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Points de vue - Page 283

  • Vers un nouvel équilibre mondial...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent point de vue de Jean-Paul Baquiast et de François Vadrot, cueilli sur Europe solidaire et consacré à l'émergence d'un nouvel équilibre mondial et au rôle que pourrait jouer l'Europe si les pays qui la composent avaient à leur tête de véritables hommes d'état.Jean-Paul Baquiast est l'animateur du site Europe solidaire, ainsi que du remarquable site d'actualité technoscientifique Automates intelligents.

     

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    Effondrement prévisible des Etats-Unis et reconfiguration de l'équilibre mondial

    On peut pronostiquer que nous sommes à la veille d'un effondrement partiel voire total des Etats-Unis. Le pronostic est encore peu partagé, tout au moins dans les opinions dites occidentales. Néanmoins tout ceux qui nourrissent des projets économiques ou politiques devraient y porter la plus grande attention. Il est difficile de préciser la date à laquelle cet effondrement se produirait: d'ici un an ou 5 ans. Mais très certainement pas 10 ou 20 ans, vu l'accélération de l'histoire.

    Les Etats-Unis courent à l'effondrement du fait de faiblesses internes de plus en plus évidentes. Nous ne les énumérerons pas dans cet article. Mais la raison principale de cet effondrement est qu'ils adoptent une posture internationale de plus en plus agressive. Ceci en dépit et peut-être à cause de ces perspectives d'effondrement. Ces agressions croissantes vont provoquer contre eux une véritable coalition des autres puissances mondiales. Une telle coalition ne fera pas l'objet, sauf exceptionnellement, d'alliances diplomatique, telle la Triple Alliance célèbre dans l'Histoire. Elle résultera de rapprochements initialement fortuits d'Etats de plus en plus inquiets des conflits locaux, voire des risque de guerre généralisée, provoqués par une diplomatie américaine toujours aussi impérialiste, d'autant plus impérialiste d'ailleurs que s'accumulent les difficultés du pays.

    Pour que cependant se produise la réorganisation du monde mentionnée dans le titre, il faudra que s'esquissent spontanément de nouvelles structures. On pourrait évoquer le concept de monde multipolaire, mais il n'a pas de sens précis, à moins de désigner une simple anarchie.  On ne parlera pas non plus d'un monde bipolaire résultant d'une opposition entre Amérique et Russie, celle-ci ne cherchant pas dorénavant, comme nous le verrons, à réendosser le rôle joué par l'URSS avant sa chute, face à l'Amérique.

    Certes, des pôles doivent émerger, en substitution du monde monopolaire formé par les Etats-Unis et les pays sous leur influence. L'importance croissante de la Chine et de l'Inde, forte chacune de plus d'un milliard de citoyens, en fera nécessairement deux des pôles du futur monde multipolaire. Mais ceci ne devrait pas suffire à provoquer une véritable réorganisation. Une réorganisation supposerait plus que des pôles nouveaux. Elle supposerait des lignes de structuration nouvelles.

    Dans les prochaines décennies, le monde subira des changements pouvant être bénéfiques, mais dont la plupart seront liés à des catastrophes, réchauffement climatique, surpopulation, migrations massives, résurgence des guerres de religion...Ces phénomènes entraineront une instabilité généralisé et sans doute une angoisse profonde, analogue à celle ayant accompagné les épidémies de peste du Moyen-Age. De nouvelles lignes de fractures en résulteront. Aucun continent ne pourra rester à l'écart de ce phénomène. Mais corrélativement, de nouvelles lignes de recomposition ou de refondation en découleront, car les sociétés ne résisteraient pas à une déstabilisation permanente.

    Dans beaucoup de cas, il pourra s'agir d'un effort pour conserver ou retrouver les traditions et les valeurs des sociétés menacées, y compris à travers les révolutions technologiques et scientifiques.. Des aires géographiques nouvelles se construiront, autour des héritages linguistiques, culturels et plus largement civilisationnels.

    La Russie nouvelle

    Or il est tout à fait possible de supputer que la Russie, dirigée par des hommes aussi énergiques et prudents que se révèle être Vladimir Poutine, sera l'une de ces aires géographiques. Certes, elle souffrira d'un certain nombre de handicaps, mais ceux-ci ne seront pas supérieurs à ceux affectant la Chine, l'Inde et a fortiori des Etats-Unis en voie d'effondrement. Qu'en sera-t-il de l'Europe?

    Si celle-ci ne se débarrasse pas rapidement des liens de sujétion imposés par l'Amérique après la seconde guerre mondiale, elle suivra celle-ci dans sa chute. Les atouts de puissance qu'elle conserve encore ne la sauveront pas. Ils seront rendus inefficaces par une Amérique ne voulant pas que l'Europe lui dispute la direction du monde dit occidental. Pour recouvrer son indépendance et sa souveraineté, l'Europe devra donc cesser, précisément, de se revendiquer comme occidentale. Ce terme désigne en effet l'ensemble formé par l'Amérique et des Etats vassaux, embrigadés dans l'Otan et englués au sein d'une Union européenne que phagocytent quotidiennement les influences dites atlantistes.

    L'Europe devra dorénavant se revendiquer comme européenne au sens historique du terme, c'est-à-dire incluant la Russie. Nous avons ici dans des articles précédents, montré l'intérêt que présenterait pour chacune des partenaires une alliance euro-russe. Il ne s'agirait évidemment pas d'une fusion, mais de la mise en commun d'atouts complémentaires. Dans une telle alliance, l'Europe apporterait, outre une puissance économique ne demandant qu'à être relancée, des traditions dites démocratiques que la Russie ne manquerait pas, avec un peu de temps, d'adopter.

    Mais pour bâtir une alliance euro-russe, il faut être deux. Nous pensons que Poutine et le gouvernement russe, s'ils pouvaient être convaincus que l'Europe ne serait plus le faux nez de l'Amérique et de l'Otan, joueraient à fond cette carte de développement. Mais qu'en serait-il des gouvernements européens, composés de véritables ectoplasmes sans la moindre vision stratégique en propre. Ils n'attendent pour agir, comme l'a montré l'affaire ukrainienne, que les instructions de sous-fifres américains tels John Kerry et Jo Biden.

    S'il se trouvait en Europe quelques chefs d'Etat de la trempe de Vladimir Poutine, y compris avec les prétendus défauts que la propagande occidentale lui prête, alors l'Europe pourrait, en marge de l'effondrement prévisible des Etats-Unis, jouer avec la Russie un rôle digne des qualités de ses populations dans la reconfiguration de l'équilibre mondial. Si cela ne pouvait être l'Union européenne dans ses institutions actuelles, il pourrait s'agir de quelques pays volontaristes s'alliant en ce sens.

    De tels chefs d'Etat potentiels ne sont pas visibles aujourd'hui. Mais en cas de crise, les hommes nécessaires apparaissent sans prévenir. Souvenons nous pour ce qui nous concerne de Charles de Gaulle en 1940.

    Jean-Paul Baquiast et François Vadrot (Europe solidaire, 21 mars 2014)

     

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  • Le ras-le-bol de la politique politicienne

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de François Huguenin, cueilli sur Figarovox et consacré aux résultats du premier tour des élections municipales. Historien des idées, François Huguenin était rédacteur-en-chef, au début des années 90, de l'excellente revue Réaction. Il est l'auteur de plusieurs essais comme Histoire intellectuelle des droites (Perrin, 2013),  L'Action française, Une histoire intellectuelle (Perrin, 2011), Résister au libéralisme - Les Penseurs de la communauté (Éditions du CNRS, 2009) ou Le Conservatisme impossible : libéralisme et réaction en France depuis 1789 (La Table Ronde, 2006).

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    Abstention, percée du FN : le ras-le-bol de la politique politicienne

    Les résultats du premier tour des élections municipales ont été sans surprise marquées par un double phénomène: l'importance du taux d'abstention et le succès du Front National. Deux manières de manifester une profonde défiance par rapport à la classe politique, dont le Front National, qui n'exerce pas de responsabilités de gouvernement, peut donner l'illusion de ne pas faire partie.

    Se lamenter sur l'absence de sens civique de nos concitoyens, s'indigner de la lepénisation des esprits peut être louable. Cela risque pourtant de n'être qu'une incantation supplémentaire qui peut certes donner bonne conscience, mais qui a montré sur la durée son inconsistance et son inefficacité. Ce double mouvement de défiance renvoie à quelque chose de fondamental qui est l'absence de principes de la classe politique, ou tout au moins de sa partie la plus visible, au sommet des appareils partisans, et donc de l'Etat. Comment en est-on arrivé là? Qu'est-ce que cela dit de notre démocratie?

    La corruption du personnel politique n'est pas nouvelle. Il suffit de lire l'histoire de l'Antiquité à nos jours pour savoir que le pouvoir corrompt, que l'homme est bien souvent sous l'emprise de ce que saint Augustin appelait la libido dominandi qui le conduit à des pratiques immorales. Quel que soit le type de régime, cette tentation a existé au cœur de l'homme et la démocratie française n'y a pas échappé. On se souvient de la difficulté à s'implanter de la IIIe République, gangrénée par les affaires de corruption (scandales de Panama et des décorations), ou d'atteinte à la liberté d'opinion (affaire des fiches). Pourtant, malgré tout, il restait clair que ces pratiques, lorsqu'elles étaient mises en lumière, pouvaient faire tomber un gouvernement ou un ministre et heurtaient une morale laïque partagée par tous. Qu'elles aient été moins ou aussi fréquentes qu'aujourd'hui, ces pratiques étaient à tout le moins considérées comme anormales et condamnables. Aujourd'hui, un gouvernement ne tombe plus pour une sombre histoire d'écoute et d'atteinte à la liberté ; un parti politique qui finance sa campagne de façon malhonnête garde pignon sur rue ; sans parler des glauques affaires sexuelles d'un ancien candidat à la présidence. Les Français sont-ils choqués? Sans doute. Mais rien ne se passe. Ils en ont pris leur parti. Ces affaires ne sont au demeurant que la partie immergée d'un iceberg qui met en péril le navire de notre démocratie: c'est le sentiment que les hommes politiques ne cherchent qu'à conquérir, garder ou retrouver le pouvoir, en servant les intérêts du camp qui les soutient, sans attention au bien commun ; que les promesses électorales sont systématiquement non tenues et que les électeurs ne sont pas considérés comme des citoyens à qui l'on doit la vérité et le respect.

