctablement arriver lorsqu'on prétend fonder une «société» moderne - dans l'ignorance de toutes les données de l'anthropologie et de la psychologie - sur la seule base de l'accord privé entre des individus supposés «indépendants par nature»). La critique socialiste des effets atomisants et humainement destructeurs de la croyance libérale selon laquelle le marché et le droit ab-strait pourraient constituer, selon les mots de Jean-Baptiste Say, un «ciment social» suffisant (Engels écrivait, dès 1843, que la conséquence ultime de cette logique serait, un jour, de «dissoudre la famille») devenait dès lors clairement incompatible avec ce culte du «mouvement» comme fin en soi, dont Eduard Bernstein avait formulé le principe dès la fin du XIXe siècle en proclamant que «le but final n'est rien» et que «le mouvement est tout». Pour liquider cette alliance désormais privée d'objet avec les partisans du socialisme et récupérer ainsi son indépendance originelle, il ne manquait donc plus à la «nouvelle» gauche que d'imposer médiatiquement l'idée que toute critique de l'économie de marché ou de l'idéologie des droits de l'homme (ce «pompeux catalogue des droits de l'homme» que Marx opposait, dans le Capital, à l'idée d'une modeste «Magna Carta» susceptible de protéger réellement les seules libertés individuelles et collectives fondamentales) devait nécessairement conduire au «goulag» et au «totalitarisme». Mission accomplie dès la fin des années 70 par cette «nouvelle philosophie» devenue, à présent, la théologie officielle de la société du spectacle. Dans ces conditions, je persiste à penser qu'il est devenu aujourd'hui politiquement inefficace, voire dangereux, de continuer à placer un programme de sortie progressive du capitalisme sous le signe exclusif d'un mouvement idéologique dont la mission émancipatrice a pris fin, pour l'essentiel, le jour où la droite réactionnaire, monarchiste et cléricale a définitivement disparu du paysage politique. Le socialisme est, par définition, incompatible avec l'exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non. Et si tant de travailleurs - indépendants ou salariés - votent désormais à droite, ou surtout ne votent plus, c'est bien souvent parce qu'ils ont perçu intuitivement cette triste vérité. 

    Vous rappelez très bien dans les Mystères de la gauche les nombreux crimes commis par la gauche libérale contre le peuple, et notamment le fait que les deux répressions ouvrières les plus sanglantes du XIXe siècle sont à mettre à son compte. Mais aujourd'hui, tout de même, depuis que l'inventaire critique de la gauche culturelle mitterrandienne s'est banalisé, ne peut-on admettre que les socialistes ont changé ? Un certain nombre de prises de conscience importantes ont eu lieu. Celle, par exemple, du long abandon de la classe ouvrière est récente, mais elle est réelle. Sur les questions de sécurité également, on ne peut pas davantage dire qu'un Manuel Valls incarne une gauche permissive et angéliste. Or on a parfois l'impression à vous lire que la gauche, par principe, ne pourra jamais se réformer... Est-ce votre sentiment définitif ? 

    J.-C.M. : Ce qui me frappe plutôt, c'est que les choses se passent exactement comme je l'avais prévu. Dès lors, en effet, que la gauche et la droite s'accordent pour considérer l'économie capitaliste comme l'horizon indépassable de notre temps (ce n'est pas un hasard si Christine Lagarde a été nommée à la tête du FMI pour y poursuivre la même politique que DSK), il était inévitable que la gauche - une fois revenue au pouvoir dans le cadre soigneusement verrouillé de l'«alternative unique» - cherche à masquer électoralement cette complicité idéologique sous le rideau fumigène des seules questions «sociétales». De là le désolant spectacle actuel. Alors que le système capitaliste mondial se dirige tranquillement vers l'iceberg, nous assistons à une foire d'empoigne surréaliste entre ceux qui ont pour unique mission de défendre toutes les implications anthropologiques et culturelles de ce système et ceux qui doivent faire semblant de s'y opposer (le postulat philosophique commun à tous ces libéraux étant, bien entendu, le droit absolu pour chacun de faire ce qu'il veut de son corps et de son argent). Mais je n'ai là aucun mérite. C'est Guy Debord qui annonçait, il y a vingt ans déjà, que les développements à venir du capitalisme moderne trouveraient nécessairement leur alibi idéologique majeur dans la lutte contre «le racisme, l'antimodernisme et l'homophobie» (d'où, ajoutait-il, ce «néomoralisme indigné que simulent les actuels moutons de l'intelligentsia»). Quant aux postures martiales d'un Manuel Valls, elles ne constituent qu'un effet de communication. La véritable position de gauche sur ces questions reste bien évidemment celle de cette ancienne groupie de Bernard Tapie et d'Edouard Balladur qu'est Christiane Taubira. 

