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orwell - Page 7

  • Le concombre victime des cornichons médiatiques ?...

    La "crise du concombre tueur" qui a secoué l'Europe au cours de ces derniers jours a inspiré ce petit texte mordant, publié sur Polémia, à Michel Geoffroy.

     

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    Le concombre victime des cornichons médiatiques

    Les anciens se souviendront sans doute que le sinistre Furax, héros de l’émission radiophonique et burlesque « Signé Furax » diffusée dans les années 1960, avait inventé le gruyère qui tue. Mais en 2011 la réalité médiatique dépasse désormais la fiction. En effet, les médias viennent d’inventer le concombre qui empoisonne.

    L’affaire du concombre espagnol tueur d’Allemands est exemplaire, en effet, à plus d’un titre.

    L’emballement médiatique à l’œuvre

    Exemplaire d’abord des mécanismes de l’emballement médiatique. Ce sont toujours les mêmes : l’orchestration « d’informations » sur un mode accusatoire mais qui ne sont pas bien vérifiées, et qui va crescendo, car aucun média ne veut être en reste dans la course à l’audimat. Alors on en rajoute dans la simplification. On l’a vu dans l’affaire des prétendus espions chinois de Renault, dans celle de l’ophtalmo « raciste » ou dans la présentation de la catastrophe nucléaire imminente de Fukushima. A chaque fois ce qui compte c’est le sensationnel de la révélation médiatique du Mal. Pas la vérité de faits établis. Et le Mal a toujours un responsable, un coupable potentiel que l’on va, vite, jeter en pâture aux lecteurs et aux spectateurs, pour renouveler l’intérêt. Un coupable, cela rassure. Pas question donc de donner la parole à la défense. Encore moins à ceux qui doutent.

    Dans cette affaire rien n’arrête le torrent médiatique. Car il va à la vitesse de la lumière. Il emporte les responsables politiques allemands, puis la Commission européenne à la suite des autorités sanitaires de Hambourg. En Europe on s’inquiète. Dans nos marchés on boude les légumes, d’autant qu’ils ont déjà pu subir le passage du nuage radioactif de Fukushima, n’est-ce pas ? Les Russes menacent de fermer leurs importations de légumes en provenance d’Europe de l’Ouest.

    Personne parmi le courageux Establishment politique occidental ne veut courir le risque, en effet, d’être accusé un jour – par les médias et donc par un juge – de ne pas mettre en œuvre le fameux principe de précaution. On voulait nous vacciner contre une épidémie de grippe imaginaire. On nous protégera donc du terrible concombre et de sa « bactérie tueuse ». Pour notre bien.

    Déni de cohérence ensuite

    Mais, une semaine après, on ne sait toujours pas ce qui s’est passé ni qui a empoisonné qui. Il paraît maintenant que l’on suspecterait des… germes de soja produits en Basse-Saxe. Bravo à « la société de l’information » !

    Les Espagnols sont à juste titre furieux : les conséquences économiques de cet embargo de fait seront lourdes pour leur pays déjà en situation extrêmement difficile. Il paraît qu’ils vont porter plainte à Bruxelles. Mais l’indifférence à l’égard des conséquences est la marque du système médiatique : il ne vit que dans l’instant. Il ne cherche qu’à capter notre attention pour diffuser les bons messages publicitaires, pas à générer notre réflexion ni à augmenter notre savoir.

    Le principe de l’information contemporaine reste « Circulez, il n’y a rien à voir ! »

    Curieusement, parmi ces « experts » médiatiques qui nous expliquent en permanence les bienfaits de la suppression des frontières et du commerce, de préférence mondial, aucun ne relève que le fait d’importer des concombres dans des pays tempérés qui pourraient très bien en produire (les concombres cela pousse partout, même en Russie) n’est peut-être pas un optimum social ni même économique. Ces mêmes médias nous expliquaient aussi, pour justifier leur discours cosmopolite, que « les frontières n’arrêtent pas les épidémies ». Pas de chance : le premier réflexe des autorités – d’abord allemandes – dans ce genre de situation est justement de rétablir des frontières sanitaires. Pour un tout petit concombre, au surplus. Ainsi les frontières cela marcherait aussi ? Et cela pourrait nous protéger ? Diable !

    La mise en scène du Mal

    Ce petit concombre révèle enfin que nos sociétés occidentales ne peuvent plus se passer de la mise en scène du Mal. N’importe lequel, pourvu qu’il fasse peur. Guerres (si possible loin), catastrophes (si possible avec beaucoup de morts), accidents (nucléaires, bien sûr), crimes (si possible odieux ou contre l’humanité), idées politiquement incorrectes (surtout si elles renvoient aux « heures sombres de notre histoire »), violences (si possibles urbaines) : tout est bon.

    L’orchestration du Mal a, en effet, une fonction politique bien précise dans un système qui repose sur l’idée que s’il est imparfait, d’autres seraient bien pires encore. G. Orwell, dans son roman 1984, montrait que dans cet univers totalitaire les citoyens étaient régulièrement invités à célébrer « le quart d’heure de la haine » : celui où ils étaient conviés à voir le visage de leur ennemi, le visage du mal. Pour mieux aimer leur triste présent.

    C’est pourquoi le Système médiatique produit en permanence des images du Mal, réel ou supposé. Fabriqué au besoin. Car la peur engendre la soumission vis-à-vis du pouvoir, vis-à-vis du Système et de ceux qui l’incarnent.

