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progrès - Page 5

  • Théologie de la provocation...

    Les éditions des Syrtes viennent de publier un essai de Gérard Conio intitulé Théologie de la libération - Causes et enjeux du principe totalitaire et préfacé par Michel Onfray. Agrégé de lettres modernes et traducteur de nombreux auteurs russes et polonais, Gérard Conio a écrit sur l'art et le cinéma.

     

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    " La provocation est l'essence de la modernité. Les révolutions qui ont accouché du monde moderne ont marqué les étapes d'une décadence d'autant plus inexorable qu'elle a pris le visage du progrès. Le principe totalitaire est aussi universel que la présence en chacun de nous du «tiers inclus», à savoir l'espionnage des âmes exercé par un pouvoir inquisiteur qui s'installe à l'intérieur même des consciences. Ce principe tire son origine de la promesse du Christ de ne jamais quitter ses disciples.
    Prenant appui sur l'«affaire Azef», emblème de la provocation à la veille de la Première Guerre mondiale, déconstruisant un faux antisémite pour décrypter le mécanisme d'une intoxication de masse, guidé par Vassili Rozanov qui a posé les jalons de la «théologie de la provocation» en la mettant lui-même en pratique pour mieux en dénoncer les tenants et les aboutissants, Gérard Conio chemine à travers les grands bouleversements intellectuels de la culture russe pour dénoncer une vérité occultée : l'essence de la provocation est dans l'inversion des valeurs.
    Et les catastrophes qui ne cessent d'ébranler le monde au nom de la démocratie et des «droits humains» sont la meilleure preuve de cette mystification qui s'appuie sur les grands sentiments pour nous fermer les yeux sur des vérités que nous refusons de voir. "

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  • Michéa: “Nous entrons dans la période des catastrophes”...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au mois de décembre 2015 par Jean-Claude Michéa au quotidien italien la Repubblica. L'entretien a été cueilli sur le site Euro-Synergies et sa traduction a été assuré par le site Le Blanc et le Noir. Il est consacré aux errances de la gauche française, à l'occasion de la traduction en italien de son livre Les mystères de la gauche (Climats, 2013).

     

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    Jean-Claude Michéa: “Nous entrons dans la période des catastrophes”

    Repubblica. Le score du Front national aux récentes élections régionales constitue-t-il une surprise ?

    Jean-Claude Michéa. Rien de plus logique, au contraire, que cette progression continuelle du vote FN parmi les classes populaires. Non seulement, en effet, la gauche officielle ne jure plus que par l’économie de marché (la «gauche de la gauche» n’en contestant, pour sa part, que les seuls «excès» néolibéraux), mais – comme Pasolini le soulignait déjà – elle semble mettre son point d’honneur à en célébrer avec enthousiasme toutes les implications morales et culturelles. Pour la plus grande joie, évidemment, d’une Marine Le Pen qui – une fois rejeté le reaganisme de son père – peut donc désormais s’offrir le luxe de citer Marx, Jaurès ou Gramsci !

    Bien entendu, une critique purement nationaliste du capitalisme global ne brille jamais par sa cohérence philosophique. Mais c’est malheureusement la seule – dans le désert intellectuel français – qui soit aujourd’hui en prise avec ce que vivent réellement les classes populaires. Si nous ne savons pas opérer une révolution culturelle analogue à celle de Podemos en Espagne, le FN a donc un boulevard devant lui.

    Comment expliquez-vous une telle évolution de la gauche ?

    Ce qu’on appelle encore la « gauche » est un produit dérivé du pacte défensif noué, à l’aube du XXe siècle (et face au danger alors représenté par la droite nationaliste, cléricale et réactionnaire) entre les courants majoritaires du mouvement socialiste et ces forces libérales et républicaines, qui se réclamaient d’abord des principes de 1789 et de l’héritage des Lumières (lequel inclut aussi – on l’oublie toujours – l’économie politique d’Adam Smith et de Turgot !).

    Comme Rosa Luxemburg l’avait aussitôt relevé dans ses textes sur l’affaire Dreyfus, il s’agissait donc d’une alliance particulièrement ambigüe, qui a certes rendu possibles - jusque dans les années 60 - nombre de combats émancipateurs, mais qui ne pouvait aboutir, une fois éliminés les derniers vestiges de la droite d’Ancien régime, qu’à la défaite d’un des deux partenaires en présence.

    C’est exactement ce qui va se passer à la fin des années 70, lorsque l’intelligentsia de gauche – Michel Foucault et Bernard-Henri Levy en tête – en viendra à se convaincre que le projet socialiste était «totalitaire» par essence. De là le repli progressif de la gauche européenne sur le vieux libéralisme d’Adam Smith et de Milton Friedman, et l’abandon corrélatif de toute idée d’émancipation des travailleurs. Elle en paye aujourd’hui le prix électoral.

    En quoi ce que vous appelez la «métaphysique du Progrès» a-t-elle pu conduire la gauche à accepter le capitalisme?

    L’idéologie progressiste se fonde sur la croyance qu’il existe un «sens de l’Histoire» et donc que tout pas en avant constitue toujours un pas dans la bonne direction. Cette idée s’est révélée globalement efficace tant qu’il ne s’agissait que de combattre l’Ancien régime. Le problème, c’est que le capitalisme – du fait qu’il a pour base cette accumulation du capital qui ne connaît «aucune limite naturelle ni morale» (Marx) – est lui-même un système dynamique que sa logique conduit à coloniser graduellement toutes les régions du globe et toutes les sphères de la vie humaine.

    En l’invitant à se focaliser sur la seule lutte contre le «vieux monde» et les «forces du passé» (d’où, entre autres, l’idée surréaliste – que partagent pourtant la plupart des militants de gauche – selon laquelle le capitalisme serait un système structurellement conservateur et tourné vers le passé), le «progressisme» de la gauche allait donc lui rendre de plus en plus difficile toute approche réellement critique de la modernité libérale. Jusqu’à la conduire à confondre – comme c’est aujourd’hui le cas – l’idée qu’on «n’arrête pas le progrès» avec l’idée qu’on n’arrête pas le capitalisme.

    Comme si, en d’autres termes, la bétonisation continuelle du monde, l’aliénation consumériste, l’industrie génético-chimique de Monsanto ou les délires transhumanistes des maîtres de la Silicon Valley pouvaient constituer la base idéale d’une société libre, égalitaire et conviviale !

    Dans ce contexte, comment la gauche peut-elle encore se différencier de la droite ?

    Une fois la gauche officielle définitivement convaincue que le capitalisme était l’horizon indépassable de notre temps, son programme économique est naturellement devenu de plus en plus indiscernable de celui de la droite libérale (qui elle-même n’a plus grand-chose à voir avec la droite monarchiste et cléricale du XIXe siècle). D’où, depuis trente ans, sa tendance à chercher dans le libéralisme culturel des nouvelles classes moyennes – c’est-à-dire dans le combat permanent de ces «agents dominés de la domination» (André Gorz) contre tous les «tabous» du passé – l’ultime principe de sa différence politique.

