Occident-Russie : un tango stratégique à haut risque
Danser le tango sur un volcan les yeux fermés, c'est grisant. Cela donne une illusion de puissance. Mais le tango est une danse où l'on ne peut tenir son partenaire à distance, encore moins le mépriser ou le sous-estimer, sans se prendre les pieds dans le tapis. Il faut sinon s'aimer, du moins se rapprocher assez pour avancer sans chuter.
L'Europe et, derrière elle, l'Amérique sont un peu dans cette situation. Elles croient encore mener la danse, mais humilient tant leur partenaire russe qu'elles vont faire advenir ce qu'elles redoutent. Une prophétie autoréalisatrice dramatique pour la paix et la sécurité mondiales. Notre indécrottable ethnocentrisme pourrait nous entraîner dans une surenchère diplomatico-militaire jusqu'au cratère incandescent de l'affrontement militaire sans autre issue qu'un affaiblissement stratégique durable de notre continent.
Incapables d'ouvrir les yeux sur nous-mêmes comme sur ce "Grand Russe" et son peuple enamouré d'un autre d'âge, qui heurtent notre conception de la modernité politique, on croit avoir enfin trouvé la parade en criant à la provocation et au complot. Selon l'Occident, les menaces de Vladimir Poutine ne traduisent pas la crispation croissante d'une puissance acculée qui montre les dents en attendant une main tendue pour baisser les babines. C'est la marque belliqueuse d'une volonté de puissance incompréhensible et intolérable. Interprétation confondante de simplisme et d'ignorance.
La stratégie du pire
Qui a provoqué qui ? Le grand méchant tsar Poutine ? L'Occident qui en veut à la Russie de vouloir survivre comme puissance globale ? Au point où l'on en est, il serait temps de faire preuve d'un minimum d'honnêteté intellectuelle et de dédramatiser la situation. Avant que les "jusqu'au-boutistes" locaux de chaque camp ne rendent le conflit incontrôlable et n'attisent les braises d'autres théâtres de confrontation globale avec Moscou où nous ne pouvons que perdre.
Le risque en effet n'est pas seulement de pousser la Russie à compliquer, en représailles, notre lutte contre le salafisme combattant en Orient, en Irak ou en Syrie. Elle aussi en souffre dans le Caucase, avec la réapparition opportune d'un sombre émir tchétchène qui promet de porter le feu sur son territoire. On en vient surtout à craindre que l'Europe et l'Amérique ne se laissent entraîner dans un conflit militaire direct contre la Russie. Au prétexte - seriné à nos oreilles naïves par certains dirigeants ukrainiens - que l'Ukraine constituerait l'ultime rempart de l'Occident et de l'Europe contre la "barbarie néo soviétique" ! La montée en gamme courroucée des capitales occidentales contre Moscou et les "appels à l'aide" de Kiev rappellent une autre stratégie du pire, celle des autorités de Sarajevo en 1991-1992, avec les résultats sanglants que l'on connaît...
Si le président P. Porochenko, oligarque pragmatique, paraît vouloir lancer la réforme du pays le plus corrompu d'Europe, son Premier ministre A. Iatseniouk s'affaire à répandre des bonbonnes d'huile sur le feu en bombardant les faubourgs des villes pro-russes ; en refusant de payer fonctionnaires et retraités des régions félonnes, consolidant ainsi la séparation politique et économique des populations orientales d'avec celles de l'ouest du pays ; en faisant de Kiev le nouveau hot spot pour les responsables de l'Otan en goguette ; en remettant les clefs des Finances ukrainiennes à une Américaine du Département d'État opportunément naturalisée, celles de l'Économie à un Lituanien, la réforme du système de santé à un Géorgien dont on peut imaginer les soutiens et les allégeances.
"La Russie éternelle"
Ce n'est plus un chiffon rouge, mais un grand drap cramoisi que l'on agite sous le nez de Moscou. Tout est fait pour que la situation dégénère, que Poutine perde son calme, que ses "proxys" locaux, réels ou autoproclamés, en profitent, que les marionnettes des deux camps s'affranchissent de leurs "animateurs" pour mettre le pays à feu et à sang. Tout cela dans un contexte de faillite imminente du pays et de sanctions qui affaiblissent durablement l'économie russe, donc poussent son chef à plus de rigidité et de contrôle sur sa population.