     

    Pourquoi cet effondrement des principes qui garantissent la légitimité de notre démocratie? C'est là qu'un passage par l'histoire des idées s'impose. Comme l'avait montré Leo Strauss, la fracture de la politique moderne a consisté, avec Machiavel, dans le fait d'abandonner l'exigence de vertu au service du bien commun qui était le but de la politique traditionnelle. Non sans arguments, Machiavel, puis Hobbes, Locke et les Lumières ont considéré que l'écart entre l'objectif des Anciens et leur pratique était trop important. Il a donc fallu abaisser le seuil d'exigence de la conduite politique: remplacer l'objectif de bien gouverner par celui de prendre ou garder le pouvoir, troquer la quête de la vertu pour la recherche de la force et de la ruse (Machiavel) ; chercher la division et la neutralisation des pouvoirs pour garantir la paix civile (Montesquieu). Toutes ces stratégies ont abouti sur le plan des institutions à une démocratie qui a pu fonctionner sur des mécanismes électifs garantissant l'expression des diverses opinions et sur des institutions permettant l'équilibre ou l'alternance des pouvoirs. Mais ces institutions étaient ancrées sur d'anciens réflexes, et notamment sur la création d'une élite, ou pourrait-on dire d'une aristocratie certes non héréditaire, mais encore marquée par le souci d'un bien commun, d'un certain esprit de service, d'un souci d'honnêteté (pensons à de Gaulle payant les factures d'électricité de l'Elysée relatives à sa consommation personnelle!). L'effondrement des principes éthiques, la mise entre parenthèse de la notion de bien commun, la foi en un complet relativisme des conceptions du bien ont réduit à néant cet héritage. Désormais, plus rien ne vient obliger les politiques, rien ne vient transcender leurs objectifs de carrière, leurs accords partisans, leur appétit de pouvoir. La démocratie a oublié ce que Rousseau avait rappelé: elle peut encore moins vivre sans vertu, au sens des qualités requises pour agir en fonction du bien, que l'aristocratie ou la monarchie. Les Anciens le savaient, les Modernes tant qu'ils ont gardé cette mémoire le savaient encore. Les postmodernes que nous sommes l'avons oublié. La démocratie s'est recroquevillée sur un mécanisme purement procédural. Seul compte le sacre de l'élection pour légitimer le pouvoir alors que la politique ancienne savait que, quel que soit le mode de désignation des gouvernants, leur légitimité tenait à leur souci du bien commun. Cette exigence s'est perdue. L'adhésion aux institutions, le sentiment d'appartenance au corps social, risquent de se dissoudre dans le triomphe de l'individualisme, du consumérisme et du relativisme. Retrouver le souci du bien commun est devenu une urgence politique.

    François Huguenin (Figarovox, 23 mars 2014)

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  • « Redonner la parole au peuple est toujours une bonne chose»...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la démocratie et à son exercice... 

     

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    Plus une démocratie est représentative, moins elle est démocratique !

    Le peuple suisse a voté récemment à propos de l’immigration de masse. Du coup, certains s’indignent qu’on ait demandé au peuple de trancher. Mais le peuple a-t-il toujours raison ?

    Le peuple n’est évidemment pas infaillible (les élites le sont encore moins), mais ce n’est pas dans ces termes que se pose le problème. Pour décréter que le peuple a « tort » ou « raison », il faut pouvoir se référer à des critères surplombants qui n’existent tout simplement pas : de tels critères renvoient toujours à une opinion personnelle ou à une idéologie qui, telle l’idéologie des droits de l’homme, cherche à placer l’exercice de la démocratie sous conditions. Comme tout autre vote, un référendum n’a pas pour but de dire où est la vérité, mais de révéler ce que pensent les gens. On ne fait pas voter les citoyens pour se prononcer sur la valeur de vérité de la théorie de Darwin ou des décisions du concile de Trente, mais pour savoir ce qu’ils pensent politiquement !

    La démocratie est un régime qui se fonde sur la souveraineté du peuple, ce qui signifie qu’un pouvoir, pour être légitime, doit pouvoir recueillir l’approbation ou le consentement des citoyens. Mais la démocratie est aussi, et surtout, le seul régime politique qui permet à tous les citoyens d’exprimer leur sentiment sur les questions qui les concernent. C’est donc une erreur de n’y voir qu’un régime fondé sur la « loi du nombre ». Le suffrage universel n’est en réalité qu’une technique permettant de révéler des préférences. La notion-clef en démocratie n’est pas le suffrage, mais la participation.

    En France, pareillement, le Front national – pour ne citer que lui – assure vouloir redonner la parole au peuple. Et ces jours-ci, on manifestait à Paris pour exiger un référendum sur l’immigration. Est-ce forcément une bonne idée ?

    Redonner la parole au peuple est toujours une bonne chose. Surtout lorsque l’on sait qu’il n’a jamais été appelé à s’exprimer sur la plupart des transformations de société qui ont le plus affecté son existence quotidienne, qu’il s’agisse de l’immigration, de la construction européenne, du « mariage pour tous », etc. Le référendum est en outre une procédure relevant de la démocratie directe, c’est-à-dire de cette démocratie participative qui est aujourd’hui la seule susceptible de corriger les défauts d’une démocratie représentative qui ne représente plus rien. Plus une démocratie est représentative, moins elle est démocratique, disait très justement Carl Schmitt : dans une démocratie représentative, le peuple abandonne en effet sa souveraineté à ses représentants. C’est ce qu’avait également observé Rousseau. Surtout quand il est issu de l’initiative populaire, comme en Suisse, le référendum est de nature à corriger une crise de la représentation née de la confiscation de la décision par la Nouvelle Classe politico-médiatique. Cela dit, le référendum n’est pas une panacée : quand le peuple s’est exprimé par voie de référendum, ce qui compte, c’est ce qui vient après, en l’occurrence la façon dont l’opinion révélée par le vote se transpose ou non dans la réalité. C’est là en général que les difficultés commencent.

    Il faut aussi que la question soumise au référendum soit bien formulée. Pour porter un jugement sur la démarche de ceux qui déclarent « vouloir un référendum sur l’immigration », j’attendrai de connaître le libellé de la question qu’ils voudraient voir posée.

    Pour expliquer son opposition à la demande de la Crimée d’obtenir son rattachement à la Russie, Laurent Fabius a doctement déclaré « qu’en droit international, on ne peut pas faire un référendum pour modifier des frontières ». « Imaginez un département de France qui demande son indépendance ! », a-t-il ajouté. Qu’en pensez-vous ?

    Laurent Fabius n’a jamais brillé par ses compétences juridiques. La déclaration que vous citez se contente de répéter ce qu’a déclaré Barack Obama, ce qui ne saurait surprendre, le gouvernement de François Hollande prenant ses ordres à la Maison-Blanche. L’actuel ministre des Affaires étrangères ignore sans doute qu’en septembre prochain, les Écossais se prononceront par référendum sur leur éventuelle indépendance. Pourquoi les habitants de la Crimée se verraient-ils interdire de s’exprimer à la façon des Écossais ? La phrase : « Imaginez un département de la France qui demande son indépendance ! » est encore plus grotesque. Laurent Fabius a apparemment oublié qu’en 1962, trois départements français (Alger, Oran et Constantine) se sont proclamés indépendants pour devenir la République algérienne, et que cette indépendance a été formellement consacrée par un référendum qui s’est déroulé en Algérie le 1er juillet 1962 (99,72 % de « oui »), lui-même précédé en France, le 8 janvier 1961, par un référendum sur l’autodétermination de l’Algérie (74,99 % de « oui »).

    Alain de Benoist , propos recueillis par Nicolas Gauthier(Boulevard Voltaire, 10 mars 2014)

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  • La guerre contre la Russie dans sa dimension idéologique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexandre Douguine, cueilli sur le site The Fourth Political Theory et consacré à la crise entre l'Occident et la Russie sur la question de l'Ukraine et de la Crimée... Théoricien russe du néo-eurasisme et géopolitologue influent et lu dans les cercles du pouvoir moscovites, Alexandre Douguine a vu un de ses essais La quatrième théorie politique récemment publié en France aux éditions Ars magna.

     

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    La guerre contre la Russie dans sa dimension idéologique

    La guerre à venir comme concept

    La guerre contre la Russie est actuellement la problématique la plus discutée en Occident. Il ne s’agit encore que d’une suggestion et d’une possibilité. Cela peut devenir une réalité en fonction des décisions prises par les différentes parties impliquées dans le conflit ukrainien (Moscou, Washington, Kiev, Bruxelles). Je n’entends pas discuter ici tous les aspects de ce conflit ainsi que son histoire. J’aimerais proposer à la place une analyse de ses racines idéologiques profondes. Ma vision des principaux événements s’appuie sur la Quatrième Théorie Politique dont j’ai exposé les principes dans mon ouvrage du même nom (publié en français aux éditions Ars Magna). Je ne vais ainsi pas étudier la guerre de l’Occident contre la Russie en évaluant ses risques, dangers, problèmes, coûts et conséquences mais plutôt sa signification idéologique à l’échelle du monde. Je vais ainsi réfléchir sur le sens d’une telle guerre et non sur la guerre elle-même (réelle ou virtuelle).

    L’essence du libéralisme

    L’Occident moderne ne connaît qu’une seule et unique idéologie dominante : le libéralisme. Il en  existe  bien  des  formes  aux  nombreuses  nuances  mais  l’essence  demeure  toujours identique. La structure interne fondamentale du libéralisme est composée des principes axiomatiques suivants :

    -Individualisme anthropologique (l’individu est la mesure de toute chose) ;

    -Progressisme (le monde se dirige vers un futur meilleur, le passé est toujours pire que présent) ;

    -Technocratie  (le  développement  technologique  et  sa  performance  effective  sont  perçuscomme les meilleurs outils pour juger de la nature d’une société) ;

    -Eurocentrisme (les sociétés euro-américaines sont considérées comme l’unité de mesure fondamentale pour le reste de l’humanité) ;

    -L’économie  comme  destin  (l’économie  basée  sur  le  libre  marché  est  l’unique  modèle économique valable, toutes les autres alternatives sont à réformer ou à détruire) ;

    -La démocratie comme règne des minorités (qui se défendent contre la majorité qui serait toujours prompte à dégénérer en totalitarisme ou en « populisme ») ;

    -La  classe  moyenne  est  le  seul  acteur  social  existant  et  devient  la  norme  universelle(indépendamment du fait que la personne ait déjà atteint ce statut ou soit sur le point de l’atteindre) ;

    -Un monde unique, mondialisme (les êtres humains sont essentiellement identiques. Il ne peut exister  que  des  différences  individuelles.  Le  monde  devrait  être  unifié  sur  une  base individualiste : cosmopolitisme, citoyenneté mondiale).

