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Entretiens - Page 96

  • Le mystère Macron...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il fait le point sur la présidence Macron à mi-parcours de son mandat. Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017) et Contre le libéralisme (Rocher, 2019).

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    Alain de Benoist : « La descente aux enfers d’Emmanuel Macron est-elle forcément une bonne nouvelle pour Marine Le Pen? »

    Nicolas Gauthier : Le quinquennat Macron n’avait pas trop mal commencé avec l’épisode du Louvre. Mais l’état de grâce n’a pas duré très longtemps et la situation ne cesse de se dégrader, alors même qu’Emmanuel Macron avait affirmé que s’il ne réussissait pas, un ou une populiste lui succéderait à l’Élysée. Cela en prend-il le chemin ?

    Alain de Benoist : En matière d’élection présidentielle, vous le savez bien, toute prédiction faite plus de trois mois avant le scrutin n’a aucune valeur. On peut, en revanche, dresser un rapport d’étape. Tout le monde a longtemps répété qu’en 2022, on allait assister à la répétition de ce qui s’est passé en 2017 : un duel Macron-Marine Le Pen au second tour, avec le résultat qu’on sait. Inutile de s’interroger : c’était plié d’avance. Mais deux nouvelles questions se posent : Macron sera-t-il à nouveau candidat en 2022 ? Et s’il se représente, sera-t-il présent au second tour ? Nous n’en savons rien, bien sûr, mais le simple fait qu’on puisse se poser ces questions montre que beaucoup de choses ont changé. Les gilets jaunes sont passés par là, les grèves aussi. Pour faire adopter ses réformes, Macron a été obligé de passer en force. Après avoir voulu séduire tout le monde, il a déçu partout. On parle régulièrement de sa « baisse de popularité », mais on n’en est même plus là. Nous avons un Président qui ne peut plus mettre un pied en dehors de l’Élysée sans se heurter à des manifestants qui exigent sa démission en brandissant, en effigie pour l’instant, sa tête au bout d’une pique ! Chirac, Giscard, Hollande, Sarkozy ont pu être impopulaires. Macron n’est pas seulement impopulaire, il est détesté, exécré, haï des Français à un degré rarement vu. Il n’est donc pas certain qu’il veuille (ou puisse) se représenter, ni qu’il soit présent au second tour s’il le faisait. Ajoutons, puisqu’il a été mis en place pour adapter la France aux exigences de la mondialisation libérale, que ceux qui l’ont patronné se disent peut-être aussi qu’ils n’ont pas misé sur le bon cheval et qu’il serait peut-être temps d’en trouver un autre.

    Est-ce une bonne nouvelle pour Marine Le Pen ? Je ne le pense pas. Elle a tout intérêt, en effet, à avoir face à elle, au second tour, un homme discrédité et détesté par le peuple plutôt qu’un concurrent qui, n’ayant jamais accédé à la charge suprême, aura toujours la possibilité de multiplier les promesses et de ratisser large entre les deux tours. Un Xavier Bertrand, une Ségolène Royal, un Yannick Jadot, une Rachida Dati, un François Baroin ou n’importe quel(le) autre candidat(e) de ce calibre l’emporterait sans doute plus facilement contre Marine Le Pen que ne le ferait Macron, même si le « plafond de verre » auquel elle s’est longtemps heurtée a déjà commencé à se lézarder. D’où une troisième question : du point de vue de Marine Le Pen, quelle est la personnalité, mis à part Macron, face à laquelle elle pourrait avoir le plus de chances de l’emporter ?

    Emmanuel Macron prétendait aussi être le candidat du « nouveau monde ». Maintenant qu’il a dépassé son mi-mandat, qu’avons-nous appris sur ce monde-là et sur lui-même ?

    J’ai déjà eu l’occasion de le dire : il y a un mystère Macron. Chirac, Sarkozy, Hollande, chacun dans son style, n’avaient rien de mystérieux. Il suffisait de les observer un peu pour savoir à quoi s’en tenir sur leur compte. Avec Macron, c’est autre chose. Ses ressorts intimes sont cachés, et l’on ne sait pas, au fond, ce qui le meut. Même ses relations avec sa maternelle épouse sont un mystère. Sous la surface lisse comme une image de synthèse, on ignore tout de sa machinerie intérieure et de ses évidents troubles de la personnalité. On peut lui trouver une tête de gendre idéal, lui reconnaître une bonne mémoire et une excellente connaissance technique des dossiers, voire un certain talent oratoire, on ne parvient pas à trouver qu’il était taillé pour le poste, alors qu’il serait parfait derrière un guichet de banque ou dans le rôle d’un DRH chargé d’annoncer au personnel un nouveau plan de licenciements. L’impression qui domine est que la politique, au fond, lui est tout aussi étrangère que la culture du pays qu’il est censé diriger. Que ce soit en France ou dans le monde, cet homme à la fois hautain, méprisant et bavard ne comprend pas ce qui se passe. Il gère (mal), il communique (mal), il réprime (brutalement), il supprime la liberté d’expression (efficacement) mais il ne gouverne pas.

    C’est un Président narcissique qui n’a ni ami ni homme de confiance – puisqu’il ne fait confiance à personne. Qui a de l’influence sur lui ? Brigitte peut-être, personne d’autre. Entouré de députés inconsistants et de ministres de circonstance, il ne sait pas choisir ses collaborateurs, comme en témoignent l’affaire Benalla et la multiplication des départs au sein de son entourage. Mieux encore, c’est le premier président de la République qui n’a pas su attirer à lui la moindre personnalité dotée d’une carrure d’homme d’État. Il s’est entouré d’une majorité de transparents anonymes condamnés à le rester (Cédric O, Franck Riester), parmi lesquels bon nombre de médiocres et d’incultes, de ridicules ou de grotesques, de François de Rugy (« Homard m’a tué ») à Benjamin Griveaux (« Paris m’habite ») en passant par Agnès Buzyn (coronavirée), le Castaner de l’Intérieur ou la Belloubet de la Justice, sans oublier Sibeth. Qui peut prendre au sérieux pareille équipe de Branquignols ?

    Peut-on néanmoins mettre à son crédit une esquisse d’ambition politique européenne, que ce soit avec l’Allemagne ou la Russie, l’Iran ou les États-Unis ?

    Il en est resté, précisément, au stade de l’esquisse, qui chez lui prend la forme d’une série d’hésitations et se traduit par des inconséquences. C’est la marque d’une absence totale de vision des choses. En Europe, où il s’est brouillé avec la moitié des gouvernements, après avoir cherché à associer Angela Merkel à ses projets de « refondation » européenne, il n’a cessé de se heurter aux rebuffades de la chancelière, qui a vite évalué le personnage, mais il n’en a pas tiré les leçons. Il a fait sensation en déclarant l’OTAN en état de « mort cérébrale » sans comprendre que l’OTAN pèse toujours de tout son poids et que c’est bien, plutôt, l’Union européenne qui est en état de mort cérébrale. Il a paru comprendre qu’il était de l’intérêt de la France de se rapprocher de l’axe Moscou-Damas-Téhéran, mais il n’a pas fait le moindre geste pour s’opposer aux sanctions absurdes qui frappent ces trois pays. Tout récemment, il est encore allé en Allemagne pour dénoncer les entreprises de « déstabilisation » qu’il attribue à la Russie, montrant par là qu’en dépit de ses divergences avec Trump, il reste plus que jamais le fidèle vassal des Américains. Comment s’étonner, là encore, qu’on ne le prenne au sérieux ni à Moscou ni à Washington ni à Pékin ?

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 23 février 2020)

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  • Ukraine, entre Europe et Russie...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Xavier Moreau à la revue Conflits, dans lequel il évoque la crise ukrainienne et la possibilité d'une solution confédérale. Saint-Cyrien ancien officier parachutiste et spécialiste des questions géopolitiques, Xavier Moreau est l'auteur de La nouvelle grande Russie (Ellipses, 2012) et Ukraine - Pourquoi la France s'est trompée (Rocher, 2015).

     

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    Entretien avec Xavier Moreau – Ukraine, entre Europe et Russie

    Xavier Moreau, vous avez écrit Ukraine, Pourquoi la France s’est trompée. Quelle est la situation actuelle en Ukraine ?

    Paradoxalement, nous pouvons dire qu’aujourd’hui, la situation en Ukraine s’améliore avec l’arrivée du nouveau président Zelensky. Il a été élu au deuxième tour à 75%. Cela symbolise un rejet complet du modèle idéologique qu’avait tenté d’imposer son prédécesseur, le président Porochenko. Ce modèle repose sur une mythologie nationale fondée sur une histoire ukrainienne totalement inventée au XIXème siècle ainsi que sur l’ukronazisme qui correspond à l’histoire des nationalistes ukrainiens entre 1933 et 1945 autour de Stepan Bandera. La population ukrainienne majoritaire ne croit pas à ces mythes et c’est elle qui a voté pour Zelensky.

    Y-a-t ’il eu des progrès en direction de la fin du conflit ?