    Contrairement à d'autres, ce qui vous tient aujourd'hui encore éloigné de la «gauche de la gauche», des altermondialistes et autres mouvements d'indignés, ce n'est pas l'invocation d'un passé totalitaire dont ces lointains petits cousins des communistes seraient encore comptables... C'est au contraire le fond libéral de ces mouvements : l'individu isolé manifestant pour le droit à rester un individu isolé, c'est ainsi que vous les décrivez. N'y a-t-il cependant aucune de ces luttes, aucun de ces mouvements avec lequel vous vous soyez senti en affinité ces dernières années ? 

    J.-C.M. : Si l'on admet que le capitalisme est devenu un fait social total - inséparable, à ce titre, d'une culture et d'un mode de vie spécifiques -, il est clair que les critiques les plus lucides et les plus radicales de cette nouvelle civilisation sont à chercher du côté des partisans de la «décroissance». En entendant par là, naturellement, non pas une «croissance négative» ou une austérité généralisée (comme voudraient le faire croire, par exemple, Laurence Parisot ou Najat Vallaud-Belkacem), mais la nécessaire remise en question d'un mode de vie quotidien aliénant, fondé - disait Marx - sur l'unique nécessité de «produire pour produire et d'accumuler pour accumuler». Mode de vie forcément privé de tout sens humain réel, inégalitaire (puisque la logique de l'accumulation du capital conduit inévitablement à concentrer la richesse à un pôle de la société mondiale et l'austérité, voire la misère, à l'autre pôle) et, de toute façon, impossible à universaliser sans contradiction dans un monde dont les ressources naturelles sont, par définition, limitées (on sait, en effet, qu'il faudrait déjà plusieurs planètes pour étendre à l'humanité tout entière le niveau de vie actuel de l'Américain moyen). J'observe avec intérêt que ces idées de bon sens - bien que toujours présentées de façon mensongère et caricaturale par la propagande médiatique et ses économistes à gages - commencent à être comprises par un public toujours plus large. Souhaitons seulement qu'il ne soit pas déjà trop tard. Rien ne garantit, en effet, que l'effondrement, à terme inéluctable, du nouvel Empire romain mondialisé donnera naissance à une société décente plutôt qu'à un monde barbare, policier et mafieux. 

    Vous réaffirmez dans ce livre votre foi en l'idée que le peuple serait dépositaire d'une common decency [«décence ordinaire», l'expression est de George Orwell] avec lesquelles les «élites» libérales auraient toujours davantage rompu. Mais croyez-vous sincèrement que ce soit aujourd'hui l'attachement aux valeurs morales qui définisse «le petit peuple de droite», ainsi que vous l'écrivez ici ? Le désossage des structures sociales traditionnelles, ajouté à la déchristianisation et à l'impact des flux médiatiques dont vous décrivez ici les effets culturellement catastrophiques, a également touché de plein fouet ces classes-là. N'y a-t-il donc pas là quelque illusion - tout à fait noble, mais bel et bien inopérante - à les envisager ainsi comme le seul vivier possible d'un réarmement moral et politique ? 

