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Points de vue - Page 240

  • L’homo reactus, le progressiste et le conservateur...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Valentin Fontan-Moret, cueilli sur Philitt et consacré au conservatisme face au tempérament réactionnaire et au progressisme...

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    L’homo reactus, le progressiste et le conservateur

    Confondus à tort et à dessein dans le langage médiatique, le réactionnaire et le conservateur ont pourtant de quoi nourrir une querelle d’importance. Leur rapport au temps et à l’Histoire les distingue en même temps qu’il structure leur comportement politique et esthétique.

    Rien n’est moins évident que de définir le réactionnaire, et nombreux sont ceux qui continuent d’entretenir le flou. Si Joseph de Maistre et Louis de Bonald sont parfois présentés comme les réactionnaires archétypaux, ils ne répondent pourtant pas à cette définition communément admise, qui est aussi la nôtre, selon laquelle le réactionnaire souhaite un retour en arrière. Ces penseurs dont la téléologie était avant tout chrétienne, ont laissé la place à un vague héritier que nous appellerons homo reactus. Réactionnaire contemporain manifestement plus influencé par la pensée moderne, idéaliste et républicaine héritée des Lumières, que par la tradition eschatologique catholique, à l’image de messieurs Onfray et Zemmour. Ceux-là n’en ont guère après la Révolution française, mais bien plus après la très bourgeoise et parodique révolte de mai 68. Et pendant que l’homo reactus s’écharpe avec son pendant progressiste, le conservateur s’impose, avec une vision nouvelle de l’Histoire, comme une alternative salutaire.

    L’Homo reactus au pays du progrès

    En réalité, la petite armée des réactionnaires médiatisés valide à son insu les postulats de ses adversaires. La modernité, dans laquelle la Révolution française nous a jetés en donnant corps aux idées des Lumières, repose sur une téléologie moralisée, héritée de la pensée d’Hegel. La pensée moderne conçoit l’Histoire de façon linéaire : des âges sombres de la nuit des temps, l’humanité progresserait sans cesse vers la « fin de l’Histoire », soit vers le triomphe des Lumières libérales et rationalistes. Le temps qui passe serait synonyme de croissance irrépressible, inévitable et nécessaire du Dieu Progrès. Le sort de l’humanité serait la convergence de tous les êtres qui, unis dans le même Esprit – au sens hégélien du terme, et selon cette idée que la raison de l’homme est semblable à celle de Dieu – peuplent la Terre. Ainsi pour Hegel, l’absolu progrès est incarné par Napoléon Ier, porteur de la lumière révolutionnaire universaliste et républicaine, entrant majestueux dans Iéna en 1806 : là est la fin de l’Histoire, le progrès absolu qui gagnera le monde entier à force de conquêtes. À l’horizon se dessine l’avènement de l’État universel et homogène rêvé par le commentateur et continuateur d’Hegel Alexandre Kojève.

    Telle est l’idée qui continue d’alimenter la logique des progressistes de tout crin. La téléologie, d’imprégnation chrétienne, a paradoxalement gagné le camp de l’athéisme en contaminant, des Lumières jusqu’au marxisme, des philosophies anti-chrétiennes. Mais telle est aussi la conception que les réactionnaires contemporains valident, en s’affirmant en hommes du passé portant des idées du passé. Des idées révolues en somme, dépassées par la marche du prétendu progrès, confondue avec celle du temps, à laquelle ils assistent hagards et néanmoins contents de leur impuissance qui pare leurs propos d’un tragique dont ils goûtent l’amertume.

    Le rapport dialectique qui oppose le progressiste à l’homo reactus ne joue résolument pas en faveur de ce dernier, à moins que sa quête ne soit qu’esthétique. Lui qui valide la téléologie dominante et se place du côté des destitués, des perdants, de l’obsolescence, ne peut rien attendre du présent. Son discours est comme inopérant, inapte à influencer le cours des choses. Tout juste pourra-t-il convaincre quelques-uns de ses auditeurs les moins rongés par la morale médiatique du caractère aussi dramatique qu’inévitable de la marche du temps. Mais n’a-t-il pas tort sur ce point ?

    De Burke à Mohler : une philosophie alternative de l’Histoire

    Si le triomphe de la philosophie linéaire déchristianisée de l’Histoire est à dater de la Révolution française et de la controverse qu’elle a suscité dans toute l’Europe, on ne peut pas faire l’impasse sur l’intuition d’Edmund Burke, contemporain de ce grand chambardement, qui structure la pensée conservatrice. Contre l’obsession révolutionnaire de la mise à mort de l’ordre ancien au profit d’un progrès compris comme une sorte de deus ex machina, Burke croit à l’évolution. Pierre Glaudes parle de « sédimentation » : le présent se nourrit du passé et l’Histoire apparaît donc comme un mouvement de réforme ou de restauration permanente. C’est l’exact inverse de l’idéologie révolutionnaire et néo-idéaliste qui consiste en une dialectique de la destruction et de la reconstruction, le présent se construisant contre le passé.

    Plus radicaux, les auteurs de la Révolution conservatrice allemande prolongent l’intuition de Burke en rupture totale avec cette conception résolument moderne de l’Histoire. Armin Mohler, disciple d’Ernst Jünger et historien de la Révolution conservatrice, nous invite à considérer l’Histoire non pas de façon linéaire, ni même purement cyclique, mais sphérique, à la suite de Friedrich Nietzsche. Si l’idée hégélienne que nous avons définie autant que la conception cyclique de l’histoire sont frappées d’un certain fatalisme, concevoir le temps comme une sphère revient à considérer que toutes les bifurcations sont toujours possibles. Il n’y a plus de sens inévitable, de début ni de fin, de progrès ou de déclin contre lesquels toute tentative humaine serait vaine ! Le cycle n’a pas non plus totalement disparu, mais c’est une infinité de cycles différents que la sphère représente.