    Il y a eu des progrès significatifs : retrait de troupes le long de la ligne de fond, échanges de prisonniers, tentative de faire passer la loi d’amnistie générale. Cela explique que Vladimir Poutine, contrairement à l’époque de Porochenko, a accepté d’assister à la réunion des quatre chefs d’Etat au format Normandie (chancelière allemande, présidents français, russe et ukrainien). Cependant tôt ou tard, Zelensky va buter sur la question du vote sur l’autonomie du Donbass car l’État profond ukrainien ne veut rien entendre sur cet élément central des accords de Minsk. La solution serait de faire un référendum où 75% des Ukrainiens voteraient logiquement « OUI » au statut d’autonomie du Donbass.

    D’un autre côté, les ukronazis sont en perte de vitesse. Le 1er janvier dernier, seulement 1000 personnes, environ, ont manifesté à Kiev pour l’anniversaire de Stepan Bandera, alors que c’est désormais une fête officielle et que les radicaux viennent de toute l’Ukraine pour célébrer leur héros. Le bandérisme ne fait plus recette et ne semble plus avoir les moyens de mobiliser ses troupes.

    Pour l’instant, il est clair que Poutine fait confiance à Zelensky. Cela a été démontré par l’acceptation de la réunion au Format Normandie. Il l’a dit plusieurs fois en disant qu’il pensait que Zelensky était sincère, la question étant de savoir s’il avait les moyens de faire sa politique. Il y a donc visiblement une volonté de Vladimir Poutine de donner une chance à Zelensky, ce qui un élément positif pour les relations russo-ukrainiennes.

    Quels ont été les causes, les conséquences et les acteurs principaux de Maïdan ?

    Pour comprendre Maïdan, il faut admettre que l’« Ukraine » est avant tout un terme géographique. Comme c’est un État et non une nation car ce qui se passe à Kiev n’intéresse pas forcément les gens qui habitent à l’Est de l’Ukraine (d’une diagonale qui partirait d’Odessa jusqu’à Kharkov). La population d’Ukraine centrale rêve du modèle polonais d’intégration à l’Union Européenne. C’est le mouvement pro-occidental, qui est renforcé depuis Maïdan par les ukronazis, essentiellement basés à l’Ouest où ils disposent de camps d’entraînement et ce, bien avant 2013. Certains leaders, comme Andrei Biletski, viennent d’autres régions de l’Ukraine.

    Ces mouvements ukronazis rassemblent de moins en moins de monde mais partagent, avec les structures étatiques ukrainiennes, le monopole de la violence. Cette violence est exercée par les services de l’État, le ministère de l’Intérieur et le SBU, qui peuvent la sous-traiter aux unités de représailles. L’homme clé de ce dispositif, soutenu par Washington et désormais pressenti comme futur Premier Ministre, est l’actuel ministre de l’Intérieur, Arsen Avakov.

    Qui est ce personnage ?

    C’est un oligarque d’origine arménienne, qui pèse cinq cents millions de dollars et qui est à mi-chemin entre le banditisme et l’idéologie, sachant qu’étant donné ses origines, il ne peut pas vraiment invoquer la pureté raciale, si chère aux unités de représailles qu’il chapeaute. Si un tribunal était créé pour juger les crimes depuis Maïdan, Avakov serait immanquablement condamné pour de longues années de prison.

    A lire aussi: Les enjeux linguistiques en Ukraine

    Quelle était véritablement la position de Victor Ianoukovitch au moment des évènements de Maidan ?

    Ce que n’a pas compris l’Occident, c’est que face à Maïdan, Victor Ianoukovitch n’était pas un président pro-russe. Il a été élu en 2012, lors une élection qui a été validée par la communauté internationale, avec un programme où l’Ukraine devait entrer dans l’union douanière russe, et où le russe deviendrait une langue officielle. Il n’a fait ni l’un ni l’autre, et au lieu de cela, a promu un accord d’association avec l’UE. Les Ukrainiens du Centre l’ont vu comme étant un premier pas vers l’UE, ce que ce n’était absolument pas.

    Lorsque sous Victor Ianoukovitch, il y a eu des projets pétroliers, tout a été donné systématiquement à des sociétés occidentales, notamment françaises mais surtout américaines. Donc dire qu’il fut l’homme de la Russie est faux. Quand l’UE a refusé de lui donner les quinze milliards d’euro qui lui avaient été promis, il s’est tourné vers la Chine puis s’est rabattu sur la Russie. Il s’est retrouvé isolé parce qu’il a cru qu’il pourrait maintenir un équilibre entre la Russie et l’occident ; mais l’occident est un maître jaloux qui ne négocie pas.

    Qu’en est-il aujourd’hui ?

    Ce qui est intéressant, c’est que tous ceux que l’on a vu en 2014 sur les chaînes de télévision, notamment occidentales, sont aujourd’hui hors-jeu. Iatseniouk vit aux États-Unis, Tyagnibok est reparti à Lvov et n’est même plus député, le maire de Kiev est toujours en poste mais ne pèse rien politiquement, et Porochenko est simple député. Une loi vient par ailleurs d’être prise et prive les députés de leur immunité parlementaire. Ces gens-là sont donc à la merci de la justice, sachant qu’ils ont volé dans la caisse pendant cinq ans.

    Effectivement, des acteurs politiques de Maïdan, il ne reste plus personne. Mais il reste un « État profond », qui ne veut pas, soit pour des raisons idéologiques (comme Paroubi), soit parce qu’ils ont volé ou tué, abandonner le pouvoir. C’est avec cela, et avec les soi-disant alliés de l’Ukraine, c’est-à-dire la France, l’Allemagne et les États-Unis, qui sont eux-mêmes divisés quant à la résolution du conflit, que doit composer Zelensky.

    Que veulent donc les Européens ?

    La France et l’Allemagne veulent liquider l’affaire ukrainienne, donc appliquer les accords de Minsk. Les États-Unis savent bien que l’application de ces accords serait un aveu d’échec. Ils ont échoué en Syrie, ils sont en train d’échouer en Libye ; échouer en Ukraine et peut-être même en Irak serait de trop. A côté de cela, il faut voir que l’Ukraine est prise dans l’étau de l’élection américaine, avec l’affaire Biden et l’impeachment, et tout cela la met à un niveau qui n’est pas le sien, alors qu’elle devrait être une puissance discrète.

    Les Ukrainiens sont donc surexposés et Zelensky, paradoxalement, est le seul à pouvoir sauver l’Ukraine aujourd’hui. Mais si les accords de Minsk ne sont pas appliqués, l’Ukraine explosera économiquement et politiquement.

    Pourquoi, en France notamment, les médias ont tant « désinformé » la population sur la crise ukrainienne ?

    Je pense qu’il y a différents aspects. il y a, premièrement, une méconnaissance de l’histoire de l’Ukraine, les gens ayant tendance à considérer que l’Ukraine est une seconde Pologne. Ils pensent que l’Ukraine existe depuis mille ans, qu’elle a disparu, comme la Pologne, à un moment de son histoire puis a connu une renaissance à la chute de l’Union soviétique. Mais cela est faux. L’Ukraine est une invention, c’est quelque chose de virtuel. C’est une construction purement intellectuelle. La seule mythologie qui permettrait à l’Ukraine d’exister est la mythologie soviétique : les Ukrainiens sont le peuple frère des Russes car ce sont des Russes et les Russes sont des Ukrainiens.

    La géographie explique aussi cette histoire …

    En effet. La partie extrême-Ouest de l’Ukraine a connu une histoire totalement séparée et qui fournit aujourd’hui l’idéologie de l’Etat kiévien. Elle a quitté le monde russe après des siècles de domination par les Polono-lituaniens, par les Autrichiens puis de nouveau par la Pologne.

    La France a aussi soutenu l’Euromaidan pour pouvoir s’opposer frontalement, et par idéologie semble-t-il, à la Russie.

    La gauche française, fondamentalement hostile à la Russie car elle a été déçue par l’échec du communisme en Russie, s’est rebellée dans les années 60. Elle a d’ailleurs pris le Soljenitsyne anticommunisme comme symbole, mais n’ont pas pris son aspect nationaliste. Bernard-Henri Lévy, par exemple, et même Macron, citent Soljenitsyne alors qu’il est nationaliste russe. Ils ont une mémoire – je ne sais pas si c’est par ignorance ou si c’est délibéré – sélective et ils en veulent à la Russie, encore plus aujourd’hui avec Poutine, d’être une puissance conservatrice qui n’écoute plus l’intelligentsia occidentale.

    Les Etats-Unis ont été, avec la France, le fer de lance du soutien à Maidan.

    De l’aveu même des Américains, Maidan leur a coûté cinq milliards de dollars. Tout comme les ONG financées par Georges Soros, ils ne se cachent pas. Nous ne sommes pas dans du complot. Les pro-occidentaux sont certains que leur idéologie est la bonne et n’ont donc pas plus de raison de se cacher que ne se cachaient les membres du Kominterm ou les antifascistes des années 30.

    Pour revenir sur l’histoire de l’Ukraine, vous faites souvent état d’un pays n’a jamais connu d’unité politique.

