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  • Tranches de vie...

    Les éditions Dargaud viennent de rééditer en un volume unique les cinq tomes de la bande-dessinée de Gérard Lauzier, Tranches de vie, publiés initialement il y a plus de trente ans.

    Une excellente nouvelle que cette réédition car l'auteur avait disparu des rayonnages de librairie depuis longtemps. C'est la bd anar de droite par excellence, drôle, grinçante et cruelle. Au détour d'une soirée, d'une partouze ou d'un repas d'affaires, on y croise des soixante-huitards virant gauche caviar et des jeunes cadres dynamique de la droite avancée moderne et décrispée, bref les parents de nos bobos, bling-bling et autres hipsters d'aujourd'hui... Fric, cul, esbrouffe, psychanalyse et ethnomasochisme, c'est le panorama de la décennie 1975-1985, qui peut servir de complément en images du livre de Zemmour, Le suicide français (Albin Michel, 2014)... Bonne lecture !

     

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    " Lucide et corrosif, le trait et l'humour de Lauzier appuie là où ça fait rire. Attention, l'intégrale des Tranches de vie provoque grincements de dents et fous rires nerveux. Dans les pages de Pilote arriva un jour un auteur singulier. Détonnant dans un univers de gauchistes hirsutes, cet homme élégant croquait des cadres dépressifs, des intellectuels de gauche suffisants, des révolutionnaires pathétiques et des femmes… sublimes, seuls océans de lucidité dans un monde absurde. Lauzier avait quarante ans d'avance. Aujourd'hui d'une actualité brûlante, la lecture de ses Tranches de vie, outre les fous rires nerveux, est une thérapie contre la connerie contemporaine. Une lucidité décapante pour un portrait un vitriol de la société contemporaine : les cinq albums des Tranches de vie réunis dans une intégrale inédite. "

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  • Non, défendre la langue française n'est pas réac !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de Jacques Drillon, cueilli sur le site de l'Obs (ex-Nouvel Observateur) et consacré à la défense de la langue française... Jacques Drillon est journaliste dans la presse musicale, écrivain et linguiste.

     

     

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    Une du quotidien Libération en mai 2013 pour soutenir le projet de loi du ministre de l'enseignement supérieur destiné notamment à introduire l'enseignement en anglais à l'université...

     

    Non, défendre la langue française n'est pas réac !

    Il existe des rayons bio dans tous les hypermarchés, mais nous parlons une langue traitée à mort. Dans son livre «De quel amour blessée», le poète et essayiste Alain Borer institue la notion de «réchauffement linguistique»... C'est cela: nous cherchons à préserver notre eau, notre air, notre sol, nous voulons conserver notre modèle social, notre système de santé, le peu d'industrie qu'il nous reste, nous ravalons les façades d'immeubles, nous protégeons notre patrimoine, mais celui qui s'avise de défendre le français passe pour un barbon, un vieux ronchon hors course - et de droite, par-dessus le marché.

    C'est automatique. Au mieux, il passe pour un poseur, un fayot, un intello. Et pourtant, le français, ce que nous avons de plus précieux, se porte mal. Sa maladie est interne, elle est externe - dans les deux cas volontaire, provoquée, et même revendiquée. Et c'est le plus tragique. L'Etat nous y invite le plus souvent, et c'est le plus absurde.

    Méthodiquement, nous appauvrissons notre vocabulaire. Nous avions deux mots, nous n'en avons plus qu'un : nous avions homonyme (= de même nom) et éponyme (= qui donne son nom), nous n'avons plus qu'éponyme, qui paraît plus chic; nous tirons les conséquences, au lieu des conclusions, nous laissons proliférer les pléonasmes (préparer à l'avance, risque potentiel), nous répétons à la fois (il est à la fois beau, et à la fois riche) parce que nous ne réfléchissons plus à ce que nous disons; nous pervertissons la syntaxe, toujours dans le sens de l'appauvrissement: abuser une femme veut dire la flouer, abuser d'une femme veut dire la violer, et nous ne disons plus qu'abuser une femme (la violer).

    Ajoutons que cela fait suite à la quasi-suppression du verbe violer, lui-même proscrit, parce que trop précis - et nous avons appris à haïr la précision (on n'apprend plus à écrire en cursive, à l'école, mais en attaché). L'anglais y aide: nous avions déroulement, emploi du temps, délai, moment, synchronisation, minutage, nous n'avons plus qu'un seul mot, timing, qui les dit tous, donc aucun.

