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capitalisme - Page 10

  • Les chômeurs, des hommes en trop ?...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la question du chômage et à celle du travail...

     

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    « Dans la logique capitaliste, les chômeurs sont devenus des hommes superflus… »

    En dépit des promesses répétées des hommes politiques de droite et de gauche, rien ne semble arrêter la progression du chômage. C’est une fatalité ?

    Officiellement, on compte aujourd’hui 3,5 millions de chômeurs en France, soit un taux de chômage de 10,3 %. Mais ce taux varie selon la façon dont on le calcule. En ne comptabilisant que les personnes sans activité qui recherchent un emploi, on exclut les catégories B, C, D et E (ceux qui recherchent un emploi mais ont eu une activité réduite dans le mois, ceux qui sont en formation, en stage, en situation de contrats aidés, etc.). Si l’on combine toutes ces catégories, on arrive à 28,4 millions de personnes, soit à un taux de chômage de 21,1 %. Si, à l’inverse, on se réfère au taux d’emploi, on constate que le taux d’inactivité parmi les personnes en âge de travailler grimpe à 35,8 %. Et si l’on tient compte des emplois précaires, des « travailleurs pauvres », etc., les chiffres sont encore plus élevés.

    L’évolution du chômage dépend, bien sûr, des politiques officielles, mais dans une certaine mesure seulement. Le chômage, aujourd’hui, n’est plus seulement conjoncturel, mais avant tout structurel, ce que beaucoup de gens n’ont pas encore compris. Cela signifie que le travail est devenu une denrée rare. Les emplois supprimés sont de moins en moins remplacés par d’autres. L’expansion des services est réelle, mais les services ne sont pas producteurs de capital. On sait, en outre, que d’ici vingt ans, près de la moitié des emplois du tertiaire seront remplacés par des machines en réseau. S’imaginer que l’on reviendra au plein-emploi est une chimère.

    Il existe des gens qui vivent pour travailler, et d’autres qui travaillent pour vivre. Ceux qui refusent de perdre leur vie à la gagner ne s’inscriraient-ils pas dans une sorte d’ancestrale sagesse ? Le travail, est-ce vraiment une valeur en soi ?

    Ce qu’il faut réaliser, c’est que ce que nous appelons aujourd’hui « travail » n’a pratiquement aucun rapport avec ce qu’était l’activité productive dans les siècles passés, à savoir une simple métabolisation de la nature. Travail n’est pas synonyme d’activité, ni même d’emploi. La quasi-généralisation du travail salarié a déjà représenté une révolution, à laquelle les masses sont longtemps restées hostiles, car elles étaient habituées à consommer elles-mêmes le produit de leur travail et non à considérer le travail comme un moyen d’acquérir les produits des autres, c’est-à-dire à travailler pour acheter le résultat du travail d’autrui.

    Tout travail a une dimension duale : il est à la fois travail concret (il métabolise son objet) et travail abstrait (il représente une dépense d’énergie et de temps). Dans le système capitaliste, seul compte le travail abstrait, parce qu’étant indifférent à son contenu, étant égal pour toutes les marchandises, dont il permet ainsi la comparaison, il est aussi le seul qui se transforme en argent, médiatisant du même coup une nouvelle forme d’interdépendance sociale. Cela veut dire que, dans une société où la marchandise est la catégorie structurante fondamentale, le travail cesse d’être socialement distribué par les rapports de pouvoir traditionnels, mais remplit lui-même la fonction de ces anciens rapports. En régime capitaliste, le travail constitue à lui seul la forme dominante des rapports sociaux. Ses produits (marchandise, capital) sont à la fois des produits du travail concret et des formes objectivées de médiation sociale. Le travail cesse alors d’être un moyen pour devenir une fin.