    J.-C.M. : S'il n'y avait pas, parmi les classes populaires qui votent pour les partis de droite, un attachement encore massif à l'idée orwellienne qu'il y a «des choses qui ne se font pas», on ne comprendrait pas pourquoi les dirigeants de ces partis sont en permanence contraints de simuler, voire de surjouer de façon grotesque, leur propre adhésion sans faille aux valeurs de la décence ordinaire. Alors même qu'ils sont intimement convaincus, pour reprendre les propos récents de l'idéologue libéral Philippe Manière, que seul l'«appât du gain» peut soutenir «moralement» la dynamique du capital (sous ce rapport, il est certainement plus dur d'être un politicien de droite qu'un politicien de gauche). C'est d'ailleurs ce qui explique que le petit peuple de droite soit structurellement condamné au désespoir politique (d'où son penchant logique, à partir d'un certain seuil de désillusion, pour le vote d'«extrême droite»). Comme l'écrivait le critique radical américain Thomas Franck, ce petit peuple vote pour le candidat de droite en croyant que lui seul pourra remettre un peu d'ordre et de décence dans cette société sans âme et, au final, il se retrouve toujours avec la seule privatisation de l'électricité ! Cela dit, vous avez raison. La logique de l'individualisme libéral, en sapant continuellement toutes les formes de solidarité populaire encore existantes, détruit forcément du même coup l'ensemble des conditions morales qui rendent possible la révolte anticapitaliste. C'est ce qui explique que le temps joue de plus en plus, à présent, contre la liberté et le bonheur réels des individus et des peuples. Le contraire exact, en somme, de la thèse défendue par les fanatiques de la religion du progrès. 

    Jean-Claude Michéa, propos recueillis par Aude Ancelin (Marianne, 12 mars 2013)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Quoi de neuf ?...

    Nous vous signalons la parution d'un essai de David Edgerton, intitulé Quoi de neuf ? - Du rôle des techniques dans l'histoire globale. Historien, David Edgerton est un spécialiste de l'histoire des sciences et des technologies qui remet en cause l'idée d'un progrès linéaire lié à l'accumulation d'innovations techniques...

     

    Quoi de neuf.jpg

     

    " Cette histoire globale de la technologie moderne prend le contre-pied des narrations usuelles sur les inventions de quelques individus géniaux pour mettre au premier plan l’analyse des usages collectifs. Elle amène à réévaluer profondément la signification des technologies couramment tenues pour avoir transformé la société ? la pilule, l’informatique, la bombe atomique, l’aviation ? et à prendre en compte une grande variété de technologies moins visibles mais non moins importantes, venant de diverses parties du monde.

    Parmi ces exemples méconnus : les pousse-pousse japonais, les tracteurs soviétiques, les usines baleinières nazies, le pétrole synthétique espagnol, etc. C’est que nombre de techniques anciennes recèlent des potentiels de rénovation considérables : voir le train avec le TGV !

    Entrelaçant histoire politique, histoire économique et histoire culturelle, ce livre met en cause l’idée selon laquelle nous vivrions une ère de transformations techniques toujours plus rapides et suggère que les technologies les plus importantes pour le XXIe siècle ne sont guère reconnues pour telles. En sapant la technophilie naïve et infondée (par exemple l’idée d’un prétendu âge de l’information), et sans pour autant donner prise à une technophobie non moins naïve, Edgerton appelle et inaugure une façon radicalement neuve de penser la technique dans l’histoire. "

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • Brève histoire de l'idée de progrès...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, tiré de la revue Nouvelle École (n° 51, année 2000) et consacré à l'histoire de l'idée de progrès. Ce texte a ensuite été réédité dans le recueil de textes de cet auteur, intitulé Critiques - Théoriques (L'Âge d'Homme, 2003). 

     

     

    Alain de Benoist 2.jpg

     

    Une brève histoire de l'idée de progrès

    L'idée de progrès apparaît comme l'un des présupposés théoriques de la modernité. On a même pu y voir, non sans raison, la véritable « religion de la civilisation occidentale ». Historiquement, cette idée se formule plus tôt qu'on ne l'a dit, autour de 1680, dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes, à laquelle participent Terrasson, Perrault, l'abbé de Saint-Pierre et Fontenelle. Elle se précise ensuite à l'initiative d'une seconde génération, comprenant principalement Turgot, Condorcet et Louis Sébastien Mercier.