    Exit Ben Laden. Voici maintenant le terrible concombre espagnol qui va tous nous empoisonner. Et ce légume inquiétant n’aurait-il pas déjà contaminé aussi nos salades, nos tomates, nos villes et nos campagnes ? Ah ces satanés Espagnols !

    C’est qu’à l’ère des cornichons* médiatiques, les concombres sont rois.

     

    Michel Geoffroy (Polémia, 7 juin 2011)

    (*) Petit concombre cueilli avant maturité et utilisé comme condiment.

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  • Qui sera le prochain Goldstein ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent article de Jérôme Leroy, cueilli sur Causeur, à propos de l'élimination de Ben Laden. Il faut relire Orwell !...

     

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    Ben Laden : qui sera le prochain Goldstein ?

    Dans 1984 de George Orwell, qui reste décidément le livre essentiel pour comprendre notre modernité, l’archétype du traître, le génie du mal, le grain de sable dans les rouages de l’Angsoc de Big Brother s’appelle Goldstein. Il a été l’un des principaux compagnons de Big Brother dans la conduite de la Révolution avant de se retourner contre lui et de lui livrer une guerre sans pitié, menant des opérations de déstabilisation depuis l’étranger, organisant des attentats au cœur de Londres et exhortant les citoyens pourtant si heureux d’Oceania à la révolte.

    Le lecteur se demande d’ailleurs si Goldstein, tout comme Big Brother, existe vraiment en tant que personne ou si c’est l’incarnation fictive de celui qu’il faut détester collectivement pour assurer la cohésion aléatoire d’une société elle-même minée par des contradictions intenables. Autrement dit Orwell montre, à travers ce personnage de Goldstein, opposant à la fois radical et complètement instrumentalisé par le pouvoir, la façon dont nos sociétés savent intégrer leur part de négatif pour continuer à avancer dans la bonne conscience la plus totale.

    La Minute de la Haine

    Dans 1984, Goldstein est la vedette d’une cérémonie bien particulière qui est la Minute de la Haine. Chaque jour, chaque citoyen sur son lieu de travail est prié de se rendre dans une salle de projection où il va exprimer en groupe sa détestation absolue de la figure honnie en hurlant des slogans haineux et en crachant sur l’écran. Cette Minute de la Haine est d’ailleurs un moyen pour la Police de la Pensée de détecter ceux qui ne communient pas suffisamment dans la détestation de ce qu’il faut détester.

    Goldstein est aussi un opposant très utile parce que sa haine du système de Big Brother est telle, ses propos et ses actes tellement effroyables, qu’il rend impossible toute critique car critiquer reviendrait à adhérer à ses
    thèses monstrueuses.
    Ces dernières années, nous avons connu de nombreux Goldstein

    En France, Goldstein s’est longtemps appelé Jean-Marie Le Pen. Jean-Marie Le Pen avait été inventé par Mitterrand puis entretenu par le discours sécuritaire de la droite pour empêcher de penser toute alternative crédible à l’ensemble RPR-UDF puis UMP ou au Parti Socialiste. Ce dispositif a permis d’éliminer tous ceux qui pouvaient incarner le « troisième homme ». On faisait monter en puissance Goldstein dans les sondages et c’est ainsi que Chevènement ou Bayrou perdaient tout espoir d’incarner une alternative crédible. Le Pen, Goldstein, même combat. Quand, au soir du 21 avril 2002, le scénario a failli déraper et que Goldstein s’est retrouvé au second tour, on a, comme dans le roman d’Orwell d’ailleurs, transformé la Minute de la Haine en Semaine de la Haine et ce fut la fameuse « quinzaine antifasciste » qui vit l’électeur de gauche se précipiter vers les urnes pour faire barrage à la Bête Immonde.

    Sur le plan international, les Goldstein furent légion, notamment lors de la guerre en Yougoslavie. On se souvient évidemment de Karadzic et de Mladic (ce dernier court toujours mais n’intéresse plus grand monde, dirait-on) chez les Serbes de Bosnie. Leurs exactions avérées rendaient absolument impossible toute réflexion sur les vraies raisons de l’explosion de la Yougoslavie ou sur les horreurs commis par d’autres, comme les Croates quand ils chassèrent les Serbes de Krajina. De même, au moment de la guerre du Kosovo, l’intervention de l’Otan fut en partie motivée par l’épuration ethnique privée que menait le Goldstein du moment, Arkan, un super-méchant que l’on aurait pu croire sorti d’un SAS avec sa femme chanteuse et les supporters de son club de foot transformés en Tigres noirs avec fusils d’assaut et gros 4X4.

    Une des caractéristiques de Goldstein est qu’il connaît une mort violente ou suspecte. Arkan est mort assassiné devant un grand hôtel tandis que Milosevic lui-même, président de la Yougoslavie avec lequel on négociait avant qu’il ne devienne un criminel de guerre, est mort en prison à la Haye, d’une crise d’hypertension. Dommage pour la fin d’un procès pourtant bien intéressant.

    Que dire aussi d’un Goldstein particulièrement réussi, Saddam Hussein, qui après avoir été traité, pendant la guerre Iran/Irak des années 1980 comme la pointe avancée de la lutte de l’Occident contre l’obscurantisme chiite, a fini vingt ans plus tard pendu par les mêmes chiites dans une exécution complaisamment filmée.