    Telles sont les valeurs centrales du libéralisme, qui n’est qu’une des trois tendances nées de la philosophie des Lumières, aux côtés du communisme et du fascisme, qui ont proposé des interprétations alternatives de l’esprit authentique de la Modernité. Au cours du XXème siècle, le libéralisme a vaincu ses deux rivaux et acquis, après 1991, le rôle d’unique idéologie dominante à l’échelle mondiale. Au Royaume du libéralisme, la seule liberté de choix était entre le libéralisme de gauche ou d’extrême gauche ou bien entre le libéralisme de droite ou d’extrême droite. Le libéralisme agissait ainsi comme le système opérationnel des societés occidentales et de toutes les sociétés placées sous l’influence de l’Occident. Le libéralisme est ainsi devenu à partir d’un certain moment le dénominateur commun à tout discours politiquement correct, le critère permettant de distinguer les discours acceptés par l’idéologie dominante de ceux rejetés dans la marginalité. La sagesse populaire est elle-même devenue libérale.

    Sur un plan géopolitique, le libéralisme s’est inscrit dans un modèle américano-centré où les anglo-saxons constituaient le coeur et où l’OTAN, le partenariat atlantiste entre l’Europe et l’Amérique, représentait le noyau stratégique du système de sécurité mondiale. La sécurité du monde était assimilée à la sécurité de l’Occident et, en dernière instance, à la sécurité de l’Amérique. Le libéralisme n’est ainsi pas qu’un pouvoir idéologique mais également un pouvoir politique, militaire et stratégique. L’OTAN est profondément libéral. Il défend les sociétés libérales. Il combat pour le libéralisme.

    Le libéralisme comme nihilisme

    Un élément de l’idéologie libérale est responsable de sa crise actuelle. Le libéralisme est profondément nihiliste dans ses fondements mêmes. L’ensemble des valeurs défendues par le libéralisme est lié à l’idée centrale de liberté, de libération. Cependant, la liberté dans la vision libérale est essentiellement une catégorie négative : on exige d’être libre par rapport à (John Suart Mill), et non pas d’être libre pour. Cela n’est pas un point secondaire, il s’agit de l’essence même du libéralisme.

    Le libéralisme est une lutte contre toute forme d’identité collective, contre tout type de valeurs, projets, stratégies, buts et fins qui s’établiraient sur une base collectiviste, ou à tout le moins non-individualiste. C’est la raison pour laquelle l’un des plus importants théoriciens du libéralisme, Karl Popper (suivant Friedrich van Hayek), affirme dans son important livre « La société ouverte et ses ennemis » (considéré par George Soros comme sa bible personnel) que les libéraux doivent combattre toute idéologie ou philosophie politique (de Platon et Aristote à  Hegel  et  Marx)  qui  proposerait  aux  sociétés  humaines  un  but  commun,  une  valeur commune, un sens commun. Tout but, toute valeur, tout sens doit être, dans la société libérale (la « société ouverte »), strictement individuel. Les ennemis de la « société ouverte » (toute la société occidentale post-guerre froide qui est considérée comme la norme de référence pour le reste du monde est précisément ce modèle libéral de société ouverte) sont ainsi faciles à identifier. Les ennemis principaux sont le communisme et le fascisme qui sont tous deux issus de la philosophie des Lumières et basés sur un concept fondateur non-individuel : la classe dans le marxisme, la race dans le national-socialisme, l’Etat national dans le fascisme. Le sens du combat libéral contre les alternatives modernes (fascisme ou communisme) est par ailleurs assez évident. Les libéraux prétendent libérer la société du fascisme et du communisme, des deux versions majeures du totalitarisme (explicitement non-individualiste). Le combat du libéralisme pour la liquidation des sociétés non-libérales est assez significatif : le libéralisme acquiert son sens par l’existence même d’idéologies qui se refusent à admettre l’individu comme valeur suprême. Il apparaît clairement contre quoi le combat a lieu, de quoi il faut se libérer. Le fait que la liberté telle que la conçoivent les libéraux est essentiellement une catégorie négative n’est ici pas clairement perçu. L’ennemi est ici et maintenant. Ce fait réel donne au libéralisme son contenu concret. Il est des sociétés « non ouvertes » et leur existence même suffit à justifier le processus de libération.

    La période unipolaire : la menace d’implosion

    En 1991, la chute de l’URSS, le dernier opposant au libéralisme occidental, a amené certains idéologues occidentaux à proclamer la fin de l’Histoire (p. ex : Francis Fukuyama). Assez logiquement : il n’y avait plus d’ennemi direct de la « société ouverte » et donc plus d’histoire au sens de la modernité, à savoir une lutte entre trois idéologies politiques (libéralisme, communisme, fascisme) pour l’héritage des Lumières. En termes stratégiques, ce fut le moment unipolaire (Charles Krauthammer). Cette période (1991-2014, avec en point d’orgue les attaques de Ben Laden sur le World Trade Center) fut réellement la période de domination mondiale du libéralisme. Les axiomes du libéralisme étaient acceptés par les principaux acteurs  géopolitiques,  y  compris  la  Chine  (dans  son  économie)  et  la  Russie  (dans  son idéologie, son économie et son système politique). Il y avait alors des libéraux, des libéraux en devenir, des « pas assez » libéraux et ainsi de suite. Les exceptions réelles et explicites étaient rares (Iran, Corée du Nord). Le monde devint libéral par ses axiomes idéologiques.

    Cela a été précisément le moment le plus important dans l’histoire du libéralisme. Il a vaincu ses ennemis mais les a en même temps perdus. Le libéralisme est essentiellement une libération, une lutte contre ce qui n’est (pas encore ou pas du tout) libéral. Le libéralisme a ainsi acquis son contenu, sa signification réelle par ses ennemis. Lorsque le choix porte entre la  non-liberté  (représentée  par  une  société  totalitaire  donnée)  et  la  liberté,  beaucoup choisissent la liberté sans se demander sur quoi porte cette liberté. Lorsque des sociétés non- libérales existent, le libéralisme est positif. Il commence à manifester son essence négative qu’après sa victoire.

    Après sa victoire en 1991, le libéralisme est entré dans sa phase implosive. Il est resté seul, sans ennemi à combattre, après avoir vaincu le communisme et le fascisme. Ce fut alors le moment pour débuter une lutte interne, une purge au sein même des sociétés libérales pour les débarrasser de tout élément non-libéral (le sexisme et les inégalités entre les sexes, le politiquement incorrect, toute dimension non-libérale qui imprègne des institutions comme l’Etat, l’Eglise et ainsi de suite). Le libéralisme a un besoin permanent d’ennemis pour s’en libérer. Autrement, il perd son contenu, son nihilisme implicite devient trop évident. Le triomphe absolu du libéralisme est sa mort.

    C’est tout le sens idéologique de la crise financière du début des années 2000 et de 2008. Les succès et non les échecs de cette nouvelle économie totalement financiarisée (le turbocapitalisme selon G. Luttwak) sont responsable de son effondrement. La liberté de faire tout ce qu’il vous plaît – mais uniquement au niveau individuel – provoque l’implosion de la personnalité. L’humain passe dans le monde de l’infra-humain, dans le domaine infra- individuel. Il rencontre là la virtualité. Être libéré de tout est un rêve infra-individuel ; c’est l’évaporation de l’humain. L’Empire du Néant est le dernier mot de la victoire totale du libéralisme. Le post-modernisme prépare le terrain de ce cycle infini de non-sens auto- référencé et post-historique.

    L’Occident en quête de l’Ennemi

    Vous  pourriez  vous  demander  maintenant :  mais  en  quoi  tout  ceci  concerne  la  guerre (présumée) à venir contre la Russie ? Je suis à présent prêt à répondre.

    Le libéralisme l’a emporté au niveau mondial. C’est un fait depuis 1991. Et il a commencé immédiatement à imploser. Il est arrivé à son stade terminal et a commencé à se liquider lui- même. L’immigration de masse, le choc des cultures et des civilisations, la crise financière, le terrorisme virtuel, la montée de l’ethnisme sont les marques d’un chaos qui s’approche. Ce chaos met en danger l’ordre, n’importe quel type d’ordre dont l’ordre libéral lui-même. Plus le libéralisme s’impose, plus il s’approche de sa fin, et donc de la fin du monde présent. Nous avons ici affaire à l’essence nihiliste de la philosophie libérale, où le néant apparaît comme le principe ontologique interne à la « liberté par rapport à ». L’anthropologue allemand Arnold Gehlen a justement défini l’homme comme une créature déficiente (Mängelwesen). L’homme en lui-même n’est rien. Tout ce qui compose son identité est issu de la société, de l’histoire, du peuple, de la politique. L’homme serait confronté au néant s’il retournait à sa pure essence. Cet abîme est dissimulé derrière des débris fragmentés de sentiments, des pensées vagues, des désirs obscurs. Derrière le voile fin de la virtualité des émotions infra-humaines ne se trouve qu’une pure obscurité. Ainsi, la découverte explicite du fondement nihiliste de la nature humaine  est  la  dernière  réalisation  du  libéralisme,  mais  aussi  son  ultime.  Cela  signifie également la fin pour ceux qui utilisent le libéralisme dans leur propre intérêt, qui sont les bénéficiaires   de   l’expansion   libérale,   les   maîtres   de   la   mondialisation.   Tout   ordre s’effondrerait devant un nihilisme aussi impérieux. L’ordre libéral également.

    Les bénéficiaires du libéralisme ont ainsi besoin de prendre un certain recul afin de sauver leur domination. Le libéralisme doit acquérir son sens en affrontant à nouveau une société non-libérale. Faire un pas en arrière est l’unique façon de sauver les restes de l’ordre, de sauver le libéralisme de lui-même. La Russie de Poutine apparaît alors à l’horizon. Ni antilibérale, ni totalitaire, ni nationaliste, ni communiste, mais plutôt pas encore assez libérale, pas totalement libéral-démocrate, insuffisamment cosmopolite, pas assez radicalement anti- communiste. Mais sur la voie de devenir libérale, pas à pas, dans un processus gramscien d’ajustement de l’hégémonie (Transformismo). Dans l’agenda mondial du libéralisme (USA, OTAN), il y a un besoin d’un nouvel acteur, d’une Russie qui justifierait l’ordre dans le camp libéral, qui aiderait à mobiliser l’Occident en train de s’effondrer en raison de ses problèmes internes, qui repousserait l’irruption inévitable du nihilisme interne du libéralisme, le sauvant ainsi de sa logique fin apocalyptique. C’est pourquoi tous ces gens ont un besoin impérieux de Poutine, de la Russie, de la guerre. C’est la seule manière de prévenir le chaos en Occident et de sauver les restes de son ordre. Le rôle idéologique de la Russie est de justifier l’existence du libéralisme, car la Russie est l’ennemi qui donne un sens au combat pour la « société ouverte », qui l’aide à se consolider et à s’affirmer.