    Le progrès peut se définir comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.
      
    Les théoriciens du progrès se divisent sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements qui l'accompagnent, éventuellement ses acteurs principaux. Tous adhérent néanmoins à trois idées-clés : 1) Une conception linéaire du temps et l'idée que l'histoire a un sens, orienté vers le futur. 2) L'idée de l'unité fondamentale de l'humanité, tout entière appelée à évoluer dans la même direction. 3) L'idée que le monde peut et doit être transformé, ce qui implique que l'homme s'affirme comme maître souverain de la nature.

    Ces trois idées proviennent à l'origine du christianisme. A partir du XVIIe siècle, l'essor des sciences et des techniques entraîne leur reformulation dans une optique sécularisée.

    Chez les Grecs, seule l'éternité est réelle. L'être authentique est immuable : le mouvement circulaire qui assure l'éternel retour du même dans une série de cycles successifs est l'expression la plus parfaite du divin. S'il y a montée et descente, progrès et déclin, c'est à l'intérieur d'un cycle auquel ne peut qu'en succéder un autre (théorie de la succession des âges chez Hésiode, du retour de l'âge d'or chez Virgile). D'autre part, la détermination majeure vient du passé, non du futur : le terme archè renvoie avant tout à l'origine (« archaïque ») en tant qu'autorité (« archonte », « monarque »).

    Avec la Bible, l'histoire devient un phénomène objectivable, une dynamique de progrès qui vise, dans une perspective messianique, à l'avènement d'un monde meilleur. La Genèse assigne à l'homme la mission de « dominer la Terre ». La temporalité est le vecteur grâce auquel le meilleur est appelé à se dévoiler progressivement dans le monde. Du coup, l'évènement peut avoir un rôle salvateur : Dieu se révèle historiquement. La temporalité est en outre orientée vers le futur, de la Création à la Parousie, du Jardin d'Eden au Jugement dernier. L'âge d'or n'est plus dans le passé, mais à la fin des temps : l'histoire finira, et elle finira bien, au moins pour les élus.


    Cette temporalité linéaire exclut tout éternel retour, toute conception cyclique de l'histoire, à l'image de l'alternance des âges et des saisons. Depuis Adam et Eve, l'histoire du salut se déroule selon une nécessité arrêtée de toute éternité, chemine avec l'ancienne Alliance et, dans le christianisme, culmine dans une Incarnation qui ne saurait se répéter. Saint Augustin sera le premier à tirer de cette conception une philosophe de l'histoire universelle englobant toute l'humanité, celle-ci étant appelée à progresser d'âge en âge vers le mieux.


    La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l'histoire, d'où découlent tous les historicismes modernes. La différence majeure est que l'audelà est rabattu sur l'avenir, et que le bonheur remplace le salut. Dans le christianisme, le progrès reste en effet eschatologique plus qu'historique au sens propre. L'homme doit chercher à faire son salut ici-bas, mais en vue de l'autre monde. Il n'a pas, d'autre part, la maîtrise du plan divin. Enfin, le christianisme condamne le désir insatiable et pose, comme le stoïcisme, que la sagesse morale réside dans la limitation plus que dans la multiplication des désirs. Seul le courant millénariste, s'inspirant de l'Apocalypse, fait précéder le Jugement dernier de mille ans de règne terrestre. Sécularisant la vision d'Augustin, il inspirera la postérité spirituelle de Joachim de Flore.


    Pour parvenir à sa formulation moderne, la théorie du progrès avait donc besoin d'éléments supplémentaires. Ceux-ci apparaissent à partir de la Renaissance, et s'épanouissent à partir du XVIIe siècle.


    L'essor des sciences et des techniques, ajouté à la découverte du Nouveau Monde, nourrit alors l’optimisme en paraissant ouvrir le champ d'une infinité d'améliorations possibles. Francis Bacon, qui est le premier à utiliser le mot « progress » dans un sens temporel, et non plus spatial, affirme que le rôle de l'homme est de maîtriser la nature en connaissant ses lois. Descartes propose pareillement aux hommes de se rendre maîtres et possesseurs de la nature. Celle-ci, écrite « en langage mathématique » pour Galilée, devient alors muette et inanimée. Le cosmos n'est plus porteur de sens par lui-même. Il n'est plus qu'une mécanique, qu'il faut démonter pour la connaître et l'instrumentaliser. Le monde devient pur objet de l'homme-sujet. L'homme éprouve la conviction que, grâce à la raison, il peut ne s'en remettre qu'à lui-même.