    Tuer un ennemi est une victoire, pas une fête

    Ben Laden fut évidemment le Goldstein le plus réussi des dernières décennies. Depuis 1998, date à laquelle il fit exploser deux ambassades américaines en Afrique de l’Est, et encore plus depuis le 11 Septembre, il était devenu l’ennemi absolu. Il y avait de quoi, direz-vous et vous aurez raison. En même temps avec un ennemi tel que lui, il devenait absolument impossible de penser les rapports entre le Nord et le Sud, l’Occident et le monde arabo-musulman, Israël et la Palestine autrement qu’en termes de choc des civilisations, ce qui arrangeait bien les idéologues néoconservateurs du temps de Bush.

    Le « Printemps arabe » a changé la donne, et c’est tant mieux. Ben Laden est mort et c’est tant mieux aussi. Même si on aurait préféré pour lui le sort d’Eichmann et un procès exemplaire qui aurait dissipé les fantasmes que ne manqueront pas d’entretenir les conditions rocambolesques de sa mort et de la cérémonie funèbre et maritime qui s’en est ensuivie. Même si on aurait préféré, également, ne pas voir les scènes de liesse dans la rue américaine qui ne sont jamais que le reflet symétrique des scènes de liesse qui eurent lieu dans certains pays arabes après le 11 septembre. Je ne sache pas qu’on ait dansé dans les rues de Tel-Aviv ou de Haïfa après la pendaison d’Eichmann.
    Tuer un ennemi est une victoire, pas une fête.

    En ce qui concerne Ben Laden, et c’est là aussi une des caractéristiques du Goldstein d’Orwell, on lui accorde d’autant plus d’importance qu’il a de moins en moins de puissance. On a peut-être tué un symbole mais certainement pas un chef de guerre enfermé dans un QG et donnant ses ordres à ses troupes à travers une chaine de commandement clairement définie. Penser que la mort de Ben Laden signe l’acte de décès d’Al Qaïda, c’est un peu comme croire que tuer le clown Ronald Mc Donald entrainerait la fermeture de tous les fast-foods de la marque à travers le monde.

    Celui que les Américains avaient équipé en missiles Stinger contre les Soviétiques, celui dont la famille entretenait de cordiales relations d’affaires avec la famille Bush, était devenu le Génie du Mal officiel. Il n’est plus là. Un seul Goldstein vous manque et tout est dépeuplé.

    La succession est donc ouverte au bal des Affreux. De l’Iran à la Corée du Nord, les prétendants ne manquent pas. Et comme nous avons a terriblement besoin d’eux pour éviter de nous regarder en face, on ne devrait plus tarder à connaître le nom du successeur.

    Jérôme Leroy (Causeur, 5 mai 2011)


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  • RFID, la police totale...

    Vous pouvez visionner ci-dessous un passionnant petit film consacré à la technologie des puces RFID et à son rôle dans le dispositif de surveillance globale qui se met en place insidieusement...

     

    RFID LA POLICE TOTALE from SUBTERFUGE on Vimeo.

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  • La démocratie travestie par les mots

    Publié aux éditions de l'Aencre, La Démocratie travestie par les mots, est un essai dans lequel son auteur, Richard Dessens, s'attaque, après d'autres comme Vladimir Volkoff, au langage orwellien de l'hyperclasse. Docteur en droit, enseignant pendant plusieurs années dans une école préparatoire aux concours d'entrée aux IEP et Écoles de journalisme, Richard Dessens est l'auteur d'un premier essai, La dictature démocratique, publié aux éditions Publibook.

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    "Les mots ont-ils un sens ? Ou comment manipuler les codes habituels de la communication pour travestir les notions et les valeurs de ce qui constitue l'identité d'un peuple, d'une nation ou d'une civilisation.

    C'est ce que tente de démontrer l'ouvrage de Richard Dessens à travers une trentaine de mots ou de concepts utilisés par les penseurs de la démocratie moderne de l'après-guerre.

    Au-delà de l'instrumentalisation d'une pensée caricaturale et simplificatrice, c'est la liberté concrète d'expression et de diffusion qui est posée pour quiconque tenterait de vouloir débattre ou contredire un politiquement correct de circonstance, ou des évidences sociétales en réalité vidées de toute substance, mais excluantes et dictatoriales.

    Jamais l'intolérance, l'inculture institutionnalisée et l'outrance n'ont été aussi palpables, sous couvert de liberté et de principes démocratiques.

    C'est aussi le constat dramatique de la fin de la politique qui domine dans les lignes de cet abécédaire désenchanté, politique rejetée et méprisée au profit d'un individualisme de consommateur qui a tué ce qu'il subsistait des valeurs citoyennes de la République."

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  • Jean-Claude Michéa : Orwell, la gauche, l’anti-totalitarisme et la common decency

    Le Magazine littéraire a publié dans son numéro de décembre 2009 un entretien de Jean-Claude Michéa avec Elisabeth Lévy sur Georges Orwell. Nous reproduisons ici ce texte mis en ligne par la revue du Mauss permanente.

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    Orwell, la gauche, l’anti-totalitarisme et la common decency

    Orwell est en quelque sorte le père de la pensée antitotalitaire. Maintenant que l’antitotalitarisme est hégémonique et que, conjugué avec le règne sans partage du marché, il prétend accoucher de la fin de l’histoire, n’est-il pas dépassé par ses idées devenues folles ? Autrement dit, Orwell n’est-il pas un penseur pour le XXème siècle ?