Un peuple qui l'adule dans son immense majorité. Pourquoi ? Vladimir Poutine lui propose de se vivre comme grand et incompris ; il l'appelle au sauvetage de la patrie et au sacrifice au nom d'une orthodoxie vivante jumelée au pouvoir politique. Il ne s'agit pas d'être pour ou contre cette alliance détonante et efficace. Poutine n'a pas besoin de notre accord ni qu'on vienne lui faire la leçon ou lui reprocher ses menaces de représailles dans l'affaire des Mistral. Il s'agit de comprendre que cette dimension sacrificielle du peuple russe constitue le socle d'un régime qui incarne la "Russie éternelle" - dont les cérémonies des Jeux de Sotchi ont donné une somptueuse métaphore -, la destinée glorieuse et souffrante d'un peuple différent par essence, qui doit survivre et trouver sa place dans le monde sans se soumettre.
Ce vécu collectif intense est le moteur d'une formidable résilience populaire, qui protège le régime de nos assauts et que nous serions bien inspirés de mesurer, car il impacte directement l'efficacité de toute "stratégie" dans cette crise. Crise vue par les Russes, même les plus simples, surtout les plus simples, comme symbolique de la lutte en cours pour la redéfinition des "valeurs" et principes structurants de l'Occident au sens large, dont, ne nous en déplaise, Moscou se considère comme l'un des piliers.
Un dogmatisme inopérant
Mais, à Paris du moins, on ne prend pas le chemin de la lucidité ou de la conciliation. On s'enkyste dans un dogmatisme inopérant, on croit pouvoir encore dire à Moscou que l'on n'est pas content, que Vladimir Poutine doit faire acte de repentance, se soumettre à nos desiderata, laisser l'Ukraine basculer dans notre camp, entrer dans l'UE et l'Otan ; qu'il doit abandonner ses populations russophones à notre influence bienveillante et renoncer à une quelconque ambition de préserver et/ou de restaurer sa sphère d'influence régionale ancienne, qui nous appartient désormais. Un point c'est tout.
Souhaitons que la récente rencontre-éclair de notre président avec le maître du Kremlin ne soit pas qu'un "coup" à visée politique interne, mais traduise une prise de conscience salutaire et durable, redonnant ainsi à notre pays une place de médiateur utile sur de multiples fronts de crise, à l'instar du rôle précieux joué par la France entre Moscou et Washington durant la guerre froide.
En matière internationale, savoir tendre la main à l'adversaire est toujours plus fécond que lui enfoncer la tête sous l'eau lorsqu'il se noie. Mais l'Occident n'a jamais eu le triomphe modeste, pas plus aujourd'hui qu'en 1991, lorsque, l'URSS décomposée, la Russie s'est enfoncée dans la déstructuration économique et politique sous notre patronage. On n'a rien appris de cette décennie que l'on a assimilée à une "victoire".
Dans l'affaire malheureuse des bâtiments de projection et de commandement (BPC), au lieu de gagner en crédibilité aux yeux de Moscou, de travailler la relation de confiance, on crie "au loup" tous les matins et on nourrit la défiance. On juge conforme aux intérêts nationaux et même européens de céder aux pressions américaines, polonaises et baltes (qui ne devraient pas faiblir avec la nomination de l'ancien Premier ministre polonais Donald Tusk à la présidence du Conseil européen, symbole éclatant de la mise sous tutelle de l'UE) et de renier la signature de la France en reportant sine die la livraison de nos bâtiments et en la soumettant au respect de l'accord de Minsk du 5 septembre, comme si son respect ne dépendait que de la seule Russie !
Le coup perdant-perdant
On dira que l'on ne pouvait pas faire moins que de surseoir à nos engagements d'État, que l'on devait cela à nos alliés. Ils se frottent les mains de notre naïveté et, comme en Iran, préparent les alternatives à nos manquements et préservent leurs relations commerciales avec Moscou - en obtenant, par exemple, l'exclusion du champ des sanctions des produits pétroliers et gaziers indispensables à l'économie allemande, ou des services financiers vitaux pour la City de Londres. Qui veut-on convaincre de notre fiabilité ? Les Russes, les Chinois, les Indiens, les Saoudiens, les Américains, les Européens ?