    Il y a donc une place pour l’inattendu, autant dire pour la volonté, chère aux nietzschéens. Ainsi Robert Steuckers, disciple d’Armin Mohler, écrit : « Cela signifie que l’histoire n’est ni la simple répétition des mêmes linéaments à intervalles réguliers ni une voie linéaire conduisant au bonheur, à la fin de l’histoire, au Paradis sur la Terre, à la félicité, mais est une sphère qui peut évoluer (ou être poussée) dans n’importe quelle direction selon l’impulsion qu’elle reçoit de fortes personnalités charismatiques. » L‘hypothèse de la résignation s’abolit totalement dans cette philosophie de l’Histoire, et il revient aux hommes de bonne volonté de donner forme au lendemain. Car la Révolution conservatrice allemande ne s’en remet guère à Dieu, à la Providence, ni à une vague idée de l’évolution de la société. Mais elle croit à l’incarnation et aux figures, au héros et aux chefs charismatiques.

    D’un côté, lenthousiasme béat et autodestructeur des progressistes dont « les conceptions linéaires dévalorisent le passé, ne respectent aucune des formes forgées dans le passé, et visent un télos, qui sera nécessairement meilleur et indépassable » (Steuckers). De l’autre, la passivité mortifère des réactionnaires qui peut conduire au nihilisme. Par contraste, on comprend que le conservatisme est un art de l’action et de l’appréhension du réel, et non pas seulement de la réflexion philosophique. Le conservatisme est une attitude qui convient à la réalité du temps présent et à la nécessité du choix, et non pas une posture contemplative.

    L’attitude conservatrice ou l’agir dans l’Histoire

    Le conservateur n’est pas figé dans le passé (ou dans le futur, dans la fuite en avant incarnée par le progressisme), mais bien ancré dans le présent. Non pas qu’il se contente bêtement d’approuver toute nouveauté, au contraire, son attitude consiste à préférer le familier à l’inconnu, la réalité du présent au futur incertain. Mais lorsque l’inévitable se produit, le conservateur refuse la résignation. Ainsi Michaël Oakeshott, dans Du Conservatisme, tente de décrire l’attitude conservatrice : « En outre, être conservateur ne signifie pas simplement être hostile au changement (comportement qui peut être idiosyncrasique) ; c’est également une manière de s’accommoder aux changements, activité imposée à tous. »

    L’exemple de la technique dans les années 1930, après le traumatisme causé par la Première Guerre mondiale, est frappant. Le réactionnaire s’insurge, vocifère contre cette technique aliénatrice et destructrice, prométhéenne et dégénérée… À croire qu’il envisagerait qu’on puisse la dés-inventer ! Face à cette réaction sans doute légitime mais néanmoins absurde, le conservateur avise : Ernst Jünger qui, mieux que quiconque, a vu la technique destructrice en action, fait naître quelques années plus tard l’idée d’une technique dite mobilisatrice. De même que Carl Schmitt s’appropriera l’idée de démocratie. Au régime parlementaire bourgeois, il oppose sa vision d’un lien fort entre la race et les chefs qu’elle se choisit. Du socialisme au bolchévisme, des sciences à la technique, la Révolution conservatrice allemande reprend toutes les innovations de son époque à son compte. 

    Le conservateur ne rejette pas par principe toute nouveauté. Il ne pourrait d’ailleurs la rejeter qu’intellectuellement, mais en aucun cas effectivement. Il l’admet, et se l’approprie. Il ne considère pas d’abord le changement comme foncièrement bon ou, à l’inverse, comme profondément mauvais, mais il entend le subordonner à des valeurs qu’il croit éternelles. Là est l’objet de sa démarche : conserver l’ordre élémentaire des choses dans l’Histoire en soumettant les réalités de son époque à quelque chose qui les transcende. Le conservateur ne s’oppose pas au temps qui passe, il s’oppose à la dégénérescence, au péril et à l’incertitude. Il n’entend pas conserver le temps passé, les idées du passé, les réalités du passé, mais simplement ce qui constitue le centre de gravité de cette sphère qu’est l’Histoire. C’est l’idée qu’un certain nombre de choses ne doit pas disparaître, à cause de la négligence, du mépris et du détachement et surtout pas de la destruction volontaire. Les progressistes l’ont dans le dos, les réactionnaires en pleine face, mais tous deux sont dans le vent. Paisible, le conservateur rit des agités des deux camps : lui, bâtit l’avenir les deux pieds dans le présent.

    Valentin Fontan-Moret (Philitt, 26 octobre 2015)

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  • Comment la Commission européenne favorise le chaos migratoire...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexis Théas, juriste et universitaire, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la politique destructrice menée par la Commission de Bruxelles sur la question de la crise migratoire.

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    Comment la Commission européenne favorise le chaos migratoire

    «Au total trois millions de personnes supplémentaires devraient arriver dans l'Union européenne» de 2015 à 2017, révèle aujourd'hui la Commission européenne, dans son rapport de prévisions économiques. Selon elle, l'impact de cette arrivée devrait être «faible mais positif». Les mots utilisés sont ambigus. Chaque année, depuis vingt ans, le chiffre des entrées de nouveaux migrants publié par Eurostat fait état de bien plus d'un million de ressortissants non communautaires qui s'installent dans l'Union européenne: 1.455.953 en 2010, 1.399.934 en 2011, 1.170.665 en 2012. La nouvelle annonce de Bruxelles semble ainsi paradoxale. Les arrivées massives de migrants clandestins en Europe, en plus du flux habituel, sans aucun précédent historique, étant évaluées à un million en 2015, (250 000 pour le seul mois d'octobre) comment une baisse globale de l'immigration pourrait-elle se concevoir pour les années 2015, 2016 et 2017? La clef du mystère réside probablement dans le mot «supplémentaire». Les trois millions de migrants «supplémentaires» en trois ans annoncés par le rapport publié ce jour, sont probablement à comprendre comme «en supplément» du flux habituel, normal. Dès lors, on observerait, à compter de 2015, un quasi doublement du flux migratoire sur l'Europe qui avoisinerait, dans cette hypothèse, deux à deux millions et demi chaque année en incluant toutes les formes d'immigration: des chiffres considérables.