    L’Islam radical (Al-Qaeda) était l’autre candidat pour ce rôle mais un tel ennemi manquait d’envergure.  Il  a  été  utilisé  à  un  niveau  uniquement  local.  Il  a  permis  de  justifier l’intervention en Afghanistan, l’occupation de l’Irak, le renversement de Kadhafi, et la provocation de la guerre civile en Syrie. L’islam radical était cependant trop faible et idéologiquement primitif pour constituer le défi réel dont les libéraux ont besoin. La Russie – ennemi géopolitique traditionnel des anglo-saxons – est un adversaire bien plus sérieux. Elle répond correctement à toutes les exigences : l’histoire et la mémoire de la guerre froide sont encore présentes dans les esprits et la haine de la Russie peut se susciter à l’aide de moyens relativement faibles. Pour cette raison, je pense que la guerre contre la Russie est possible. Elle est idéologiquement nécessaire en tant que moyen ultime de repousser l’implosion finale de l’Occident libéral. Un pas en arrière.

    Sauver l’ordre libéral

    En regardant les différents niveaux du concept de « guerre contre la Russie », je suis à même de soulever différents points.

    1) La guerre contre la Russie aide à différer le désordre général au niveau mondial. La majorité  des  pays  participant  à  l’économie  libérale,  qui  partagent  les  axiomes  et  les institutions de la démocratie libérale et qui dépendent ou sous directement contrôlés par les Etats-Unis ou l’OTAN pourront une nouvelle fois s’unir sous la bannière de l’Occident libéral dans son combat contre le non-libéral Poutine. Cette guerre servira à réaffirmer le libéralisme comme une identité positive au moment même où cette identité se dissout en raison de son essence nihiliste.

    2) La guerre contre la Russie renforcera l’OTAN et surtout ses membres européens qui seront obligés encore une fois de considérer que l’hyperpuissance américaine est positive et utile plutôt que d’y voir un reste obsolète de la guerre froide. Dans la peur de l’arrivée des méchants Russes, les Européens se sentiront à nouveau loyaux envers leur sauveur états- unien. Le rôle des Etats-Unis au sein de l’OTAN en sera d’autant plus renforcé.

    3) L’UE est en train de s’effondrer. La menace générale représentée par la Russie pourrait prévenir une éventuelle scission en mobilisant les peuples pour leur faire défendre encore une fois leurs libertés et leurs valeurs menacées par l’Empire de Poutine.

    4) L’Ukraine et la junte de Kiev ont besoin de la guerre pour justifier et couvrir toutes les forfaitures commises au niveau juridique et constitutionnel, pour suspendre la démocratie (qui entraverait leur domination dans les districts du sud-est majoritairement pro-russes) et pour installer un ordre nationaliste par des moyens extrêmes.

    Le seul pays qui ne souhaite pas la guerre est la Russie. Cependant, Poutine ne peut laisser un gouvernement radicalement anti-russe gouverner un pays dont la moitié de la population est russe et qui est composé de nombreuses zones pro-russes. S’il laissait faire, il en serait fini de lui sur la scène internationale comme sur la scène de la politique intérieure. Il accepte donc la guerre à contrecœur. Une fois entrée en guerre, il n’y aura d’autre solution pour la Russie que la victoire. Je n’aime pas spéculer sur les aspects stratégiques de la guerre. Je laisse ça à des experts qualifiés. Je voudrais formuler plusieurs idées concernant la dimension idéologique de cette guerre.

    La représentation de Poutine

    Cette guerre contre la Russie est le dernier effort pour sauver le libéralisme de l’implosion. En ce sens, les libéraux doivent définir idéologiquement la Russie de Poutine comme l’ennemie de  la  société  ouverte.  Il  n’existe  que  trois  entrées  dans  le  dictionnaire  des  idéologies modernes : le libéralisme, le communisme et le fascisme (nazisme). Il est assez clair que le libéralisme est représenté par tout sauf la Russie (Etats-Unis, OTAN, Euromaïdan, la junte de Kiev).  Il  reste  donc  le  communisme  et  le  fascisme.  Ainsi  Poutine  est  un  Soviet,  un communiste  du  KGB.  Cette  image  sera  vendue  à  la  frange  la  plus  stupide  du  public occidental. Certains aspects de la réaction patriotique de la population ukrainienne pro-russe et anti-banderiste pourront cependant confirmer cette idée (défense des monuments de Lénine, des portraits de Staline et de la mémoire de la seconde guerre mondiale). Le nazisme et le fascisme sont trop éloignés de Poutine et de la Russie moderne, mais le nationalisme et l’impérialisme russes seront invoqués dans la construction de l’image du grand Satan. Ainsi Poutine est nationaliste, fasciste et impérialiste. Cela fonctionnera sur d’autres occidentaux. Poutine peut aussi être les deux à la fois, communiste et fasciste en même temps, il sera ainsi dépeint comme un national-bolcheviste (mais cela sera un peu compliqué à vendre au public occidental post-moderne complètement ignorant). En réalité, il est évident que Poutine n’est rien de tout cela, ni communiste, ni fasciste, ni les deux. Il est politiquement réaliste (au sens que ce terme a dans les relations internationales, c’est pourquoi il apprécie Kissinger et que Kissinger l’apprécie en retour). Il n’a aucune idéologie d’aucune sorte. Mais il sera obligé de composer avec sa représentation idéologique. Il n’a pas le choix car telles sont les règles du jeu. Au cours de la guerre, Poutine fera l’objet de représentations et c’est là l’aspect le plus intéressant et passionné de la situation.

    Les  libéraux  vont  principalement  tenter  de  définir  Poutine  idéologiquement  comme  une ombre du passé, un vampire « qui parfois revient ». C’est la véritable raison du recul visant à prévenir l’implosion finale du libéralisme. Le message principal sera que le libéralisme est réellement en vie et plein de force car il y a encore quelque chose dans le monde dont nous devons  nous  libérer.  La  Russie  deviendra  l’objet  de  la  libération.  Le  but  est  de  libérer l’Ukraine (et l’Europe, voire l’humanité) de la Russie et à la fin de libérer la Russie elle- même de son identité non-libérale. Ainsi nous avons l’Ennemi. Un tel ennemi donne au libéralisme une raison d’exister encore. La Russie est ainsi le défi que le passé pré-libéral jette au présent libéral. Sans un tel défi, il n’y a plus de vie dans le libéralisme, plus d’ordre dans le monde, tout se dissout et implose. Avec un tel défi, le géant décadent du mondialisme acquiert une vigueur nouvelle. La Russie est là pour sauver les libéraux.

    A cette fin, la Russie doit idéologiquement être représentée comme quelque chose de pré- libérale. Il doit s’agir d’une Russie communiste, fasciste ou au moins national-bolcheviste. C’est la règle idéologique. Au-delà de combattre la Russie ou de juste considérer la possibilité de la combattre, il existe une tâche plus profonde qui consiste à qualifier idéologiquement la Russie. Cela se fera de l’intérieur et de l’extérieur. Ils essaieront de contraindre la Russie à accepter le communisme ou le nationalisme ou bien traiteront la Russie comme si elle était communiste ou nationaliste. C’est le jeu de la représentation.

    La Russie post-libérale : la première guerre de la Quatrième Théorie Politique

    En conclusion, je propose ce qui suit.

    Nous devons consciencieusement combattre toute tentative visant à représenter la Russie comme une puissance pré-libérale. Nous ne devons pas laisser les libéraux se sauver de leur fin qui s’approche fatalement. Nous ne devons pas retarder cette fin mais l’accélérer. A cette fin, nous devons présenter la Russie non comme une entité pré-libérale mais comme une force révolutionnaire post-libérale combattant en faveur d’un futur alternatif pour tous les peuples de la planète. La guerre russe ne se fera pas pour les intérêts nationaux russes mais pour le monde multipolaire juste, pour la dignité authentique et la véritable liberté positive, non pas la liberté « par rapport à » mais la liberté « pour ». Dans cette guerre, la Russie deviendra le modèle de la défense de la Tradition, des valeurs conservatrices organiques et de la libération réelle de la société ouverte et de ses bénéficiaires : l’oligarchie financière mondiale. Cette guerre n’est pas contre les Ukrainiens ou une partie des Ukrainiens, ni contre l’Europe. C’est une guerre contre le (dés)ordre libéral mondial et nous n’allons pas sauver le libéralisme mais l’abattre une fois pour toutes. La Modernité était fausse pour l’essentiel. Nous sommes au stade terminal de la Modernité. Cela signifie la fin réelle de ceux qui ont fait de la Modernité leur propre destin ou qui l’ont inconsciemment laissé faire. En revanche, cela sera un nouveau commencement pour ceux qui sont du côté de la vérité éternelle de la Tradition, de la Foi, de l’essence humaine spirituelle et immortelle.  Le combat le plus important actuellement est le combat pour la Quatrième Théorie Politique. C’est l’arme qui nous permettra d’empêcher que l’on représente Poutine comme les libéraux le voudraient. A l’aide de cette arme, nous pourrons réaffirmer que la Russie est la première puissance idéologique post-libérale combattant contre le libéralisme nihiliste pour le salut d’un futur ouvert, multipolaire et réellement libre.

    Alexandre Douguine (The fourth political theory, 12 mars 2014)

     

     

    La guerre à venir comme concept

    La guerre contre la Russie est actuellement la problématique la plus discutée en Occident. Il ne s’agit encore que d’une suggestion et d’une possibilité. Cela peut devenir une réalité en fonction des décisions prises par les différentes parties impliquées dans le conflit ukrainien (Moscou, Washington, Kiev, Bruxelles). Je n’entends pas discuter ici tous les aspects de ce conflit ainsi que son histoire. J’aimerais proposer à la place une analyse de ses racines idéologiques profondes. Ma vision des principaux événements s’appuie sur la Quatrième Théorie Politique dont j’ai exposé les principes dans mon ouvrage du même nom (publié en français aux éditions Ars Magna). Je ne vais ainsi pas étudier la guerre de l’Occident contre la Russie en évaluant ses risques, dangers, problèmes, coûts et conséquences mais plutôt sa signification idéologique à l’échelle du monde. Je vais ainsi réfléchir sur le sens d’une telle guerre et non sur la guerre elle-même (réelle ou virtuelle).