    La valeur, en régime capitaliste, est constituée par la dépense de temps de travail et constitue la forme dominante de la richesse : accumuler du capital, c’est accumuler le produit d’une dépense de temps de travail humain. C’est pour cela que les énormes gains de productivité engendrés par le système capitaliste n’ont pas engendré une baisse drastique du temps de travail, comme on aurait pu s’y attendre. Fondé sur la tendance à l’expansion illimitée, le système impose, au contraire, de toujours travailler plus. Et c’est là que l’on touche à sa contradiction fondamentale. D’un côté, le capitalisme cherche à faire travailler toujours plus parce que c’est en faisant travailler qu’il accumule du capital, de l’autre les gains de productivité permettent de produire toujours plus de marchandises avec toujours moins d’hommes, ce qui rend la production de richesse matérielle toujours plus indépendante de la dépense de temps de travail. Les chômeurs, dans cette optique, deviennent des hommes superflus.

    Vous êtes connu pour être un bourreau de travail. Ça ne vous manque pas, parfois, de juste écouter pousser barbe et pelouse tout en caressant quelques chats de la maisonnée ?

    Je travaille 80 à 90 heures par semaine pour la simple raison que j’aime faire ce que je fais. Cela ne fait pas de moi un adepte de l’idéologie du travail, bien au contraire. La Genèse (3, 17-19) fait du travail une conséquence du péché originel. Saint Paul proclame : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Thessal. 3, 10). Cette conception moraliste et punitive du travail m’est tout aussi étrangère que l’éthique protestante du travail-rédemption ou l’exaltation de la valeur du travail par les régimes totalitaires. Je n’oublie pas que le mot « travail » vient du latin tripalium, qui désignait à l’origine un instrument de torture. Je sais donc sacrifier aussi aux exigences d’un « temps libre » qui n’est précisément « libre » que parce qu’il est libéré du travail.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 18 juillet 2015)

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  • La France contre les robots...

    Les éditions du Castor astral viennent de rééditer La France contre les robots, le pamphlet de Georges Bernanos. Une occasion de rappeler que le grand romancier a également été un polémiste redoutable et inspiré, notamment dans La Grande Peur des bien-pensants (1931), Les Grands cimetières sous la lune (1938) ou Les Enfants humiliés (1949)...

     

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    " Georges Bernanos a notamment laissé derrière lui un pamphlet visionnaire destiné à réveiller les consciences. Plus d'un demi-siècle après la disparition de son auteur, La France contre les robots reste d'une incroyable actualité. Cette apologie de la Liberté est un défi jeté aux idolâtries du profit et de la force, une critique du capitalisme industriel et des tyrannies modernes, ainsi qu'une dénonciation du culte de la vitesse et du rendement effréné.
    Avec véhémence, Bernanos conteste l'idée selon laquelle le système matérialiste et mercantile conduirait fatalement au bonheur de l'humanité. Selon lui, en effet, il y aura toujours plus à gagner à satisfaire les vices de l'homme que ses besoins. Il explique ainsi : «Un jour, on plongera dans la ruine du jour au lendemain des familles entières parce qu'à des milliers de kilomètres pourra être produite la même chose pour deux centimes de moins à la tonne.» Une étonnante préfiguration de la mondialisation et des délocalisations ! Un cri appelant à la construction d'une société où il serait enfin possible de mener une vie digne de l'être humain. "

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  • Un système qui rend fou...

    Les éditions du Seuil viennent de publier un essai de Vincent de Gaulejac et de Fabienne Hannique intitulé Le capitalisme paradoxant - Un système qui rend fou. Sociologue, Vincent de Gaulejac est notamment l'auteur de La société malade de la gestion (Seuil, 2005).

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    " « C’est paradoxal ! » : l’expression semble s’être banalisée. Elle exprime la surprise, l’étonnement, la colère parfois, devant des situations jugées incohérentes, contradictoires, incompréhensibles. Quelques formules glanées ici et là illustrent cette inflation du paradoxal : « Je suis libre de travailler 24 heures sur 24 », « Il faut faire plus avec moins », « Ici, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions », « Je traite de plus en plus de travail en dehors de mon travail et inversement », « Plus on gagne du temps, moins on en a »

    L’ouvrage analyse la genèse et la construction de cet « ordre paradoxal ». Il explore les liens entre la financiarisation de l’économie, l’essor des nouvelles technologies et la domination d’une pensée positiviste et utilitariste. Il montre pourquoi les méthodes de management contemporain et les outils de gestion associés confrontent les travailleurs à des injonctions paradoxales permanentes, jusqu’à perdre le sens de ce qu’ils font.