    C’était évidemment oublier que le capitalisme constitue un «fait social total». Et si la clé du libéralisme économique c’est bien d’abord – comme le voulait Hayek – le droit pour chacun de «produire, vendre et acheter tout ce qui peut être produit ou vendu» (qu’il s’agisse donc de drogues, d’armes chimiques, d’un service sexuel ou du ventre d’une «mère porteuse»), on doit logiquement en conclure qu’il ne saurait s’accommoder d’aucune limite ni d’aucun «tabou». Il conduit au contraire - selon la formule célèbre de Marx - à noyer progressivement toutes les valeurs humaines «dans les eaux glacées du calcul égoïste».

    Si donc, avec George Orwell, on admet que les classes populaires, à la différence des élites politiques, économiques et culturelles, sont encore massivement attachées aux valeurs morales - notamment celles qui fondent la civilité quotidienne et le sens de l’entraide – on s’explique alors sans difficulté leur peu d’enthousiasme devant cette dérive libérale de la gauche moderne.

    Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille se désintéresser des questions dites «sociétales» (comme, par exemple, de la lutte contre le racisme ou de celle contre l’homophobie). Mais il suffit d’avoir vu Pride – le merveilleux film de Matthew Warchus – pour comprendre qu’une lutte de ce type n’est jamais si efficace que lorsqu’elle parvient à s’articuler réellement à un véritable combat populaire. Or c’est là une articulation dont la gauche moderne a clairement perdu le secret.

    Vous considérez le fait que la gauche ait accepté le capitalisme comme une erreur. Certains pourraient y voir, au contraire, une preuve de réalisme. Pourquoi dans ces conditions jugez-vous nécessaire d’appeler à penser «avec la gauche contre la gauche»?

    La phase finale du capitalisme – écrivait Rosa Luxemburg en 1913 – se traduira par «une période de catastrophes». On ne saurait mieux définir l’époque dans laquelle nous entrons. Catastrophe morale et culturelle, parce qu’aucune communauté ne peut se maintenir durablement sur la seule base du «chacun pour soi» et de l’«intérêt bien compris».

    Catastrophe écologique, parce que l’idée d’une croissance matérielle infinie dans un monde fini est bien l’utopie la plus folle qu’un esprit humain ait jamais conçue (et cela sans même parler des effets de cette croissance sur le climat ou la santé).

    Catastrophe économique et financière, parce que l’accumulation mondialisée du capital (ou, si l’on préfère, la «croissance») est en train de se heurter à ce que Marx appelait sa «borne interne». A savoir la contradiction qui existe entre le fait que la source de toute valeur ajoutée – et donc de tout profit – est le travail vivant, et la tendance contraire du capital, sous l’effet de la concurrence mondiale, à accroître sa productivité en remplaçant sans cesse ce travail vivant par des machines, des logiciels et des robots (le fait que les «industries du futur» ne créent proportionnellement que peu d’emplois confirme amplement l’analyse de Marx).

    Les «néo-libéraux» ont cru un temps pouvoir surmonter cette contradiction en imaginant – au début des années 1980 – une forme de croissance dont l’industrie financière, une fois dérégulée, pourrait désormais constituer le moteur principal. Le résultat, c’est que le volume de la capitalisation boursière mondiale est déjà, aujourd’hui, plus de vingt fois supérieur au PIB planétaire !

    Autant dire que le «problème de la dette» est devenu définitivement insoluble (même en poussant les politiques d’austérité jusqu’au rétablissement de l’esclavage) et que nous avons devant nous la plus grande bulle spéculative de l’histoire, qu’aucun progrès de l’«économie réelle» ne pourra plus, à terme, empêcher d’éclater. On se dirige donc à grands pas vers cette limite historique où, selon la formule célèbre de Rousseau, «le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être».

    Or c’était précisément toute la force de la critique socialiste originelle que d’avoir compris, dès l’aube de la révolution industrielle, qu’un système social orienté par la seule recherche du profit privé finirait inéluctablement par conduire l’humanité dans l’impasse. C’est donc, paradoxalement, au moment même où ce système social commence à se fissurer de toute part sous le poids de ses propres contradictions, que la gauche européenne a choisi de se réconcilier avec lui et d’en tenir pour «archaïque» toute critique un tant soit peu radicale. Il était difficile, en vérité, de miser sur un plus mauvais cheval !

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  • L'utopie progressiste débouche sur l'enfer...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le philosophe Robert Redeker, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la question du progrès. Robert Redeker vient de publier un essai intitulé Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015).

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    Robert Redeker : l'utopie progressiste débouche sur l'enfer

    FIGAROVOX. - L'idée de progrès, expliquez-vous, n'est plus le moteur des sociétés occidentales. Partagez-vous le constat de Jacques Julliard qui explique que le progrès qui devait aider au bonheur des peuples est devenu une menace pour les plus humbles?

    Robert REDEKER. - Le progrès a changé de sens. De promesse de bonheur et d'émancipation collectifs, il est devenu menace de déstabilisation, d'irrémédiable déclassement pour beaucoup. Désormais, on met sur son compte tout le négatif subi par l'humanité tout en supposant que nous ne sommes qu'au début des dégâts (humains, économiques, écologiques) qu'il occasionne. Le progrès a été, après le christianisme, le second Occident, sa seconde universalisation. L'Occident s'est planétarisé au moyen du progrès, qui a été sa foi comme le fut auparavant le christianisme. Il fut l'autre nom de l'Occident.

    Aujourd'hui plus personne ne croit dans le progrès. Plus personne ne croit que du seul fait des années qui passent demain sera forcément meilleur qu'aujourd'hui. Le marxisme était l'idéal-type de cette croyance en la fusion de l'histoire et du progrès. Mais le libéralisme la partageait souvent aussi. Bien entendu, les avancées techniques et scientifiques continuent et continueront. Mais ces conquêtes ne seront plus jamais tenues pour des progrès en soi.

    Cette rupture ne remonte-t-elle pas à la seconde guerre mondiale et de la découverte des possibilités meurtrières de la technique (Auschwitz, Hiroshima)?

    Ce n'est qu'une partie de la vérité. L'échec des régimes politiques explicitement centrés sur l'idéologie du progrès, autrement dit les communismes, en est une autre. L'idée de progrès amalgame trois dimensions qui entrent en fusion: technique, anthropologique, politique. Le progrès technique a montré à travers ses possibilités meurtrières sa face sombre. Mais le progrès politique -ce qui était tenu pour tel- a montré à travers l'histoire des communismes sa face absolument catastrophique. Dans le discrédit général de l'idée de progrès l'échec des communismes, leur propension nécessaire à se muer en totalitarismes, a été l'élément moteur. L'idée de progrès était depuis Kant une idée politique. L'élément politique fédérait et fondait les deux autres, l'anthropologique (les progrès humains) et le technique.