    Méthodiquement, nous distordons le lien entre écriture et prononciation, puisque nous accueillons les mots anglais sans les franciser dans leur orthographe et en les prononçant à l'anglaise, aïePhone, même s'ils sont français d'origine (entendu l'autre jour: «Il est pauvre comme djob.»). Nous cherchons à tout prix à intégrer les immigrés, mais leurs mots, eux, peuvent rester fichés dans le français sans qu'on en souffre le moins du monde. Nous faisons du communautarisme linguistique.

    Méthodiquement, nous raccourcissons les mots de plus de deux syllabes à coups d'apocopes qui laissent entendre que la rapidité vaut mieux que tout: le docu, le bénef, l'ordi, l'homo, l'info, à tout' ou encore le réac... Ne sommes-nous pas passés, ici même, du «Nouvel Observateur» à «l'Obs»? Nostra culpa. Le raccourcissement, multiplié par l'appauvrissement du vocabulaire, donne des résultats atroces, des images figées, des stéréotypes, comme dans le «langage SMS»: mdr (mort de rire), asv (âge sexe ville)...

    Méthodiquement, nous décourageons toute la créativité lexicale, ricanons des mots nouveaux (courriel, bogue), non parce qu'ils sont recommandés par les autorités, mais uniquement parce qu'ils sont d'apparence française: nous voulons faire perdre toute tonicité à notre langue, parce que c'est la nôtre.

    Et si nous l'encourageons, comme dans la féminisation des noms de titres et fonctions, c'est pour mieux oublier qu'il existait en français une classe de mots dits épicènes (des deux genres), comme un ou une enfant, un ou une secrétaire, un ou une cinéaste, et qu'il suffisait de l'élargir à professeur, auteur, chef sans aller jusqu'aux barbarismes que sont professeure, auteure, cheffe... L'impayable féministe Geneviève Fraisse n'a-t-elle pas parlé des «sans-papières» d'Amsterdam?

    Que le niveau d'orthographe des élèves ait baissé, plus personne ne le conteste (c'est vrai des élèves, c'est vrai des professeurs). Mais la nouveauté est que la faute ne touche plus la seule orthographe d'usage: les pratiques ont toujours un peu flotté sur ces questions, sans qu'on ait à s'en offusquer: combien d'r à embarrasser? quel est le genre du mot écritoire?

    Le français est aussi un jeu de société très prisé, et parfois difficile; non, la faute nouvelle concerne la nature grammaticale des mots, la différence qu'on établit entre un verbe et une préposition, entre un adjectif et un article: je mais mon manteau, je m'est mon manteau... Cette confusion est infiniment plus grave, plus profonde, justement parce qu'il s'agit d'une confusion, non d'une erreur.

    Que la nature des mots ne soit plus fixée, que la construction des verbes soit laissée au hasard, l'emploi des temps anarchique, et c'est toute la logique grammaticale qui s'effondre comme un pan de falaise. Que l'oral et l'écrit divorcent (une part de bri, une règle de gramaire, deux heuros), et c'est un autre pan qui s'écroule.

    Que des hommes politiques (le «care» de Martine Aubry !) ne parlent bien qu'une seule langue, la langue de bois, et c'est encore un pan de moins.

    Que les organismes publics matraquent des fautes cent fois par jour, et c'est la noyade. La SNCF s'excuse «pour la gêne occasionnée», sans complément d'agent (occasionnée par), et vous recommande: «Assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le train» (au lieu de que vous n'avez). La langue est un lien multiple, mais elle est elle-même faite de liens, elle est une construction compliquée, un appareil fragile dont chaque constituant est indispensable à l'équilibre général.

    Et nous nous y prenons toujours de travers. Mauvais choix, stratégies inefficaces, lois inapplicables et/ou inappliquées. Prenons le cas de l'anglais.

    L'Etat s'est montré ferme à cet égard en une première occasion: en 1539, dans l'ordonnance de Villers-Cotterêts, qui instituait le français, aux dépens du latin, comme seule langue dans les documents publics (administration, justice) - loi toujours en vigueur. Une deuxième fois, en 1975, en stipulant:

    Une troisième fois, par la loi Toubon (1994), qui précisait la précédente et visait à donner au consommateur et au citoyen le droit de recevoir toute information utile en français (contrats, modes d'emploi, garanties...). Elle rappelait de surcroît l'article II de la Constitution: «La langue de la République est le français.»