    Enfin, cet ouvrage met au jour les diverses formes de résistance, mécanismes de dégagement ou réactions défensives mises en œuvre par les individus. Pour certains, le paradoxe rend fou. Pour d’autres, il est un aiguillon, une invitation au dépassement, à l’invention de réponses nouvelles, individuelles et collectives. "

     

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  • « Le libéralisme économique et le libéralisme "sociétal" procèdent tous deux d’une même matrice idéologique »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux liens qui unissent libéralisme et idéologie du progrès...

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    « Il faut être d’une naïveté confondante pour tenir le système capitaliste pour conservateur ! »

    On se souvient de la déclaration de François Hollande quand il était en campagne électorale : « Mon ennemi, c’est la finance ! » Aujourd’hui, elle est apparemment devenue son amie, comme en témoigne l’arrivée aux manettes du banquier Emmanuel Macron. Quant à la loi portant le nom de ce dernier, le MEDEF devait en rêver, le PS l’a faite. Cela vous surprend ?

    Pas du tout. Depuis qu’il s’est officiellement rallié, sinon à la société de marché, du moins au principe du marché, en 1983, le PS n’a fait que dériver toujours plus loin vers un libéralisme social… de moins en moins social. Cela confirme et illustre le propos de Jean-Claude Michéa, selon qui le libéralisme économique et le libéralisme « sociétal » ou culturel sont voués à se rejoindre, puisqu’ils procèdent tous deux d’une même matrice idéologique, à commencer par une conception de la société perçue comme une simple addition d’individus qui ne seraient liés entre eux que par le contrat juridique ou l’échange marchand, c’est-à-dire le seul jeu de leurs désirs et de leurs intérêts.

    « Le libéralisme économique intégral (officiellement défendu par la droite) porte en lui la révolution permanente des mœurs (officiellement défendue par la gauche), tout comme cette dernière exige, à son tour, la libération totale du marché », écrit encore Michéa. Inversement, la transgression systématique de toutes les normes sociales, morales ou culturelles devient synonyme d’« émancipation ». Des slogans de Mai 68 comme « Jouir sans entraves » ou « Il est interdit d’interdire » étaient des slogans typiquement libéraux, interdisant de penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin. La gauche, aujourd’hui, donne d’autant mieux dans le libéralisme sociétal qu’elle s’est entièrement convertie au libéralisme économique mondialisé.

    Le néo-capitalisme financiarisé et mondialisé, que certains s’entêtent à considérer comme « patriarcal et conservateur », ne serait-il pas finalement plus révolutionnaire que notre « socialisme » français, manifestement à bout de souffle ?

    Il faut être d’une naïveté confondante pour voir dans le système capitaliste un système « patriarcal » ou « conservateur ». Le capitalisme libéral repose sur un modèle anthropologique, qui est celui de l’Homo œconomicus, un être producteur et consommateur, égoïste et calculateur, censé toujours chercher à maximiser rationnellement son utilité, c’est-à-dire son meilleur intérêt matériel et son profit privé, et sur un principe ontologique qui est celui de l’illimitation, c’est-à-dire du « toujours plus » (toujours plus d’échanges, toujours plus de marché, de profits, etc.). Cette propension intrinsèque à la démesure le conduit à considérer tout ce qui peut entraver l’extension indéfinie du marché, la libre circulation des hommes ou la marchandisation des biens comme autant d’obstacles à supprimer, qu’il s’agisse de la décision politique, de la frontière territoriale, du jugement moral incitant à la mesure ou de la tradition qui rend sceptique vis-à-vis de la nouveauté.

    N’est-ce pas en cela que le système capitaliste rejoint l’idéologie du progrès ?

    Marx avait déjà constaté que l’avènement du capitalisme avait mis un terme à la société féodale traditionnelle, dont il avait noyé toutes les valeurs de solidarité communautaire « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Observant que la montée des valeurs bourgeoises s’était opérée au détriment des valeurs populaires comme des valeurs aristocratiques (« tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané »), il écrivait que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, donc les conditions de production, donc l’ensemble des rapports sociaux ». C’est à ce titre qu’il parlait du « rôle éminemment révolutionnaire »» joué au cours de l’Histoire par le capitalisme, à commencer par l’expulsion des paysans des sociétés rurales par un processus de dépossession de masse qui a vu la destruction du lien immédiat entre le travail et la propriété, afin de créer un vaste marché où, transformés en salariés, ils achèteraient désormais les produits de leur propre travail.