    Les géants d'Internet Google, Facebook, promettent des lendemains heureux, une médecine performante et quasiment l'immortalité, n'est-ce pas ça la nouvelle idée du progrès?

    Il s'agit du programme de l'utopie immortaliste. Dans le chef d'œuvre de saint Augustin, La Cité de Dieu, un paradis qui ne connaît ni la mort ni les infirmités est pensé comme transcendant à l'espace et au temps, postérieur à la fin du monde. Si ces promesses venaient à se réaliser, elles signeraient la fin de l'humanité. Rien n'est plus déshumanisant que la médecine parfaite et que l'immortalité qui la couronne. Pas seulement parce que l'homme est, comme le dit Heidegger, «l'être-pour-la-mort», mais aussi pour deux autres raisons.

    D'une part, parce qu'un tel être n'aurait besoin de personne, serait autosuffisant. D'autre part parce que si la mort n'existe plus, il devient impossible d'avoir des enfants. C'est une promesse diabolique. Loin de dessiner les contours d'un paradis heureux, cette utopie portée par les géants de l'internet trace la carte d'un enfer signant la disparition de l'humanité en l'homme. Cet infernal paradis surgirait non pas après la fin du monde, comme chez saint Augustin, mais après la fin de l'homme. Une fois de plus, comme dans le cas du communisme, l'utopie progressiste garante d'un paradis déboucherait sur l'enfer.

    La fin du progrès risque-t-elle de réveiller les vieilles religions ou d'en créer de nouvelles?

    Le temps historique des religions comme forces de structuration générale de la société est passé. Cette caducité est ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu. La foi dans le progrès -qui voyait dans le progrès l'alpha et l'oméga de l'existence humaine- a été quelques décennies durant une religion de substitution accompagnant le déclin politique et social du christianisme. Du christianisme, elle ne gardait que les valeurs et la promesse d'un bonheur collectif qu'elle rapatriait du ciel sur la terre. Bref, elle a été une sorte de christianisme affaibli et affadi, vidé de toute substance, le mime athée du christianisme. Les conditions actuelles -triomphe de l'individualisme libéral, règne des considérations économiques, course à la consommation, mondialisation technomarchande-, qui sont celles d'un temps où l'économie joue le rôle directeur que jouaient en d'autres temps la théologie ou bien la politique, sont plutôt favorables à la naissance et au développement non de religions mais de fétichismes et de fanatismes de toutes sortes. L'avenir n'est pas aux grandes religions dogmatiquement et institutionnellement centralisées mais au morcellement, à l'émiettement, au tribalisme du sentiment religieux, source de fanatismes et de violences.

    Peut-on dire que vous exprimez en philosophie ce que Houellebecq montre dans Soumission: la fin des Lumières?

    Il doit y avoir du vrai dans ce rapprochement puisque ce n'est pas la première fois qu' l'on me compare à Houellebecq, le talent en moins je le concède. Ceci dit dans ma réflexion sur le progrès je m'appuie surtout sur les travaux décisifs de Pierre-André Taguieff auquel je rends hommage. Ce dernier a décrit le déclin du progrès comme «l'effacement de l'avenir». Peu à peu les Lumières nous apparaissent comme des astres morts, dont le rayonnement s'épuise. Rien n'indique qu'il s'agisse d'une bonne nouvelle. Cependant, cet achèvement n'est non plus la revanche des idées et de l'univers vaincus par les Lumières. Elle n'annonce pas le retour des émigrés! Cette fin des Lumières n'est pas la revanche de Joseph de Maistre sur Voltaire!

    Le conservatisme, vu comme «soin du monde» va-t-il remplacer le progressisme?

    Les intellectuels ont le devoir d'éviter de se prendre pour Madame Soleil en décrivant l'avenir. Cette tentation trouvait son origine dans une vision nécessitariste de l'histoire (présente chez Hegel et Marx) que justement l'épuisement des Lumières renvoie à son inconsistance. Pourtant nous pouvons dresser un constat. Ce conservatisme est une double réponse: au capitalisme déchaîné, cet univers de la déstabilisante innovation destructrice décrite par Luc Ferry (L'Innovation destructrice, Plon, 2014), et à l'illusion progressiste. Paradoxalement, il s'agit d'un conservatisme tourné vers l'avenir, appuyé sur une autre manière d'envisager l'avenir: le défunt progressisme voulait construire l'avenir en faisant table rase du passé quand le conservatisme que vous évoquez pense préserver l'avenir en ayant soin du passé. La question de l'enseignement de l'histoire est à la croisée de ces deux tendances: progressiste, l'enseignement de l'histoire promu par la réforme du collège est un enseignement qui déracine, qui détruit le passé, qui en fait table rase, qui le noie sous la moraline sécrétée par la repentance, alors que l'on peut envisager un enseignement de l'histoire qui assurerait le «soin de l'avenir» en étant animé par le «soin du passé».

    Robert Redeker, propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers (Figarovox, 12 juin 2015)

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  • Le progrès ? Point final...

    Les éditions Ovadia viennent de publier un essai de Robert Redeker intitulé Le progrès ? Point final. Philosophe, Robert Redeker, qui vit sous protection policière depuis près d'une dizaine d'années à la suite de la publication d'un texte hostile à l'islamisme, est l'auteur de plusieurs ouvrages comme Egobody (Fayard, 2010) ou Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014).

     

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    " La religion du progrès – le progrès étant le second Occident, la seconde universalisation de l’Occident après le christianisme – est morte. Plus personne ne croit au Progrès, qui a pris il y a deux siècles la succession de Dieu comme objet de foi collective. Le progrès est la croyance en un accomplissent de l’humanité dans l’histoire selon une fin donnée d’avance (le bien, le vrai, le juste). Cet accomplissement est supposé avec le bonheur et la perfection de l’humanité. C’est pourquoi le progrès peut être tenu pour l’opium de l’histoire : l’idée qui occulte la réalité tout en faisant rêver, comme dans les projets de paix perpétuelle, à une illusoire et réconfortante réconciliation finale de l’humanité avec elle-même. Cette dissection du cadavre du progrès passe, en toute logique, par la radiographie des annexes du progrès : l’utopie, le totalitarisme. Comment le progrès, ce catéchisme de la raison, a-t-il pu, à la semblance du sommeil de la raison, engendrer des monstres ? La question de l’éclosion puis du trépas du progrès est en effet aussi une question politique. La société contemporaine est aux prises avec les produits de la décomposition du progrès. L’auteur de ce livre retrace la généalogie de cette foi dans le progrès, inspecte les causes de son trépas, dessine les traits d’un monde post-progressiste. Pour y parvenir, il convoque la philosophie, l’art, la sociologie et la théologie. "

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  • Debord, réac ou révolutionnaire ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Galaad Wilgos, cueilli sur le site Le Comptoir et consacré à la position de Guy Debord par rapport à la question du progrès...