    L’unité ukrainienne n’existe pas. L’Ukrainien de l’extrême-Ouest ne pensent pas comme les Ukrainiens du Centre de l’Ukraine, qui ne pensent pas comme ceux de l’Est et qui ne pensent pas comme ceux de l’extrême-Est qui eux, se considèrent comme des Russes. D’autant plus que ces Ukrainiens ne pensent pas non plus comme les Criméens.

    Il y a un aveuglement, plutôt par ignorance que par vice, de cette histoire. Et cette idée que l’Ukraine a choisi l’Europe est le slogan le plus absurde. C’était idiot du point de vue industriel et économique en général mais aussi du point de vue humain. À ne pas vouloir voir la réalité, les Occidentaux et les Ukrainiens ont percuté le mur du réel. L’élection de 2019 de Zelensky a été la révélation de ce mur.

    Pourquoi la France est-elle intervenue en Ukraine et qu’est-ce que cela dit de sa diplomatie ?

    La France n’a pas été le pays le plus actif sur Maïdan. Nous n’avons pas vu de ministre des Affaires Étrangères comme les Allemands, ou d’hommes politiques de premier plan comme les Polonais ou l’ambassadeur américain, intervenir directement en Ukraine. Laurent Fabius ne s’intéressait pas au sujet. Par ailleurs, il est intéressant d’observer la conférence de presse qu’il donne en rentrant de Maïdan où il semble découvrir, à proprement parler, ce qui se passe à l’Est. La France s’est alignée, comme à son habitude, sur les positions américaines et allemandes.

    Mais la France s’est rendue complice de l’échec de la sortie de crise, puisque le 20 février, l’Allemagne, la France et la Pologne ont signé l’accord de sortie de crise avec Ianoukovitch, accord qui prévoyait des élections présidentielles avancées dans six mois, notamment. Il n’a pas tenu vingt-quatre heures, et la France n’a rien fait, pas plus que l’Allemagne et la Pologne, pour tenter de résoudre les problèmes posés par la situation.

    Cela démontre, en quelque sorte, le manque de professionnalisme de la part du Quai d’Orsay.

    Il y a surtout une perte de crédibilité vis-à-vis de la Russie, car la signature française ne vaut, au yeux de Vladimir Poutine, plus rien. La sortie de crise et l’affaire des Mistrals, qui ne faisaient d’ailleurs pas partie des sanctions, démontre la faiblesse chronique de notre diplomatie. Sur le sujet des navires Mistrals, il faut savoir que nous nous sommes auto-sanctionné sous la pression américano-polonaise. Rien ne nous obligeait à le faire. Donc il est clair que depuis cette période, les Russes ne prennent plus la diplomatie française au sérieux.

    Mais aujourd’hui, un rapprochement avec la Russie semble être possible.

    Il y a, en effet, une prise de conscience avec Emmanuel Macron sur le fait que la France s’était fait piéger dans cette affaire. Mais il y a une volonté de l’État profond français, je cite Macron, d’être hostile à la Russie. C’est idéologique, c’est l’atlantisme. Le chef de file de ce courant est Jean-Yves Le Drian, qui était ministre de la Défense sous François Hollande, et ministre des Affaires Étrangères sous Emmanuel Macron et qui fait le lien entre cette politique antirusse menée depuis François Hollande.

    Pour l’instant, et on l’a vu avec la crise iranienne, Emmanuel Macron est incapable de tenir tête à cet État profond. Je pense que la France, et notamment une partie des élites détestent la Russie parce que c’est une puissance conservatrice, s’est parfaitement rendue compte qu’elle s’était fait piéger. Au Quai d’Orsay, cela a une influence certaine et il ne faut surtout pas sous-estimer le poids de ce genre de groupes de pression. Aujourd’hui, je pense qu’Emmanuel Macron est sincère mais totalement impuissant, et, à ma connaissance, les Russes ont une vision bienveillante de la France, mais aucune illusion sur l’incapacité de son président à reprendre les rênes de la politique étrangère.

    Dans quelle mesure peut-on dire que l’Ukraine est devenue un terrain de jeu entre la Russie de Poutine d’un côté, et le camp atlantiste de l’autre ?

    L’Ukraine est devenue un terrain de combat, mais elle l’est de moins en moins. Il faut voir que lorsqu’Angela Merkel s’est rendue à Moscou le 11 janvier, la question ukrainienne n’a quasiment pas été abordée. Les préoccupations de l’Allemagne étaient essentiellement axées sur le transit gazier. L’Ukraine n’est plus vraiment un sujet, ce qui pousse les Russes à illustrer la situation par le concept de « valise sans poignée » car l’on ne sait pas par quel bout prendre le sujet. Il est évident qu’Emmanuel Macron et Angela Merkel veulent en terminer avec cette crise.

    Ajoutons qu’il y a une diaspora russe en Allemagne. Elle constitue près d’un million de votants qui soutiennent majoritairement l’AfD. Il y a, de plus, les industriels allemands de Bavière, qui est le cœur du fief chrétiens démocrates, et qui ne rêvent que d’une seule chose : la fin des sanctions pour refaire du « business as usual » avec la Russie. La CDU et CSU ont mille et une raisons de mettre fin à la plaisanterie ukrainienne.

    Les États-Unis souhaitent-ils et ont-ils un intérêt à l’enlisement du conflit ?

    L’Ukraine est un terrain d’affrontements entre les Démocrates et les Républicains. La réélection ou non de Donald Trump va être décisive pour l’avenir de ce pays, car je pense que Trump est prêt, grâce à un « bon deal » avec la Russie, à se débarrasser du boulet ukrainien et laisser les Européens fédéraliser l’Ukraine ou même à la laisser s’éclater si les accords de Minsk n’arrivent pas à être appliqués.

    Je pense donc que l’Ukraine a été ce terrain de combat à une époque où les élites occidentales croyaient encore que ce pays pourrait basculer à l’Ouest. Aujourd’hui, plus personne n’a cette illusion. S’il n’y avait pas l’influence américaine, les Allemands et les Français auraient déjà réglé la question en imposant la fédéralisation par exemple. Ils en ont les moyens puisque ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse. Par rapport à la Syrie, à la Libye, à l’Irak, à l’Iran ou au Venezuela, la question ukrainienne est aujourd’hui annexe.

    Vladimir Poutine a-t-il profité des événements en l’Ukraine pour faire son « coup » en Crimée ou cela était déjà planifié ?

    Il n’avait pas planifié la réunification. La Russie s’apprêtait à remplacer la Crimée et le port de Sébastopol par Novorossisk. Des milliards de dollars ont été investis dans Novorossisk, qui n’est pourtant qu’un port secondaire, car il était question d’en faire un port militaire et de commerce de premier plan. De la même manière que les Russes n’ont pas envie d’envahir les Pays baltes, c’est pour cela qu’ils ont construit trois ports sur la Baltique. Si les Russes avaient eu l’intention d’envahir les Pays baltes, ils n’auraient pas construit de nouveaux ports.

    Pour ce qui est de la Crimée, c’était un coup d’opportunité. Les Occidentaux, en faisant Maïdan, ont amené la Crimée sur un plateau à la Russie. C’eut été bien stupide de ne pas en profiter. Mais cela évoque un aspect plus général : l’Amérique demeure un acteur irrationnel. C’est un thème qu’on retrouvera d’un point de vue géopolitique dans bien des domaines, notamment sur les dossiers iraniens, irakiens et syriens, car leur stratégie démontre qu’ils n’ont, en réalité, aucun plan de gestion et de sortie, alors que les Russes disposent de tout cela.

    Cela en dit long, aussi, sur la stratégie de Vladimir Poutine qui joue, en définitive, des bêtises occidentales pour avancer ses pions.

    Un de mes amis appelait cela le « pop-corn time », c’est-à-dire que Vladimir Poutine n’a pas besoin de beaucoup d’efforts pour devenir un acteur majeur du concert des nations, dans la mesure où les occidentaux tombent dans les pièges qu’ils se sont eux-mêmes tendus, notamment en Crimée. Certes, il a fallu investir en Crimée, puisqu’il n’y avait eu aucun investissement depuis vingt-cinq ans. Mais dans la mesure où les Russes payaient très cher la location du port de Sébastopol, ils ont fait une excellente affaire… grâce aux occidentaux. Il en va de même dans le Donbass car le soutien russe est faible, comparé à l’effort que les Américains, les Allemands, les Français doivent fournir pour soutenir ce boulet économique et humain qu’est l’Ukraine.

    En définitive, Vladimir Poutine a juste usé de pragmatisme pour gérer la situation.

    La Russie développe en effet une politique réaliste, avec des buts précis, ce que nous ne savons pas faire depuis des dizaines d’années. Et cette perspective ne coûte pas très cher à la Russie. De notre côté, nous n’avons pas les moyens de sortir l’Ukraine de la misère car il y a une tiers-mondisation claire et une désindustrialisation du pays. Et cela, c’est à l’Occident de le gérer. Les Russes ne sont pas pressés, pourquoi envahir l’Ukraine, comme certains pourraient le penser ? Pour avoir à gérer ce boulet ? Surtout pas !

    Qu’en est-il réellement et concrètement des accords de Minsk et du Format Normandie ?