    Plus proche de nous, Pier Paolo Pasolini disait que, du point de vue anthropologique, « la révolution capitaliste exige des hommes dépourvus de liens avec le passé […] Elle exige que ces hommes vivent, du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur permet d’élire comme le seul acte existentiel possible la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes. » Le capitalisme libéral exige en effet des hommes hors-sol, des hommes interchangeables, flexibles et mobilisables à l’infini, dont la liberté (à commencer par la liberté d’acquérir, d’échanger et de consommer) exige qu’ils soient déliés de leurs héritages, de leurs appartenances et de tout ce qui pourrait, en amont d’eux-mêmes, les empêcher d’exercer leur « libre choix ». Dans cette perspective, rompre avec les traditions héritées du passé, rompre avec l’humanité antérieure équivaut nécessairement à un bien. D’où l’inconséquence tragique de ces conservateurs ou « nationaux-libéraux » qui veulent à la fois défendre le système du marché et des « valeurs traditionnelles » que ce système ne cesse de laminer.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 25 mars 2015)

     

     

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  • L'imposture économique...

    Les éditions de l'Atelier viennent de publier L'imposture économique, un essai de Steve Keen. Directeur du département Économie, Histoire et Politique de l'université de Kingston à Londres, Steve Keen est australien. Il a été reconnu par ses pairs comme l'économiste «qui a, le premier et le plus clairement, prévu et donné l'alerte sur l'effondrement de la finance mondiale».

     

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    L'imposture économique est la traduction du livre «coup de poing» de l'économiste australien Steve Keen paru sous le titre Debunking Economies.
    Figure de proue du New Economic Thinking («une nouvelle manière de penser l'économie»), Steve Keen développe dans son ouvrage une critique systématique de la pensée économique néoclassique dominante. Loin de se contenter d'en dénoncer l'irréalisme ou les biais idéologiques, il dévoile de l'intérieur les graves incohérences des fondements logiques de l'économie orthodoxe, montrant que celle-ci ne parvient à se perpétuer que parce que les étudiants en économie sont maintenus dans l'ignorance des lacunes de leur discipline.
    Cet ouvrage, «fondateur» pour l'économiste Gaël Giraud (qui a assuré la direction scientifique de la traduction et en signe la préface), démonte une à une les grandes pièces de l'édifice dogmatique : aucune des théories qui composent le «dur» de l'économie universitaire depuis la fin du XIXe siècle ne résiste à l'analyse, depuis la microéconomie du consommateur jusqu'à la théorie néokeynésienne de la déflation, en passant par l'efficience des marchés financiers et la théorie du capital. Et, sur les ruines de l'orthodoxie défaite, Steve Keen jette les bases solides d'une «autre économie», suggérant d'autres manières, beaucoup plus cohérentes et scientifiques, de penser l'économie.
    Le livre a suscité de nombreux débats lors de sa publication en anglais : il répond aux questions que chacun se pose sur la pertinence des arguments économiques exposés depuis la crise des subprimes, et invite à engager une réforme profonde de l'enseignement et de la recherche en économie dans le monde.

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  • La mélancolie comme figure de la condition néolibérale...

    Nous reproduisons ci-dessous un article, cueilli sur le site du Cercle Aristote, du jeune philosophe italien Diego Fusaro. Auteur d'une dizaine d'essai, l'auteur, à la lumière de la crise actuelle du système capitaliste, a entrepris de réévaluer l’œuvre de Marx...

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    La mélancolie comme figure de la condition néolibérale

    La condition néolibérale dont nous sommes les habitants contraints présente un caractère structurellement mélancolique. Selon la leçon de Freud, la mélancolie se configure comme souffrance pour un objet perdu dont, en fin de compte, l’on ressent incessamment la présence oppressante sous la forme de la conscience de son absence. Il s’agit, toujours en termes freudiens, du renversement du deuil : se sentant comme trop proche de l’objet perdu, le mélancolique ne peut procéder à la symbolisation de la perte. Pour le dire avec les mots de Freud, l’ombre de l’objet ne cesse de tomber sur le moi.