     

    GUY-DEBORD

     

    Debord, réac ou révolutionnaire ?

    « Quand être “absolument moderne” est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. » — Guy Debord

     

    Le titre peut paraître improbable aux yeux des pythies progressistes. Debord, dont on honorait le vingtenaire de la mort il y a peu, idole devenue consensuelle, dont l’ouvrage – ou devrait-on dire le titre – a enfanté quantité de lieux communs, semble faire partie du milieu. À l’instar d’un Camus, devenu social-démocrate progressiste, Debord l’irréductible s’est transformé, avec l’âge et la mort, en gentil critique des médias. On a détourné Debord.

    Pourtant, un certain Debord demeure ignoré du grand public. Et pour cause, l’homme qui refusait d’apparaître dans les médias, le contempteur du travail, le premier critique de son public, a développé une œuvre dotée en germes de fortes doses d’explosif. Debord, dynamite conceptuelle. Si on le connaît plus pour sa pulvérisation de la « société du spectacle » ainsi que ses remarques sur l’urbanisme, peu de gens connaissent l’auteur de ces lignes : « La décadence générale est un moyen au service de l’empire de la servitude ; et c’est seulement en tant qu’elle est ce moyen qu’il lui est permis de se faire appeler progrès. » (Panégyrique, in Œuvres, p.1684)

    Car en effet, Debord n’était pas un anticapitaliste typique. Malgré une conversion pleine et entière au marxisme, sa radicalité ainsi que son adhésion au conseillisme l’avaient amené à mener de front un combat radical contre la société moderne. Faisant constamment référence au passé afin d’y tirer des exemples, il détestait de nombreux phénomènes liés à la société moderne, fustigeait les travers moraux de ses contemporains [i] et émettait des critiques qui pourraient le faire passer aux yeux de certains de nos contemporains pour un « réac’ ». Ainsi, à propos des problèmes de banlieue, Debord disait :

    « Je pense que tu as noté un fait qui a été cité très vite, peu de jours après l’affrontement du pont de l’Alma. Les pompiers appelés à Montfermeil sous le prétexte d’un faux incendie sont en fait tombés dans un guet-apens, où on les attendait avec des pavés et des barres de fer. Nos vieilles chansons témoignent qu’il est après tout normal, quand on est trop dans le besoin, de “crever la panse et la sacoche” d’un contrôleur des omnibus. Mais attaquer des pompiers, cela ne s’est jamais fait quand Paris existait ; et je ne sais même pas si cela se fait à Washington ou à Moscou. C’est l’expression achevée, et pratique, de la dissolution de tous les liens sociaux. » (Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, 1998, p.137).

    Debord romantique révolutionnaire

    Pour comprendre cela, il faut revenir sur un concept analysé par Michael Löwy et Robert Sayre : le romantisme révolutionnaire. On ne peut pas comprendre ses critiques acerbes de la modernité sans voir qu’elles s’enracinent dans toute une tradition de pensée critique, élaborée en réaction à l’avènement du capitalisme industriel. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire de Debord un disciple de Hugo ou de Nerval – bien qu’il aimait tout particulièrement des gens comme Novalis, Coleridge ou Musset [ii]. Il s’agit en revanche de l’attacher à ce  « grand courant de protestation contre la civilisation capitaliste/industrielle moderne, au nom de valeurs du passé, qui commence au milieu du XVIIIe siècle, avec Jean-Jacques Rousseau et qui persiste, en passant par la Frühromantik allemande, le symbolisme et le surréalisme, jusqu’à nos jours ». Il se caractérise ainsi par plusieurs traits spécifiques, qui le distinguent d’une critique rationnelle et « froide » du capitalisme : « Déchiré entre nostalgie du passé et rêve d’avenir, il dénonce les désolations de la modernité bourgeoise : désenchantement du monde, mécanisation, réification, quantification, dissolution de la communauté humaine. Malgré la référence permanente à un âge d’or perdu, le romantisme n’est pas nécessairement rétrograde : au cours de sa longue histoire, il a connu aussi bien des formes réactionnaires que révolutionnaires. » [iii]

    Le concept de romantisme révolutionnaire avait déjà été mis en débat dans les années 1950, lorsqu’Henri Lefebvre se rapprocha de l’Internationale situationniste. C’était notamment autour de ce concept que les deux entamèrent un dialogue plus ou moins fécond. Et de prime abord, Debord n’y semblait pas favorable. Les situationnistes refusaient en effet la conception de l’art de Lefebvre, qui distinguait encore les genres et parlait d’« œuvre » (en opposition, du reste, avec la conception de l’ancien romantisme, qui mettait du flou dans ces délimitations), alors que les situs, changeant ainsi le terrain même de la discussion, ne considéraient plus que l’existence même comme œuvre véritable, désirant ainsi dépasser l’art et sa conception moderne en faisant de la vie elle-même une œuvre d’art. Par ailleurs, leur refus du monde ne pouvait être à leurs yeux romantique que dans la mesure où l’entreprise situationniste demeurait finalement un échec – incapable de porter un coup radical à la société capitaliste –, quand bien même ce refus était inconsciemment romantique. Les situationnistes semblent cependant admettre la qualification de romantique vers le début des années 1960, au moment même où Debord et Lefebvre rompirent leur relation amicale. [iv]

    La relation au passé de Debord est ainsi de tout intérêt. Comme Lefebvre, il n’acceptait pas l’idée d’un retour vers le passé comme solution au capitalisme. Romantique et antimoderne, oui, mais certainement pas réactionnaire. Alors que le situationnisme, avant-garde artistique, ne devait pas a priori s’opposer à une vision focalisée sur l’avenir, l’histoire et l’évolution de Debord ont été de magnifiques contradictions par rapport à ces visions avant-gardistes des origines. Passionné d’histoire, il puisait de nombreuses références dans le passé, afin d’en tirer des germes de négation de l’ordre capitaliste. Grand admirateur des époques et des auteurs anciens, il pouvait mentionner en des termes élogieux l’Athènes antique, la Florence de la Renaissance [v], mais aussi l’époque médiévale, avec ses récits du Saint-Graal et sa chevalerie, voire les communautés étrangères au capitalisme :

    « Ce qui intéressait les situationnistes dans ces communautés était leur existence indépendante de l’État et de l’accumulation capitaliste, soit parce qu’elles leur étaient antérieures, comme les sociétés archaïques ou la chevalerie médiévale, soit parce qu’elles échappaient à leur emprise, comme les Gitans. Il ne s’agissait pas, bien sûr, de reproduire tel quel, dans une société communiste, le mode de vie des chevaliers, des nomades ou des Amérindiens, mais de s’appuyer sur leur exemple pour concevoir de nouvelles formes de vie désaliénée. » [vi]