    Le cosmos des Anciens cède ainsi la place à un monde nouveau, géométrique, homogène et (probablement) infini, gouverné par des lois de cause à effet. Le modèle qui s'y applique est un modèle mécanique, plus particulièrement celui de l'horloge. Le temps lui-même devient homogène, mesurable : c'est le « temps des marchands », qui remplace le « temps des paysans » (Jacques Le Goff). La mentalité technicienne surgit de ce nouvel esprit scientifique. La technique a pour but principal d'accumuler des utilités, c'est-à-dire d'aider à produire des choses utiles.


    Il y a convergence évidente entre cet optimisme scientifique et les aspirations d'une classe bourgeoise en passe de s'imposer sur des marchés nationaux dont la création est allée de pair avec celle des royaumes territoriaux. La mentalité bourgeoise tend à ne considérer comme valables, voire comme réelles, que les seules quantités calculables, c'est-à-dire les valeurs marchandes. Georges Sorel verra plus tard dans la théorie du progrès une « doctrine bourgeoise ».


    Au XVIIIe siècle, les économistes classiques (Adam Smith, Bernard Mandeville, David Hume) réhabilitent de leur côté le désir insatiable : les besoins de l'homme, selon eux, sont toujours susceptibles d'être augmentés. Il est donc dans la nature même de l'homme de toujours vouloir plus et d'agir en conséquence, en cherchant en permanence à maximiser son meilleur intérêt. Jointe à l'optimisme ambiant, cette argumentation tend à relativiser ou à effacer dans les esprits la thématique du péché originel.


    Avec une particulière insistance, on souligne alors le caractère cumulable du savoir scientifique. La conclusion qu'on en tire est le caractère nécessaire du progrès : on en saura toujours plus, donc tout ira toujours mieux. Un bon esprit étant « composé de tous ceux qui l'ont précédé », il s'en déduit la constante supériorité des Modernes : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants », dit Bernard de Clairvaux, repris par Fontenelle. Il n'y a donc plus d'autorité des Anciens. La tradition est au contraire perçue comme faisant par nature obstacle à la marche en avant de la raison. La comparaison du présent et du passé, toujours à l'avantage du premier, permet du même coup de dévoiler le mouvement de l'avenir. Le mouvement comparatif devient ainsi prédictif : le progrès, posé d'abord comme le résultat de l'évolution, s'instaure comme le principe de cette évolution.

    Une autre idée, déjà formulée par saint Augustin, est celle d'une humanité conçue comme un organisme unitaire, qui aurait progressivement quitté l'enfance des « premiers âges » pour entrer dans l'« âge adulte ». Turgot parle ainsi du « genre humain, considéré depuis son origine [...] qui paraît aux yeux du philosophe un tout immense qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès ». Le mécanicisme cède ici la place à la métaphore organiciste, mais il s'agit d'un organicisme paradoxal, puisque l'on n'y envisage ni le vieillissement ni la mort. Cette idée d'un organisme collectif devenant perpétuellement « plus adulte » donnera naissance à l'idée contemporaine du « développement » compris comme croissance indéfinie. Au XVIIIe siècle, elle conforte un certain mépris de l'enfance, qui va de pair avec le mépris des origines et des débuts, toujours regardés comme inférieurs.


    La notion de progrès implique encore l'idolâtrie du novum : toute nouveauté est a priori meilleure du seul fait qu'elle est nouvelle. Cette soif du nouveau, systématiquement posé comme synonyme de meilleur, va rapidement devenir l'une des obsessions de la modernité. En art, elle débouchera sur la notion d'« avant-garde » (qui a aussi ses contreparties en politique).