    Je ne partage pas du tout votre optimisme. En réalité, ce qui est devenu hégémonique, depuis la promotion médiatique des « nouveaux philosophes » », c’est essentiellement l’usage libéral du concept de totalitarisme. Soit, en d’autres termes, une version extraordinairement appauvrie de la vieille doctrine des « droits de l’homme » - généralement réduite, pour les besoins de la cause, à l’improbable « lutte citoyenne » contre « toutes les formes de discrimination » - et qui, en suggérant une image convenue de « l’empire du mal », a surtout servi à légitimer le repli massif du clergé intellectuel sur les dogmes fondateurs du libéralisme économique, politique et culturel. Or ce qu’Orwell s’efforçait de saisir sous le terme alors naissant de « totalitarisme » est autrement plus original et profond (on ne devrait d’ailleurs jamais oublier que ses théorisations n’ont pas été forgées dans la tour d’ivoire d’un campus universitaire mais bel et bien à l’épreuve du feu, c’est-à-dire à partir de l’expérience directe - dans le Barcelone de 1937- du stalinisme réellement existant et de la terrible chasse à l’homme dont lui-même et ses camarades du POUM avaient fait l’objet dès leur retour du front d’Aragon). Au-delà des mécanismes classiques de la terreur policière, il a en effet très vite compris qu’aucune organisation totalitaire ne pourrait durablement fonctionner sans le développement d’un nouveau type d’ « intellectuel » (il incluait sous ce nom, à la suite de Burnham, tous ceux qui sont préposés à l’encadrement technique, managérial et culturel du capitalisme avancé) et de sa pratique spécifique : l’Idéologie. Non pas au sens marxiste du terme (un discours qui rationalise inconsciemment des intérêts de classe) et encore moins au sens libéral (toute espèce de conviction morale ou philosophique visant à exercer ses effets au-delà de la sphère privée). Mais au sens d’un régime mental inédit (du moins à cette échelle), plongeant ses racines dans l’amour du pouvoir, et de nature à induire chez ses zélés pratiquants une anesthésie générale du sens moral. C’est, en dernière instance, cette absence totale de scrupules qui explique, selon Orwell les autres traits de l’Idéologie : d’une part une perte stupéfiante du sens de la réalité (« il ment comme un témoin oculaire » aimaient à plaisanter les soviétiques) de l’autre celle de tout sens esthétique et de tout sentiment de la langue écrite et parlée (si la « LTI » de Victor Klemperer représente , de ce point de vue, le pendant national-socialiste du « duckspeak » stalinien, il est cependant nécessaire de noter qu’Orwell décelait certaines prémisses de cette corruption moderne du langage dans le jargon des « experts » et des journalistes de son époque). Or non seulement, comme chacun peut le constater, ce nouveau type humain a survécu sans dommage à la chute du mur de Berlin mais il devrait être évident, à l’ère du « politiquement correct », de la consommation dirigée et du nouveau « management » capitaliste, qu’il se porte comme un charme, au point d’avoir été cloné de façon industrielle. C’est là, du reste, un phénomène qu’Orwell avait clairement anticipé : « D’après tout ce que je sais - écrivait-il ainsi en 1945 - il se peut que lorsqu’Animal Farm sera publié, mon jugement sur l’Union soviétique soit devenu l’opinion généralement admise. Mais à quoi cela servira-t-il ? Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment ». Dans ces conditions, on peut raisonnablement s’interroger sur la solidité réelle de cette supposée « hégémonie » du discours « antitotalitaire ». Si Orwell a raison, il est même possible que le retour inévitable (selon la loi des cycles idéologiques) d’un certain degré de critique anticapitaliste s’accompagne à nouveau d’une remise en question du concept de « totalitarisme » - conformément au principe particulièrement stupide qui veut que les ennemis de nos ennemis soient nécessairement nos amis (l’« islamophobie » pourrait, dans cette hypothèse, constituer l’un des substituts les plus présentables du vieil « antisoviétisme primaire »). Si tel était le cas, il faudra en conclure que nos élites intellectuelles - à l’image de ces émigrés retrouvant leurs privilèges après la chute de l’Empire - n’auront rien appris ni rien oublié. Tel est souvent le prix à payer - remarquait d’ailleurs Orwell - pour le rêve d’une société « dans laquelle ce serait enfin l’intellectuel qui tiendrait le fouet »).

     

    Je ne voudrais pas vous peiner, mais Orwell ne nous apprend-il pas qu’il faut préférer le moindre mal au mal tout court, comme le montre son patriotisme résolu pendant la guerre ?

    Vers la fin de sa vie Orwell a effectivement écrit, dans l’un de ses carnets d’hôpital, qu’en politique « il ne s’agit jamais que de choisir le moindre de deux maux ». Mais c’est uniquement parce qu’il faisait alors allusion à son positionnement personnel durant la deuxième guerre mondiale et donc à ces situations historiques extrêmes « auxquelles on ne peut trouver d’issue qu’en se comportant en forcené ou en dément » (tout en ajoutant que même dans de telles situations « il faut réussir à maintenir inviolée une part de soi-même »). On est donc très loin du discours tenu par les libéraux. Pour ces derniers, en effet, ce qui a toujours fondé leur appel à une politique du moindre mal, ce n’est pas tant l’existence toujours possible de telles situations historiques (et l’époque des guerres civiles de religion en était assurément une). C’est, plus fondamentalement, la nature même de l’homme, dont il faudrait toujours attendre le pire, pour peu qu’il refuse d’écouter la seule voix de son intérêt bien compris. Une telle hypothèse métaphysique est évidemment aux antipodes des idées d’Orwell sur la décence « naturelle » des travailleurs et des simples gens, telle qu’il l’avait découverte à Wigan et sur le front espagnol. Le péché philosophique originel des libéraux c’est, en somme, d’avoir transformé en vérité anthropologique universelle ce qui n’était éventuellement que la vérité provisoire d’une situation particulière ; oubliant du même coup que si l’homme est de toute évidence capable du pire, il est tout autant capable du meilleur, dès lors que le contexte et les circonstances ne s’y opposent pas radicalement. Et le socialisme d’Orwell (la « société décente ») reposait justement sur cette conviction profonde qu’il était encore possible d’édifier un contexte politique, social et culturel susceptible d’encourager en permanence les individus à donner, autant qu’il est possible, le meilleur d’eux-mêmes. On peut certes trouver utopique le projet d’une telle société. Mais il n’y aurait aucun sens à présenter celle ci comme un « moindre mal ».