    Les situationnistes et le progrès

    Peu de place pour un progrès dogmatique, donc. Cette chimère sortie toute ailée des cerveaux aériens de l’aristocratie décadente et de la bourgeoisie montante postulait l’amélioration continue de la civilisation avec le temps. L’accumulation des enseignements, les découvertes scientifiques, la pensée rationnelle seraient autant de preuves de la supériorité des Modernes sur les Anciens. Le XVIIIe siècle et ses Lumières – Rousseau excepté – en furent les parangons, le XIXe siècle et sa révolution industrielle lui donnèrent une assise matérielle, sociale. La bourgeoisie, auréolée de ses victoires révolutionnaires et en bonne place sur le trône du monde, pouvait désormais rebaptiser l’optimisme qui en découlait du doux nom de Progrès, devenant ainsi un qualificatif mélioratif, là où il désignait autrefois un simple mouvement. L’idéologie du Progrès, avec son eschatologie, son sens de l’Histoire dirigé inéluctablement vers l’Éden – des droits de l’homme et du marché pour les libéraux, de la Révolution et de la fin du capitalisme pour les marxistes – put régner en maître par l’intermédiaire des maîtres du monde – et de nombre de leurs adversaires. Face à ce nouveau dogme moderne, le romantisme s’érigea aussi en réaction aux « illusions du progrès » (Sorel), à commencer par Rousseau, critique interne aux Lumières.

    Les situationnistes étaient ambigus par rapport à la question du progrès, plus particulièrement du progrès technique. L’urbanisme en est une preuve flagrante : la New Babylon élaborée par Constant Anton Nieuwenhuys était un bijou de technophilie. Reposant sur une automatisation totale du travail – abolissant dès lors, selon Constant, le travail – elle fonctionnait à l’aide des technologies les plus avancées et des matériaux les plus « modernes » pour son temps (aluminium, nylon,…). Tout y était artificiel, des bruits d’ambiance aux changements météorologiques programmés. C’était une « expression typique de la phase de modernisation que traversent les sociétés occidentales dans l’après-guerre » [vii], avec son cortège joyeux et extatique d’enthousiastes du progrès techno-scientifique. Ouvrage de science-fiction qui allait engendrer de nombreux monstres – émules d’un Constant, lui-même déconcerté (tant il n’adhérait pas non plus à une négation totale du passé) –, New Babylon assortie des productions artistiques du « peintre industriel » situationniste Giuseppe Pinot Gallizio et des affinités futuristes du mouvement, étaient de grandiloquentes proclamations technophiles.

    Cependant, ce serait oublier que le mouvement s’était aussi érigé contre une certaine modernisation devenue folle. À l’instar de Rousseau, les situs critiquaient la modernité au sein de la modernité. Les rêves de récupération des développements techniques créés par le capitalisme à des fins socialistes étaient toujours présents, marxisme et imaginaire moderniste obligent, mais en dépit de cela, le projet radical de critique s’insurgeait contre les dégâts provenant de cette société. La « dérive » [viii] est un exemple notable : il s’agit d’une nouvelle forme d’activité, une forme de vie novatrice à la fois poétique et subversive, qui se construit en partie par opposition à la ville moderne. Alors que celle-ci dispose des destinations comme autant de points abstraits, séparés les uns des autres et reliés par des trajectoires généralement rectilignes – en raison d’une rationalisation instrumentale et d’un utilitarisme capitaliste – la dérive ne suit aucun schéma et préfère les chemins spontanés, les ambiances.

    Celui qui dérive s’oppose à la vision purement utilitaire du déplacement urbain, avec son cortège de « non-lieux » (ces lieux de passage qui relient les points de départ et d’arrivée d’un même ensemble géographique), de sas, d’écrans, d’accélérateurs de déplacements (ascenseurs, routes, etc.) et de contraintes policières (le situ Abdelhafid Khatib ayant été incarcéré à deux reprises en cherchant à définir l’ambiance des Halles la nuit, en raison de son origine nord-africaine). La dérive était généralement effectuée ivre. « Le sens de la dérive réside bien dans son opposition à ce conditionnement, au cloisonnement de la ville, à la canalisation des trajets, à la déqualification des lieux. Il est dans la guérilla que mènent les marcheurs libres contre le quadrillage et la gestion de l’espace rendus nécessaires par une société fondée sur la division du travail et la lutte des classes. “On nous impose où il faut aller, par où il faut marcher. Et la dérive, c’est le contraire. […] On découvre des parcours inapparents dans les villes, dans les cités, dans les rues” déclarera le situationniste Ralph Rumney. » [ix] Anecdote intéressante et témoignage dramatique des ravages de la modernisation, quand Raoul Vaneigem et Debord cherchèrent à faire une dérive dans les Sarcelles, ils durent renoncer bien vite et retourner à leurs lieux habituels… Le lieu ne se prêtait en rien à la recherche d’une atmosphère et aux déplacements incongrus des situs. Il faut bien le dire, les endroits préférés des situs demeuraient les endroits historiques et préservés, des villes telles que Venise ou Amsterdam, où toute une ambiance et une géographie persistaient dans leur être, contre la modernisation galopante des villes. Ces nomades n’avaient, en réalité, jamais assez de railleries et de vitupérations contre les immondes amas de béton que sont les HLM, ou contre les buildings titanesques des grandes métropoles.

    Debord écolo, anti-industriel et anti-moderne

    Mais au-delà de ses ambigüités, c’est la trajectoire particulière de Guy Debord qui est la plus intéressante. Ce dernier n’a pas été épargné par les paradoxes du mouvement auquel il a appartenu, mais à l’inverse de plusieurs de ses membres, ainsi que de nombreux héritiers proclamés du situationnisme, Debord a effectué une mue en vieillissant – et notamment au contact d’intellectuels comme Jacques Ellul et Cornélius Castoriadis – vers un positionnement franchement anti-industriel, anti-moderne et écologiste. Au cours des années 1950, déjà, il commençait à lancer quelques foudres affirmées contre le modernisme échevelé. En 1957, contre l’appréciation du futurisme de certains de ses camarades, Debord dénonçait « la puérilité de [son] optimisme technique » (Rapport sur la construction des situations). Des années plus tard, son célèbre ouvrage La société du spectacle fustigera le « système économique fondé sur l’isolement [qui] est une production circulaire de l’isolement. L’isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De l’automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d’isolement des “foules solitaires”. » (§28). La note 45 démolit le secteur tertiaire des services, qu’il décrit comme étant l’ « immense étirement des lignes d’étapes de l’armée de la distribution et de l’éloge des marchandises actuelles », dont le développement rencontrait à ce moment-là la demande d’emploi liée à l’automatisation du travail – anticipant par là les « jobs à la con » de David Graeber. Dans la note 192, Debord déplore la dissolution de la communication, du langage, et donc de la communauté, et il n’hésite pas, dans la note 115, à se revendiquer du « général Ludd », figure mythique du mouvement de bris des machines anglais !