    La perte qui rend mélancolique l’actuelle condition néolibérale est double et concerne l’avenir comme dimension projectible et la politique entendue comme lieu du conflit, et comme espace social de la discussion rationnelle de futurs alternatifs devant être concertés unanimement. Comme l’a récemment démontré Giovanni Leghissa dans son essai Néolibéralisme, Une introduction critique, le néolibéralisme se présente comme la condition dans laquelle la politique n’est plus rien. Celle-ci, variant de la formule de von Clausewitz, est avilie dans une pure continuation de l’économie avec d’autres moyens, servant le marché et les multinationales. La dépolitisation de l’économie est l’autre visage de l’économisation de la politique : la gestion techno-administrative glaciale du social et la gouvernementalisation biopolitique de la vie nue, détrônent la décision politique de la communauté souveraine. La ratio œconomica de la théologie mercantile n’accepte d’autres raisons, y compris celle du politique. C’est pour cela qu’il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de décliner la critique marxiste de l’économie politique sous la forme inédite d’une critique de l’économie dépolitisée. Le rêve de Lénine « tout le pouvoir aux soviets ! » s’est renversé pour devenir le cauchemar néolibéral « tout le pouvoir aux économistes ! ».

    La raison pour laquelle le capital post-1989 procède à la dépolitisation intégrale du monde est même trop évidente. Comme j’ai essayé de le démontrer de façon étendue dans mon étude Minima mercatalia. Filosofia e capitalismo (2012), nous sommes dorénavant dans une phase du capitalisme qui peut de droit se qualifier de « capitalisme absolu », c’est-à-dire l’époque du fanatisme de l’économie et du monothéisme du marché. Le capital est aujourd’hui absolu parce qu’il est « délié de » (ab-solutus) chaque limite résiduelle, de tout frein pouvant limiter son développement. Dans l’actuelle conjoncture, le capital s’est affranchi de toute valeur (morale, religieuse, etc..) qui puisse le freiner ou même seulement en ralentir le développement, et c’est en ce sens qu’il faut expliquer le démantèlement de la culture bourgeoise, composée de valeurs non apparentées à la reproduction mercantile, que le capital a réalisé à partir de 68. Soixante-huit n’est pas un moment où l’on s’émancipe du capital, c’est le capital qui s’émancipe, libéré de cette vieille culture bourgeoise (étique, religion, Etat, Buildung etc.) : la lutte soixante-huitarde contre la culture bourgeoise a ouvert la route à l’actuel capitalisme post bourgeois. Ce dernier est lui-même soixante-huitard et contestateur, permissif et anti-disciplinaire, ne reconnaissant aucune autorité pouvant freiner la souveraineté absolue de la forme marchande. Le contrôle total de la société, à partir de 68, advient à travers la libéralisation toujours croissante de la sphère privée confiée au self-service généralisé du consumérisme de la part d’individus isolés à la recherche de l’enrichissement esthético-hédoniste du propre moi individuel : tout est possible, à condition qu’il y en ait toujours plus et que l’on possède une valeur d’échange correspondante pour se le permettre.

    Si 68 a liquidé la culture bourgeoise, la phase qui s’ouvrit avec 1989 a en revanche inauguré une phase de programmatique « dépolitisation » (Schmitt) cohérente avec l’absolutisation même du nomos de l’économie. L’économie se maintient, par sa nature, sur un espace sans confins, en produisant une globocratie anonyme et impersonnelle, déterritorialisée et sans culture, sans Etats et sans une résiduelle force pour la freiner. Détacher l’économie de la politique – le rêve réalisé du néolibéralisme aujourd’hui triomphant – signifie épargner la première des interventions régulatrices de la seconde, neutralisant cette dernière et favorisant le plein déploiement de l’actuelle situation mondiale, dans laquelle il n’y a de souverain que le marché. En cohérence avec sa logique de développement absolutus, le capital correspondant à lui-même doit neutraliser chaque pouvoir politique capable de le freiner, de façon à ce que le glacial rapport de force économique s’impose sans limites dans la forme d’un ordre dépolitisé : la deregulation[1] et « l’Etat minime » représentent le visage de ce programme de dépolitisation dont le but est la suppression de tout élément pouvant discipliner l’économie autonomisée.