    L’essence du libéralisme

    L’Occident moderne ne connaît qu’une seule et unique idéologie dominante : le libéralisme. Il en  existe  bien  des  formes  aux  nombreuses  nuances  mais  l’essence  demeure  toujours identique. La structure interne fondamentale du libéralisme est composée des principes axiomatiques suivants :

    • -Individualisme anthropologique (l’individu est la mesure de toute chose) ;
    • -Progressisme (le monde se dirige vers un futur meilleur, le passé est toujours pire que présent) ;
    • -Technocratie  (le  développement  technologique  et  sa  performance  effective  sont  perçuscomme les meilleurs outils pour juger de la nature d’une société) ;
    • -Eurocentrisme (les sociétés euro-américaines sont considérées comme l’unité de mesurefondamentale pour le reste de l’humanité) ;
    • -L’économie  comme  destin  (l’économie  basée  sur  le  libre  marché  est  l’unique  modèleéconomique valable, toutes les autres alternatives sont à réformer ou à détruire) ;
    • -La démocratie comme règne des minorités (qui se défendent contre la majorité qui seraittoujours prompte à dégénérer en totalitarisme ou en « populisme ») ;
    • -La  classe  moyenne  est  le  seul  acteur  social  existant  et  devient  la  norme  universelle(indépendamment du fait que la personne ait déjà atteint ce statut ou soit sur le point de l’atteindre) ;
    • -Un monde unique, mondialisme (les êtres humains sont essentiellement identiques. Il ne peut exister  que  des  différences  individuelles.  Le  monde  devrait  être  unifié  sur  une  baseindividualiste : cosmopolitisme, citoyenneté mondiale).

    Telles sont les valeurs centrales du libéralisme, qui n’est qu’une des trois tendances nées de la philosophie des Lumières, aux côtés du communisme et du fascisme, qui ont proposé des interprétations alternatives de l’esprit authentique de la Modernité. Au cours du XXème siècle, le libéralisme a vaincu ses deux rivaux et acquis, après 1991, le rôle d’unique idéologie dominante à l’échelle mondiale. Au Royaume du libéralisme, la seule liberté de choix était entre le libéralisme de gauche ou d’extrême gauche ou bien entre le libéralisme de droite ou d’extrême droite. Le libéralisme agissait ainsi comme le système opérationnel des societies occidentales et de toutes les sociétés placées sous l’influence de l’Occident. Le libéralisme est ainsi devenu à partir d’un certain moment le dénominateur commun à tout discours politiquement correct, le critère permettant de distinguer les discours acceptés par l’idéologie dominante de ceux rejetés dans la marginalité. La sagesse populaire est elle-même devenue libérale.

    Sur un plan géopolitique, le libéralisme s’est inscrit dans un modèle américano-centré où les anglo-saxons constituaient le coeur et où l’OTAN, le partenariat atlantiste entre l’Europe et l’Amérique, représentait le noyau stratégique du système de sécurité mondiale. La sécurité du monde était assimilée à la sécurité de l’Occident et, en dernière instance, à la sécurité de l’Amérique. Le libéralisme n’est ainsi pas qu’un pouvoir idéologique mais également un pouvoir politique, militaire et stratégique. L’OTAN est profondément libéral. Il défend les sociétés libérales. Il combat pour le libéralisme.

    Le libéralisme comme nihilisme

    Un élément de l’idéologie libérale est responsable de sa crise actuelle. Le libéralisme est profondément nihiliste dans ses fondements mêmes. L’ensemble des valeurs défendues par le libéralisme est lié à l’idée centrale de liberté, de libération. Cependant, la liberté dans la vision libérale est essentiellement une catégorie négative : on exige d’être libre par rapport à (John Suart Mill), et non pas d’être libre pour. Cela n’est pas un point secondaire, il s’agit de l’essence même du libéralisme.

    Le libéralisme est une lutte contre toute forme d’identité collective, contre tout type de valeurs, projets, stratégies, buts et fins qui s’établiraient sur une base collectiviste, ou à tout le moins non-individualiste. C’est la raison pour laquelle l’un des plus importants théoriciens du libéralisme, Karl Popper (suivant Friedrich van Hayek), affirme dans son important livre « La société ouverte et ses ennemis » (considéré par George Soros comme sa bible personnel) que les libéraux doivent combattre toute idéologie ou philosophie politique (de Platon et Aristoteà  Hegel  et  Marx)  qui  proposerait  aux  sociétés  humaines  un  but  commun,  une  valeur commune, un sens commun. Tout but, toute valeur, tout sens doit être, dans la société libérale (la « société ouverte »), strictement individuel. Les ennemis de la « société ouverte » (toute la société occidentale post-guerre froide qui est considérée comme la norme de référence pour le reste du monde est précisément ce modèle libéral de société ouverte) sont ainsi faciles à identifier. Les ennemis principaux sont le communisme et le fascisme qui sont tous deux issus de la philosophie des Lumières et basés sur un concept fondateur non-individuel : la classe dans le marxisme, la race dans le national-socialisme, l’Etat national dans le fascisme. Le sens du combat libéral contre les alternatives modernes (fascisme ou communisme) est par ailleurs assez évident. Les libéraux prétendent libérer la société du fascisme et du communisme, des deux versions majeures du totalitarisme (explicitement non-individualiste). Le combat du libéralisme pour la liquidation des sociétés non-libérales est assez significatif : le libéralisme acquiert son sens par l’existence même d’idéologies qui se refusent à admettre l’individu comme valeur suprême. Il apparaît clairement contre quoi le combat a lieu, de quoi il faut se libérer. Le fait que la liberté telle que la conçoivent les libéraux est essentiellement une catégorie négative n’est ici pas clairement perçu. L’ennemi est ici et maintenant. Ce fait réel donne au libéralisme son contenu concret. Il est des sociétés « non ouvertes » et leur existence même suffit à justifier le processus de libération.

    La période unipolaire : la menace d’implosion

    En 1991, la chute de l’URSS, le dernier opposant au libéralisme occidental, a amené certains idéologues occidentaux à proclamer la fin de l’Histoire (p. ex : Francis Fukuyama). Assez logiquement : il n’y avait plus d’ennemi direct de la « société ouverte » et donc plus d’histoire au sens de la modernité, à savoir une lutte entre trois idéologies politiques (libéralisme, communisme, fascisme) pour l’héritage des Lumières. En termes stratégiques, ce fut le moment unipolaire (Charles Krauthammer). Cette période (1991-2014, avec en point d’orgue les attaques de Ben Laden sur le World Trade Center) fut réellement la période de domination mondiale du libéralisme. Les axiomes du libéralisme étaient acceptés par les principaux acteurs  géopolitiques,  y  compris  la  Chine  (dans  son  économie)  et  la  Russie  (dans  son idéologie, son économie et son système politique). Il y avait alors des libéraux, des libéraux en devenir, des « pas assez » libéraux et ainsi de suite. Les exceptions réelles et explicites étaient rares (Iran, Corée du Nord). Le monde devint libéral par ses axiomes idéologiques.

    Cela a été précisément le moment le plus important dans l’histoire du libéralisme. Il a vaincu ses ennemis mais les a en même temps perdus. Le libéralisme est essentiellement une libération, une lutte contre ce qui n’est (pas encore ou pas du tout) libéral. Le libéralisme a ainsi acquis son contenu, sa signification réelle par ses ennemis. Lorsque le choix porte entre la  non-liberté  (représentée  par  une  société  totalitaire  donnée)  et  la  liberté,  beaucoup choisissent la liberté sans se demander sur quoi porte cette liberté. Lorsque des sociétés non- libérales existent, le libéralisme est positif. Il commence à manifester son essence négative qu’après sa victoire.

    Après sa victoire en 1991, le libéralisme est entré dans sa phase implosive. Il est resté seul, sans ennemi à combattre, après avoir vaincu le communisme et le fascisme. Ce fut alors le moment pour débuter une lutte interne, une purge au sein même des sociétés libérales pour les débarrasser de tout élément non-libéral (le sexisme et les inégalités entre les sexes, le politiquement incorrect, toute dimension non-libérale qui imprègne des institutions comme l’Etat, l’Eglise et ainsi de suite). Le libéralisme a un besoin permanent d’ennemis pour s’en libérer. Autrement, il perd son contenu, son nihilisme implicite devient trop évident. Le triomphe absolu du libéralisme est sa mort.

    C’est tout le sens idéologique de la crise financière du début des années 2000 et de 2008. Les succès et non les échecs de cette nouvelle économie totalement financiarisée (le turbocapitalisme selon G. Lytwak) sont responsable de son effondrement. La liberté de faire tout ce qu’il vous plaît – mais uniquement au niveau individuel – provoque l’implosion de la personnalité. L’humain passe dans le monde de l’infra-humain, dans le domaine infra- individuel. Il rencontre là la virtualité. Être libéré de tout est un rêve infra-individuel ; c’est l’évaporation de l’humain. L’Empire du Néant est le dernier mot de la victoire totale du libéralisme. Le post-modernisme prépare le terrain de ce cycle infini de non-sens auto- référencé et post-historique.

    L’Occident en quête de l’Ennemi

    Vous  pourriez  vous  demander  maintenant :  mais  en  quoi  tout  ceci  concerne  la  guerre (présumée) à venir contre la Russie ? Je suis à présent prêt à répondre.

    Le libéralisme l’a emporté au niveau mondial. C’est un fait depuis 1991. Et il a commencé immédiatement à imploser. Il est arrivé à son stade terminal et a commencé à se liquider lui- même. L’immigration de masse, le choc des cultures et des civilisations, la crise financière, le terrorisme virtuel, la montée de l’ethnisme sont les marques d’un chaos qui s’approche. Ce chaos met en danger l’ordre, n’importe quel type d’ordre dont l’ordre libéral lui-même. Plus le libéralisme s’impose, plus il s’approche de sa fin, et donc de la fin du monde présent. Nous avons ici affaire à l’essence nihiliste de la philosophie libérale, où le néant apparaît comme le principe ontologique interne à la « liberté par rapport à ». L’anthropologue allemand Arnold Gehlen a justement défini l’homme comme une créature déficiente (Mängelwesen). L’homme en lui-même n’est rien. Tout ce qui compose son identité est issu de la société, de l’histoire, du peuple, de la politique. L’homme serait confronté au néant s’il retournait à sa pure essence. Cet abîme est dissimulé derrière des débris fragmentés de sentiments, des pensées vagues, des désirs obscurs. Derrière le voile fin de la virtualité des émotions infra-humaines ne se trouve qu’une pure obscurité. Ainsi, la découverte explicite du fondement nihiliste de la nature humaine  est  la  dernière  réalisation  du  libéralisme,  mais  aussi  son  ultime.  Cela  signifie également la fin pour ceux qui utilisent le libéralisme dans leur propre intérêt, qui sont les bénéficiaires   de   l’expansion   libérale,   les   maîtres   de   la   mondialisation.   Tout   ordre s’effondrerait devant un nihilisme aussi impérieux. L’ordre libéral également.