    Le plus surprenant est le ton sur lequel cette annonce est faite: comme un événement banal, sans grande conséquence, sinon qu'il serait plutôt positif pour l'économie européenne... La Commission a fait de l'accélération de l'immigration sur le continent européen l'un de ses objectifs depuis longtemps. Le 3 juin 2003, delà, dans une communication sur l'immigration, l'intégration et l'emploi, elle déclarait «les flux d'immigration vont continuer à s'accroître et seront plus que jamais nécessaires.» La Commission se déclarait attachée au droit d'asile, à l'accueil en Europe des victimes de persécutions qu'elle a favorisé à travers de nombreux règlements et directives. Pourtant, jusqu'alors, Bruxelles tenait un discours équilibré, souhaitant une hausse de l'immigration régulière et un respect scrupuleux du droit d'asile, mais acceptant le principe de la lutte implacable contre l'immigration clandestine.

    En 2015, un spectaculaire basculement idéologique est intervenu. Depuis l'été 2015, le verrou a sauté. Les distinctions classiques se sont effacées. Tout est désormais confondu: immigration légale destinée au travail ou à une vie familiale, réfugiés fuyant les persécutions, et immigration illégale, par voie maritime, aérienne, routière, qui jusqu'alors devait être farouchement combattue. Les flux de personnes sont désormais englobés sous le vocable de «migrants» et considérés sans nuance comme un bienfait que l'Europe doit accepter sinon favoriser, pour des raisons multiples, démographiques, économiques, civilisationnelles - favoriser la diversité - morales et humanitaires. Les barrières ont été levées. Sous l'impulsion de la Commission, l'Europe a renoncé à contrôler ses frontières, à reconduire dans leur pays d'origine les migrants clandestins. «Il est temps de faire preuve d'humanité et de dignité» a proclamé le président de la Commission M. Juncker le 9 septembre 2015 devant le Parlement européen, en plaine harmonie avec la chancelière allemande Mme Merkel, en appelant à une large ouverture de l'Europe. Un gigantesque appel d'air a été ainsi déclenché, dont nul ne voit quand et comment il pourrait prendre fin ou se ralentir.

    Pourquoi cette soudaine conversion de l'Europe officielle, jusqu'alors prudente, à un accueil désormais massif et inconditionnel? Il faut y voir d'abord un aveu d'impuissance. Puisque ces événements nous échappent, feignons de nous en féliciter! En outre, la presse, les médias, les lobbies humanitaires, certains milieux patronaux, exercent une pression constante sur les hauts responsables européens et les bureaux pour les convaincre du devoir d'ouverture généralisé et de sa nécessité sur le plan économique et démographique.

    L'ouverture inconditionnelle fait désormais partie d'une stratégie de la Commission. Quand M. Juncker exigeait des Européens qu'ils se répartissent les migrants par quotas, il était dans une logique de pouvoir. La Commission est en quête d'un nouveau rôle, absolument décisif, s'attribuant un pouvoir colossal, sans équivalent historique, celui de plate-forme de répartition des populations sur tout le continent. Alors que le marché unique est achevé, elle tente ainsi de se replacer au cœur du processus de décision européen.

    Enfin, à long terme, dans une Europe en crise, l'acceptation voire l'encouragement de mouvements considérables de populations vers le vieux continent sont vécus comme un levier de relance du rêve européen: puisque les passions nationales ne s'effacent pas d'elles-mêmes, les flux migratoires massifs, grâce à l'arrivée de nouvelles cultures, nouveaux modes de vie en Europe, vont contribuer peu à peu à l'effacement des vieux réflexes nationaux au profit d'un homme nouveau, vierge, propice à l'émergence d'une culture européenne multiple et fondée sur la diversité. Dans le même texte du 3 juin 2003, la Commission en appelait à «un engagement clair à promouvoir des sociétés pluralistes.

    Les Palais bruxellois sont à des années-lumières des enjeux concrets engendrés par la hausse brutale de l'immigration en Europe: la prolifération partout sur le continent des squats et bidonvilles, à l'image de la Jungle de Calais, le drame des banlieues ghettoïsés, les taux de chômage gigantesques d'une partie de la population issue de l'immigration, les coûts sociaux comme l'aide médicale d'Etat (AME) d'un milliard d'euros par an en France pour les migrants clandestins, les phénomènes de désintégration, de chaos, de repli identitaire et religieux, les risques de violences liées aux difficultés de l'intégration dans le contexte de flux migratoire que les sociétés européennes sont dans l'incapacité absolue d'intégrer, surtout sur leur marché du travail.

    Face à la perspective d'une sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne, des vives tensions qui ont frappé l'Europe centrale et orientale, en particulier la Hongrie, la Slovénie, l'Autriche, la construction de barrière de fils de fer barbelé entre les Etats, le recours aux armée pour contenir les migrants, les soubresauts incohérents, erratiques et inquiétants de l'Allemagne, la montée fulgurante du racisme et du vote d'extrême droite dans toute l'Europe, la Commission pourrait s'inquiéter du spectacle tragique et affligeant de cette Europe politique en pleine implosion sous l'impact des migrations qu'elle ne cesse d'encourager. Ce n'est pas du tout le cas. Elle est aujourd'hui dans la stratégie du pire. La Commission pense consciemment ou inconsciemment tirer son épingle du jeu d'une Europe en plein chaos, dont les gouvernements nationaux sont totalement désemparés, se voyant ainsi en ultime recours sur les ruines du vieux continent. Le pari est risqué...

    Alexis Théas (Figaro Vox, 6 novembre 2015)

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  • Les « migrants » et le lobby « artistocrate »...