     


    Orwell établit une distinction entre la gauche et le socialisme. Et vous avez fort bien montré comment la gauche, par sa naissance même comme parti du mouvement, était logiquement devenue la meilleure alliée du capitalisme (ce qui signifie d’ailleurs qu’il n’y a plus de grande différence entre elle et la droite et que ces catégories ne sont guère utiles). Êtes vous, avec Orwell, le défenseur d’une gauche non moderne ou d’un socialisme conservateur, bref d’un anarchisme tory ? Ne sont-ce pas des oxymores ?

    Ce ne sont des oxymores qu’à l’intérieur du dispositif idéologique légué par les courants dominants de la philosophie des Lumières (il faut donc en exclure cette tradition du républicanisme « néo-romain » dont Orwell - Crick l’a souligné - était souvent assez proche). Pour les élites intellectuelles du XVIIIe siècle, en effet, il s’agissait avant tout de tracer une ligne de démarcation infranchissable entre les partisans du « Progrès » et de la « Raison » (ce qu’on appellerait bientôt la « Modernité ») et les tenants d’un passé ténébreux, que les progressistes les plus radicaux assimilaient en bloc à l’absurde système « féodal » et à son cortège de superstitions populaires, de coutumes ridicules et de préjugés inacceptables. L’ambiguïté d’un tel dispositif - dans lequel Engels voyait le « règne idéalisé de la bourgeoisie » - saute immédiatement aux yeux. D’une part il a conduit à ancrer le libéralisme - moteur principal de la philosophie des Lumières - dans le camp des « forces de progrès » (on sait d’ailleurs que Constant, Bastiat et Tocqueville siégeaient à la gauche, voire à l’extrême gauche, du Parlement). De l’autre, il a contribué à rendre d’avance illisible la critique socialiste originelle puisque celle-ci allait précisément naître d’une révolte contre l’inhumanité de l’industrialisation libérale et l’injustice de son Droit abstrait (ce qui explique, au passage, qu’un Marx - à la différence d’une Marie-George Buffet ou d’un Olivier Besancenot - n’aurait jamais songé à se revendiquer de la Gauche : comme la plupart des socialistes de son temps, il défendait encore la précieuse indépendance du mouvement des travailleurs, tant à l’égard de la droite monarchiste qu’à celui de la gauche libérale, quitte à appuyer parfois cette dernière pour des raisons purement tactiques et provisoires). Pour autant, cette atopie singulière du socialisme naissant ne signifie pas que ses partisans entendaient revenir au monde d’avant la Révolution. Mais leur dénonciation de ce dernier était infiniment plus subtile que celle des idéologues de gauche. Dans leurs critiques de l’Ancien Régime, ils prenaient toujours soin, en effet, de distinguer ce qui relevait du principe hiérarchique (un socialiste est par définition hostile à toute forme d’oligarchie, quand bien même elle se fonderait sur la prétention de certains à être « plus égaux que les autres ») et ce qui relevait du principe « communautaire » (la gemeinwezen de Marx) et de ses conditions morales et culturelles (un socialiste s’oppose par essence à ce qu’Engels appelait « la désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier »). Pour les premiers socialistes il était donc clair qu’une société dans laquelle les individus n’auraient plus rien d’autre en commun que leur aptitude rationnelle à conclure des marchés intéressés ne pouvait pas constituer une communauté digne de ce nom (on remarquera, au passage, que la Gauche contemporaine aurait presque fini par nous faire oublier l’étymologie même des mots « communisme » et « socialisme »). Tout cela, naturellement, Orwell le sentait et le vivait de façon viscérale. Et c’est avant tout cet aspect du « passé » (celui qui fonde, en définitive, une grande partie du sens et du charme de l’existence humaine) qu’il désirait protéger et développer, jusqu’à en faire l’horizon nécessaire - ce n’est qu’un paradoxe apparent - de toute vie privée réussie. Et quitte, selon son habitude, à multiplier les provocations philosophiques destinées à éveiller les intellectuels de gauche de leur éternel sommeil dogmatique. C’est ainsi, par exemple, qu’il confia un jour à Kay Ekevall que « ce dont avait besoin l’Angleterre, c’était de suivre le genre de politique prônée par le G.K.’Weekly de Chesterton : une forme d’anticapitalisme et de « joyeuse Angleterre » agraire et médiévale ». C’est à coup sûr dans ce cadre précis qu’il convient d’interpréter sa dernière volonté d’être inhumé selon le rite anglican. Il ne croyait évidemment pas en Dieu mais il n’en pensait pas moins que « le véritable problème était de trouver un moyen de restaurer l’attitude religieuse, tout en considérant que la mort est définitive ». Non qu’à ses yeux le sens moral trouve son fondement réel dans la religion, mais simplement parce qu’il était convaincu - et bien des révoltes populaires lui donnent raison sur ce point - que la religion pouvait aussi fonctionner, à l’occasion, comme l’un des habillages culturels les plus efficaces de la common decency.