    En 1971, après de nombreuses évolutions personnelles, il rédigea un texte alors inédit, au titre qui donnait d’emblée le ton : « La planète malade ». Singulière proclamation techno-critique et écologiste (bien qu’ambiguë par moments), il y aborde la question de la pollution. L’article fait office de critique exhaustive des dégâts industriels, et notamment de la production de pollution : « augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matières plastiques qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des maladies mentales […] ».

    Avec prescience, il y détecte déjà les récupérations de l’écologie par la société du spectacle : « la soi-disant “lutte contre la pollution”, par son côté étatique et réglementaire, va d’abord créer de nouvelles spécialisations, des services ministériels, des jobs, de l’avancement bureaucratique ». Et il conclut par un vibrant plaidoyer pour la démocratie des soviets, dite « démocratie totale », ainsi que pour la révolution : « Ce printemps [de mai 68] obtint aussi, sans précisément y monter à l’assaut, un beau ciel, parce que quelques voitures avaient brûlé et que toutes les autres manquaient d’essence pour polluer. Quand il pleut, quand il y a de faux nuages sur Paris, n’oubliez jamais que c’est la faute du gouvernement. La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps. »

    Sans concession avec une société moderne produisant tant de nuisances, il approfondit certaines critiques émises à l’encontre de la nourriture moderne dans un autre texte, peu connu, nommé « Abat-faim » et publié en 1985 dans la fameuse Encyclopédie des Nuisances (tome I, fascicule 5). On sait que Debord et ses amis situs adoraient la bonne gastronomie, mais aussi les bons breuvages. Le palais est un palais, le bon goût ne touche pas uniquement l’art mais aussi la victuaille et la boisson. Si dans le texte précédent, Debord affirmait que « pour la pensée bourgeoise, méthodologiquement, seul le quantitatif est le sérieux, le mesurable, l’effectif ; et le qualitatif n’est que l’incertaine décoration subjective ou artistique du vrai réel estimé à son vrai poids », ce texte sera pour lui l’occasion d’approfondir ceci en décortiquant les dégâts industriels sur l’évolution du goût des aliments… et donc des hommes. Pour Debord en effet, avec le progrès de la technique, nous ne mangerions plus que des abats-faims, soit « une pièce de résistance qu’on sert d’abord pour apaiser, abattre la première faim des convives » (Larousse).

    Bien avant les scandales de Findus, il y dénonce déjà les colossales malversations liées à l’industrie agro-alimentaire et à ses aliments « dont l’apparence colorée n’y garantit pas la saveur, ni la fadeur l’innocuité ». La chimie fait des ravages, couplée avec la mondialisation et la logique marchande elle permet des horreurs : viandes composées à plus de 30% de matières végétales fabriquées en laboratoire, bières infectes, voire bières concentrées (permettant le remplacement des brasseurs par de vulgaires embouteilleurs chargés de réunir les éléments séparés – le tout au profit des grandes industries brassicoles, détruisant les brasseries locales et donc du même coup tout un savoir-faire ancestral), pains composé d’ingrédients imbitables (farines non-panifiables, levures chimiques, fours électriques), fruits gardés au froid afin de résister à toutes les saisons (perdant au passage, selon un journaliste enthousiaste du Cosmopolitan, beaucoup de leur saveur naturelle), etc. Constat presque prophétique : aujourd’hui, on sait désormais scientifiquement que les fruits ne sont plus que des succédanés des fruits d’antan, une pomme des années 1950 en valant 100 des années 2000…

    La nourriture est un sujet peu abordé par les révolutionnaires – si ce n’est par l’angle quantitatif. Or, c’est un enjeu tout aussi important, sinon majeur, et Debord l’avait bien compris. La logique du capitalisme tend à tout réduire à des abstractions et à nuire à l’authenticité des productions humaines. Elle crée des ersatz, et ce au profit des personnes qui possèdent le capital, seules aptes à payer des laboratoires pour toujours progresser dans la réduction des coûts, et les machines permettant de recomposer les aliments séparés. Cette réduction des coûts (et du temps), on le sait désormais, passera bientôt par la disparition des animaux, bien trop coûteux pour ceux qui ne veulent plus avoir à faire à de la chair vivante. Au nom du quantitatif, on détruit le qualitatif. Raisonnements d’esthètes ? Les premiers perdants de ces avancées sont en réalité les classes populaires. Des petites entreprises familiales en Occident transmettant un legs gastronomique séculier jusqu’aux agriculteurs vivriers qui en Afrique sont incapables de rivaliser avec la production à bas coûts (et à bas goûts) des grandes fermes industrielles occidentales, tous y perdent, et tout s’y perd : les traditions alimentaires, l’autonomie alimentaire, tout ce qui a pu se faire grâce à une production spontanée du peuple et une longue formation historique.

    Mais comment a-t-on pu en arriver là ? Debord, en antimoderne, ne peut que constater la lente déliquescence des mœurs. Il fut un temps où l’on pouvait « pendre à la lanterne » les falsificateurs de nourriture, alors que la falsification demeurait artisanale ; elle est aujourd’hui d’autant plus endémique qu’elle est acceptée passivement. « Autre temps, autres mœurs ». Le goût des hommes s’est perdu avec l’homogénéisation capitaliste. « Toute tradition historique doit disparaître, et l’abstraction devra régner dans l’absence générale de la qualité (voir l’article Abstraction). Tous les pays n’avaient évidemment pas les mêmes caractéristiques (géographiques et culturelles) dans l’alimentation. Pour s’en tenir à l’Europe, la France avait de la mauvaise bière (sauf en Alsace), du très mauvais café, etc. Mais l’Allemagne buvait de la bonne bière, l’Espagne buvait du bon chocolat et du bon vin, l’Italie du bon café et du bon vin. La France avait du bon pain, de bons vins, de nombreux fromages, beaucoup de volaille et de bœuf. Tout doit se réduire, dans le cadre du Marché Commun, à une égalité de la marchandise polluée. »

    Une mise en garde d’autant plus salutaire que la question du goût n’est pas anodine. Au contraire, elle est le corollaire de celle de l’intelligence, dans tout ce que ce concept embrasse. Une vision bien trop cartésienne de l’être humain a tendu à séparer le corps et l’esprit, dans une dichotomie qui oppose finalement un matérialisme vulgaire à un idéalisme désincarné. Caricature radicale, car comme le rappelait Charles Péguy, « le spirituel couche dans le lit de camp du temporel ». L’éveil à la curiosité sous toutes ses formes est toujours passé par une forme quelconque de passion et de sensualité. Goût des mathématiques, goût de la politique, tout passe par un enracinement des activités dans les désirs et plaisirs charnels des uns et des autres – le corps, réceptacle et formateur des idées. Et les Athéniens de l’Antiquité le savaient, eux qui voyaient notamment dans la tragédie une fonction éminemment critique et démocratique : la leçon de la tragédie passait par les passions qu’elle véhiculait, transmises à l’audience. Plus on ressentait les choses, mieux c’était ; l’apathie – étymologiquement « absence de passion » – était radicalement méprisée chez les Grecs, particulièrement en politique. Plus tard, de nombreuses formes de socialisme tenteront de revaloriser le désir et la libido (parfois jusqu’à l’outrance, ce que récupèrera le capitalisme consumériste), car l’accomplissement de soi passe aussi par une adéquation entre travail, désir et plaisir.