    Nous reproduisons ci-dessous une excellente analyse de l'Observatoire des journalistes et de l'information médiatique consacré  à l'action médiatique du lobby « artistocrate »...

     

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    Les « migrants » et le lobby « artistocrate »

    Après la tragédie, la farce. Des mythes fondateurs et panthéonisés, dans l’imaginaire collectif français, de ces intellectuels prenant la défense des faibles et des opprimés contre le système et la foule, cette chevalerie de la plume dont les modèles furent Voltaire et Zola, on est tombés à la simagrée parodique et répétitive dont l’appel de Calais et ses 800 signataires représentent la plus accomplie des dénaturations. Dans ces grands modèles d’origine, rappelons en effet que l’intellectuel est d’abord isolé, fort de son seul prestige, en dissidence d’avec le pouvoir monarchique et l’Église quand il s’agit de Voltaire ; d’avec le pouvoir juridique et l’Armée, quand il s’agit de Zola. Enfin, ces derniers défendent des membres de la communauté nationale « stigmatisés » en raison de leurs spécificités religieuses (protestantisme, libre-pensée, judaïsme) et victimes d’injustice de la part de cet État qu’ils interpellent. Au terme de la dégradation de la geste initiale, non seulement il ne reste plus grand chose d’une pareille configuration mais celle-ci s’est carrément inversée. L’ « Appel des 800 » est une occurrence exemplaire du phénomène, qui joue une dissonance si flagrante d’avec la mélodie consacrée qu’il mérite d’être étudié comme symptôme.

    De Voltaire à Balasko

    D’abord, considérons en qualité de quoi accusent nos nouveaux Zola. L’« artistocrate » pose très spontanément en haute conscience de la nation, mais avons-nous bien sur l’estrade en question de grands écrivains ou de profonds philosophes qui soient à la fois studieux, instruits et doués d’une autorité intellectuelle remarquable ? Dans les 800 signataires, y a-t-il seulement une personnalité qui représente symboliquement un demi-Voltaire ? Quel est d’ailleurs le rapport de cette masse avec, à proprement dit, le métier de la réflexion, de la critique éclairée ou des spéculations métaphysiques ? Tous ces signataires ont partie liée avec le champ culturel au sens large, certes, mais tout de même, on brade à peu de frais la notion d’autorité morale ! En quoi des auteurs de bandes dessinées comme Joan Sfar ou Enki Bilal, des slammeurs comme Abd-Al Malik, des chanteurs de variétés comme Cali ou des actrices comme Josiane Balasko et Emmanuelle Béart disposeraient-ils d’une légitimité particulière à poser en sages, en guides, en éveilleurs du peuple ? Christine Angot a-t-elle un rapport véritable avec Goethe ? Ces « artistes », qui ne sont qu’exceptionnellement des « intellectuels », ne sont par ailleurs « artistes » qu’au sens galvaudé que donne à ce terme la société de divertissement. Difficile d’associer de simples vedettes, des amuseurs, des comiques (Sophia Aram), des rimailleurs, au prestige consacré par toute une civilisation à un Van Gogh ou un Dante, à Beethoven ou Hegel…

    Le médium et le message

    Le « grand intellectuel isolé », dans la dernière version du mythe, se trouve ainsi désormais être une foule de 800 personnes composée essentiellement d’intermittents du spectacle… Et cette foule s’exprime sur un support particulier : Libération. Or, sans aller jusqu’à affirmer avec le célèbre philosophe des médias Marshal McLuan que « Le message, c’est le médium », le support n’en reste pas moins une part non négligeable de la communication elle-même. Il se trouve précisément, comme l’a déjà exposé l’OJIM, que le quotidien mao en chute libre s’est recyclé depuis quinze ans dans l’antifascisme d’opérette le plus caricatural (rappelons-nous de l’absurde couverture sur Clément Méric, exposé comme un véritable Jean Moulin du XXIe siècle le lendemain de son décès et avant même la moindre enquête). Ainsi, le journal n’en finit-il pas de publier pétitions et manifestes pour tenter de rallumer la flamme, comme un vieux gauchiste nostalgique rabâcherait sans cesse le souvenir de sa première manif’ en espérant retrouver par là l’illusoire ressort d’une insurrection historique. Dans le contexte particulier de cette rentrée 2015, alors que Le Monde a déjà publié le manifeste grotesque d’Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie déclarant lutter contre les intellectuels néo-réacs qui occupent le champ médiatique, Libé, pour ne pas être en reste, a publié cet appel dans une optique assez similaire de reconquête idéologique et en attaquant les mêmes intellectuels. À la compassion pour les migrants ne se mêle donc pas moins la compassion pour le journal Libération lui-même et, d’une manière générale, la pitié qu’inspire à toute une classe médiatico-culturelle son hégémonie perdue.

    Cibles indirectes

    « (Aux côtés de Romain Goupil), le cinéaste Nicolas Philibert ajoute: “Il y a un sentiment collectif de ras-le-bol face au mutisme des politiques et à la montée d’une pensée réactionnaire disséminée par une demi-douzaine d’intellectuels médiatiques”. Dans leur viseur, Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Éric Zemmour ou Michel Houellebecq, en couverture des hebdomadaires et invités régulièrement à la télévision », lit-on sur le site du Figaro dans le cadre d’un entretien du journaliste avec les initiateurs de l’appel. Où l’on voit à quel point on s’éloigne du modèle mythique voltairo-zolien, puisque les adversaires directs et indirects de la tribune ne sont pas un pouvoir constitué mais précisément des intellectuels ou écrivains tels que ne peuvent globalement prétendre l’être les signataires, et des intellectuels justement isolés et dissidents. Nous ne nous trouvons donc pas dans la configuration de l’intellectuel isolé face aux passions de la foule mais dans celle d’une foule arguant fallacieusement d’une autorité morale pour s’en prendre à des intellectuels isolés et cela selon un ratio de deux-cents contre un !

