Patrice Franceschi: «Le traçage est un pas de plus vers le totalitarisme numérique»
FIGAROVOX.- Dans votre tract, Bonjour Monsieur Orwell, paru chez Gallimard, vous vous insurgez contre l’application StopCovid et plus largement contre le contrôle numérique de masse à l’heure du Covid. Mais nous confions déjà un nombre incalculable d’informations autrement plus intimes aux Gafa, sans aucun des garde-fous proposés par le gouvernement. Dès lors, votre combat n’est-il pas un peu paradoxal? Le danger ne vient-il pas beaucoup plus des Gafa que des États? En outre, après le confinement et à l’heure du déconfinement partiel, ce type d’outil peut aussi être un bon instrument pour retrouver certaines de nos libertés, à commencer par celle d’aller et venir …
Patrice FRANCESCHI.- Pour commencer, je ne suis pas le seul à m’insurger contre la volonté gouvernementale de traçage numérique des Français. De plus en plus de citoyens sentent que si l’emploie de cette application est votée le 27 mai au parlement, nous entrerons dans une zone dangereuse pour nos libertés futures. La problématique soulevée par la pandémie va bien au-delà de sa dimension sanitaire. De quoi s’agit-il si l’on veut bien regarder cette affaire autrement que par le petit bout de la lorgnette? Dans la mesure où l’État, en nous confinant d’autorité, nous a privé pendant deux mois de nos libertés fondamentales, tout ce qui est rattaché à ce virus pose la question du sens et de la valeur de l’existence. Pourquoi vivre si l’on n’est pas d’abord libre? Telle est la question fondamentale que pose le projet gouvernemental.
Le danger qui nous menace avec cette application, sous des apparences incroyablement anodines, est celui d’une intrusion de l’État dans nos vies privées et notre intimité, ce qui revient à une nouvelle réduction de nos libertés individuelles et collectives du fait de cette surveillance. Tout cela au prétexte d’un peu plus de sécurité. Ce projet de loi a quelque chose de très particulier et d’absolument nouveau qui risque de nous faire basculer dans un monde qui, à moyen terme, sera celui du totalitarisme numérique dont la réalité ne peut échapper qu’aux étourdis. Voilà l’enjeu: c’est la première fois dans l’histoire de notre démocratie que nous sommes face à un tel défi. Mais, bien entendu, cela ne nous est pas présenté ainsi et l’on joue sur deux de nos culpabilités supposées pour nous faire accepter l’inacceptable: n’être pas assez «modernes» et ne pas vouloir tout faire pour sauver nos semblables. On veut même nous faire croire des choses pourtant invalidées par les faits, comme l’anonymisation des données collectées ou leur caractère «agrégé». Quant au volontariat sur lequel il serait basé, qui ne voit pas les effets pervers qu’il engendrerait? Je rappelle qu’il y a trois semaines, 472 experts en cryptologie et sécurité informatique issus des plus prestigieux instituts scientifiques français, ont publié une mise en garde publique qui dit textuellement ceci: «Toutes ces applications induisent en fait des risques très importants quant au respect de la vie privée et des libertés individuelles. L’un d’entre eux est la surveillance de masse par des acteurs privés ou publics… Les risques d’atteinte à la vie privée liés aux technologies Bluetooth sont reconnus depuis bien avant la crise sanitaire.»
Pour nous faire accepter l’entrée dans ce nouveau monde, on ne cherche pas seulement à nous anesthésier par des propos lénifiants. On joue depuis le début sur la sacralisation de la santé et sur la peur qui caractérise l’esprit de notre temps. La peur s’est révélée être aussi un virus dont la propagation a été fulgurante dès lors qu’on nous a affirmé que nous étions en guerre - mais la guerre, c’est véritablement «autre chose», notamment parce qu’elle tue majoritairement des hommes dans la fleur de l’âge et non majoritairement des personnes âgées comme avec le Covid-19. C’est à cause de la peur que nous nous sommes tous retrouvés en résidence surveillée, hypothéquant l’avenir de notre jeunesse par l’effondrement économique résultant de cette panique, injustifiée au regard des faits. Des pays européens comme la Suède s’y sont refusés, montrant qu’il y avait d’autres choix.