    Ce sont deux choses différentes. Le Format Normandie est un peu comme le G7 ou le G20 ; c’est un format de rencontre. Ce n’est pas un traité. Ce n’est pas non plus les accords de Minsk qui, eux, prennent la forme d’un traité signé avec un rapport de forces qui n’est pas le même que celui présent dans le Format Normandie. Il y avait les trois grands pays continentaux européens qui forçaient l’Ukraine à signer un accord qu’elle ne voulait pas appliquer. Mais ils ont signé en disant : c’est la solution croate.

    Qu’entendez-vous par « la solution croate » ?

    En 1993, les Croates avaient perdu la guerre contre les Serbes de Krajina. Ils ont signé la paix et se sont réarmés pendant 2 ans grâce aux Américains et aux Allemands. En 1995 ils ont repris la Krajina et ont épuré ethniquement les Serbes qui y vivaient depuis des siècles. Les Kiéviens ont espéré cela mais c’était totalement délirant car les proportions et les enjeux n’étaient pas les mêmes. Aujourd’hui, ils sont coincés par un traité qu’ils ont signé et qui a été validé par la résolution 2202 des Nations Unies. Jusqu’à aujourd’hui, les Occidentaux font comme s’ils n’avaient pas lu les accords de Minsk et comme si, par exemple, l’Ukraine pouvait exiger de récupérer le contrôle de la frontière avant les élections. Il y a une hiérarchie dans les 13 points des accords de Minsk. Ce qui change avec Zelensky, c’est qu’il commence à appliquer les points dans l’ordre, et notamment le retrait de la ligne de front, la diminution sensible des bombardements sur les populations et l’échange de prisonniers. Cela aboutira à l’amnistie générale puis au statut d’autonomie du Donbass, ce qui obligera à des modifications constitutionnelles. Cela était un élément qui était impossible sous Porochenko mais qui semble l’être aujourd’hui. Mais, encore une fois, le recours du référendum reste une possibilité.

    Pourquoi ce statut d’autonomie sera-t-il compliqué à mettre en place ?

    Le slogan des séparatistes était : « Arrêtons de nourrir Kiev ». La réalité économique prouve que c’est l’Est de l’Ukraine, industrielle et développée, qui paye pour le reste. Il suffit de voir la carte de la balance des paiements internes de l’Ukraine en 2013 ou 2014. D’ailleurs, l’effondrement économique de l’Ukraine est dû à la désindustrialisation de cette zone qui ne peut plus commercer avec la Russie.

    Les deux républiques ont déjà entamé le processus d’autonomisation. Elles ont pris des lois qui font qu’elles exigent le retour aux frontières de leur oblast, c’est-à-dire la partie occupée par Kiev, dont Marioupol, le premier port industriel de l’Ukraine avec Odessa.

    J’ai interviewé le Premier ministre à l’époque, et il a affirmé qu’il était hors de question qu’ils renoncent à leurs chars et à leur armée, car ils savent très bien qu’il y aura toujours des radicaux du côté de Kiev pour pouvoir les épurer ethniquement. Donc ça sera un peu à la Suisse : on aura quasiment une Bavière avec une armée, ce à quoi sont prêts les Ukrainiens car pour que s’arrête la guerre, ils sont prêts à tout.

    Les rapports entre Kiev et le Donbass vont donc aller en s’amenuisant.

    Sur ce sujet, une question se pose : quelle proportion du budget du Donbass va être versé à Kiev alors qu’ils doivent se reconstruire ? L’Ukraine vivait sur l’argent de l’Est du pays, notamment du Donbass. Aujourd’hui, tout est décentralisé et il est évident que les deux gouvernements des républiques de Donetsk et de Lougansk n’accepteront pas de revenir à la situation antérieure où la richesse du Donbass était pillée pour nourrir les populations de l’Ouest de l’Ukraine. Ce sont des choses qui devraient être négociées. Aujourd’hui, nous n’en sommes pas là. Au sein de l’accord de Minsk, il y a eu la création de quatre sous-groupes (économique, humanitaire, sécuritaire, politique) mais rien n’est discuté sérieusement dans ces groupes et le gros morceau sera effectivement la statut d’autonomie du Donbass.

    Y a-t-il une volonté de faire durer les négociations ?

    Le problème est que plus elles durent, plus l’Ukraine risque d’éclater, d’autant plus qu’il y a un fort risque de banqueroute en 2020. Et s’il y a banqueroute, il n’y aura plus de fonction publique, et le pouvoir sera pris, de facto, par les régions. En Ukraine, il n’y a pas de sens de l’État comme en France ou en Russie, ce qui fait que quand la situation devient difficile, il y a tout de même quelque chose qui tient. Les Ukrainiens n’aiment pas l’État, n’en attendent rien, ne lui demandent rien, ne paient pas les impôts et lui mentent. Il y a un problème de conception de l’État en Ukraine. Si l’on y est, c’est un moyen de voler ; si l’on n’y est pas, on le déteste et on ne veut pas avoir affaire à lui.

    Quelle sera la situation si les négociations n’aboutissent pas ?

    Si jamais la paix ne revient pas en Ukraine, le risque est, comme je l’ai dit, la banqueroute. S’il y a une application des accords de Minsk, cela va faire une traînée de poudre. Kharkov va vouloir son autonomie ainsi que les autres régions.

    L’Ukraine russe est l’Ukraine utile qui fait vivre le reste du pays. Si vous laissez le choix aux gens, quelle langue vont-ils parler et quelle économie vont-ils suivre ? Toute la partie utile de l’Ukraine va devenir autonome et se tourner vers la Russie. Kiev perdra, de fait, son poids économique. D’ailleurs, la capitale économique devrait être, à mon avis, Kharkov. Quand les Soviétiques ont créé l’Ukraine, ils l’ont d’abord choisi, ce qui était beaucoup plus logique.

    Selon vous, quelle serait donc la solution ?

    La solution est de forcer Kiev à adopter les accords de Minsk et, qui plus est, à assumer une confédéralisation de l’Ukraine. C’est cela qui sauvera l’Ukraine. Mais finalement, les gens du Donbass ne sont-ils pas légitimes, après ce qu’ils ont subi, à vouloir rejoindre la Russie ou à obtenir une indépendance reconnue par la Russie ? Quoi qu’il en soit, le niveau d’autonomie sera tel, même au sein d’une Ukraine confédérale, qu’ils auront une liberté bien plus importante que les autre régions.

    Mais un autre problème demeure ; l’économie du Donbass fonctionne en roubles et il parait impensable de revenir au hryvnia dont on annonce l’effondrement tous les trois mois… Le système fiscal et la médecine gratuite se maintiennent également dans le Donbass, contrairement au reste de l’Ukraine qui applique les exigences du FMI. La solution pour sauver l’Ukraine, si tant qu’il faille la sauver, est donc la confédéralisation.

    Ne pensez-vous pas, pour conclure, que Poutine ait de réelles velléités sur le Donbass ?

    Non. Les Russes jouent sur une « ossétisation », c’est-à-dire que si Kiev n’accepte pas la confédération, le pays éclatera et le Donbass sera indépendant. C’est ce que veulent les habitants du Donbass. Mais ils pourraient aussi l’obtenir dans le cadre d’une confédération ukrainienne.

    Il est important de comprendre que Poutine fait partie d’une génération qui considère que la Russie impériale et l’URSS se sont trop étendues. C’est également ce que pensait Soljenitsyne. Ce que veut la Russie, c’est de la haute technologie, la conquête spatiale, des armes hypersoniques et dépenser son argent pour développer un territoire qui est déjà immense. Si la Russie récupère l’Ukraine, elle récupérera un territoire arriéré qu’elle devra développer. Elle devra aussi diriger une population qui, dans son ensemble, n’a aucun sens de l’État qui est de fait vu comme un système de prédation.

    Je suis allé en vacances en Crimée : la situation politique et administrative y sont effrayantes. La Crimée est devenue l’Ukraine dans ses pratiques de corruption et de commerce au noir. Je ne dis pas que cela n’existe pas en Russie, mais cela a fortement diminué dans une pays où la fiscalité est tellement faible, que vous payez vos impôts sans douleur. Si vous jouez le jeu, ce n’est pas confiscatoire. Heureusement, c’est le système qui est en train de se mettre en place à Donetsk.

    Xavier Moreau (Conflits, 12 février 2020)

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  • Notre civilisation est en mal de héros...

    Le 5 février 2020, Élise Blaise recevait, sur TV libertés, Robert Redeker à l'occasion de la récente publication de son essai intitulé Les Sentinelles d'humanité (Desclée de Brouwer, 2020). Philosophe, Robert Redeker est notamment l'auteur de Egobody (Fayard, 2010), Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015), L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016) ou dernièrement L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017).

     

                                    

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  • Les juges contre la démocratie...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Anne-Marie Lepourhiet, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la montée en puissance des pouvoirs juridictionnels face à la souveraineté des États et à l’auto-détermination de leurs peuples. Anne-Marie Le Pourhiet est professeur de droit public à l’université Rennes-I et vice-président de l’Association française de droit constitutionnel.