    Mais personne ne sait ce que c'est que la République. En sorte que le Conseil constitutionnel, qui devrait le savoir davantage, eut beau jeu de trancher dans le vif de cette loi, et même, pourrait-on dire, de la châtrer, au nom de la liberté d'expression, qui a parfois bon dos. Furent exclues du champ de son application la publicité, la télévision, la radio. Ne restait plus que le «service public», pas mieux cerné que la République.

    Et puis, plus récemment, la loi Fioraso, votée en 2013 par une petite trentaine de députés, autorise les enseignements en langue étrangère (= anglaise), une première depuis Villers-Cotterêts. Et «le Quotidien du peuple» chinois s'étonne: «En formant ses élites en anglais, la France envoie un mauvais signal aux pays francophones.»

    Pendant ce temps-là, pendant ces allers-retours, ces ordres et contrordres, l'anglo-américain imbibe toutes les couches du sol linguistique français comme le nitrate breton. Certes, la langue évolue, nul ne le nie, encore qu'on comprenne toujours La Fontaine et Ronsard, mais peut-être faudrait-il lui éviter d'arriver en phase terminale.

    L'anglais est le symbole d'une société «ouverte à l'autre» (l'autre, c'est l'Américain), qui suit son temps et l'évolution technique (ils disent «technologique»). Bref, d'une société «moderne». Fausse modernité, modernité de province. Jeunesse de vieux. Ce qu'était Paris à la province, l'Amérique l'est devenue à la France. C'est la même pensée de Formica, qui somnole après le boeuf en daube, rideau de fer tiré, le dimanche après-midi, sur le magasin Au Bon Chic parisien.

    Les mots anglais, c'est plus coule, c'est plus feune, c'est pas comme chez nous. On a l'air moins bête en commandant en anglais, chez Quick, un pepper crazy chicken: comment le faire en français sans rougir?

    L'anglais est aussi un voile pudique jeté sur la stupidité: voilà une pensée retendue, botoxée jusqu'aux oreilles, une pensée de jeunes nés vieillards. Cela vous attire le chaland, une enseigne en anglais, cela brille dans les esprits. Optic 2000, c'est quand même plus vivant qu'Optique 2000, non? Vivant, mais si tarte, et qui date d'une époque où l'an 2000 était encore loin devant !

    Quand arrive ici une troupe de danse japonaise, et qu'il faut mettre son nom sur l'affiche, on le traduit en anglais. Pourquoi ? Nous n'osons même plus être banals, nous ne disons plus à bientôt, mais see you soon. Nous irons bientôt acheter nos lunettes chez Affleloo.

    Honte d'être ce qu'on est, haine de ce qu'on est. Empressement devant tout mot qui permet de se faire remarquer, comme dans une loge d'Opéra, parmi ceux qui sont au courant les premiers. La soif d'anglais est un simulacre, donc une illusion. Elle s'arbore comme ces marques, apposées visiblement sur les vêtements pour faire croire qu'on est autre. Ou pour faire croire qu'on est riche, alors qu'on vit dans un taudis.

    La soif d'anglais, c'est le syndrome du crocodile, cousu sur les polos des banlieusards ou les chemisettes des bourgeois, et qui signifie seulement: vêtement cher. En être ou ne pas en être, là est la question. Voyez la hâte piteuse avec laquelle nous avons dit Beijing pour Pékin. Comme nous aimons perdre ! Comme nous aimons notre servitude ! Quelle fierté nous tirons de notre propre abaissement ! Comme elle était heureuse, Christine Ockrent, de pouvoir interroger en anglais Shimon Peres, qui parle parfaitement le français ! Quelle impatience dans l'humiliation !

    Car enfin, pourquoi disons-nous c'est un peu short ou j'ai dispatché le job? Que disons-nous de plus qu'avec c'est un peu court, ouj'ai réparti le travail? Dans son livre magnifique, violent, précis, impitoyable, Alain Borer cite le secrétaire de Marguerite de Navarre: «On n'a jamais écrit aucune chose en autres langues qui ne se puisse bien dire en celle-ci.»