    Les bénéficiaires du libéralisme ont ainsi besoin de prendre un certain recul afin de sauver leur domination. Le libéralisme doit acquérir son sens en affrontant à nouveau une société non-libérale. Faire un pas en arrière est l’unique façon de sauver les restes de l’ordre, de sauver le libéralisme de lui-même. La Russie de Poutine apparaît alors à l’horizon. Ni antilibérale, ni totalitaire, ni nationaliste, ni communiste, mais plutôt pas encore assez libérale, pas totalement libéral-démocrate, insuffisamment cosmopolite, pas assez radicalement anti- communiste. Mais sur la voie de devenir libérale, pas à pas, dans un processus gramscien d’ajustement de l’hégémonie (Transformismo). Dans l’agenda mondial du libéralisme (USA, OTAN), il y a un besoin d’un nouvel acteur, d’une Russie qui justifierait l’ordre dans le camp libéral, qui aiderait à mobiliser l’Occident en train de s’effondrer en raison de ses problèmes internes, qui repousserait l’irruption inévitable du nihilisme interne du libéralisme, le sauvant ainsi de sa logique fin apocalyptique. C’est pourquoi tous ces gens ont un besoin impérieux de Poutine, de la Russie, de la guerre. C’est la seule manière de prévenir le chaos en Occident et de sauver les restes de son ordre. Le rôle idéologique de la Russie est de justifier l’existence du libéralisme, car la Russie est l’ennemi qui donne un sens au combat pour la « société ouverte », qui l’aide à se consolider et à s’affirmer.

    L’Islam radical (Al-Qaeda) était l’autre candidat pour ce rôle mais un tel ennemi manquait d’envergure.  Il  a  été  utilisé  à  un  niveau  uniquement  local.  Il  a  permis  de  justifier l’intervention en Afghanistan, l’occupation de l’Irak, le renversement de Kadhafi, et la provocation de la guerre civile en Syrie. L’islam radical était cependant trop faible et idéologiquement primitif pour constituer le défi réel dont les libéraux ont besoin. La Russie – ennemi géopolitique traditionnel des anglo-saxons – est un adversaire bien plus sérieux. Elle répond correctement à toutes les exigences : l’histoire et la mémoire de la guerre froide sont encore présentes dans les esprits et la haine de la Russie peut se susciter à l’aide de moyens relativement faibles. Pour cette raison, je pense que la guerre contre la Russie est possible. Elle est idéologiquement nécessaire en tant que moyen ultime de repousser l’implosion finale de l’Occident libéral. Un pas en arrière.

    Sauver l’ordre libéral

    En regardant les différents niveaux du concept de « guerre contre la Russie », je suis à même de soulever différents points.

    1) La guerre contre la Russie aide à différer le désordre général au niveau mondial. La majorité  des  pays  participant  à  l’économie  libérale,  qui  partagent  les  axiomes  et  les institutions de la démocratie libérale et qui dépendent ou sous directement contrôlés par les Etats-Unis ou l’OTAN pourront une nouvelle fois s’unir sous la bannière de l’Occident libéral dans son combat contre le non-libéral Poutine. Cette guerre servira à réaffirmer le libéralisme comme une identité positive au moment même où cette identité se dissout en raison de son essence nihiliste.

    2) La guerre contre la Russie renforcera l’OTAN et surtout ses membres européens qui seront obligés encore une fois de considérer que l’hyperpuissance américaine est positive et utile plutôt que d’y voir un reste obsolète de la guerre froide. Dans la peur de l’arrivée des méchants Russes, les Européens se sentiront à nouveau loyaux envers leur sauveur états- unien. Le rôle des Etats-Unis au sein de l’OTAN en sera d’autant plus renforcé.

    3) L’UE est en train de s’effondrer. La menace générale représentée par la Russie pourrait prévenir une éventuelle scission en mobilisant les peuples pour leur faire défendre encore une fois leurs libertés et leurs valeurs menacées par l’Empire de Poutine.

    4) L’Ukraine et la junte de Kiev ont besoin de la guerre pour justifier et couvrir toutes les forfaitures commises au niveau juridique et constitutionnel, pour suspendre la démocratie (qui entraverait leur domination dans les districts du sud-est majoritairement pro-russes) et pour installer un ordre nationaliste par des moyens extrêmes.

    Le seul pays qui ne souhaite pas la guerre est la Russie. Cependant, Poutine ne peut laisser un gouvernement radicalement anti-russe gouverner un pays dont la moitié de la population est russe et qui est composé de nombreuses zones pro-russes. S’il laissait faire, il en serait fini de lui sur la scène internationale comme sur la scène de la politique intérieure. Il accepte donc la guerre à contrecœur. Une fois entrée en guerre, il n’y aura d’autre solution pour la Russie que la victoire. Je n’aime pas spéculer sur les aspects stratégiques de la guerre. Je laisse ça à des experts qualifiés. Je voudrais formuler plusieurs idées concernant la dimension idéologique de cette guerre.

    La représentation de Poutine

    Cette guerre contre la Russie est le dernier effort pour sauver le libéralisme de l’implosion. En ce sens, les libéraux doivent définir idéologiquement la Russie de Poutine comme l’ennemie de  la  société  ouverte.  Il  n’existe  que  trois  entrées  dans  le  dictionnaire  des  idéologies modernes : le libéralisme, le communisme et le fascisme (nazisme). Il est assez clair que le libéralisme est représenté par tout sauf la Russie (Etats-Unis, OTAN, Euromaïdan, la junte de Kiev).  Il  reste  donc  le  communisme  et  le  fascisme.  Ainsi  Poutine  est  un  Soviet,  un communiste  du  KGB.  Cette  image  sera  vendue  à  la  frange  la  plus  stupide  du  public occidental. Certains aspects de la réaction patriotique de la population ukrainienne pro-russe et anti-banderiste pourront cependant confirmer cette idée (défense des monuments de Lénine, des portraits de Staline et de la mémoire de la seconde guerre mondiale). Le nazisme et le fascisme sont trop éloignés de Poutine et de la Russie moderne, mais le nationalisme et l’impérialisme russes seront invoqués dans la construction de l’image du grand Satan. Ainsi Poutine est nationaliste, fasciste et impérialiste. Cela fonctionnera sur d’autres occidentaux. Poutine peut aussi être les deux à la fois, communiste et fasciste en même temps, il sera ainsi dépeint comme un national-bolcheviste (mais cela sera un peu compliqué à vendre au public occidental post-moderne complètement ignorant). En réalité, il est évident que Poutine n’est rien de tout cela, ni communiste, ni fasciste, ni les deux. Il est politiquement réaliste (au sens que ce terme a dans les relations internationales, c’est pourquoi il apprécie Kissinger et que Kissinger l’apprécie en retour). Il n’a aucune idéologie d’aucune sorte. Mais il sera obligé de composer avec sa représentation idéologique. Il n’a pas le choix car telles sont les règles du jeu. Au cours de la guerre, Poutine fera l’objet de représentations et c’est là l’aspect le plus intéressant et passionné de la situation.

    Les  libéraux  vont  principalement  tenter  de  définir  Poutine  idéologiquement  comme  une ombre du passé, un vampire « qui parfois revient ». C’est la véritable raison du recul visant à prévenir l’implosion finale du libéralisme. Le message principal sera que le libéralisme est réellement en vie et plein de force car il y a encore quelque chose dans le monde dont nous devons  nous  libérer.  La  Russie  deviendra  l’objet  de  la  libération.  Le  but  est  de  libérer l’Ukraine (et l’Europe, voire l’humanité) de la Russie et à la fin de libérer la Russie elle- même de son identité non-libérale. Ainsi nous avons l’Ennemi. Un tel ennemi donne au libéralisme une raison d’exister encore. La Russie est ainsi le défi que le passé pré-libéral jette au présent libéral. Sans un tel défi, il n’y a plus de vie dans le libéralisme, plus d’ordre dans le monde, tout se dissout et implose. Avec un tel défi, le géant décadent du mondialisme acquiert une vigueur nouvelle. La Russie est là pour sauver les libéraux.

    A cette fin, la Russie doit idéologiquement être représentée comme quelque chose de pré- libérale. Il doit s’agir d’une Russie communiste, fasciste ou au moins national-bolcheviste. C’est la règle idéologique. Au-delà de combattre la Russie ou de juste considérer la possibilité de la combattre, il existe une tâche plus profonde qui consiste à qualifier idéologiquement la Russie. Cela se fera de l’intérieur et de l’extérieur. Ils essaieront de contraindre la Russie à accepter le communisme ou le nationalisme ou bien traiteront la Russie comme si elle était communiste ou nationaliste. C’est le jeu de la représentation.

    La Russie post-libérale : la première guerre de la Quatrième Théorie Politique

    En conclusion, je propose ce qui suit.

    Nous devons consciencieusement combattre toute tentative visant à représenter la Russie comme une puissance pré-libérale. Nous ne devons pas laisser les libéraux se sauver de leur fin qui s’approche fatalement. Nous ne devons pas retarder cette fin mais l’accélérer. A cette fin, nous devons présenter la Russie non comme une entité pré-libérale mais comme une force révolutionnaire post-libérale combattant en faveur d’un futur alternatif pour tous les peuples de la planète. La guerre russe ne se fera pas pour les intérêts nationaux russes mais pour le monde multipolaire juste, pour la dignité authentique et la véritable liberté positive, non pas la liberté « par rapport à » mais la liberté « pour ». Dans cette guerre, la Russie deviendra le modèle de la défense de la Tradition, des valeurs conservatrices organiques et de la libération réelle de la société ouverte et de ses bénéficiaires : l’oligarchie financière mondiale. Cette guerre n’est pas contre les Ukrainiens ou une partie des Ukrainiens, ni contre l’Europe. C’est une guerre contre le (dés)ordre libéral mondial et nous n’allons pas sauver le libéralisme mais l’abattre une fois pour toutes. La Modernité était fausse pour l’essentiel. Nous sommes au stade terminal de la Modernité. Cela signifie la fin réelle de ceux qui ont fait de la Modernité leur propre destin ou qui l’ont inconsciemment laissé faire. En revanche, cela sera un nouveau commencement pour ceux qui sont du côté de la vérité éternelle de la Tradition, de la Foi, de l’essence humaine spirituelle et immortelle.  Le combat le plus important actuellement est le combat pour la Quatrième Théorie Politique. C’est l’arme qui nous permettra d’empêcher que l’on représente Poutine comme les libéraux le voudraient. A l’aide de cette arme, nous pourrons réaffirmer que la Russie est la première puissance idéologique post-libérale combattant contre le libéralisme nihiliste pour le salut d’un futur ouvert, multipolaire et réellement libre.

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  • L'UE est une hydre technocratique manipulée par les lobbies...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Anne-Marie Le Pourhiet au Cercle Poincaré. Professeur de droit public à l'université de Rennes-I et spécialiste du droit constitutionnel, Anne-Marie Le Pourhiet s'est fait connaître par la publication dans la grande presse de tribunes libres percutantes dans lesquelles elle défend avec talent des positions souverainistes orthodoxes.