     

    D’accord, chez Orwell, l’expérience existentielle précède et domine l’élaboration théorique. Il ne part pas des idées mais des individus concrets et de leurs vies concrètes pour penser le monde commun. Mais, justement, la common decency est une disposition personnelle plutôt qu’une construction collective. Le pari sur la persistance de cette disposition n’est-il pas un peu hasardeux – peut-être vivons nous une mutation anthropologique qui consacrerait la victoire de l’individu rationnel des libéraux sur l’homme décent d’Orwell ? Est-il raisonnable, aujourd’hui, de prétendre édifier la maison commune sur une morale partagée ?


    Orwell est incontestablement un moraliste, si l’on entend par ce mot celui qui - à l’image d’un Spinoza ou d’un Nietzsche - s’efforce en permanence de chercher l’homme derrière l’idée. Pour lui aucune société socialiste n’était envisageable sans cette part d’implication personnelle du sujet dans ses actes qui est le principe ultime de toute décence et de toute honnêteté intellectuelle ; et il est certain qu’au XXe siècle peu d’intellectuels auront autant payé de leur personne pour essayer d’accorder leur vie à leurs idées (de là l’admiration que lui vouait, par exemple, un Henry Miller, pourtant si éloigné de ses convictions socialistes). Cette exigence éthique est le fondement le plus stable du double combat qu’il a conduit en permanence contre l’indifférentisme moral des libéraux et contre « l’esprit réduit à l’état de gramophone » qui caractérise les intellectuels totalitaires. Cependant, il convient d’ajouter aussitôt que la common decency - condition première de toute révolte authentique - ne représentait pour Orwell que le point de départ nécessaire d’une politique socialiste. Il faut certes « s’appuyer sur elle » - écrivait-il - mais aussi et surtout lui assurer un « développement infini » sous peine de se retrouver piégé, d’une manière ou d’une autre, dans l’univers délétère du « communautarisme » et du nationalisme (rappelons qu’Orwell, à la différence des intellectuels de gauche d’aujourd’hui, savait encore parfaitement distinguer ce dernier de l’attachement à son pays natal et du dévouement patriotique). Ce qui est ici en jeu c’est donc, une fois de plus, l’éternelle dialectique du particulier et de l’universel (et, en ce sens, toute théorisation socialiste doit quelque chose à Hegel, même si Orwell, en bon anglais, manifestait une solide indifférence pour l’œuvre de ce celui-ci). Comme le prouve l’expérience des grandes révoltes populaires (mais tout aussi bien l’histoire de l’art), c’est en effet toujours à partir d’une tradition culturelle particulière qu’il apparaît possible d’accéder à des valeurs véritablement universelles, c’est-à-dire à des valeurs susceptibles de parler à tous. Celles-ci ne constituent jamais un point de départ acquis d’avance et dont la condition première serait la ruine de tous les enracinements particuliers (un peu comme si, par exemple, l’amour des langues étrangères ne pouvait surgir que de l’indifférence au génie de la sienne propre). Elles se présentent toujours, au contraire, comme l’aboutissement d’un dur labeur historique - nourri, entre autres, de l’expérience des situations affrontées en commun - et qui doit finir par dégager tout ce qui, à l’intérieur d’une tradition culturelle donnée, se révèle effectivement universalisable et donc digne d’être repris (moyennant un travail complexe de traduction philosophique) dans la culture universelle de l’humanité. Il ne fait aucun doute qu’Orwell aurait beaucoup apprécié la définition de l’écrivain portugais Miguel Torga : « l’universel c’est le local moins les murs ». Aux antipodes des catéchismes modernes, elle permet en effet de distinguer, une fois pour toutes, l’humanisme véritable (horizon de tout projet socialiste) de cette présente uniformisation touristique et marchande de la planète pour laquelle Orwell éprouvait à juste titre une sainte horreur.


    Dans le fond, Orwell aspire à une société d’adultes capables d’intégrer à leurs désirs l’existence de l’autre et d’accepter des limites. Il semble qu’aujourd’hui la plupart des gens souhaitent au contraire jouir d’une enfance éternelle. Si Orwell a quelque chose à nous dire, reste-t-il quelqu’un pour l’entendre ?