Paris a inventé un nouveau coup stratégique : le coup "perdant-perdant". Désormais, nos alliés sont convaincus de notre pusillanimité, nos adversaires de notre insignifiance stratégique, nos putatifs clients en matière d'armement de notre faiblesse commerciale et Moscou de notre incapacité à constituer un canal de médiation utile. Car la politique étrangère d'un État, même en nos temps cathodiques sans histoire ni mémoire, ne s'adresse pas à sa population, mais au reste du monde. Elle doit définir et suivre un cap, mettre en cohérence des objectifs stratégiques constants, envisager les rapports de force dans leur globalité, ne pas "saucissonner" artificiellement les problèmes, mais se donner les moyens d'une influence multicanal sur un maximum de théâtres de friction ou de conflit.
La bannière patriotique
Or la crise ukrainienne n'est que le témoin inquiétant de l'état de la relation douloureuse de la Russie à l'ensemble du monde occidental. Elle nous impose de comprendre (ce qui ne veut pas dire admettre ou partager) la problématique d'un État multinational et fédéral, la relation d'un peuple complexe avec son dirigeant qui heurte nos consciences amollies. Car, il faut l'admettre, seule l'Union européenne a renoncé à la puissance globale et l'a réduite à son expression économique et commerciale. Le reste du monde croit plus que jamais à la souveraineté, à la projection de puissance et éventuellement de forces, à l'affirmation d'une ambition collective, à la mise en ordre de marche de populations derrière une bannière pas forcément nationaliste, mais certainement patriotique. Ce n'est pas un mouvement fasciste ou anti-moderne, mais une réaction aux illusions destructrices d'une hyper-modernité individualiste et mercantile qui trahit l'idéal libéral démocratique qu'elle prétend incarner.
Quoi qu'il en soit, même si Washington et Pékin le déplorent, la multipolarisation à géométrie variable des centres de puissance du monde que revendique Moscou existe de fait, comme existe la lutte maladroite contre l'hégémonisme américain. La charge symbolique des postures martiales de Vladimir Poutine ne relève pas de la magie noire. Elle s'explique aisément.
Ce qu'est la Russie ?
Depuis la fin de la guerre froide, la Russie a fait face à un double défi unique au monde pour un empire : renoncer à sa vision d'elle-même comme pôle alternatif régionalement intégré de puissance et d'influence globale, et réformer en profondeur son système étatique et social pour le rapprocher des standards politiques et économiques occidentaux. Les difficultés rencontrées durant la décennie 1990 pour achever cette mutation colossale l'ont conduite à rechercher une voie nationale spécifique permettant d'échapper au démembrement social, au dépeçage de son économie et à l'effacement stratégique.
La question de "ce qu'est la Russie" (le vieil ideinost) demeure centrale pour l'unité nationale d'un pays immense au coeur d'un ensemble à la fois fédéral et multinational. De ce point de vue, la triade conservatrice tsar-peuple-orthodoxie soude l'identité russe en protégeant le peuple des ferments de dilution nés de l'ouverture des années 1990. Un conservatisme garant d'une continuité historique qui transcende en les synthétisant la période impériale, celle du socialisme et celle de la démocratisation post-1991.
La stabilité politique est dès lors vécue comme un atout et le changement comme un risque, même si la nostalgie d'un paradis soviétique perdu est essentiellement folklorique et ne signifie pas volonté d'un retour à l'âge communiste. Être à la fois différents et puissants, moderniser la tradition, trouver une forme russo-compatible du modèle démocratique : voilà la quadrature du cercle dans laquelle se débattent les dirigeants russes. Au lieu de les stigmatiser comme d'antédiluviens autocrates, l'Europe et la sécurité du monde ont tout à gagner à les aider à opérer cette délicate synthèse.
Caroline Galactéros (Le Point, 11 et 14 décembre 2014)