En ce qui concerne les GAFA et leurs dangers pour les libertés, vous avez parfaitement raison. Il est tout à fait exact que nous sommes entrés depuis longtemps dans une époque de surveillance généralisée permise par l’extension sans fin des nouvelles technologies et le piétinement des progrès de l’humanisme. Nous vivons sous algorithme et ce n’est pas une bonne nouvelle pour notre vie intérieure, lieu premier de notre liberté. N’est-ce pas une raison supplémentaire pour avoir la sagesse de refuser d’aller plus loin? Mais il est vrai que l’effet d’accoutumance joue à plein et que la résignation est proche, même quand nous comprenons que le projet de loi StopCovid franchit une étape cruciale puisqu’il ne provient pas d’un géant privé des Gafa, mais de l’État lui-même, ce qui est très différent. Une digue serait rompue si ce projet de loi était voté et nous ne pourrions plus revenir en arrière. Il ne s’agit pas d’un fantasme. Toute l’histoire des sciences montre qu’une invention, lorsqu’elle est efficace, ne cesse de s’étendre. Il y a un effet de cliquet constant. En matière de contrôle, il n’est pas de retour dans le passé quand celui-ci est le fait d’un progrès technologique. La surveillance numérique serait si efficace que les pouvoirs publics y reviendraient à la première occasion car il y aura toujours un «virus» quelconque pour nous menacer. Il portera même toutes sortes de noms - à commencer par celui de terrorisme - permettant de justifier la poursuite du contrôle des citoyens, jusqu’à ce que ce contrôle devienne la norme.
Vous me demandez enfin si ce type d’outil peut quand même être un bon instrument pour retrouver certaines de nos libertés, à commencer par celle d’aller et venir. Oui, sans doute au départ. Mais, honnêtement, ce ne serait que reculer pour mieux sauter. Une illusion de plus, en quelque sorte. Car aller et venir en étant constamment surveillés est-ce réellement aller et venir?
Vous vous érigez en défenseur inconditionnel de la liberté. Mais la première des libertés n’est-elle pas la sécurité?
Pour commencer, je ne suis heureusement pas le seul à «m’ériger en défenseur inconditionnel de la liberté» Nous sommes nombreux à ne pas vouloir «aller à Munich» et c’est heureux. Regardez les débats autour de nous actuellement. C’est rassurant. En second lieu, l’argument que la première des libertés est la sécurité est un argument contradictoire dans les termes. Car que vaut l’idée de vivre en sécurité si l’on est dépourvu de liberté? Voyons les choses de plus près: la recherche de sécurité a toujours été l’une des quêtes essentielles de l’humanité. Cependant, elle n’avait encore jamais autant pris le pas sur tout le reste. L’une des équations de la vie nous enseigne pourtant qu’il existe un rapport constant entre sécurité et liberté - un rapport en forme de vase communiquant: augmenter l’une, c’est diminuer l’autre dans la même proportion. Longtemps, nous avons su doser intelligemment ce rapport pour nous assurer une vie à peu près sure et à peu près libre, dans un monde imparfait, fugace et volatil. Depuis peu, nous avons rompu cette sorte de pacte pour faire de la sécurité le nouvel étalon de nos sociétés, et de la liberté un accessoire optionnel. A mes yeux, cela ne permets pas de constituer de véritables communautés humaines. Nous devons reprendre l’ascendant sur notre destin. C’est pour cette raison que le texte «Bonjour monsieur Orwell - en libre accès de lecture sur le site Gallimard - s’adresse à tous les Français qui veulent demeurer des citoyens libres et refusent d’être ravalés au rang de simples consommateurs que les puissants mènent à leur gré comme des troupeaux craintifs. Il concerne tous ceux qui ne placent rien au-dessus de la liberté et considèrent que c’est cette valeur supérieure qui donne sens à toutes les autres. Et qu’ainsi, elle ne supporte aucune aliénation. On ne peut pas être libre à moitié ou au trois-quart. On l’est ou on ne l’est pas.
Toute société doit-elle accepter une part de risque?
Il faut d’abord rappeler que le risque est consubstantiel à la vie - et que nous naissons pour mourir. Le risque - et particulièrement celui de mourir - appartient à notre humble condition. Pénétrées de cela, toutes les sociétés, jusqu’à il y a peu, admiraient les hommes capables de prendre les risques nécessaires à l’accomplissement de grandes choses. Il fallait en passer par là pour progresser, inventer, découvrir et conquérir. Tout cela est terminé - surtout en Occident où nous vivons une époque définitivement post-héroïque. Raison pour laquelle on ne cesse de théoriser depuis trente ans la fin du courage. Le risque a ainsi changé de statut. Devenu répréhensible et condamnable, il est ce qu’il faut éviter à tout prix, quelles que soient les circonstances et les raisons. Le temps présent des sociétés contemporaine nous enjoint donc de tout faire pour vivre sans risque - ce qui, fondamentalement, est absurde. Dans le domaine militaire, ce rejet a conduit au concept de «guerre zéro mort» dont on constate aujourd’hui l’impossibilité manifeste - sauf à accepter de perdre toutes les guerres, ce qui est en train de nous arriver. En la matière, si j’étais cruel, je pousserais le raisonnement encore plus loin, jusque dans ses derniers retranchements, en demandant: l’existence d’une armée digne de ce nom sera-t-elle encore possible dans l’avenir si le soldat occidental de demain, abandonnant le vieux consentement à donner la mort comme à la recevoir, place sa sécurité au-dessus de sa mission par refus du risque tel qu’on le lui a inculqué dans sa société?