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    Salvini devant les tribunaux: les juges contre la démocratie?

    FIGAROVOX.- Le Sénat italien, à la suite d’une demande d’un tribunal de Catane, a décidé de renvoyer en justice Matteo Salvini pour séquestration de migrants, celui-ci ayant bloqué un bateau de migrants au large de la Sicile lorsqu’il était ministre de l’intérieur. De telles mesures visant à limiter l’immigration clandestine sont pourtant soutenues par une majorité des Italiens. Cette décision révèle-t-elle un retournement du droit contre la volonté générale?

    Anne-Marie LE POURHIET: C’est beaucoup dire. S’il s’agissait d’un contentieux administratif tendant à faire admettre la responsabilité de l’État italien pour faute résultant de la violation du droit international humanitaire ou des normes européennes, on pourrait parler de conflit entre la démocratie et le droit. Mais ici, il s’agit de poursuites pénales visant la personne d’un ex-ministre de l’intérieur (et vice-président du Conseil) engagées sur le fondement du Code pénal italien pour «abus de pouvoir et séquestration de personnes», ce qui est pour le moins fantaisiste. C’est d’autant plus étonnant qu’un décret-loi (équivalent des ordonnances françaises) adopté en juin 2019 par le gouvernement Conte avait justement renforcé les pouvoirs du ministre de l’intérieur pour refuser l’entrée des navires de migrants dans les ports italiens. Ce n’est pas la première ni la dernière procédure de ce type engagée par des procureurs siciliens contre Matteo Salvini. Ce qui change c’est qu’à la faveur du renversement de coalition politique opéré l’été dernier, le Sénat a, cette fois, levé l’immunité, dans un revirement parfaitement cocasse digne de la commedia dell’arte où l’on voit les parlementaires «Cinq étoiles» voter exactement en février le contraire de ce qu’ils avaient voté en mars pour lâcher aujourd’hui le vice-président du gouvernement qu’ils soutenaient hier.

    Nous sommes davantage ici face à un phénomène de procureurs militants qui opèrent sur fond de querelles politiciennes incohérentes. On ne sait pas non plus s’il y a des ONG derrière les poursuites pénales du parquet de Catane, mais c’est assez probable, sachant que Salvini est évidemment la bête noire des militants pro-migrants.

    Ces pressions sont-elles particulièrement fortes sur la question migratoire? On se souvient du Pacte de Marrakech qui présentait les migrations comme des «facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable». Plus récemment, un collège d’experts a remis à Emmanuel Macron et au gouvernement un rapport appelant à amender une politique migratoire jugée trop restrictive...

    Il y a évidemment une pression idéologique très forte en Europe, dirigée contre le modèle wesphalien d’État-Nation et contre la protection qu’il suppose de la souveraineté et des frontières nationales. Les «valeurs» de l’Union européenne inscrites à l’article 2 du traité nous imposent la «tolérance», le respect des droits de l’homme «y compris des droits des personnes appartenant à des minorités» et surtout l’incontournable «non-discrimination» conçue comme une abolition de toutes les distinctions et hiérarchies, à commencer par celles qui séparent le national de l’étranger.

    Le rapport du Parlement européen du 4 juillet 2018 invitant à ouvrir une procédure de sanction contre la Hongrie pour violation des «valeurs» de l’Union contient trois pages consacrés aux «Droits fondamentaux des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés» mettant en cause notamment le législateur hongrois qui ne serait pas suffisamment accueillant ni pour les migrants ni pour les ONG qui les soutiennent. Comme par hasard, juste deux jours après la publication du rapport Sargentini, le Conseil constitutionnel français censurait une disposition législative réprimant l’aide aux migrants illégaux au nom d’un principe de fraternité universelle sorti de nulle part mais ressemblant comme deux gouttes d’eau au sans-frontiérisme dominant dans les institutions européennes et dans les ONG qui les influencent.

    Cette montée en puissance du pouvoir juridictionnel répond manifestement à une logique d’importation. D’où vient-elle historiquement?

    Elle est avant tout d’origine anglo-saxonne car la common law fait depuis toujours la part belle à la jurisprudence alors que le droit romain imprègne davantage le droit continental. Mais c’est évidemment la construction européenne qui est devenue l’élément moteur de ce gouvernement des juges puisque c’est sur leur servilité que repose entièrement le système de primauté des normes européennes sur le droit national. Or ces normes européennes véhiculent justement le modèle multiculturel nord-américain hyper-individualiste. C’est pour cela que la Hongrie et la Pologne, en particulier, sont dans le collimateur de l’Union au sujet du statut et de la composition de leurs tribunaux supérieurs. La commission européenne redoute que les pouvoirs polonais ou hongrois ne désignent des juges peu favorables aux normes européennes.

    Pire, ce sont les constitutions mêmes de ces États, c’est-à-dire leurs lois fondamentales souveraines qui sont critiquées et accusées de ne pas correspondre aux «valeurs» de l’Union. Le rapport Sargentini reproche ainsi à la Constitution hongroise de retenir, entre autres abominations, une «conception obsolète de la famille». De son côté, la France a eu le droit, en 2008, à un rapport hallucinant de l’«experte indépendante» du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Mme Gay McDougall, clouant au pilori le modèle républicain français jugé insuffisamment favorable aux droits des minorités et nous enjoignant de modifier la Constitution ou au moins son interprétation! La souveraineté des États et l’auto-détermination de leurs peuples n’existent plus pour les ONG et les institutions supranationales qu’elles manipulent.

    En quoi cette évolution s’inscrit-elle à rebours du modèle historique français?

    En France, la Révolution française, dans la continuité des monarques de l’Ancien régime, a fermement interdit aux juges de s’immiscer dans l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif. Le juge, chez nous, doit être la simple «bouche de la loi», elle-même votée par les citoyens ou leurs représentants, qui l’applique fidèlement et objectivement dans les litiges. La loi des 16 et 27 août 1790 dispose: «Les tribunaux ne pourront ni directement, ni indirectement, prendre part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture». Il s’agissait, bien entendu, d’empêcher des cours aristocratiques, réputées réactionnaires, de s’opposer à l’application de la loi «expression de la volonté générale» dans un nouveau régime qui se voulait démocratique. Le Code pénal de 1810 punit même de la dégradation civique le magistrat qui aura suspendu l’exécution d’une loi.

    Quand on voit aujourd’hui nos juges, nationaux comme européens, passer leur temps à écarter les lois françaises au motif que leur application porterait, selon leur appréciation toute subjective, une atteinte disproportionnée aux «droits» individuels, notamment ceux des migrants, on mesure l’inversion vertigineuse accomplie depuis le XVIIIe siècle. Contrairement à ce qui est généralement affirmé, ce gouvernement des juges est aux antipodes de la notion d’État de droit telle qu’elle a été conçue par les juristes allemands du XIXe siècle qui voulaient, au contraire, éliminer l’arbitraire des juges et des fonctionnaires.

    Anne-Marie Le Pourhiet, propos recueillis par Joachim Imad (Figaro Vox, 14 février 2020)

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  • Conversations avec Jean-François Gautier... (2)

    "Les conversations de Paul-Marie Couteaux" permettent de partir à la découverte d'une personnalité en évoquant avec elle ses passions, ses souvenirs et les éléments fondateurs de sa vie pour mieux comprendre son œuvre. Volontairement intimiste, "Les conversations de Paul-Marie Couteaux" sont filmées in situ, là où ces personnages hors du commun trouvent leurs forces et leur inspiration.

    Dans cette nouvelle série d'émissions, Paul-Marie Couteaux part à la rencontre de Jean-François Gautier, philosophe, musicologue et étiopathe, bien connu des lecteurs de la revue Éléments et auteur de plusieurs essais comme L’univers existe-t-il ? (Actes Sud, 1994) ou Le sens de l'histoire (Ellipses, 2013).

    La première partie de cette entretien est visible ici : Conversations avec Jean-François Gautier... (1)

     

                                     

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  • Le coronavirus, révélateur de la faillite à venir du mondialisme ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Lionel Rondouin à l'Institut Iliade et consacré à la fragilité de l'économie mondialisée face aux aléas, notamment sanitaires. Normalien, enseignant en classe préparatoire, Lionel Rondouin est spécialiste des questions de sécurité économique et a travaillé dans l'industrie.

     

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    Le coronavirus, révélateur de la faillite à venir du mondialisme ?

    Institut Iliade : Tout d’abord, et avant de parler de l’actualité, essayons de comprendre votre démarche. Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette question du SRAS et aux perturbations que des catastrophes naturelles ou sanitaires peuvent causer à l’économie du monde ?

    Lionel Rondouin : En réalité, je ne me suis pas intéressé au SRAS en 2003, c’est le SRAS qui est venu à moi…

    J’ai séjourné plus d’un mois en déplacement professionnel à Toronto puis à New-York pendant l’épidémie. Il y avait des malades au Canada et sur la côte Ouest des Etats-Unis, au sein des communautés chinoises.

    Le SRAS était en définitive moins grave que le coronavirus. Il était moins contagieux et — je vous le dis sans aucun cynisme, croyez-le bien — il était moins contagieux parce qu’il tuait plus vite. Mais ça, bien sûr, on ne peut le dire qu’avec le recul du temps.