    Soutien de l’État

    Enfin, autre distorsion fondamentale, ces animateurs du spectacle culturel qui s’en prennent à des intellectuels se trouvent être immédiatement soutenus par l’État ! À peine l’appel est-il publié que le ministre de l’Intérieur débarque à Calais : « Ces artistes “manifestent une préoccupation que j’entends et que je partage”, a réagi Bernard Cazeneuve. “Ils sont la voix d’une France mobilisée, solidaire, généreuse, d’une France qui refuse le repli sur soi et le rejet”, a ajouté le ministre de l’Intérieur. » Tout de même, voilà qui ne ressemble guère à l’attitude chevaleresque et héroïque que nous évoquions en préambule, mais paraît au contraire se résumer à un trivial échange de bons procédés entre un pouvoir désavoué d’un côté, et des privilégiés discrédités de l’autre… Quel risque prennent des gens qui sont à la fois du bon côté de la pyramide sociale, du bon côté de l’idéologie dominante, du bon côté du pouvoir politique et du bon côté du levier du chantage moral ? L’aura automatique de « Zola ressuscités » que prétendraient leur allouer de vieux réflexes que personne ne prend le temps de réévaluer n’est-il pas outrageusement usurpée ? Pendant que l’État échoue à protéger les frontières du pays et à défendre la population de la déferlante migratoire, des saltimbanques déguisés en Voltaire s’insurgent quant aux conditions d’accueil faites à ceux qui ont violé les frontières, transformant la faiblesse en générosité, et surtout, soustrayant aux administrés français leur statut de victimes, quand ils le sont de l’incompétence de leur gouvernement, pour l’allouer exclusivement aux migrants. Les migrants devenant même, davantage que des bombardements qui les auraient fait fuir, victimes de la frilosité des Français, les victimes initiales devenant en un tour de passe rhétorique des coupables n’étant plus en mesure de demander les comptes qu’ils auraient été en droit de demander à leur gouvernement… C’est pourquoi, structurellement, cet « Appel de Calais », ressemble surtout, en définitive, à une opération de com’ du gouvernement socialiste réalisée grâce au lobby « artistocrate », et par l’entremise de Libération, feuille officielle de la gauche libérale au pouvoir.

    « L’Appel » dans le texte

    L’« Appel des 800 » n’est donc qu’une opération de com réalisée par le gouvernement socialiste grâce au lobby « artistocrate ». Intéressons-nous désormais au fond, c’est-à-dire au texte du manifeste proprement dit. D’abord, on nous explique que les associations sur place tentent désespérément d’alerter l’opinion publique sur les « épouvantables conditions de vie réservées aux migrants et aux réfugiés de la jungle de Calais. » Nul ne contestera, certes, que les conditions dans lesquelles vivent les « migrants » sont bien des conditions épouvantables. En revanche, l’adjectif « réservées » est tout de même pour le moins intriguant. Si ces conditions ont été « réservées » aux migrants, alors cela signifie que la population française, consciente, concertée et active dans cette histoire, aurait décidé de « réserver » pareilles conditions, plutôt que d’autres, aux foules débarquées sur son territoire. Ce qui est bien sûr absolument faux, mais qui permet insidieusement et dès le début du texte d’accuser le Français de base en faisant porter sur ses épaules la responsabilité d’une situation dont, non seulement, il n’est nullement responsable (à la limite, ses ministres, par une politique extérieure inconsidérée), mais surtout, dont il peut être le premier à souffrir, notamment quand il a le malheur d’habiter Calais, et non les premiers arrondissements parisiens où logent la plupart des signataires philanthropes.

    Si le « Camp du Bien » existe, alors tout est permis !

    Les migrants sont décrits comme « laissés à eux-mêmes » et la même expression est employée au sujet de leurs enfants. Par quoi on peut remarquer comment les artistocrates vendent mal leurs migrants à la population, puisqu’il est maladroit de vouloir démontrer à celle-ci qu’elle aurait une obligation morale de prendre en charge des gens qui, eux-mêmes, ne prennent pas en charge leurs propres enfants. Et… qui violent leurs femmes. Voilà qui donne envie de s’enrichir d’une telle présence… On parle de « violences policières presque routinières », ce qui est une attaque contre la police non étayée, plutôt perfide, et l’on s’étonne que le gouvernement n’ait pas réagi à cette phrase pour, au moins, défendre sa police. En outre, est-il judicieux de se mettre à dos les policiers quand, par ailleurs, il est patent qu’on les réclame, ne serait-ce que pour éviter qu’au sein de cette population laissée à elle-même les femmes se fassent violer ? Enfin, il est question de « ratonnades organisées par des militants d’extrême-droite », alors même qu’on n’a pas retrouvé les auteurs des faits évoqués et qu’il est donc impossible de savoir s’il s’agit de militants politiques ou simplement d’habitants violents et/ou désespérés. La probité, l’honnêteté intellectuelle, la cohérence, lorsqu’on appartient au Camp du Bien : c’est évident qu’on n’en a rien à faire.

    L’ennemi : Les réacs

    Enfin, après des formules lyriques et rhétoriques d’adolescent fumant son premier pétard (« Jusqu’à quand allons-nous nous taire ? » – Parce que vous n’êtes pas en train de parler, peut-être ? « La spirale du pire est amorcée »), sont désignés les véritables cibles du texte, les auteurs de ces « discours réactionnaires ou fascisants (qui) ne cessent depuis des années de diviser les gens ». Bien sûr, avant que Zemmour ne passe à la télé, les racailles de banlieue, tous les week-ends, après s’être rendues dans le Marais chercher leurs amis juifs ou homosexuels, s’empressaient d’aller aider les mamies « de souche » à traverser aux carrefours encombrés, tout en jurant sur le Coran qu’il ne fallait pas toucher à la République. Et puis les réacs sont arrivés et leurs propos nauséabonds ont transformé la réalité ! Très révélatrice, cette croyance du politiquement correct que le réel n’est que le discours qu’on en propose… Mais on trouve ensuite, dans le texte, un autre ennemi embusqué derrière les réacs, et cet ennemi, ce n’est ni plus ni moins que la Nation. La Nation injuste d’ériger des frontières, de faire profiter ses citoyens d’avantages dont sont exclus ceux qui ne lui appartiennent pas et qui, on l’imagine, devrait par conséquent disparaître.