Durant cette crise du coronavirus a-t-on assisté à une dérive du principe de précaution?
Disons qu’il s’est révélé au grand jour... Mais le mal était déjà profond. Et il vient de loin. Bien des idées honorables au départ sont détournées de leur fonction initiale par leur simple application pratique. De manière générale, le dévoiement est la règle. Mais autre chose se rajoute au principe de précaution pour le renforcer: notre perception de la mort. Celle-ci est véritablement devenue le tabou des tabous. La mort ne nous est plus familière, c’est un fait. L’effroi qu’elle inspire nous pousse à accepter sans peine ce que nous aurions jadis refusé sans crainte. Soixante-dix ans de paix et de prospérité nous ont éloignés, nous autres Occidentaux, du tragique de la vie et de sa finitude - les réservant aux autres peuples dont nous contemplons de loin les épreuves incessantes. Il ne s’agit pas, bien sûr, de remettre en cause les progrès inestimables apportés par la paix, ce serait pour le moins saugrenu, mais de constater qu’ils ont aussi fait de la mort ce tabou des tabous dont j’ai parlé plus haut, et que cela a des conséquences sur le prix que nous sommes prêts à payer pour demeurer libre.
D’une certaine manière, nous devons nous rappeler que l’on se sait rien si l’on ne sait pas que la vie est tragique. Nous devons repenser ce tragique de la mort comme nos anciens, ceux de la philosophie grecque et latine pour qui «la mort n’était pas à craindre.» Ainsi, la seule chose dont nous devons avoir peur est de ne rien faire de valable du peu de temps que la vie nous concède avant cette mort annoncée. Et que faire de valable si l’on ne vit pas en liberté? Nous devons accepter notre finitude et en faire quelque chose de positif. L’esclavage et la servitude volontaire naissent avec la peur de la mort, c’est ainsi. Il ne faudrait pas que nous ayons un jour à demander, comme Bernanos: la liberté, pour quoi faire?
Au-delà de la crise du coronavirus, diriez-vous que notre monde est plus orwellien que jamais? Pourquoi cette référence à l’écrivain britannique?
Le fait qu’Orwell soit un écrivain britannique est indifférent. Ce qui importe c’est ce qu’il a écrit et le monde futur qu’il a décrit. De ce point de vue, les faits qui nous entourent sont là pour dire crûment qu’il avait raison. Ceux d’entre nous qui veulent demeurer lucide - première vertu de l’homme libre, pensant et agissant par lui-même - s’en rendent compte chaque jour. Le pire serait d’être dans le déni alors que tout se passe sous nos yeux avec évidence. Le totalitarisme numérique à venir, si nous le laissons pénétrer dans nos vies, est orwellien en ce sens qu’il prendra toujours pour prétexte le bien commun pour se justifier et s’imposer. C’est sa caractéristique centrale. Pour lui, la société est comme une vaste termitière où il peut considérer les termites heureux puisque qu’il les infantilise et les déresponsabilise. Ce type de totalitarisme qui transforme l’homme en animal domestique, rappelle également Huxley et son «Meilleur des mondes». C’est le chemin que suit la Chine, par exemple. Elle est en train de devenir, avec la mise en œuvre de son projet de «Société apaisée», un gigantesque camp de rééducation - dont les musulmans Ouïgours sont les premières victimes de masse à l’heure où nous parlons. Nous devons refuser de faire un seul pas dans cette direction où l’on ne pourra bientôt plus nous appeler «citoyens». Par conséquent, ce n’est pas parce que le projet de traçage numérique de nos vies est difficilement attaquable sur le fond puisque conçu pour notre bien, que nous devons l’accepter. Le maintien des libertés publiques doit se faire de manière inflexible, au détriment, si nécessaire, d’un surcroît d’efficacité sanitaire. La liberté, parfois, coûte cher - et la vie des hommes libres n’est pas une cour de récréation.
Pour conclure, je formule un vœux. Celui que les hommes et les femmes qui partagent mon refus de nous diriger vers une société aux relents totalitaristes, envoient sans attendre un mail à leur député pour lui demander de voter contre StopCovid le 27 mai. Il reste peu de temps. Mais plus nous serons nombreux à agir moins ce projet de loi liberticide aura de chance de passer au parlement. Pourquoi vivre si l’on n’est pas d’abord libre, telle est, encore une fois, la question face au projet gouvernemental.
Comme toujours, notre destin est entre nos propres mains.
Patrice Franceschi, propos recueillis par Alexandre Devecchio (Figaro Vox, 22 mai 2020)