    Il est assez facile de faire tenir ensemble la dénonciation orwellienne de l’égoïsme libéral et ses appels réitérés à une vie adulte et responsable (ces appels l’avaient d’ailleurs conduit à réviser en partie son jugement sur Kipling). « Dans leur grande masse - écrivait-il - les hommes ne sont pas à proprement parler égoïstes. Arrivés à l’âge de trente ans, ils abandonnent leur ambition personnelle et vivent essentiellement pour les autres ». Cette observation pertinente (quoiqu’on pense de l’âge retenu) invite à conclure qu’égoïsme et immaturité vont nécessairement de pair, que le premier n’a rien de naturel - contrairement à ce qu’imaginent les libéraux - et que chez un adulte il ne représente généralement que le solde non réglé d’une histoire d’enfance. Une telle conviction explique sans doute qu’on ne trouve aucune trace chez Orwell d’un quelconque culte politique de la jeunesse (à travers l’exemple de la « ligue anti-sexe », dans 1984, il souligne même le rôle sinistre qu’elle a pu jouer dans l’embrigadement totalitaire). Mais elle a en outre l’avantage d’éclairer un aspect majeur du développement des sociétés capitalistes contemporaines. En présentant comme une construction « idéologique » arbitraire toute référence à une autorité symbolique - c’est-à-dire tout montage normatif qui ne serait pas celui du Marché ou du Droit - les libéraux ont en effet ouvert la voie à une bien étrange confusion : celle qui tend désormais à assimiler toute défense de la fonction paternelle à une simple réhabilitation masquée de la vieille domination masculine et patriarcale (effectivement incompatible avec l’idée d’égalité). Or il demeure toujours vrai que l’éducation d’un être humain suppose nécessairement l’intervention d’un « Tiers » (quelque soit le sujet appelé à occuper cette place) dont le rôle symbolique est de permettre cette prise de distance vitale avec la Mère sans laquelle aucun sujet humain ne pourrait « grandir » ni donc accéder à l’autonomie véritable et à la maturité. En invitant à jeter le « Père » avec l’eau du bain, l’idéologie libérale (comme l’éducation qui lui est associée) a donc certainement remporté l’une de ses victoires politiques les plus éclatantes (et l’on sait, malheureusement, le rôle décisif que la culture de gauche a joué dans cette victoire). Elle a en effet rendu plausible, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’avènement d’un monde dans lequel - la volonté de toute puissance infantile n’ayant pu rencontrer ses limites indispensables - la maturité serait enfin devenue un idéal inaccessible (et, du reste, privé de sens) et l’égoïsme la loi du grand nombre y compris après trente ans. L’avènement d’un monde, en d’autres termes, dans lequel le capitalisme se trouverait théoriquement en mesure de reproduire à l’infini (mais à quel prix ?) le nouveau type anthropologique - un Narcisse égoïste dominé par sa volonté de puissance - qui est la clé ultime de tous ses montages métaphysiques. Certes, nous sommes encore assurément très loin d’un tel monde (à supposer même qu’il puisse tout simplement fonctionner). Mais s’il est vrai, comme l’écrivait George Trow que « lorsqu’il n’y a plus d’adultes, commence le règne des experts », il existe déjà suffisamment de signes pour laisser présager qu’une mutation aussi inquiétante est bel et bien en cours. Dans l’un de ses rares accès de pessimisme (c’était, il est vrai, en 1939), Orwell avait écrit qu’il se pourrait un jour « qu’on crée une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes ». Souhaitons que, pour une fois au moins, il se soit vraiment trompé. 

     Jean-Claude Michéa (Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Le magazine littéraire, décembre 2009)

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  • Bernanos, Orwell et Leroy

