Yann-Arthus Bertrand : Human ou l'humanité désincarnée
Le monde existe, Yann Arthus-Bertrand en a fait le tour. Il en a aussi fait un film, un nouveau film lisse et beau comme un jeu vidéo, un long reportage, édifiant, sidérant même, mais dont le fond manque singulièrement de consistance.
Bien sûr, les images de Human sont superbes, la bande-son poignante, les témoignages bouleversants. Bien sûr, on ne peut être qu'ému, empathique, compatissant, face à ces visages lumineux qui jaillissent d'un seule et même obscurité, face à la douloureuse humanité de ces récits successifs, à la simplicité de ces paroles accumulées. Désarçonnés, aussi, par la sincérité de ces regards fixes. Bien sûr, l'appel à la décroissance de l'ex-président uruguayen José Mujica est salutaire. Bien sûr, Yann Arthus-Bertrand est humaniste, philanthrope, désintéressé, et son travail plein de bonnes intentions. Bien sûr, et c'est déjà beaucoup.
Et pourtant, pourtant, ce film a quelque chose d'assez choquant sous ses allures consensuelles. Ce n'est pas tant que YAB utilise si souvent l'hélicoptère, cet objet-volant-non-écologique, ou qu'il fasse se financer par des mécènes éthiquement discutables (la Fondation Bettencourt pour Human, après le Qatar pour Home). C'est plutôt que l'«humain» yabien est si peu incarné, si peu réel, qu'on ne sait plus très bien parfois qui l'on écoute. Et que les paysages qui nous sont montrés sont si éthérés, si virtuels, que l'on pourrait être tenté d'oublier que c'est bien de notre commune humanité et de notre maison commune qu'il s'agit, et non de quelque arrière-monde préservé.
Vus du ciels, livrés sans contexte ni transitions, les lieux sont anonymes, sans histoire, sans aspérités ni laideurs. Le monde selon Yann Arthus-Bertrand ressemble sans doute à celui que contemple le Dieu de Leibniz: un joli tableau où les zones d'ombres disparaissent au profit de la perfection esthétique de l'ensemble. Même les tonnes de déchets soulevées par un bulldozer, même les tours de Manhattan ont un air chatoyant. Il semble qu'il importe peu à notre cinéaste de savoir si les pirogues qu'il nous donne à admirer transportent des touristes en goguette ou des esclaves thaïlandais transportant les gadgets manufacturés de ces privilégiés. Ce qui compte, c'est leur rendu visuel, c'est leur photogénie.
Human est en fait une succession de clichés, au double sens du terme. Tandis que la géographie est réduite à un album de cartes postales, la diversité des cultures est résumée en une mosaïque de stéréotypes. Filmés sur fond noir, des êtres sans nom ni identité apparaissent, innombrables, et tellement interchangeables que le visage de l'un se superpose à la voix de l'autre, le rire d'une jeune Africaine achevant celui d'un vieux Portugais, comme pour nous dire qu'au fond, tout ça c'est tout pareil. Ces êtres sont sans appartenance, ni culturelle ni sociale, comme si l'unité du genre humain ne pouvait s'accomplir qu'au détriment de la réelle singularité de chacun. L'humanité yabienne est une juxtaposition sans coordination, un patchwork sans couture. Mieux encore, pour reprendre les mots de l'auteur autrichien Robert Musil: «une abondance sans plénitude, un entassement d'[individus] que n'organise aucune aspiration supérieure» (Un Homme sans qualités, 1932).
Désincarné: c'est le mot qui caractérise le mieux la dernière œuvre de Yann Arthus-Bertrand. Désincarné au sens propre du terme, puisque même les corps sont gommés, dans la succession de portraits censés dépeindre une humanité variée, mais réduite à des bustes sans contexte. Il n'est pas anodin que de deux hommes évoquant leur handicap physique, on ne voit que le visage intact et souriant, comme si leur corps représentait une réalité trop âpre pour la caméra pudique de Yann Arthus-Bertrand. Ainsi peut-on suggérer que le réalisateur, sans doute à son corps défendant, participe d'une certaine pudibonderie contemporaine, qui préfère l'esthétisme au réalisme, une mise en scène sophistiquée (composition, cadrage, montage...) à une représentation brute, immédiate, sans pudeurs. A l'incarnation incontournable et singulière de tel homme ou de telle femme absolument unique s'oppose ici l'abstraction d'un «humain» générique, enfin débarrassé de ses pesanteurs culturelles et corporelles, membre interchangeable d'une humanité à la diversité superficielle, à l'universalité un peu fade.
Ainsi ce film, qui garde malgré tout une force poétique et morale certaine, traduit-il à mon sens un des principaux écueils du militantisme écologique actuel, à savoir la posture de survol et de surplomb du modèle occidental qui, après avoir ravagé par son refus des limites une bonne partie du globe, prétend dire (ou faire dire, ce qui peu ou prou revient au même) aux autres comment changer de vie. Car cela, ce n'est pas «sauver la planète», c'est perpétuer la domination occidentale sur un monde globalisé, c'est remplacer une démesure par une autre. Car qui pose les questions et tient la caméra? Qui choisit les plans et filme le monde comme personne ne peut le voir?
Le survol rapide ne peut remplacer l'enracinement profond, ni la multiplicité l'altérité. C'est pourquoi à cette sidération de l'image captée, il faut répondre par la simplicité de la rencontre et du dialogue directs. Et à cet écologisme hors-sol, qui regarde la vie derrière des écrans, depuis des radars ou des hélicoptères, répondre par une écologie de l'expérience concrète, fait d'émerveillement devant la nature, de révolte contre ce qui la défigure, et de solidarités locales.
Gaultier Bès et Marianne Durano (Figarovox, 30 septembre 2015)