    C'était en 1545... Et aujourd'hui, on se rappelle le premier discours de Giscard d'Estaing président, qui était en anglais (si on peut appeler ça de l'anglais), et l'on se rappelle aussi qu'en se félicitant de nos derniers prix Nobel, Manuel Valls, qui par ailleurs se ridiculise avec son anglais d'école primaire, a cru faire « un pied de nez au «french bashing"», sans comprendre qu'en utilisant ce terme, il confirmait le french bashing, il en faisait lui-même, du french bashing, il se tirait une balle dans le pied. Et dans le nôtre.

    La vraie modernité est celle des prises de conscience. Nous sommes à l'âge des conséquences, des effets pervers, et de leur prise en compte vigoureuse. On ne peut plus vivre comme avant, lorsqu'on consommait vingt litres aux cent. Cette époque est révolue. Il n'y a plus que les bourges inconscients et satisfaits de l'être pour rouler en 4×4 dans le Marais.

    Nous avons fait notre plein d'incurie, de laisser-aller, d'ultralibéralisme; le temps est venu de réagir, de contrôler notre consommation d'anglais. Faute de quoi nous ne serons plus nous-mêmes, et notre place dans le monde, intellectuelle, économique, politique, se réduira à celle du foie gras et du champagne - qui pèsent peu face au limited edition burger. D'autant que nous parlerons toujours moins bien l'anglais que nos maîtres américains, et que cette infériorité se paie.

    Méditons ce fait : au Japon, où la concurrence n'existe plus, Amazon fait payer le port de ses envois. S'il est quasi gratuit ici, c'est que les libraires existent encore, que nous résistons, et qu'on nous courtise. Or, tandis que huit Tibétains s'immolent par le feu pour défendre leur langue, le ministère des Affaires étrangères («gardien de la francophonie», rappelle Borer) appose une grande affiche publicitaire pour l'A380: «France is in the air.»

    Borer cite de Gaulle : «Il y a d'autres peuples qui veulent nous interdire de parler notre langue», et rappelle que le film français qui se fait couronner aux Etats-Unis est un film muet (titré en anglais tout de même: The Artist); que le groupe français qui a remporté tous les prix est Daft Punk, dont les musiciens ne disent ni ne chantent un mot de français, pour un album intitulé Random Access Memories.

    Le Maître ne récompense que ses fidèles sujets. Le Maître fait mine d'ignorer que 63% de son vocabulaire est d'origine française. L'ancien maître du Maître, George W. Bush, a dit pour fustiger notre passivité: «The problem with the French is that they don't have a word for entrepreneur.» Pardon, c'est intraduisible - mais savoureux.

    Si l'on arpente un boulevard parisien, on constate qu'une enseigne sur trois est rédigée en anglais : Al Shoes, Choco Story, Carrefour City; les cafés vous proposent de consommer pour moins cher aux happy hours (le bistrot conquis par l'économie de marché). Les titres de films, de séries télévisées, ne sont plus jamais traduits, mais «Euronews», «Money drop», «Teleshopping», «Anarchy», «WorkinGirls», «Hero Corp» sont des productions françaises...

    Peut-être pourrions-nous (disons la chose en bon français) arrêter de déconner? Cet effondrement est le meilleur moteur de l'asservissement, car il a trouvé le moyen de se faire appeler progrès: une tricherie dans les termes, signature habituelle du totalitarisme en train de s'instituer.

    Jacques Drillon (L'Observateur, 30 novembre 2014)

    De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française,
    par Alain Borer, Gallimard, 352 pages, 22,50 euros.

    PS : Que faire ?

    La restauration d'un français sain, fort et moderne, passera par l'école, pour les bases orthographiques et syntaxiques, et par la presse et la publicité, pour la formation continue...

    Le Québec, petite province en état de siège linguistique, a pris des mesures extrêmement efficaces (dans sa Charte, connue sous le nom de loi 101), quoique peu coercitives. Elles sont principalement préventives: par exemple, un magasin doit faire agréer son nom par une commission. «La plupart du temps, en cas de litige, nous discutons. Mais cela peut parfois aller jusqu'au tribunal», rapporte Jean-Pierre Blanc, porte-parole de l'Office québécois de la Langue française.

    En France, nous ne sommes plus en état de siège, puisque le cheval de Troie est entré depuis longtemps dans nos murs, et que nous sommes aux petits soins pour lui. La lutte sera donc sauvage. Bien entendu, le gouvernement et les services publics sont tenus d'être irréprochables, de respecter et de faire respecter les lois existantes. Mais la presse, la publicité et la télévision doivent, d'elles-mêmes, spontanément, leur emboîter le pas. Epaulés ou non par la loi.