    Si Castoriadis pouvait affirmer qu’il fallait remplacer « la passion pour les objets de consommation » par « la passion pour les affaires communes » (Une société à la dérive), c’est bien parce qu’il savait qu’on ne pratiquait pas quelque chose sans que cette chose soit valorisée socialement et apprécié individuellement. La fadeur morne de la politique et des luttes sociales contemporaines est ainsi, désormais, compensée par le Spectacle et ses nuisances. Les valeurs se perdent dès lors par recul de la sensualité, qui est tout à la fois moteur d’ouverture spirituelle et médiatrice des passions.

    La perte de sensualité, le mépris des sens, est finalement l’ami pervers d’un capitalisme voué à tout rationaliser, à assécher un monde où l’austérité forcée traverse le monde de la production – et la désinhibition par l’overdose de stimuli celui de la consommation. « La répétitivité et l’affadissement des discours sur la sensualité ont également à voir avec une prise de distance généralisée vis-à-vis du monde sensuel. La pacification politique, le primat de la sécurité, la défiance à l’égard des passions ont des effets anesthésiants. Sans cesse stimulées par des signaux audio et vidéo, la vue et l’ouïe – les deux sens les moins charnels – ont pris l’ascendant sur le goût, et surtout sur l’odorat et le toucher. Les corps, soumis à une infinité de stimulations externes (consommer, embellir, faire du sport, etc.) sont dépossédés d’eux-mêmes. Car l’injonction contemporaine à jouir de la vie selon des principes bien davantage hédonistes et consuméristes que sensuels est le plus souvent un moyen de canaliser les désirs et les énergies, avec une visée normalisatrice. Chacun doit être capable de rendre compte de ses manières d’accéder à des plaisirs qui ne dépassent pas les limites de ce qui est décrété acceptable ; l’éthique de la transparence, aujourd’hui triomphante, repose sur une limitation des libertés communes et sur un autocontrôle des individus. » (Thomas Bouchet, Les fruits défendus. Socialisme et sensualité du XIXe siècle à nos jours.)

    Réac ou révolutionnaire ?

    Alors, Guy Debord était-il réactionnaire ? Ou révolutionnaire ? La question est importante, car elle dépasse la personne, elle-même significative, de Guy Debord pour toucher les mouvements radicaux et révolutionnaires en général. L’on sait trop bien désormais le lien néfaste entre tout un pan de la tradition révolutionnaire et les idéologies du Progrès. La « table rase » du passé a justifié la diabolisation de ce dernier, et il est, encore aujourd’hui, difficile de tenir une position de valorisation du passé sans passer pour un odieux nostalgique des vieilles dominations. L’eschatologie révolutionnaire n’a pourtant pas toujours été accolée à la Révolution, qui elle-même, étymologiquement, signifie un retour au point originel.

    Régis Debray le rappelle régulièrement : « C’est le présentisme qui est effrayant. La perte des anachronismes. L’instant qui scintille, sans recul pour s’en démarquer, sans l’aune pour le juger. Si maintenant tout est maintenant, disons adieu aux rébellions de demain, que le jeunisme tuera dans l’œuf. Pas de révolution sans l’insistance, l’assistance du révolu. […] Tous les révolutionnaires que j’ai rencontrés avaient un temps de retard sur le leur : le Che voulait refaire San Martín, Marcos, Zapata, Chávez, Bolívar. Comme nos jacobins en 1789, lecteurs de Plutarque et de Tite-Live, les Gracques ; et Lénine, la Commune de Paris. Les réfractaires ont la manie d’antidater, en faisant d’un anachronisme leur agenda » (Dégagements). Et comme une preuve par l’histoire, la défunte revue libertaire Offensive avait publié un dossier entier sur ces révolutions ayant précédé la Révolution française. Ces dernières se caractérisaient par un conservatisme populaire qui visait à garder ce qu’il y avait de mieux dans la société tout en restaurant les dégâts commis par les dominants. « Que la révolution soit aussi une restauration, cela devait donc être entendu au sens le plus exact de ce terme : restaurer, c’est bien remettre à neuf une bâtisse, une statue ou un meuble anciens qui ont été abîmés, pour leur permettre de se conserver dans le temps. Révolutionner, ce n’était pas “faire table rase”, cela signifiait au contraire conserver autant que possible un certain état de la société, qui n’avait pu être troublé que par la soif de richesse et de puissance des gouvernants. Par conséquent, loin de se concevoir comme des “bousculeurs”, les révolutionnaires de jadis se voulaient des mainteneurs. » (Patrick Marcolini, « Révolte et conservatisme », Offensive).

    L’un des apports intéressants de Guy Debord réside dans son évolution, qui a été aussi une évolution contre cette conception progressiste, modernisatrice de la Révolution. Comme la majeure partie des authentiques radicaux du XXe siècle, sa volonté d’aller à la racine du capitalisme le conduisit à prendre des positions de plus en plus opposées à la vision linaire, déterministe de l’Histoire. Il adhérait ainsi au célèbre passage du Manifeste du Parti communiste disant que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. […] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ». Cela s’accompagnait d’une remise en cause toute aussi radicale des normes véhiculées par le clivage gauche-droite. Considéré comme un auteur de gauche, certaines de ses positions semblaient pourtant déroutantes, désignant le problème de l’immigration comme significatif de l’évolution du monde occidental américanisé, les délinquants de banlieue comme les symptômes d’une dissolution radicale des liens sociaux, et les thèmes sociétaux comme les nouveaux cadres de la pensée bourgeoise. Cela le conduisait même à dire que « les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment. ».

    Alors, Debord, réac’ ou révolutionnaire ? Gageons qu’il aurait réfuté cette opposition stupide, en montrant que la Révolution a besoin de conservation et donc du passé. Le capitalisme n’ayant plus besoin de la bourgeoisie conservatrice, il a continué sa mutation, chamboulant jusqu’aux mœurs sexuelles afin de conserver sa domination. Désormais, toute opposition authentique ne pourra se revendiquer du Progrès ou de la modernité, moteurs des changements perpétuels nécessaires au renouvellement du capitalisme. Il s’agit dès lors de puiser consciemment dans la mémoire collective pour trouver matière à créer un avenir. Des germes afin que poussent de nouvelles fleurs révolutionnaires. Guy Debord n’était pas réactionnaire, c’était un révolutionnaire sans le Progrès.