    Chacun son indigence

    Revenant à la ligne à chaque phrase afin de suggérer l’intensité de ses battements de cœur, l’auteur du manifeste écrit donc : « Cette mise en concurrence des indigences est ignoble. / Elle nous habitue à l’idée qu’il y aurait des misères défendables et d’autres non. / Elle sape les fondements des valeurs constitutives de la France. / Elle nie notre humanité commune. / Elle nous prépare au pire. » Là, le délire est complet. Il ne s’agit pas de dire qu’il y aurait des misères défendables et d’autres non, simplement qu’il y a des misères dont l’État est directement responsable : celles qui touchent ses administrés, et d’autres, dont il n’est pas directement responsable, ou alors il faut lui donner les compétences d’administrer toute la population de la planète ! Et l’on apprend donc que les « fondements des valeurs constitutives » (quelle redondance) de la France seraient de refuser que la France en question puisse justement se constituer en Etat ! Ce qui relève d’une incapacité assez effrayante à penser à la fois la dimension universaliste de la France et sa réalité politique, comme si l’une devait annuler l’autre, parce que rien ne pourrait jamais exister que sur le même plan et en fonction de logiques binaires ! Pour les mêmes raisons, notre « humanité commune » serait soi-disant niée dès lors qu’il existerait des nations, et comme si les deux notions étaient contradictoires. L’indigence intellectuelle des auteurs du manifeste, même avec le soutien de plusieurs états et l’aide de cent associations, paraît quant à elle, en tout cas, inexorable.

    L’absent : le peuple de Calais

    Comme l’OJIM l’avait déjà fait remarquer l’an dernier, dans cette affaire calaisienne, il y a un acteur fondamental qui est purement et simplement nié tant par les médias, hier, que par les artistocrates, aujourd’hui : le peuple de Calais. Et ce sont bien ces dessinateurs, ces slammeurs et ces humoristes parisiens, qui mettent les misères en concurrence et désarment de leurs droits de citoyens français, de leurs droits à être défendus aux frontières et sur leur propre territoire, les habitants de Calais, au prétexte que, comparée à celle de foules errantes en exil, leur misère serait très relative. On déconstruit ainsi le droit positif au nom de grandes bouffées sentimentales abstraites. Aussi, si l’on évoque les trois agressions dont ont été victimes les migrants, on n’évoque pas, en revanche, celles, nombreuses, qu’ont dû subir les Calaisiens, sans compter les vols et la dévastation de leur environnement. On n’expose pas non plus comment les migrants eux-mêmes se partagent les terres calaisiennes en zones tribales et se livrent ensuite à des affrontements afin de maintenir leur emprise sur les terres qu’ils ont pourtant violées. Et si l’égoïsme ou la frilosité des Calaisiens en particulier et des Français en général est sans cesse insinuée, la bêtise et la sauvagerie manifestes des migrants sont rarement notées par des bourgeois qui n’adorent véritablement que leur propre générosité supposée, telle que la leur renvoie à leurs yeux et par leurs journaux le concept immaculé des « migrants ». En somme, cette séquence est à ajouter à la liste des coups de pression, d’intimidation, de transes et d’incantations soudaines à quoi se livre une classe médiatico-politique paniquée de voir vaciller son pouvoir, et qui aujourd’hui plus que jamais, révèle ses imbrications secrètes et se serre les coudes, du rappeur parvenu jusqu’au premier ministre.

    OJIM (Observatoire des journalistes et de l'information médiatique, 3 et 4 novembre 2015)

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  • Les repères pour la France de Michel Drac...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous la présentation du livre Triangulation. Repères pour des temps incertains (Le Retour aux sources, 2015) par son auteur Michel Drac. C'est intelligent, lucide et radical...

     


    « Triangulation, repères pour des temps... par Scriptomaniak

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  • Deux peuples antagonistes sont en train de naître à l'ombre des grands discours républicains...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une chronique d'Éric Zemmour sur RTL, datée du 27 octobre 2015 et consacrée à l'"anniversaire" des émeutes de 2005 en banlieue ...

     


    Zemmour - 27-10 par rtl-fr

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  • Les peuples européens sont-ils en manque de chefs ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Figaro Vox et consacré au besoins de figures politiques représentant l'autorité et la responsabilité. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre(Nuvis, 2013).

     

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    Poutine, Orban : pourquoi les autocrates séduisent à l'Ouest

    Comme les grands fauves, survivants incompris et pourchassés d'un temps révolu, ils se sentent, se reconnaissent, se respectent, même dans l'opposition farouche, et d'une certaine façon aussi se serrent les coudes. Ils méprisent souverainement la faiblesse de leurs interlocuteurs qui leur parlent morale pour masquer leur idéalisme impuissant ou leur cynisme au petit pied. Ils tiennent pour indispensable la centralité de la décision et l'autorité sur leur «peuple» qu'ils ne réduisent pas à une «population» mais entendent guider vers un horizon de puissance et d'influence peut-être contestable mais au moins défini et clair. Pour eux, le collectif est plus que la somme des intérêts particuliers ; il doit incarner quelque chose de plus grand que soi. Ils ont compris que la clef de la popularité durable réside dans le courage de l'impopularité immédiate.