    La théorie du progrès possède désormais toutes ses composantes. Turgot, en 1750, puis Condorcet, l'expriment sous la forme d'une conviction qui se formule simplement : « La masse totale du genre humain marche toujours à une perfection plus grande ». L'histoire de l'humanité est ainsi perçue comme définitivement unitaire. Ce qui est conservé du christianisme est l'idée d'une perfection future de l'humanité et la certitude que l'humanité se dirige vers une fin unique. Ce qui est abandonné, c'est le rôle de la Providence, dont la raison humaine prend la place. L'universalisme se fonde désormais sur une raison « une et entière en chacun », débordant tous les contextes, excédant toutes les particularités.


     Parallèlement, l'homme est posé, non seulement comme un être de désirs et de besoins sans cesse renouvelés, mais aussi comme un être indéfiniment perfectible. Une anthropologie nouvelle en fait une table rase, une cire vierge à la naissance, ou bien lui attribue une « nature » abstraite, entièrement dissociée de son existence concrète. La diversité humaine, individuelle ou collective, est regardée comme contingente et indéfiniment transformable par l'éducation et le « milieu ». La notion d'artifice devient centrale et synonyme de culture raffinée. L'homme n'est plus censé accomplir son humanité qu'en s'opposant à une nature dont il lui faut s'affranchir pour se « civiliser ».


    L'humanité doit alors s'affranchir de tout ce qui pourrait entraver l'irrésistible marche en avant du progrès : les « préjugés », les « superstitions », le « poids du passé ». On touche ici, indirectement, à la justification de la Terreur : si l'humanité a le progrès pour fin nécessaire, quiconque fait obstacle au progrès peut à bon droit être supprimé ; quiconque s'oppose au progrès de l'humanité peut à bon droit être placé hors humanité et décrété « ennemi du genre humain » (d'où la difficulté de réconcilier les deux affirmations kantiennes de l'égale dignité des hommes et du progrès de l'humanité). Les totalitarismes modernes (communisme soviétique, national-socialisme) généraliseront cette idée qu’il y a des « hommes en trop », dont la seule existence empêche l’avènement d’un monde meilleur.


    Cette attitude de rejet de la « nature » et du « passé » est fréquemment représentée comme synonyme d'un affranchissement de tout déterminisme. En réalité, la détermination par le passé est remplacée par la détermination par l'avenir : c'est le « sens de l'histoire ».


    L'optimisme inhérent à la théorie du progrès s'étend rapidement à tous les domaines, à la société et à l'homme. Le règne de la raison est censé déboucher sur une société à la fois transparente et pacifiée. Supposé avantageux pour toutes les parties, le « doux commerce » (Montesquieu) est appelé à substituer l'échange marchand au conflit, dont les causes « irrationnelles » seront progressivement éliminées. L'abbé de Saint-Pierre énonce ainsi, bien avant Kant, un « projet de paix perpétuelle », que critiquera durement Rousseau. Condorcet propose de perfectionner rationnellement la langue et l'orthographe. La morale elle-même doit présenter les caractères d'une science. L'éducation vise à habituer les enfants à se débarrasser des « préjugés », source de tout le mal social, et à faire usage de leur seule raison.


    La marche de l'humanité vers le bonheur est ainsi interprétée comme le parachèvement du bonheur moral. Pour les hommes des Lumières, étant donné que l'homme agira à l'avenir de façon toujours plus « éclairée », la raison se perfectionnera et l'humanité deviendra elle-même moralement meilleure. Le progrès, loin de n'affecter que le cadre extérieur de l'existence, transformera donc l'homme lui-même. Un progrès acquis dans un domaine se répercutera nécessairement dans tous les autres. Le progrès matériel entraîne le progrès moral.


    Sur le plan politique, la théorie du progrès est très vite associée à un animus antipolitique. Le regard porté sur l'État par les théoriciens du progrès est néanmoins ambigu. D'un côté, l'État bride l'autonomie de l'économie, regardée comme la sphère de la « liberté » et de l'action rationnelle par excellence : William Godwin dit que les gouvernements créent par nature des obstacles à la propension naturelle de l'homme à aller de l'avant. De l'autre, il permet à l'homme, dans la tradition contractualiste inaugurée par Hobbes, d'échapper aux contraintes propres à l'« état de nature ». L'État peut donc être à la fois obstacle et moteur du progrès.