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    Entretien avec Anne-Marie Le Pourhiet sur l'Union européenne - « Renationaliser le pouvoir de décision pour le repolitiser »

    Les élections des députés européens approchent. Les dernières échéances ont montré un fort désintérêt des citoyens de presque tous les pays pour ce suffrage, et certains sondages annoncent une majorité eurosceptique au Parlement européen. Dans cette hypothèse, quelle influence pourrait avoir cette « chambre introuvable » eurosceptique sur le fonctionnement, voire la réforme, de l'Union européenne ?

        Vous savez, je suis constitutionnaliste et non politologue et encore moins voyante, je serais donc bien incapable de vous dire ce que serait et ferait exactement cette chambre à majorité eurosceptique. Mais la logique voudrait qu’elle refuse d’adopter une grande partie de la législation envahissante que propose la Commission en invoquant systématiquement les principes de proportionnalité et de subsidiarité auxquels est consacré un protocole additif au traité de Lisbonne. Défendre l’autonomie des États et saboter les prétentions fédéralistes de l’Union devrait être le premier souci d’une telle chambre.

    Sauf que la nouveauté des élections européennes de 2014, introduite par le traité de Lisbonne, c'est que les têtes de liste des partis européens sont désormais transnationales, désignées au niveau de l'Union, et celle dont le parti sortira premier du scrutin aura de grandes chances d'être élue, à la majorité absolue de la nouvelle chambre, à la tête de la Commission européenne. Le traité de Lisbonne réalise-t-il ainsi l'aspiration que Jacques Delors exprimait en 1990 - rejetée avec vigueur par Margaret Thatcher à la Chambre des Communes, avec son fameux « No ! No ! No ! » - de créer un régime parlementaire fédéral en Europe, où l'exécutif procéderait du législatif et serait responsable devant lui ?

        Que le traité de Lisbonne ait des prétentions constitutionnelles n’a rien d’étonnant puisqu’il est la copie conforme du traité constitutionnel que les Français avaient rejeté et que Nicolas Sarkozy a cependant fait ratifier par les parlementaires, de gauche et de droite, réunis pour contourner le verdict populaire. Le divorce ne peut que s’accroître entre des institutions à prétention fédérale et des peuples rétifs à la supranationalité. Élire des listes anti-fédéralistes aux européennes est donc une bonne stratégie pour essayer de torpiller le système de l’intérieur.

    Ces élections européennes, instaurées en 1979, ont eu pour vocation de démocratiser le fonctionnement de l'UE, en instaurant un corps représentatif émanant directement des citoyens des États-membres. Or l'idée même de « démocratie européenne » est discutée, notamment par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, en Allemagne, qui, dans sa décision du 30 juin 2009, estime qu'en l'absence de peuple européen, il ne saurait y avoir de démocratie européenne possible. Dépourvue de demos, l'UE n'a-t-elle pas vocation à n'être qu'une organisation internationale ?

        Je vous rappelle que le Conseil constitutionnel lui-même a affirmé clairement, dans sa décision du 30 décembre 1976 (n°76-71 DC) relative à l’élection au suffrage universel direct de ceux que l’on appelait encore à l’époque les  « représentants des peuples des États-membres des communautés européennes », qu’ « aucune disposition de nature constitutionnelle n’autorise des transferts de tout ou partie de la souveraineté nationale à quelque organisation internationale que ce soit », que l’élection des eurodéputés au suffrage universel direct n’est pas « de nature à modifier la nature de cette assemblée qui demeure composée de représentants de chacun des peuples de ces États », que «  la souveraineté qui est définie à l’article 3 de la Constitution de la République française, tant dans son fondement que dans son exercice, ne peut être que nationale et que seuls peuvent être regardés comme participant à l’exercice de cette souveraineté les représentants du peuple français élus dans le cadre des institutions de la République ». Le Conseil conclut que « l’acte du 20 septembre 1976 est relatif à l’élection des membres d’une assemblée qui n’appartient pas à l’ordre institutionnel de la République française et qui ne participe pas à l’exercice de la souveraineté nationale ». Dans sa décision du 19 novembre 2004 (n° 2005-505 DC) relative au traité constitutionnel, il a encore rappelé que le parlement européen « n’est pas l’émanation de la souveraineté nationale ».

     Il n’empêche que les révisions constitutionnelles ad hoc auxquelles nous procédons avant la ratification de chaque nouveau traité obscurcissent la situation juridique et que le Conseil est contraint de rédiger des motivations complexes. Dans la même décision, après avoir constaté que les stipulations du traité constitutionnel concernant son entrée en vigueur, sa révision et sa possibilité de dénonciation lui conservent « le caractère d’un traité international » et que sa dénomination (constitution pour l’Europe) est « sans incidence sur l’existence de la constitution française et sa place au sommet de l’ordre juridique interne », il affirme cependant que « l’article 88-1 de la Constitution française, issu de la révision de 1992, consacre l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international ». C’est peu dire que le raisonnement est confus et que sa cohérence laisse à désirer. La Constitution française reste donc au sommet d’un ordre juridique interne auquel un traité international intègre cependant un ordre juridique externe distinct de l’ordre juridique international mais dont les normes priment sur le droit interne ! Allez comprendre !

    En tout état de cause, il eût fallu s’entendre effectivement, depuis longtemps, sur le fait que l’Europe ne devait pas dépasser le stade d’une confédération et d’un marché, mais nul n’a été capable d’arrêter le délire mégalomaniaque qui inspire cette machine infernale.

    — À ce propos, les évolutions récentes de la construction européenne laissent transparaître l'ascendant qu'a l'Allemagne sur le fonctionnement présent et futur de l'Union européenne. Pour autant, avec la décision de la Cour de Karlsruhe mentionnée plus haut, le juge constitutionnel allemand a clairement identifié les domaines où tout nouvel approfondissement de l'intégration européenne requerrait préalablement une réforme substantielle – et improbable - de la Loi fondamentale allemande. L'idée de construire les « États-Unis d'Europe », si elle existe encore, est-elle vouée à mourir à Karlsruhe ?

       Par rapport au Conseil constitutionnel français, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est obligée d’être beaucoup plus rigoureuse car les justiciables qui la saisissent produisent des recours rédigés par des juristes pointus, dont les arguments ne peuvent être évacués par des pirouettes. En outre la Constitution allemande consacre une forme de supra-constitutionnalité interdisant de réviser les principes posés à l’article 20, essentiellement le principe démocratique de souveraineté du peuple. La Cour est donc en effet condamnée à se montrer sévère et à déterminer un seuil au-delà duquel il ne serait plus possible de renforcer la supranationalité européenne dans le cadre de la loi fondamentale existante.

    Dès après sa réélection, Angela Merkel annonçait vouloir une réforme des traités européens pour 2015, notamment en faveur d'un renforcement de la gouvernance de la zone euro. David Cameron a quant à lui instauré une forme d'ultimatum à la réforme de l'Union européenne en fixant à 2017 le référendum d'appartenance du Royaume-Uni à l'UE. François Hollande préfère, de son côté, jouer la montre. Face à ces aspirations centrifuges des trois grandes puissances européennes, quelles devraient être, selon vous, les priorités d'une refonte de l'UE ?

        Les aspirations de Hollande et de Merkel ne me semblent pas « centrifuges », contrairement à celles de Cameron. Je dois dire que nous devons une fière chandelle aux conservateurs britanniques et que je ne peux m’empêcher de penser avec satisfaction : « Messieurs les Anglais, tirez-vous les premiers ! ». C’est aussi à eux, et à la conférence de Brighton qu’ils avaient convoquée, que l’on doit le protocole n°15 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme introduisant expressément dans son préambule le respect du « principe de subsidiarité » et de la « marge nationale d’appréciation » que la Cour de Strasbourg a une fâcheuse tendance à piétiner.

        La priorité d’une refonte de l’Union consiste à changer complètement le mode de définition des compétences de l’union en s’inspirant d’un modèle confédéral et d’une répartition centrifuge et  statique à l’américaine plutôt que d’une répartition centripète et dynamique à l’allemande. Il faut impérativement renationaliser le pouvoir de décision pour le repolitiser et faire reculer cette hydre technocratique manipulée par des lobbies.

    Mais les adversaires d'une réforme de l'Union en faveur des États arguent souvent du caractère irréversible de la construction européenne. Le traité de Maastricht était d'ailleurs écrit dans cet esprit, alors que celui de Lisbonne ouvre une brèche avec l'article 50 du Traité sur l'Union européenne (TUE) qui permet le « retrait volontaire » d'un État-membre de l'Union. Que l'on parle de rapatriement de compétences ou d' « Europe à la carte » avec des coopérations renforcées entre certains États, comment pourrait-on concrètement, et juridiquement, mettre en œuvre cet éventuel détricotage de l'UE actuelle ?

        C’est d’une simplicité biblique ! Vous prenez les traités actuels, vous raturez partout et surtout vous réécrivez les dispositions essentielles définissant les « objectifs » de l’Union en des termes filandreux et sans fin, car ce sont partout ces objectifs qui justifient les compétences, rendant par là-même celles-ci illimitées. Il faut revoir tout cela « au karcher ». C’est très facile, il suffit de le vouloir.

    À l'occasion de l'adoption du pacte de stabilité, vous aviez dénoncé un texte qui, par le biais de la « règle d'or » budgétaire que certains voulaient inscrire dans la Constitution, importait en France la préférence allemande pour la règle. Votre position se fondait alors sur les différences de nature qui existent entre les modèles constitutionnels français et allemand ; ce dernier étant centré sur une Loi fondamentale précise et, dans une certaine mesure, exhaustive. Quels risques cette tendance fait-elle courir sur la lettre et l'esprit de la Constitution de la Ve République, et sur l'équilibre institutionnel qu'elle consacre ?

        Hélas, ce risque est depuis longtemps consommé. Voyez les révisions constitutionnelles qui se sont accumulées depuis les années 1990 et qui ont multiplié les dispositions lourdingues et indigestes dont certaines incompréhensibles avec des renvois à un arsenal complémentaire de lois organiques et ordinaires en cascade, c’est un hamburger juridique inspiré des façons de légiférer germaniques et européennes. Ceci s’observe dans des révisions qui ne sont pourtant pas directement « commandées » par l’Europe elle-même, comme celle de 2003 sur l’organisation décentralisée (encore que la Charte européenne de l’autonomie locale ait inspiré l’ensemble)  ou celle de 2008 sur la modernisation des institutions.  C’est une mode, un travers calamiteux, une véritable « addiction » à la norme, un « maldroit »  que je compare volontiers à la « malbouffe » nutritionnelle et qui débouche sur la même obésité. Voyez la proposition de loi constitutionnelle socialiste sur la ratification de la Charte européenne des langues régionales, c’est une parfaite caricature de cette pathologie.

    D'ailleurs, l'Union européenne semble se construire et se légitimer par la norme justement, que ce soit par l'orthodoxie budgétaire dans la gouvernance de la zone euro ou par l'inflation normative qui résulte de l'activisme de la Commission et du Parlement. En quoi est-ce un problème que le projet européen, à défaut d'avoir un objectif et une forme clairs, repose au moins sur un appareil juridique « solide » ?