    Le Moyen-Orient ensanglanté est désormais le théâtre central de l'affrontement de deux modèles d'hommes politiques, et dans ce combat, les démocraties européennes ne tiennent plus le manche. Elles prétendent incarner le stade abouti du Progrès humain, du Vrai, du Juste et du Bon, mais sont en pleine crise sociale, morale et politique. Une crise aigüe de la représentativité et de la crédibilité de leur personnel politique lui-même. Elles prennent de plein fouet l'affirmation de pouvoirs plus directs, confiants et déterminés qui leur jettent le gant et remportent la mise. La Russie, la Chine, l'Iran, les figures autoritaires d'un Assad, d'un Erdogan ou d'un al Sissi incarnent chacune à leur manière ce renversement des modèles de pouvoir.

    Alors, on moque leurs ambitions pour les décrédibiliser, on les insulte pour ne pas avoir à les écouter, on cherche à les confondre avec des figures ultimes de la régression, en l'espèce celles des chefs sanguinaires de groupes islamistes aussi diaboliques que charismatiques, qui revendiquent eux aussi le statut «d'Etat» et le mettent en œuvre sur un mode structuré et centralisé qui nous laisse pantois.

    La vérité est que nos vieilles structures institutionnelles sont impuissantes à tempérer l'agressivité et l'influence de ces «nouveaux acteurs». Ce retour de bâton de la verticalité politique répond à la dématérialisation massive de l'économie (dans le sillage de l'explosion du numérique), à «l'horizontalisation» des rapports sociaux, au développement de «communautés» de toute nature qui revendiquent leur «exterritorialité» et remettent en cause les notions d'Etat, de nation et de citoyen, ravalé au rang de pur consommateur de services prétendument gratuits. Le projet presque abouti de cités flottantes dans les eaux internationales, à l'abri de toute contrainte fiscale ou sociale en est sans doute un avatar extrême. L'Etat y est vu comme une structure inefficace et gourmande vivant sur le dos des nouveaux capitalistes libertariens de l'ère numérique. Ces «cités» ne sont plus des lubies de savant fou. C'est pour demain…mais ce ne sera pas pour vous! Ces enclaves sont réservées à ceux qui pourront se permettre cette sortie du magma populeux condamné lui à l'ordinaire de la vie en démocratie moderne.

    L'idée de l'Etat est donc partout en Occident mise à mal et assimilée à une régression sociale et économique, alors même que les frontières n'ont jamais été plus nécessaires pour rendre supportable la coexistence de sociétés humaines atomisées par l'ultra-individualisme et toutes en quête de sens, de structure, de «haut» et de «bas». Au point que nos vieux pays se hérissent de «murs» et clôtures dérisoires pour se protéger «d'invasions» diverses qu'ils n'osent plus contrôler ni même identifier. Or, c'est précisément pour avoir voulu abattre les frontières et mélangé tout et tous, pour avoir nié toute hiérarchie des valeurs et comportements, toute notion de «devoirs» imposés aux citoyens de l'ensemble européen, que l'Europe aujourd'hui se délite, se déchire et est prise d'assaut.

    L'Occident déboussolé s'est donc égaré dans ces utopies de fluidité et d'immatérialité et applique à tous les sujets cette vision horizontale de l'humanité. Quant au «politique» occidental, il suit. Il n'a plus rien à voir avec la figure d'un homme d'Etat. Nos politiciens se vautrent dans la «normalité» comme dans une fange miraculeuse. Depuis trop longtemps, ils se refusent à prendre le risque de guider le troupeau de leurs concitoyens repus et ombrageux. Ils ne font que relayer et inscrire dans la norme et la loi les «évolutions sociétales» de toutes natures censées représenter l'état présent de progrès et de modernité de leurs pays. C'est ce qu'ils appellent «gouverner». Mais personne ne gouverne ni ne dirige plus rien depuis longtemps. On «gère», on organise la concertation et le «dialogue social» permanents pour paralyser la décision, à la recherche du plus petit dénominateur commun que l'on fait passer pour la sanction vertueuse d'un choix majoritaire. On empile les couches de «représentants», on organise le clientélisme local, on achète la paix sociale (de plus en plus relative) et surtout, on ne promet plus rien de beau ou de grand. Pas de «sang et de larmes» non plus ; juste de rester vivants dans la grande tourmente d'un monde livré à la marchandise et aux marchands. Et l'abstention explose, et le désamour du politique, le désengagement, l'indifférence de nos concitoyens se consolident …Et les populistes se frottent les mains, prêts à rafler la mise.

    Ce refus de l'obstacle, du risque, du courage et du choix, conduit évidemment nos politiciens à rejeter les figures de l'autorité politique qui osent bâtir leur crédibilité sur la rupture, l'exceptionnalité et parfois même l'exemplarité. Prendre le risque de l'impopularité pour construire l'avenir n'est plus envisageable, voire hautement dévalué au sein du monde politique occidental, unanime à taxer tout téméraire d'aventurisme, de démagogie voire de fascisme. Tandis que nous nous gargarisons de posséder des dirigeants «normaux», nous n'avons en fait que des politiques ordinaires qui tremblent devant la démocratie directe ou le simple vote de leur concitoyens furieux de leur impuissance manifeste et se savent si déconnectés de leurs mandants qu'ils préfèrent continuer à leur faire prendre à grands frais (la dette, les lois) des vessies pour des lanternes et à leur vendre de l'abandon et du renoncement pour de la liberté et du libre arbitre.

    Mais il y a pire. Notre classe politique ne se contente pas de faire passer sa médiocrité pour une vertu. Nos dirigeants ne supportent plus ceux de leurs homologues internationaux qui usent et parfois abusent d'autorité. Pas une tête ne doit dépasser. Il faut dégommer les autocrates ou les despotes éclairés au plus tôt, les stigmatiser l'œil sombre et le doigt vengeur, en faire d'innommables tyrans ou, au mieux, des chefs de «démocratures» aux noirs desseins. Pourquoi? Pour leur substituer de soi-disant «modérés» plus représentatifs? En ce cas, c'est un échec complet et planétaire. Non! Il y a en creux une grande dose d'envie dans cette curée tragi-comique, de la jalousie dans cet opprobre courroucé et ces anathèmes ridicules. Ces hommes forts sont des offenses vivantes et bien trop résistantes à l'arasement impérieux des identités et volontés nationales récalcitrantes à l'ordre démocratique supérieur qui veut étendre ses bienfaits «naturels» à la planète entière.