    L'idée la plus courante est que la politique doit elle-même devenir rationnelle. L'action politique doit cesser d'être un art, gouverné par le principe de prudence, pour devenir une science, gouvernée par le principe de raison. A l'image de l'univers, la société peut être regardée comme une mécanique, dont les individus sont les rouages. Elle doit donc être gérée rationnellement, selon des principes aussi réguliers que ceux que l'on observe en physique. Le souverain doit être le mécanicien chargé de faire évoluer la « physique sociale » vers « la plus grande utilité publique ». Cette conception inspirera la technocratie et la conception administrative et gestionnaire de la politique que l'on retrouvera chez un Saint-Simon ou un Auguste Comte.


    Une question particulièrement importante est de savoir si le progrès est indéfini ou s'il débouche sur un stade ultime ou terminal qui serait, soit une nouveauté absolue, soit comme la restitution plus « parfaite » d'un état originel ou antérieur : synthèse hegelienne, société sans classes restituant le communisme primitif (Marx), fin de l'histoire (Fukuyama), etc. Se trouve du même coup posée la question de savoir si le but final, au cas où il y en aurait un, peut être connu par avance. Sur quoi débouche le progrès, pour autant qu'il débouche sur autre chose que lui-même ?

    Ici, les libéraux ont tendance à croire à un progrès indéfini, à une amélioration sans fin de la condition humaine, tandis que les socialistes lui assignent plutôt une fin heureuse bien déterminée. Cette seconde attitude fait confluer progressisme et utopisme : le changement perpétuel est censé déboucher sur l'état stationnaire, le mouvement de l'histoire n'est posé que pour mieux en envisager la fin. La première attitude n'est toutefois pas plus réaliste. D'une part, si l'homme est en marche vers la perfection, celle-ci, en tant qu'elle est appelée à se réaliser, devra bien un jour cesser de se perfectionner. D'autre part, s'il n'y a pas de but connaissable du progrès, comment peut-on encore parler de progrès, puisque seule la reconnaissance d'un but donné permet d'affirmer qu'un état nouveau représente, au regard de ce but, un progrès par rapport à l'état antérieur ?

    Une autre question tout aussi importante est celle-ci : le progrès est-il une force incontrôlée qui intervient d'elle-même, ou bien les hommes doivent-ils intervenir pour l'accélérer ou supprimer ce qui l'entrave ? Le progrès est-il d'autre part régulier et continu, ou bien implique-t-il des sauts qualitatifs brusques et des ruptures ? Peut-on accélérer le progrès en intervenant dans son cours ou risque-t-on, ce faisant, de retarder son accomplissement ? Ici encore, les libéraux, tenants de la « main invisible » et du « laisser-faire », se séparent des socialistes, plus volontaristes, sinon révolutionnaires.

    C'est au XIXe siècle que la théorie du progrès connaît en Occident son apogée. Elle se reformule toutefois dans un climat différent, marqué par la modernisation industrielle, le positivisme scientiste, l'évolutionnisme et l'apparition des grandes théories historicistes.


    L'accent est alors mis sur la science plus que sur la raison, au sens philosophique du terme. L'espoir se généralise d'une organisation « scientifique » de l'humanité et d'une maîtrise par la science de tous les phénomènes sociaux. C'est le thème sur lequel reviennent inlassablement Fourier, avec son Phalanstère, Saint-Simon, avec ses principes technocratiques, Auguste Comte, avec son Catéchisme positiviste et sa « religion du progrès ».


    Les termes de « progrès » et de « civilisation » tendent en même temps à devenir synonymes. L'idée de progrès sert de légitimation à la colonisation, censée diffuser partout dans le monde les bienfaits de la « civilisation ».