        Solide ? Ce n’est sûrement pas l’accumulation de normes tatillonnes, envahissantes et illégitimes qui rend un système juridique solide. Envoyez un obèse aux jeux olympiques, vous allez voir son degré de performance et de compétitivité !

    Certes. Mais dans le cas de la France, cette « importation » de la préférence allemande pour la règle n'a-t-elle pas au moins l'intérêt d'être un rempart contre les errements d'une classe politique française accaparée par la compétition politicienne, elle-même permise par diverses évolutions du régime de 1958 ?

        Oh la-la ! Vous m’entraînez dans la sociologie politique. Allez voir le dernier film de Roberto Ando « Viva la libertà » qui ressasse l’éternel problème de la classe politique italienne, sans toutefois faire encore autre chose que de s’indigner et d’en appeler de façon incantatoire à  la repolitisation et au réenchantement… Les belles paroles et les leçons de morale ne suffisent pas à révolutionner les hommes et leurs mœurs ! Les Italiens comme les Français ont sûrement la classe politique qu’ils méritent : elle est sans doute à leur image. Il n’y pas de société politique corrompue sans société civile corruptrice. Mais je ne pense pas  que la solution à cette « catastrophe » (selon le terme du film) consiste à accepter de se soumettre à la schlague allemande. Je n’oublierai jamais la lettre péremptoire adressée en pleine crise financière par le commissaire européen Olli Rehn à Guglio Tremonti (ministre italien de l'économie et des finances de 2008 à 2011) et le priant de répondre « in english »…. L’horreur absolue, une gifle à la démocratie, mais Rome s’est couchée ! Et à quel terrible spectacle avons-nous assisté lorsque le Premier ministre grec a proposé d’organiser un référendum sur la mise sous tutelle de son pays … On venait tuer la démocratie à domicile ! Pierre-André Taguieff a écrit en 2001 sur l’Union une phrase dure mais vraie: «  L’Europe est un empire gouverné par des super-oligarques, caste d’imposteurs suprêmes célébrant le culte de la démocratie après en avoir confisqué le nom et interdit la pratique » (« Les ravages de la mondialisation heureuse », in Peut-on encore débattre en France ? Plon – Le Figaro, 2001).

    Pour terminer l'entretien et élargir le propos, éloignons-nous (quoique) de l'Union européenne et parlons du Conseil de l'Europe, et de sa célèbre charte sur les langues régionales et minoritaires. D'aucuns décrient une atteinte d'une rare gravité contre le modèle républicain français. Qu'en pensez-vous ?


        Je ne peux que vous renvoyer à mon article récemment publié dans Marianne le 31 janvier 2014. Mon point de vue est clair : cette charte et ses promoteurs sont anti-républicains.

    Vous avez parfois dénoncé la dimension anglo-saxonne qui tend à caractériser de plus en plus le droit européen, incompatible selon vous avec le droit continental, et a fortiori avec le droit républicain français. En quoi consiste cette incompatibilité ? Quelles conséquences produit cette différence de nature entre les différents droits applicables en France ?

        Outre les vieilles différences de système juridique entre la common law et le droit continental, il y a surtout une différence culturelle colossale entre le multiculturalisme anglo-saxon et le modèle républicain français. Lorsque nous organisons des colloques juridiques communs entre l'université de Rennes 1, celle de Louvain-la-Neuve en Belgique et celle d'Ottawa, au Canada, je me rends compte que nous sommes tous francophones mais que les Belges et les Canadiens ne raisonnent pas comme nous. C’est frappant. Tous les conflits qui traversent actuellement la société française résultent de cette confrontation entre le modèle républicain et le multiculturalisme (féminisme compris) anglo-saxon. Et vous remarquerez que tous ces conflits atterrissent dans la Constitution puisque c’est elle qui fonde notre contrat social et notre « tradition républicaine » (cf. révisions sur la Nouvelle-Calédonie, l’organisation décentralisée version fédéralisme asymétrique, parité, Europe, langues régionales, etc …). C’est incontestablement notre « identité constitutionnelle » qui est en jeu. 

    Vous avez mentionné plus tôt la Cour européenne des Droits de l'Homme, parlons-en. Ses juges sont réputés pour les controverses politiques que créent leurs jugements dans certains États, et plus généralement pour l'interprétation extensive qu'ils auraient de leur office. La justice ayant pour but de faire appliquer les lois qu'une société se donne, et en l'absence de société européenne, quelle est la légitimité d'une justice européenne s'appliquant uniformément à des pays de cultures et de traditions différentes ? Quelle place et quel crédit accorder à la supranationalité normative ?

        Vous savez, Jean Foyer, quand il était garde des sceaux du général de Gaulle, avait compris que si le texte de la Convention européenne des droits de l’homme ne soulevait aucune objection en lui-même, c’est l’existence d’une Cour chargée de l’interpréter qui allait poser de graves problèmes de souveraineté. Il avait donc mis le général de Gaulle en garde contre le risque qu’il y avait à placer ainsi la France sous tutelle de juges européens. Au Conseil des ministres suivant, après que Couve de Murville eut exposé l’intérêt de ratifier la Convention, le Général conclut, en s’adressant à son garde des Sceaux: « J’ai lu votre note. Vous m’avez convaincu. La Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée ». Il lui avait précédemment enseigné : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit ». Et il avait raison. Le droit n’est légitime que s’il traduit la volonté populaire, la « supranationalité » normative n’est évidemment pas légitime dès lors qu’elle échappe au contrôle des représentants de la nation.

    Anne-Marie Le Pourhiet (Cercle Poincaré, 2 mars 2014)

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  • Référendum en Crimée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue solidement argumenté de Jacques Sapir, cueilli sur son blog  RussEurope et consacré au référendum organisé en Crimée à propos du rattachement à la Russie.

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    Référendum en Crimée

    Les résultats du référendum ont confirmé la volonté d’une majorité de la population de la Crimée de rejoindre la Russie. Ils ont aussi confirmé l’incapacité des dirigeants, qu’ils soient français ou de l’UE et des Etats-Unis, de saisir la nature de ce vote. On rappelle donc dans le texte qui suit quelques points d’importance.

    1. La Crimée fut attribuée administrativement de la Russie à l’Ukraine dans le cadre de l’URSS en 1954. Ceci ne fit l’objet d’aucun vote des populations concernées. Lors de la dissolution de l’URSS en 1991, il fut admis que la Crimée resterait dans l’Ukraine, moyennant la reconnaissance de son statut de république autonome et le respect de la constitution.

    2. Il y a eu, à la suite de 21 février 2014, une interruption de l’ordre constitutionnel en Ukraine. Ceci est reconnu par les pays occidentaux qui qualifient le gouvernement de « révolutionnaire ». Ceci découle surtout du fait que nulle autorité qualifiée (la Cour Constitutionnelle étant dissoute par le nouveau pouvoir) n’a constaté la vacance du pouvoir. Le nouveau gouvernement est d’ailleurs loin de représenter tous les Ukrainiens, comme on aurait pu s’y attendre logiquement. C’est donc une autorité de fait.

    3. À la suite de cela, les autorités de la République Autonome de Crimée ont considéré que cela créait une nouvelle situation, dans laquelle les droits de la Crimée n’étaient plus garantis, et ont décidé la tenu du référendum du 16 mars. Leur décision est donc une réaction à la rupture de l’ordre constitutionnel à Kiev. Elle n’est ni légale ni illégale dans la mesure où cet ordre constitutionnel n’existe plus. Qualifier le référendum d’illégal du point de vue de la loi ukrainienne est donc une profonde sottise et montre de la part des dirigeants qui utilisent cet argument une incompréhension totale des principes du Droit.

    4. Du point de vue du Droit international, deux principes s’opposent, l’intangibilité des frontières et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Si les pays qui aujourd’hui s’opposent au référendum avaient fait pression pour que le gouvernement de Kiev remette son pouvoir à un gouvernement de concorde nationale, réunissant toutes les parties en présence, ils auraient eu quelques droits à faire valoir le principe de l’intangibilité. Mais, ayant choisi de reconnaître unilatéralement un gouvernement ne représentant qu’une partie de la population, ils ne peuvent plus user de cet argument sans contrevenir directement au second argument, celui sur le droit des peuples. L’argument d’une illégalité du point de vue du droit international tombe alors de lui-même en raison de la carence des pays soulevant cet argument à faire valoir la nécessité d’un gouvernement de concorde national en Ukraine qui seul, avec une assemblée constituante, aurait été en mesure d’offrir une issue légale à cette crise.

    5. Dans ces conditions, la seule position possible était de demander la présence d’observateurs officiels pour ce référendum. Cela ne semble pas avoir été fait. Les observateurs (députés du Parlement Européen) présents le sont donc en leur nom personnel. Ils disent ne rien avoir vu de scandaleux. Cela laisse cependant planer un doute sur les conditions de tenue du scrutin, mais ce doute provenant de l’attitude même des pays occidentaux, il doit profiter aux autorités de la République Autonome de Crimée. Ce vote, dans les faits, semble s’être tenu dans les conditions habituelles pour l’Ukraine.

    6. On notera dans le cas de la France que les dirigeants qui aujourd’hui contestent le référendum en Ukraine sont ceux qui n’ont pas voulu reconnaître le résultat du référendum de 2005 et l’ont remplacé par un traité (le Traité de Lisbonne) qui ne fut pas présenté au peuple. Ces mêmes dirigeants on accepté le referendum séparant Mayotte des Comores et rattachant cette île à la France. Ces deux faits soulignent que la légitimité de la position de ces dirigeants sur la question du référendum de Crimée pourrait être facilement mise en doute.

    7. Il convient maintenant de regarder l’avenir. Il ne fait guère de doute que la Russie reconnaîtra le référendum, même si – en théorie – elle peut toujours refuser l’adhésion de la Crimée. Le problème qui va être posé dans les semaines qui viennent est celui des provinces de l’Est de l’Ukraine ou des incidents mortels se multiplient. Toute tentative d’imposer une solution par la force risque de conduire à la guerre civile. Il est donc urgent que toutes les parties prenantes à cette crise, et ceci vaut pour les pays européens comme pour la Russie, exercent une pression conjointe sur les autorités de Kiev pour qu’elles constituent un gouvernement de concorde nationale réunissant tous les partis, pour qu’elles désarment les groupes extrémistes et qu’elles mettent sur pied les élections à une assemblée constituante. La signature de tout accord international par ce gouvernement ne saurait engager que lui-même. L’Union Européenne irait contre le droit si elle signait avec lui un quelconque traité.

    Jacques Sapir (RussEurope, 16 mars 2014)

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