    Toujours est-il que tout le monde paniquait parce qu’il y avait des morts sur le sol nord-américain.

    Et, surtout, j’ai constaté en lisant la presse quotidienne et en suivant les chaînes de télévision locales qu’une question revenait en boucle, l’approvisionnement en biens de consommation. En Amérique, on n’a plus d’industrie de jeans, de tee-shirts, de chemises, de baskets, on va se retrouver nus et pieds nus. Les grands centres de consommation populaires, les chaînes d’articles de décoration et d’équipement de la maison, vont se retrouver vides de marchandises,

    Les porte-conteneurs chargés de marchandises restaient bloqués dans les ports de Chine. Les voyages professionnels étaient annulés entre les fournisseurs chinois et les donneurs d’ordre nord-américains. Cela a duré quelques semaines, puis on s’est rendu compte que le virus ne résistait pas à l’air libre plus de trois heures. On a fait partir les bateaux vers l’Amérique, en sachant que la marchandise n’était pas contagieuse arrivée à Vancouver ou Los Angeles. L’épidémie elle-même s’est éteinte en Chine et on est revenu à « business as usual ».

    Et cela a suffi à attirer votre attention sur toute cette problématique…

    Non. Il a fallu deux autres expériences professionnelles.

    En 2011, je travaillais dans une société qui, entre autres, importait des marchandises du Japon. J’ai vécu à distance le tsunami et la catastrophe industrielle de Fukushima, et cela a retenti sur mes propres affaires en Europe. Au-delà des conséquences humaines, au-delà de l’anarchie totale et des conséquences sur l’économie locale, rupture des communications physiques et des télécommunications, mise à l’arrêt de toutes les centrales nucléaires, rupture de certains approvisionnements des clients étrangers, etc… je me suis interrogé sur la fragilité du système global de l’économie mondialisée.

    Il faut bien voir que le Japon et le monde ont eu de la chance en 2011. Fukushima est située très au Nord de Tokyo. Les routes qui passent près de la centrale nucléaire desservent des régions qui n’ont pas d’importance stratégique pour l’industrie japonaise et ses clients. Si le tsunami s’était déclenché quelque part au Sud entre Tokyo et Osaka devant une autre centrale nucléaire de bord de mer, le Japon ne serait plus une grande puissance économique.

    Et puis, autre expérience, j’ai travaillé dans l’industrie automobile chez un équipementier qui fournissait des pièces et des composants à tous les grands constructeurs de voitures et de camions, en Europe mais aussi au Japon. C’était dans les années 2000, l’époque de la grande délocalisation vers l’Europe de l’Est, la Turquie, l’Inde, la Chine. Et là, comme fournisseur, j’ai appris à connaître la logique contemporaine des achats industriels dans une économie globalisée, les circuits logistiques et leurs contraintes, leur efficacité et leur fragilité.

    Nous avons tous en tête les images de l’épidémie de coronavirus, les millions de personnes confinées chez elles, les rues désertes, les usines fermées. Pensez-vous vraiment que le coronavirus va affecter durablement l’économie de la Chine et va-t-il y avoir des conséquences sur l’économie du monde ?

    Oui, en 10, 20, 100 fois plus grand, en termes de retombées économiques locales et mondiales.

    En 2003, la Chine ne représentait que de 5 à 6% du PIB mondial. Aujourd’hui, trois fois plus.

    Et nous en sommes plus dépendants de la Chine qu’en 2003.

    Quelle est la situation en Chine qui justifie votre pessimisme ?

    Les ports de porte-conteneurs chinois sont à l’arrêt. Rien ne part de Shanghai, premier port du monde avec 120.000 équivalents/conteneurs de 20 pieds par jour en temps normal. Plus rien non plus de Shenzhen, troisième port du monde, avec 80.000 équivalents/conteneurs/jour.

    Et, en amont des ports, les usines d’assemblage (automobile, électro-ménager, électronique et télécom, etc.) et de fabrication (textile-habillement, chaussures, etc…) sont fermées sur une très vaste zone qui comprend en particulier Wuhan et Shenzhen.

    Les conséquences sur l’économie locale sont énormes. Si les usines de Ford, General Motors, Volkswagen, de tous les constructeurs étrangers et chinois, sont fermées, cela veut dire aussi que celles de leur sous-traitants et fournisseurs sont à l’arrêt.

    Le problème va être pire pour l’électronique et les matériels de téléphonie et d’informatique.. Apple a fermé ses sites de production en Chine.

    En amont et en aval des usines, l’industrie du transport, routier, ferroviaire, fluvial, maritime est dans le coma.

    Pas de production, mais pas de commercialisation non plus. Qui va acheter aujourd’hui une voiture en prenant le risque d’attraper la maladie dans une concession automobile ? Une robe dans un magasin ? On ne sort de chez soi que tous les deux jours, pour acheter de la nourriture et de l’eau en bouteilles à la supérette du coin.

    Oubliez les achats sur Internet, Ali Baba ne livre plus…

    Pour en venir aux conséquences sur nos économies occidentales, cela va donc affecter la rentabilité des filiales chinoises des groupes étrangers. Apple, Volkswagen, PSA, mais aussi des groupes de distribution comme LVMH vont devoir consolider dans leurs comptes mondiaux les pertes subies en Chine.

    Mais ce n’est que le commencement du problème…

    En quoi le « commencement » ?

    C’est là qu’on en arrive à la perturbation des chaînes logistiques internationales.

    Déjà, certaines chaînes de fabrication sont arrêtées à l’étranger, par manque de pièces et de composants qui ne sortent plus de Chine : à ce jour, Hyundai en Corée, Fiat-Chrysler en Europe, Honda au Japon. Je vais être gentil et ne pas donner de noms mais, à mon avis, cela va affecter un constructeur français, très, très vite…

    Cela paraît bête, mais il est difficile de commercialiser une voiture sans serrures de portières ou avec des serrures incomplètes s’il y manque une petite pièce métallique de trente grammes qu’on va chercher en Chine parce qu’elle coûte un centime de moins qu’en France ou en Roumanie.

    Et, pas de chance, entre-temps, en Europe, les fournisseurs alternatifs possibles de la petite pièce en question ont peut-être tous fermé à force d’être étranglés par leurs clients.

    Même s’il reste un fournisseur alternatif en Europe, si la pièce est une pièce de sécurité (soumise à des tests réglementaires ou contractuels), par exemple un cliquet de serrure ou un crochet de retenue de banquette arrière, il faut compter trois mois au moins entre la commande d’un prototype et l’homologation de sécurité de la pièce…

    Et puis, s’il existe encore un fournisseur alternatif en Europe, vous pensez bien que tous les constructeurs et équipementiers font en ce moment la queue devant son usine pour se disputer les rares capacités de production qu’il lui reste…

    Certaines sociétés sont moins suicidaires que les autres. Elles gèrent la sécurité de leurs approvisionnements. Pour la même pièce, elles ont deux fournisseurs, un extra-européen, un européen. Mais elles répartissent les quantités à produire entre les deux fournisseurs à raison de, par exemple, 70 % pour le non-européen, moins cher, et 30 % pour l’européen, qui est plus cher. La différence de prix de revient, c’est le prix de la sécurité. C’est bien vu en soi, mais le problème, c’est que si le Chinois ou l’Hindou ne livre plus, il n’est pas dit que l’européen ait la capacité de production, les machines et les hommes, pour faire la soudure. Donc il y aura quand même des problèmes.

    On n’est toujours pas sorti de l’auberge.

    Vous évoquez surtout l’industrie automobile. Avez-vous d’autres exemples ?

    Bien sûr ! Regardons l’industrie pharmaceutique. En ce moment, avec le coronavirus, c’est important, l’industrie pharmaceutique, n’est-ce pas ?

    Je n’ai pas trouvé les chiffres pour la France, mais, si on prend le cas des États-Unis, l’industrie pharmaceutique est dépendante des approvisionnements de la Chine à hauteur de 80 % en général, et cela monte à 97 % dans le domaine des antibiotiques.

    Cela veut dire que les États-Unis importent 80 %, soit des médicaments, des gélules, des pilules, des ampoules injectables déjà fabriquées et conditionnées en Chine, soit des molécules actives et des excipients en vrac qui sont utilisés pour fabriquer localement aux Etats-Unis les médicaments. Et 97 % pour les antibiotiques.

    Et, en ce moment-même, rien ne sort de Chine.

    Mais les antibiotiques n’ont pas d’utilité contre les maladies virales comme la grippe ou le coronavirus. Donc, ce n’est peut-être pas si grave que ça dans l’immédiat.

    Vous oubliez que le problème sanitaire majeur des États-Unis, c’est l’obésité et les maladies associées (maladies cardio-vasculaires, diabète, etc.), sans compter l’aspect sanitaire de ce que les Américains appellent « opiodemic », l’épidémie massive d’addiction aux drogues les plus variées, et qui supposent d’avoir des molécules de substitution. Et les États-Unis ne sont auto-suffisants qu’à hauteur de 20 % de leurs besoins dans ces domaines.