    La notion de progrès se reformule à la lumière de l'évolutionnisme darwinien, l'évolution du vivant étant elle-même réinterprétée comme progrès (notamment chez Herbert Spencer, qui définit le progrès comme évolution du simple au complexe, de l'homogène à l'hétérogène). De ce fait, les conditions du progrès se transforment sensiblement. Le mécanicisme des Lumières se conjugue désormais avec l'organicisme biologique, tandis que son pacifisme affiché cède la place à l'apologie de la « lutte pour la vie ». Le progrès résulte désormais de la sélection des « plus aptes » (les « meilleurs »), dans une vision concurrentielle généralisée. Cette réinterprétation conforte l'impérialisme occidental : parce qu’elle est « la plus évoluée », la civilisation de l'Occident est aussi nécessairement la meilleure.


    C'est alors la vogue maximale de l'évolutionnisme social. L'histoire de l'humanité est divisée en « stades » successifs, marquant les différentes étapes de son « progrès ». La dispersion des différentes cultures dans l'espace est retransposée dans le temps : les sociétés « primitives » renverraient aux Occidentaux l'image de leur propre passé (ce sont des « ancêtres contemporains »), tandis que l'Occident leur présenterait celle de leur avenir. Condorcet faisait déjà passer l'humanité par dix étapes successives. Hegel, Auguste Comte, Karl Marx, Freud, etc. proposent des schémas analogues, allant de la « croyance superstitieuse » à la « science », de l’ère « théologique » à l’ère « scientifique », de la « mentalité primitive » ou « magique » à la mentalité « civilisée » et au règne universel de la raison.


    Conjuguée au positivisme scientiste, qui touche au premier chef l'anthropologie et nourrit l'illusion qu'on peut dans l'absolu mesurer les cultures en valeur, cette théorie donne naissance au racisme, qui perçoit les civilisations traditionnelles, soit comme définitivement inférieures, soit comme provisoirement en retard (la « mission civilisatrice » des puissances coloniales consistant à leur faire combler ce retard), et postule qu'il existe un critère universel, un paradigme surplombant, permettant de hiérarchiser les cultures et les peuples. Le racisme apparaît ainsi directement lié à l'universalisme du progrès, qui recouvre lui-même un ethnocentrisme inconscient ou masqué.

    On ne discutera pas ici de la critique de l'idée de progrès, qui, à l’époque moderne, commence chez Rousseau, ni des innombrables théories de la décadence ou du déclin qu'on a pu lui opposer. On notera seulement que ces dernières représentent souvent (mais pas toujours) le double négatif, le reflet spéculaire, de la théorie du progrès. L'idée d'un mouvement nécessaire de l'histoire est conservée, mais dans une perspective inversée : l'histoire est interprétée, non comme progression constante, mais comme inévitable régression (ponctuelle ou généralisée). En fait, la notion de décadence ou de déclin apparaît tout aussi peu objectivable que celle de progrès.



    Depuis vingt ans au moins, les ouvrages se multiplient sur les désillusions du progrès. Certains auteurs vont jusqu'à dire que l'idée de progrès n'est plus qu'une « idée morte » (William Pfaff). La réalité est sans doute plus nuancée. La théorie du progrès est aujourd'hui sérieusement mise en question, mais il ne fait pas de doute qu'elle se survit sous des formes diverses.


    Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont de toute évidence sapé l'optimisme des deux siècles précédents. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».


     L'idée d'un progrès unitaire est battue en brèche. On ne croit plus que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages qu'il procure, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.


    La thématique du progrès reste cependant prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge »). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive.


    L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles du Tiers-monde, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance.


    Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité. Cette idéologie du développement a parfaitement été formulée par Walt Rostow, qui énumérait en 1960 les « étapes » que doivent parcourir toutes les sociétés de la planète pour accéder à l'univers de la consommation et du capitalisme marchand. Comme l'ont montré divers auteurs (Serge Latouche, Gilbert Rist, etc.), la théorie du développement n'est finalement qu'une croyance. Tant qu'on aura pas abandonné cette croyance, on n'en aura pas fini avec l'idéologie du progrès.

    Alain de Benoist ( Nouvelle Ecole n° 51, année 2000)

     

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!