    Galaad Wilgos (Le Comptoir, 23 mars 2015)

     

    Notes :

    [i] « Le fait de n’avoir jamais accordé que très peu d’attention aux questions d’argent, et absolument aucune place à l’ambition d’occuper quelque brillante fonction dans la société, est un trait si rare parmi contemporains qu’il sera sans doute parfois considéré comme incroyable, même dans mon cas. » (Panégyrique, p.1662).

    [ii] « Géographie littéraire », in Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, pp.1290-1291.

    [iii] « Consumé par le feu de la nuit – le romantisme noir de Guy Debord »

    [iv] http://noesis.revues.org/723#tocto1n2

    [v] « Il est juste de reconnaître la difficulté et l’immensité des tâches de la révolution qui veut établir et maintenir une société sans classes. Elle peut assez aisément commencer partout où des assemblées prolétariennes autonomes, ne reconnaissant en dehors d’elles aucune autorité ou propriété de quiconque, plaçant leur volonté au-dessus de toutes les lois et de toutes les spécialisations, aboliront la séparation des individus, l’économie marchande, l’État. Mais elle ne triomphera qu’en s’imposant universellement, sans laisser une parcelle de territoire à aucune forme subsistante de société aliénée. Là, on reverra une Athènes ou une Florence dont personne ne sera rejeté, étendue jusqu’aux extrémités du monde ; et qui, ayant abattu tous ses ennemis, pourra enfin se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique. » (Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle)

    [vi] http://noesis.revues.org/723#tocto1n2

    [vii] Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, p.173

    [viii] « Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience. », « Définitions », IS, n°1, juin 1958, p.13.

    [ix] Le mouvement situationniste, p.93

     

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  • « Le libéralisme économique et le libéralisme "sociétal" procèdent tous deux d’une même matrice idéologique »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux liens qui unissent libéralisme et idéologie du progrès...

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    « Il faut être d’une naïveté confondante pour tenir le système capitaliste pour conservateur ! »

    On se souvient de la déclaration de François Hollande quand il était en campagne électorale : « Mon ennemi, c’est la finance ! » Aujourd’hui, elle est apparemment devenue son amie, comme en témoigne l’arrivée aux manettes du banquier Emmanuel Macron. Quant à la loi portant le nom de ce dernier, le MEDEF devait en rêver, le PS l’a faite. Cela vous surprend ?

    Pas du tout. Depuis qu’il s’est officiellement rallié, sinon à la société de marché, du moins au principe du marché, en 1983, le PS n’a fait que dériver toujours plus loin vers un libéralisme social… de moins en moins social. Cela confirme et illustre le propos de Jean-Claude Michéa, selon qui le libéralisme économique et le libéralisme « sociétal » ou culturel sont voués à se rejoindre, puisqu’ils procèdent tous deux d’une même matrice idéologique, à commencer par une conception de la société perçue comme une simple addition d’individus qui ne seraient liés entre eux que par le contrat juridique ou l’échange marchand, c’est-à-dire le seul jeu de leurs désirs et de leurs intérêts.

    « Le libéralisme économique intégral (officiellement défendu par la droite) porte en lui la révolution permanente des mœurs (officiellement défendue par la gauche), tout comme cette dernière exige, à son tour, la libération totale du marché », écrit encore Michéa. Inversement, la transgression systématique de toutes les normes sociales, morales ou culturelles devient synonyme d’« émancipation ». Des slogans de Mai 68 comme « Jouir sans entraves » ou « Il est interdit d’interdire » étaient des slogans typiquement libéraux, interdisant de penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin. La gauche, aujourd’hui, donne d’autant mieux dans le libéralisme sociétal qu’elle s’est entièrement convertie au libéralisme économique mondialisé.

    Le néo-capitalisme financiarisé et mondialisé, que certains s’entêtent à considérer comme « patriarcal et conservateur », ne serait-il pas finalement plus révolutionnaire que notre « socialisme » français, manifestement à bout de souffle ?

    Il faut être d’une naïveté confondante pour voir dans le système capitaliste un système « patriarcal » ou « conservateur ». Le capitalisme libéral repose sur un modèle anthropologique, qui est celui de l’Homo œconomicus, un être producteur et consommateur, égoïste et calculateur, censé toujours chercher à maximiser rationnellement son utilité, c’est-à-dire son meilleur intérêt matériel et son profit privé, et sur un principe ontologique qui est celui de l’illimitation, c’est-à-dire du « toujours plus » (toujours plus d’échanges, toujours plus de marché, de profits, etc.). Cette propension intrinsèque à la démesure le conduit à considérer tout ce qui peut entraver l’extension indéfinie du marché, la libre circulation des hommes ou la marchandisation des biens comme autant d’obstacles à supprimer, qu’il s’agisse de la décision politique, de la frontière territoriale, du jugement moral incitant à la mesure ou de la tradition qui rend sceptique vis-à-vis de la nouveauté.

    N’est-ce pas en cela que le système capitaliste rejoint l’idéologie du progrès ?

    Marx avait déjà constaté que l’avènement du capitalisme avait mis un terme à la société féodale traditionnelle, dont il avait noyé toutes les valeurs de solidarité communautaire « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Observant que la montée des valeurs bourgeoises s’était opérée au détriment des valeurs populaires comme des valeurs aristocratiques (« tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané »), il écrivait que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, donc les conditions de production, donc l’ensemble des rapports sociaux ». C’est à ce titre qu’il parlait du « rôle éminemment révolutionnaire »» joué au cours de l’Histoire par le capitalisme, à commencer par l’expulsion des paysans des sociétés rurales par un processus de dépossession de masse qui a vu la destruction du lien immédiat entre le travail et la propriété, afin de créer un vaste marché où, transformés en salariés, ils achèteraient désormais les produits de leur propre travail.

    Plus proche de nous, Pier Paolo Pasolini disait que, du point de vue anthropologique, « la révolution capitaliste exige des hommes dépourvus de liens avec le passé […] Elle exige que ces hommes vivent, du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur permet d’élire comme le seul acte existentiel possible la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes. » Le capitalisme libéral exige en effet des hommes hors-sol, des hommes interchangeables, flexibles et mobilisables à l’infini, dont la liberté (à commencer par la liberté d’acquérir, d’échanger et de consommer) exige qu’ils soient déliés de leurs héritages, de leurs appartenances et de tout ce qui pourrait, en amont d’eux-mêmes, les empêcher d’exercer leur « libre choix ». Dans cette perspective, rompre avec les traditions héritées du passé, rompre avec l’humanité antérieure équivaut nécessairement à un bien. D’où l’inconséquence tragique de ces conservateurs ou « nationaux-libéraux » qui veulent à la fois défendre le système du marché et des « valeurs traditionnelles » que ce système ne cesse de laminer.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 25 mars 2015)

     

     

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