    En plus, admettons qu’il y ait localement, dans le Missouri ou le Nevada, une épidémie d’une maladie non pas virale mais bactérienne, comme la méningite. Qu’est-ce qui se passe si les hôpitaux sont en rupture d’antibiotiques ?

    Les gens vont mourir dans les hôpitaux.

    Et, du point de vue purement économique, une société pharmaceutique comme Merck ne va pas facturer de produits à partir des usines de sa filiale en Chine puisque les usines et les transports sont bloqués et, ne va pas facturer à partir de ses usines aux États-Unis par manque de matières premières pour fabriquer localement.

    C’est quand même ballot, dans les affaires, de ne pas pouvoir servir un marché affamé de produits…

    Pourquoi les États-Unis, et peut-être l’Europe, dépendent-ils à ce point de la Chine ?

    Parce que l’industrie pharmaceutique, dans sa phase finale, est une industrie très automatisée, mais les phases initiales sont consommatrices de main d’œuvre, donc très sensibles au coût horaire du travail. Pour ça, la Chine, c’est mieux.

    Bienvenue dans le monde moderne…

    Mais il y a des stocks, que ce soit dans l’industrie pharmaceutique comme dans l’industrie automobile.

    Arrêtez d’écouter BFM-Business, c’est mauvais pour les neurones. Il n’y a pas de stocks, nous sommes dans un monde du « zéro stock » et du « juste à temps ».

    Pourtant, on n’entend pas dire que les usines françaises soient perturbées ou que les magasins de vêtements ou de chaussures soient vides.

    C’est vrai. En ce moment, on vit sur les stocks.

    Mais vous venez de dire qu’il n’y a pas de stocks…

    Il y a des stocks, mais il n’y en aura peut-être plus d’ici quelques jours dans l’industrie et d’ici quelques semaines dans la distribution. Je m’explique.

    Une usine a toujours des stocks minimaux de pièces, de composants dans ses magasins. Selon les cas et le type de pièces, de deux jours à deux semaines. C’est là qu’on puise quotidiennement pour la fabrication.

    Le reste, ce sont les « stocks en transit » ou « stocks à la mer », programmés pour arriver progressivement, par petites pulsations. Ce sont les pièces ou les produits qui ont été fabriqués en Chine ou ailleurs, et qui ont été chargés sur les bateaux. Les bateaux ont appareillé et sont quelque part entre le port de départ et Le Havre ou Marseille. Tous les jours, il arrive encore des porte-conteneurs en provenance de Chine. Ce sont ceux qui ont quitté les ports chinois avant la fermeture du trafic. Cette mécanique est parfaitement huilée.

    En ajoutant les 18 jours – minimum – du trajet entre Shanghai et Le Havre, plus les 2 à 3 jours de dédouanement et de transport entre Le Havre et les entrepôts français, on a encore des pièces qui alimentent la production. Elles arrivent parce que ces bateaux ont quitté la Chine avant le blocage de Shanghai et de Shenzhen.

    Et après, qu’est-ce qu’on fait ?

    Et cela fait longtemps que les bateaux ne partent plus ?

    Aujourd’hui 10 février, cela fait, en gros, 10 jours pour Shanghai et 5 jours pour Shenzhen… Le compte à rebours est lancé.

    Mais l’épidémie de coronavirus finira bien par cesser. C’est le cas de toutes les épidémies, on le sait. Combien de temps faut-il pour revenir à la normale ?

    Bien sûr, toutes les épidémies disparaissent d’elles-mêmes, Dieu merci !

    Mais entre-temps, il y a des coûts, qui vont dépendre de la durée du phénomène en Chine. Or, nous n’avons pas encore d’estimation sur cette durée.

    Admettons que, par miracle, le nombre de contaminations s’arrête de croître et que, d’ici 15 jours, on ne constate plus de nouveaux cas.

    Mais on sait que certaines personnes apparemment « saines », asymptomatiques, peuvent être contagieuses.

    On laisse donc passer 15 jours supplémentaires, par mesure de précaution, avant de reprendre une vie économique à peu près normale et de rouvrir les usines, les transports locaux, les ports, les aéroports.etc. C’est un strict minimum.

    Donc, les usines rouvrent dans 15+15=30 jours.

    Le temps de trier les retards et les urgences industrielles (« urgences », sans jeu de mot), il faut au moins 3 à 4 jours pour relancer la production et expédier les premières pièces, en petites quantités, aux clients en arrêt de chaîne.

    Vu l’urgence, on décide de s’approvisionner par avion, en dépannage. Comptez 4 jours, d’usine chinoise à usine européenne, en transport local départ, transport avion (un jour), dédouanement et transport local à l’arrivée. On est à 30+4+4=38 jours d’arrêt.

    Et cela au prix de surcoûts de transport par rapport au coût normal du transport maritime. Donc, les clients européens perdent en productivité.

    Par transport maritime, en allant vite, on retrouve la situation normale à au moins 30+4+18 =52 jours plus les opérations d’embarquement, de dédouanement et de transport du Havre à l’usine. Disons 55 jours. Deux mois.

    Admettons encore qu’une chaîne de fabrication de voitures s’arrête aujourd’hui en France, faute d’une pièce « critique ». Encore une fois, pièce « critique » ne veut pas dire la boîte de vitesse ou le train avant ; ce peut être une petite pièce de sécurité cachée dans une serrure.

    Combien ça coûte au constructeur d’avoir une chaîne à l’arrêt ?

    Excusez-moi, mais je n’en ai aucune idée…

    Mes chiffres datent un peu, mais il faut compter 25.000 euros par heure. Cela a dû augmenter…

    C’est fou !

    Je ne vous le fait pas dire… Faites le calcul : 25.000 euros /heure x 2 x 8 = 400.000 euros/jour quand on travaille normalement en 2 x 8.

    Et ça, ce n’est que pour une seule chaîne de production, à un seul endroit sur un seul modèle.

    Imaginez le manque à gagner si cela touche 5 usines pendant 38 jours !

    D’accord, pour l’industrie européenne, cela peut-être grave mais tout à l’heure vous mentionnez les biens de consommation courante, les vêtements, les chaussures, l’électro-ménager. Qu’en est-il ?

    Honnêtement, je me soucie peu de l’avenir de Kiabi, de Darty et de la Halle aux Chaussures (pure méchanceté de ma part). Mais, si la crise sanitaire dure, le secteur de la distribution grand public risque être impacté lourdement par, tout simplement, manque de produits à la vente.

    Dans la distribution comme dans l’industrie, il faut plusieurs mois et des surcoûts considérables pour réformer en profondeur une stratégie d’approvisionnement.

    Les magasins se rattraperont plus tard, une fois réapprovisionnés.

    C’est vrai pour les achats raisonnés : un lave-linge, une paire de bottes de jardin. C’est faux pour les achats d’impulsion. On n’achète pas une petite robe ou une paire de ballerines parce qu’on en a besoin, mais parce qu’on les voit en rayon. Ces ventes-là, ça ne se « rattrape » pas.

    Donc les sociétés qui dépendent des approvisionnements chinois vont souffrir, d’accord. Mais ce sont les aléas des affaires et, d’après ce que vous nous dites, ce sera la conséquence de leurs décisions libres d’acteurs économiques. Si on n’a pas d’actions de ces sociétés en portefeuille, ça ne nous touche pas.

    Oh si ! Si la crise se prolonge, il y aura chômage partiel, fermetures de magasins, licenciements, etc.… Donc, in fine, ça va coûter de l’argent à la collectivité : soutiens financiers directs ou prêts aux secteurs affectés (cela a déjà été le cas pour le secteur automobile en 2008/2009) ; reports d’échéances fiscales et sociales pour les entreprises en difficulté de trésorerie ; coûts sociaux dus à la compensation du chômage partiel ou coût d’indemnisation des personnes licenciées ; etc. La liste est longue.

    Donc, c’est nous qui allons payer. Vous connaissez le dicton : privatisation des profits, socialisation des pertes.

    Tout va dépendre du degré de dépendance de tel ou tel secteur et de telle ou telle entreprise en particulier. Et bien entendu, l’alea majeur, c’est la durée de l’épidémie en Chine. Je ne fais que vous exposer le risque dans son principe. Et puis, même si l’épidémie de coronavirus s’apaise, la prochaine sera peut-être pire… Le problème de fond demeurera.

    Si ce risque se réalise, pensez-vous que cela amènera des changements de mentalité dans les entreprises ou des réflexions politiques sur cette dépendance ?

    Théoriquement, oui. Pratiquement, j’en doute, dans les circonstances présentes.
    Au niveau politique, quelques économistes et politiques vont bien poser publiquement le problème de notre dépendance stratégique au commerce international lointain. Mais, comme je l’évoquais au colloque, il faudrait accepter de remettre en cause la Bible : la théorie de Ricardo sur le caractère bienfaisant de la spécialisation croissante des économies nationales, et par voie de conséquence le libre-échangisme intégral des biens et des capitaux, la globalisation des échanges, le système financier.