    Nous reproduisons ici un beau texte du romancier Jérôme Leroy, mis en ligne sur son site Feu sur le quartier général et consacré aux figures de George Orwell et de Georges Bernanos.
    A noter pour ceux qui avaient apprécié Le déclenchement muet des opérations cannibales que notre auteur sortira en février, aux éditions de La Table Ronde, un deuxième recueil de poèmes intitulé Dernier verre en Atlantide.
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    La guerre des deux George(s)
    Orwell (1903-1950) et Bernanos (1888-1948) : ces hommes sont des contemporains qui ne se sont jamais croisés. Ce n’est pas très grave, l’un comme l’autre n’étaient pas de leur temps et partageaient malgré tout le seul point commun qui vaille pour les écrivains qui dureront : une allergie métaphysique à leur époque. Ce point commun conditionne tout le reste : les désespoirs, les colères, les refus, une certaine façon d’être au monde pour témoigner de l’horreur de vivre et de l’honneur de vivre, au siècle de la mort massifiée.
    A ma gauche non stalinienne,  George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, rejeton d’une famille anglo-indienne, déclassé comme toute une génération d’intellectuels de cette époque encore ossifiée par les castes victoriennes. On pourra lire le trop méconnu Tels, tels étaient nos plaisirs pour comprendre la charge d’humiliation que peut représenter d’être l’enfant le moins riche dans une prep school au début du siècle dernier.
     A ma droite non fasciste, Georges Bernanos, élève des jésuites, né à Paris, mais enfant du Pas de Calais, ce middle of nowhere  propice aux angoisses pour le curé de campagne et au suicide pour les Mouchette, ces lolitas de la déréliction.
    Quand George Orwell aurait voulu quitter l’Angleterre étouffante de Et vive l’aspidistra ou pré apocalyptique  d’Un peu d’air frais, George Bernanos crevait de rage et de tristesse dans la France timorée de la Troisième République, celle de La grande peur des bien pensants, du radical opportunisme et de l’amnésie d’une Histoire de France à qui plus personne ne veut se rallier.  Quand Orwell aura été policier en Birmanie dans sa jeunesse,  Bernanos, lui aura eu plus souvent qu’à son tour à faire avec les forces de l’ordre : bagarres contre les prêtres ralliés, complots pour restaurer la monarchie au Portugal, coup de poing avec ses copains les Camelots du Roy. « Pour tout dire, j’aimais le bruit ». On ne saurait mieux dire.
    Pourtant, Bernanos et Orwell ont aussi eu en partage des allures d’hommes terriblement quotidiens, des postures de héros simenoniens. Il y a dans leurs œuvres respectives des odeurs de garnis, des mélancolies de meublés, des tables d’hôte à la lumière chiche. Ils ont vécu la vie moderne, celle d’après 1918, la vie d’une terre qui  commence à se couvrir de non-lieux dirait Marc Augé(1), quartiers sans âme, campagnes quadrillées par le remembrement agricole, hall de gare, de banques. 
    Bernanos, inspecteur d’assurance, dans les trains entre Fressin et Bar le Duc : « 27 juin 1924. Je vous écris dans un ignoble café de Rethel. Il n’y a d’humain ici qu’une souillon qui va de table en table et répète :Un bock, M’sieu ? ». Orwell, même époque, qui transpose son quotidien mal éclairé d’employé de librairie dans Et vive l’Aspidistra : « Gordon sortit sa clé et tâtonna avec dans le trou de la serrure- dans ce genre de maison la clé ne va jamais parfaitement bien dans la serrure. » Le sordide de l’inadéquation, le post-naturalisme du désastre mais malgré tout la foi chevillée au corps : Dieu pour Bernanos, le Socialisme pour Orwell, et l’urgence d’une œuvre pour les deux.
             Retrouver la figure du monde devient un impératif catégorique. Orwell verra la Birmanie, certes, mais il ira beaucoup plus loin à la rencontre de l’homme nu. Pas besoin d’Afrique, d’horreurs coloniales. Le quai de Wigan suffira, exotisme horrible de la silicose des mineurs du nord de l’Angleterre ou Dans la dèche à Paris et à Londres, à perdre sa santé dans les dortoirs qui sentent la tuberculose et  les soupes populaires qui sentent le chou : « J'aimerais comprendre ce qui se passe réellement dans l'âme des plongeurs, des trimardeurs et des dormeurs de l'Embankment. Car j'ai conscience d'avoir tout au plus soulevé un coin du voile dont se couvre la misère. » L’expérience d’Orwell aurait évidemment plu à Bernanos, le catholique intégral mais pas intégriste. Bernanos aussi sait que la misère est la honte du monde, mais pour lui c’est Dieu qu’on blesse. Il le scande, il le slame, c’est partout le Christ aux outrages dans les nouvelles fabriques concentrationnaires où crèvent « les humiliés et les offensés ». Apostrophant la bourgeoisie au début des Grands cimetières sous la lune, il écrit :  « Il est affolant de penser que vous avez réussi à faire du composé humain le plus stable une foule ingouvernable, tenue sous la menace des mitrailleuses. »
     Diogène cherchait un homme, il en aurait trouvé au moins deux avec Orwell et Bernanos et pourtant l’espèce se fait rare dans l’Europe des années trente. On a pris de sales habitudes avec le genre humain depuis les abattoirs de Verdun, du Chemin des dames mais aussi dans les usines Ford taylorisées ou sur les chantiers des grands travaux du nazisme et du fascisme. On a tendance à ne plus distinguer que deux sortes d’individus : l’esclave et le surhomme. C’est ce que fuit Bernanos quand il part au Brésil en 1938, ce monde de robots cruels, celui que peindra en 49 un Orwell agonisant, écrivant 1984 comme un testament. Ces deux-là ont toujours eu l’intuition du massacre et cette intuition, c’est la Guerre d’Espagne qui va la vérifier.
     Ils vont lui consacrer chacun un livre qui paraît la même année, en 1938 : Les grands cimetières sous la lune pour Bernanos, Hommage à la Catalogne pour Orwell. La fracture qui s’opère pendant une guerre civile ne s’opère pas seulement entre des classes sociales, des régions ou des ethnies, elle traverse les individus eux-mêmes, dans une sorte de schizophrénie idéologique, de déchirement intérieur. Orwell et Bernanos vont constater la même chose. Le camp qui devrait être le leur est monstrueux. Bernanos devrait acclamer Franco, ses bataillons maures et ses évèques chamarrés, au nom du Christ-Roi et de sa victoire sur le matérialisme athée tandis qu’Orwell devrait soutenir sans nuance l’héroïsme de l’armée républicaine sous équipée, la furie sublime des anarchistes, la générosité des brigades internationales qui montent au feu avec cinq cartouches par fusil. Oui, mais voilà, Orwell et Bernanos sont affligés d’un mal terrible : l’honnêteté.
    Engagé dans les rangs du POUM(2), Orwell constate la reprise en main par les plus durs des staliniens du camp républicain. La république veut les avions de l’URSS ? Le guépéou veut des têtes, et elle les aura. Orwell n’oubliera  jamais pas les arrestations sauvages dans  les rues de la Barcelone de mai 37. Bernanos, quant à lui, osera s’exclamer à propos de ce conflit et la complicité objective du clergé espagnol avec les massacres de paysans et d’ouvriers : « Excellences, Vos Seigneuries ont parfaitement défini les conditions de l’Ordre Chrétien. Et même à vous lire, on comprend très bien que les pauvres gens deviennent communistes. »
    Ces deux-la ont eu un courage rarissime chez les intellectuels : être capable de tirer contre leur camp. Ils ne l’ont pas fait  par dandysme, mais plutôt par ce qu’Orwell qualifiait fort justement de « common decency » , cet autre manière, modeste, de désigner l’honneur. Cela suffit à les réunir pour l’éternité, et à les ranger côte à côte dans nos bibliothèques, sans souci de cohérence alphabétique mais plutôt par nécessité méthodologique car nous allons  avoir de plus en plus besoin des deux, en même temps.
    Jérôme Leroy (texte publié dans Témoignage Chrétien, numéro spécial Guerre d'Espagne, été 2009)

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