    En 1800, dans son travail L’Etat commercial fermé, Fichte avait condensé l’essence du nomos de l’économie dans la formule Handelsanarchie, « anarchie commerciale » : la théologie secrète consubstantielle au rythme de la mondialisation coïncide avec la désarticulation de l’ordo politicus, remplacé par la désorganisation organisée du marché international et de sa structure enracinée et réfutant toute norme, amorphe et non gérable par la politique des traditionnels Etats nationaux. Le pouvoir apolitique de l’économie peut ainsi naviguer sans être dérangé dans l’espace mondialisé, en dehors du rayon de l’action de la politique. L’anarchie commerciale dénoncée par Fichte correspond à l’actuelle deregulation[2] propre au laissez faire[3] global du code néolibéral : le capitalisme régulé ne peut exister, puisque son essence même est la dérégulation, l’entropie efficace qui emporte toute norme qui aspire à freiner et limiter la dynamique de la croissance infinie.

    Ainsi, le dépassement de la traditionnelle forme étatique constitue un passage obligatoire pour la dépolitisation, pour l’anéantissement de la force d’une politique encore capable d’agir sur l’économique. Rendre inefficientes les unités étatiques à travers l’instauration d’un ordre apolitique est la condition pour imposer les deux principes convergents de l’anarchie commerciale et de la dépolitisation intégrale de la sphère économique. Si aujourd’hui toute tentative d’une politique qui ne serait au service du nomos de l’économie est inefficiente, ou même d’une politique qui rechercherait son contrôle (l’on pense déjà simplement au projet de la « Taxe Tobin » sur les transactions financières), cela dépend essentiellement du fait que le politique, à la différence de l’économique, ne peut être opérant que dans l’espace circonscrit de la décision souveraine de la communauté avec primauté du politique. C’est pour cette raison que l’idée d’une politique internationale est aujourd’hui, ipso facto, impossible et, en plus, révèle le vrai visage idéologique de la légitimation de la soumission du politique à l’économie.

    L’idéologie de la mondialisation représente le plus emblématique accomplissement idéologique du capitalisme absolu. Elle présente en positif, toujours en omettant d’exhiber l’enchevêtrement de contradictions qui l’accompagne, l’idéal devenu maintenant réalité d’un capitalisme sans confins ni limites. La mondialisation est la forme flexible et post moderne de l’impérialisme : l’exact contraire, donc, du tranquillisant universalisme paisible des droits de l’Homme avec lequel est présentée cette mondialisation, par la pensée unique politiquement correcte. Au lieu de la rassurante formule « Mondialisation », « globalisation », il serait alors opportun d’employer le néologisme « mondialitarisme » démontrant comment la mondialisation capitaliste coïncide avec ce totalitarisme réalisé à échelle planétaire qui, sans frontières le séparant d’autres réalités, ne laisse rien en dehors de lui.

    Le nouvel impérialisme de l’ère mondialisée vise aujourd’hui à inclure, avec une hospitalité seulement apparente, tous les peuples et les nations dans l’unique model internationalisé du système néolibéral, dans un asséchement à peu de choses près intégral de la souveraineté nationale et de l’hégémonie du politique sur l’économique. Un fait est révélateur : la politique, entendue comme continuation de l’économie par d’autres moyens, est étiquetée de plus en plus rigoureusement en langue anglaise, comme governance[4], autrement dit avec une expression qui dit ouvertement la réduction de l’espace politique en pure gestion économique analogue au gouvernement d’entreprise des multinationales capitalistes, ou mieux, de l’actuelle unique immense entreprise capitaliste coïncidant avec l’espace du globe. C’est justement le temps de la politique absente.

    Diego Fusaro (Cercle Aristote, 29 octobre 2014)

     

    Notes :

    [1] En anglais dans le texte

    [2] Idem

    [3] En français dans le texte

    [4] En anglais dans le texte

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