    À l'aune de ce projet horizontal, toute «verticale du pouvoir» devient une infamie … Dès lors, les figures d'un Milosevic, d'un Saddam Hussein, d'un Kadhafi, d'un Assad leur sont insupportables. Comment font-ils pour rester au pouvoir en dépit de tant de morgue et de violence? Pourquoi diable leurs peuples les soutiennent-ils avec ferveur? Arriérés sans doute, n'ayant pas encore vu la lumière! Et il faut bien admettre que ces grands animaux politiques connaissent le communautarisme bouillonnant qui fragilise leurs Etats composites. Et ils font avec ; avec la main très lourde parfois. Pour préserver leur pouvoir certes mais aussi leurs Etats autrefois découpés sans vergogne et en dépit du bon sens par nos soins.

    A l'heure actuelle, parmi les «survivants» de notre vaste entreprise de «nettoyage» de l'anormalité politique, c'est sans doute Vladimir Poutine qui tient la corde. Quel scandale! Cet homme ose embrasser dans sa vision et ses discours toute l'histoire, sombre et lumineuse, de la Russie immémoriale! Et ça marche! Sa popularité ne faiblit pas tandis que nous nous éreintons vainement en génuflexions repentantes, les oreilles basses et le regard implorant, reniant allègrement les époques de l'histoire nationale qui nous ont placés à la tête d'un monde et d'un dessein. Au son du canon sans doute, car c'était alors ainsi que se forgeaient les empires. Au prix du sang versé aussi, le nôtre et celui de nos adversaires ou de nos conquêtes. Comment le nouveau Tsar peut-il, lors des cérémonies d'ouverture des jeux d'hiver de Sotchi, oser intégrer la période stalinienne à sa rétrospective poétique de l'histoire multiséculaire et grandiose de la Russie? C'est tout simple: il a conscience que l'Histoire est la chair même d'une nation. La modernité et ses utopies sont de chaque époque. Pardonner et «se pardonner» dans une communion collective les erreurs politiques passées permet de les inscrire dans une continuité historique et humaine, de réunir un peuple, de le grandir en le replaçant sur un horizon qui le transcende. C'est l'amnésie qui affaiblit l'imaginaire collectif et national en chacun de nous et aux yeux du monde. Sans mémoire du passé, l'avenir n'est qu'un abîme. Vladimir Poutine fait des liens entre les premiers Tsars, «blancs» puis «rouges» et lui-même. Il ne s'agit pas de le juger mais de le comprendre: Il fait de la politique…en Russie et désormais au Moyen Orient, où nous ne sommes pas encore revenus de son irruption militaire soudaine et décisive.

    Sans doute est-il temps de s'interroger sur les qualités d'un bon dirigeant pour guider nos vieilles nations entre les écueils de la modernité. Au nom de quoi mon «semblable» devrait-il me diriger? Me «représente-il» efficacement uniquement parce qu'il me ressemble? Parce qu'il n'est ni ne pense rien de plus ou d'autre que moi? Dans ce cas, pourquoi lui plutôt qu'un autre ou que moi? Ne doit-il pas m'être supérieur, voir plus loin et mieux que moi, prendre de la hauteur, penser collectif, comprendre le monde et ses enjeux, avoir une volonté exceptionnelle et savoir l'imposer? L'homme d'Etat porte-il sa normalité en écharpe telle un titre de gloire? Ne devrait-il pas au contraire faire montre d'un tempérament et de qualités «extra-ordinaires» au sens propre du terme? L'exceptionnalité seule donne la légitimité et le temps pour réaliser un projet national dans le marigot infesté de crocodiles de la scène internationale. Surtout si l'on veut vous en empêcher.

    Nous baignons en Europe comme dans du formol, dans une illusion de paix et de prospérité qui endort nos peuples et nos élites, les empêchant de voir la menace qui monte, extérieure mais aussi intérieure. Cette menace, ce n'est pas l'Islam radical, qui n'est qu'un loup dans une bergerie dont les portes sont grandes ouvertes ; c'est le renoncement muet des Nations et des Etats à affirmer leur identité dans toute leur richesse, leur complexité, leurs paradoxes. En France, l'estime de soi nationale fond comme la banquise. L'heure est à la repentance, à l'automutilation collective jubilatoire pour complaire à ceux de nos partenaires ou adversaires qui nous contestent même les maigres vestiges de notre puissance enfuie. Cette honte de soi renforce le délitement de la cohésion nationale et du sentiment d'appartenance à un passé profond, riche, glorieux et aussi nécessairement douloureux. Il devient urgent de réfléchir aux ravages de notre célébration entêtée de la «normalité» en politique, cache misère de la déresponsabilisation et du renoncement à l'exercice difficile de l'autorité. Peut-on encore juger cette normalité salutaire ou ne serait-ce qu'utile au pays, quand celui-ci s'enfonce sans mot dire dans l'insignifiance politique et stratégique et pratique l'hypnose de masse sur sa population sommée de croire en des lendemains qui chantent? Chaque Etat, tous les Etats, ont besoin de figures politiques de l'autorité et de la responsabilité, imparfaites mais qui assument leurs choix et essaient d'incarner leur vision dans une action politique ambitieuse. Cela vaut mieux que ne rien oser, écouter tout le monde, faire plaisir à chacun, mettre en musique la cacophonie des corporatismes et des égoïsmes et appeler cela de l'Opéra. Forfanterie. Et forfaiture.

    Caroline Galactéros (Figaro Vox, 29 octobre 2015)

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