    Cela supposerait aussi de rendre à l’État des prérogatives dans la définition de stratégies industrielles nationales, avec de vraies règles du jeu économique et surtout fiscal. Avec une vraie politique d’aménagement du territoire, avec des infrastructures et la ré-implantation d’industries sur l’ensemble du territoire, avec des PMI et ETI.

    Mais, quand on voit l’idéologie mondialiste de nos gouvernants français et européens, quand on se rappelle le traitement par Emmanuel Macron des ouvriers de GM&S, c’est mal parti… Vous vous souvenez de GM&S, cette usine d’équipement automobile de la Souterraine dans la Creuse, qui étaient en grève parce que l’actionnaire voulait fermer l’usine pour délocaliser la production ? On a besoin de centaines de GM&S en France.

    Macron a traité ces ouvriers de fainéants qui feraient mieux de chercher du boulot que d’ouvrir leur g…

    En effet, vu de Bercy, de l’Élysée, du siège de la Commission de Bruxelles, un emploi, c’est un emploi. C’est quantitatif, c’est interchangeable. Travailler au profit d’une filière industrielle, avec un savoir-faire, dans la ville où on a une maison et sa famille, ou travailler dans des services en faisant 150 km par jour en voiture pour faire le ménage dans les bureaux de la Préfecture en touchant un salaire de misère, c’est toujours travailler.

    Il n’y a aucune vision industrielle d’ensemble chez nos « élites » françaises. Ils ne savent pas ce qu’est l’industrie.

    Donc, en l’état actuel des forces politiques, je ne suis pas optimiste.

    Mais les entreprises n’ont pas forcément les mêmes « œillères » C’est peut-être d’elles que viendra une prise de conscience et une réaction.

    Théoriquement, oui, là aussi, mais… Si on prend du recul, et à grands traits, le capitalisme naît avec les grandes sociétés de commerce puis se développe avec la révolution industrielle. Ce sont des principalement des aventures personnelles ou familiales. Elles s’inscrivent dans la durée. On profite de son aisance, mais on réinvestit en permanence dans ce qui devient un patrimoine qui se transmet et fructifie, si Dieu veut, de génération en génération.

    Puis apparaît le modèle de la firme, industrielle ou commerciale. C’est encore souvent un modèle familial, mais ce peut être plus moderne sous la forme de sociétés par actions dont la souscription est publique. Mais la gestion de la firme reste encore régie par le long terme. C’est le modèle de Michelin ou du Bon Marché.

    C’est à ce moment-là que la science économique pose un principe fondamental que l’économie contemporaine a oublié.

    On dit souvent que le but ultime d’une entreprise et du capitalisme en général, c’est de faire du profit.

    C’est faux !

    La vocation d’une entreprise est de faire du profit, but intermédiaire, mais le but ultime, c’est de garantir la pérennité de l’entreprise. Le profit, c’est le moyen de garantir la pérennité.

    Et c’est ce principe que le capitalisme financiarisé actuel, ou capitalisme de troisième type, a détruit. C’est pour cela que le taux d’investissement baisse, par exemple.

    Selon vous, quel est le rapport avec notre problème de dépendance aux fournisseurs chinois et à la crise actuelle du coronavirus ?

    Le rapport est évident. L’entreprise contemporaine est régie par le court-terme le plus immédiat. Les sociétés cotées doivent verser des dividendes aux actionnaires, une fois par an en Europe, quatre fois par an aux États-Unis.

    Les dirigeants mercenaires sont donc tenus de dégager du cash, sans quoi ils sont révoqués par leurs actionnaires.

    En plus, ces dirigeants sont intéressés au cours de Bourse, à travers les primes et les stock-options. Au lieu d’arbitrer la répartition « raisonnable » des profits entre ce qui doit revenir à l’actionnaire (dividendes) et ce qui doit revenir à l’entreprise pour garantir sa pérennité (investissements), les dirigeants sacrifient la pérennité de l’entreprise à l’intérêt immédiat de l’actionnaire. La gestion des entreprises cotées, c’est le match de football truqué entre Valenciennes et l’Olympique de Marseille. L’actionnaire a acheté l’arbitre avec des stock-options…

    Non seulement on investit moins, mais il faut en permanence rogner sur les prix de revient des marchandises et des services, donc on délocalise à tout-va, quitte à prendre des risques stratégiques sur l’organisation des achats et donc des approvisionnements. D’où le recours à la Chine, même si on prend le risque de « planter » la boîte…

    Ce n’est pas grave puisque, généralement, les dirigeants ne restent pas plus de cinq ans à la tête d’une entreprise.

    D’où aussi la pression énorme de la hiérarchie sur la Direction des Achats. Faites baisser les coûts ! On se moque de a sécurité des approvisionnements (que pourtant on enseigne en Ecole de Commerce aux futurs acheteurs).

    J’ai connu un acheteur industriel qui a pris des risques sur l’approvisionnement d’une pièce en quittant un fournisseur français très fiable pour un fournisseur d’Europe de l’Est, et ce pour gagner quatre centimes à la pièce, avec une quantité d’environ 400.000 pièces à l’année. Bénéfice théorique de l’opération : 0,04 x 400.000 = 16.000 euros par an. L’acheteur a eu une prime.

    La deuxième année, il y a eu un petit problème. Les défauts de qualité ont occasionné une perte pour sa société de plus de 50.000 euros. Ce n’est pas grave, c’est la règle du jeu. L’acheteur n’a pas été sanctionné.

    En réalité, à travers les aléas possibles d’une crise sanitaire, nous assistons à la manifestation d’une crise systémique du modèle économique mondial contemporain et de la gouvernance des entreprises.

    Pour ce qui concerne la stratégie des approvisionnements, on n’a pas voulu tirer les leçons de la petite crise causée par le SRAS en 2003, ou de l’alerte du tsunami et de la catastrophe nucléaire de Fukushima.

    De toute façon, ce qui caractérise le capitalisme financiarisé global, c’est son incapacité à apprendre. Il n’y a pas de courbe d’expérience. Dans le domaine financier et bancaire, on n’a tiré aucune conséquence pratique de la crise de 2008. Pourquoi voulez-vous qu’il en aille autrement dans l’industrie et le commerce ?

    Au-delà de ce constat, quelle solution proposez vous pour l’Europe aujourd’hui ?

    La révolution ! Révolution politique d’abord, avec un État-stratège.

    Avec des règles draconiennes qui pénalisent les plus-values sur les stock-options. Par exemple, un impôt confiscatoire de 90 % sur les plus-values de stock options détenues depuis moins de cinq ans.

    Avec des droits de douanes élevés, non remboursables en cas de réexportation des marchandises, intégrées ou non.

    Avec des pénalités fiscales élevées sur les entreprises qui ne feraient pas évoluer en faveur des salariés la répartition de la valeur ajoutée. La part des salaires dans la VA diminue depuis trente ans. Ce qui fait la force d’une économie, c’est sa diversité, comme je l’avais mentionné au colloque. C’est aussi la, robustesse de son marché intérieur. Vous préférez le modèle allemand avec des millions de travailleurs pauvres ‑et de retraités pauvres – et un marché intérieur atone, parce que, ce qui compte, c’est l’excédent de la balance commerciale ?

    Révolution aussi, dans la gouvernance des entreprises. C’est un problème politique, en réalité. Les entreprises, qu’elles soient industrielles ou commerciales, se permettent des prises de risque énormes parce qu’elles se disent qu’in fine, en cas de problème, il y aura un « bail out », un sauvetage par le contribuable. Non ! Si une société fait faillite parce qu’elle s’est mise sous la dépendance de fournisseurs étrangers lointains, sans gérer le risque, sans le répartir dans l’espace, elle doit assumer. Cela suppose un changement de paradigme politique. Les entreprises suivront.

    Essayons cependant d’être optimiste… Si cette crise dure, ou si une autre crise plus grave se déclenche, est-ce que cela ne représente pas malgré tout des opportunités pour notre économie ?

    Oui, à court terme et moyen terme pour les industries qui ont survécu malgré et contre leurs clients. À plus long terme, il y a des opportunité énormes dans la relocalisation industrielle.

    Mais cela supposera des financements, et chacun sait que le système bancaire sait faire beaucoup de choses, à l’exception bien sûr de prêter aux entreprises. Il faudra un système nationalisé de financement des entreprises à naître ou existantes. C’est donc un problème politique.

    Cela supposera aussi une politique d’aménagement du territoire autre que celle que nous connaissons, un changement de paradigme fiscal, etc.

    Et puis, il faudrait qu’arrive au pouvoir une nouvelle classe politique et managériale qui connaisse la géographie. Les distances, c’est du temps de transport. Le temps et les distances, ce sont des coûts et des arbitrages entre rapidité (avion) et économie (bateau).

    Quand vous avez une prétendue élite qui ignore que le trajet Le Havre-Vancouver, c’est 45 jours de bateau, vous ne pouvez pas gérer le commerce international.

    Tout est donc affaire de culture générale, de compétences et de volonté politique. Au vu de nos dirigeants actuels, vous voyez bien que cela suppose une révolution.

    Lionel Rondouin (Institut Iliade, 11 février 2020)

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