    Si le président de France Télévisions ou le directeur d'Europe 1 dit: «A partir de maintenant, nous parlons français, nous ne dirons plus à l'antenne qu'un groupe a publié son disque sur le label Universal, mais chez Universal», le personnel obéira. On a vu à quelle vitesse, en quelques jours, Radio-France est passée d'Etat islamique, qui voudrait se travestir en Etat, à Groupe Etat islamique: la consigne a été comprise.

    De même qu'on éteint la lumière en sortant et qu'on ferme le robinet pendant qu'on se brosse les dents, on peut dire facilement équipe et non plus team, groupe et non plus pool. Nous devrons le faire seuls.

    Nous n'avons guère à attendre de l'Académie française, dont le pouvoir est asymptotique, qui n'est formée ni de linguistes, ni de lexicographes, et ne peut que se lamenter de la fuite du temps, de ce temps où il fallait un décret du roi pour admettre que, oui, le sang circule dans les vaisseaux sanguins. Mais la Délégation générale à la Langue française (Franceterme.culture.fr) propose des équivalents, souvent excellents, à tous les nouveaux mots anglais réputés intraduisibles.

    En attendant, commençons par ne pas traduire en anglais ce qui existe en français.

    J. Dr.

     

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  • La dimension stratégique et géopolitique de la criminologie...

    Les éditions Eska viennent de publier un essai de Xavier Raufer intitulé Criminologie - La dimension stratégique et géopolitique. Criminologue, enseignant à l'université de Paris II, Xavier Raufer a récemment publié Les nouveaux dangers planétaires - Chaos mondial, décèlement précoce (Editions du CNRS, 2009) et Géopolitique de la mondialisation criminelle - La face obscure de la mondialisation (PUF, 2013).

     

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    " Loin des faits et données étriqués, bornés par des idéologies caduques au seul territoire national, ce livre explore et éclaire ce qu'il y a devant nous, plus loin sur la route.

    Aux diverses échelles concernées, on analyse dans cet ouvrage :

    - MONDE - Le cadre mondialisé dans lequel grouille et s'agite la criminalité mondiale : l'Europe, les grands réseaux des trafics illicites : êtres humains, stupéfiants, armes, etc.

    - MONDE encore - Les bouleversements immenses qui s'amorcent en matière de consommation de stupéfiants, de terrorisme, etc. ; à l'issue desquels la "planète criminelle" sera transformée de part en part.

    - NATION - des échecs majeurs dans l'ordre social ("politique de la ville") ayant conduit à la présente criminalisation de nombreux quartiers et cités,

    - MÉDIAS - les complexes rapports entre la société de l'information et le réel criminel, et les nuisibles répercutions de ces difficultés sur la société humaine.

    A qui s'intéresse aux rapports entre criminalité, terrorisme  et mondialisation ; ce, en France, en Europe et dans le monde ; aux réactions des médias face aux dangers et menaces du monde qui émerge, ce livre apporte une vision - et des réponses. "

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  • "Ne pas livrer les Mistral aux Russes ravit les paléo-atlantistes"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Olivier Zajec à l'hebdomadaire Marianne et consacré à l'affaire de la vente des deux bâtiments de projection et de commandement de type Mistral à la Russie. Olivier Zajec est maître de conférences en science politique à l'université de Lyon 3 et a notamment publié La nouvelle impuissance américaine - Essai sur dix années d'autodissolution stratégique (Editions de l’œuvre, 2011).

     

     

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    "Ne pas livrer les Mistral aux Russes ravit les paléo-atlantistes"

    Marianne : La France a suspendu sine die la livraison du Mistral « Vladivostok » à la Russie. Que vous inspire cette décision et quelles seraient selon vous les conséquences stratégiques et économiques d’une non-livraison de ces bateaux ?
    Olivier Zajec* : Je suis en faveur de la livraison de ce bâtiment, et j’ai peur que le report décidé le 25 novembre ne soit à la fois impolitique, masochiste et décrédibilisant. Impolitique, car nous avons intérêt, sur le long terme, à une relation plus adulte avec la Russie, et ce n’est pas en reniant notre parole que nous y parviendrons.  Masochiste, car nous fragilisons notre industrie de défense, l’un de nos atouts les plus solides sur le plan industriel. Décrédibilisant, car la valeur ajoutée de l’offre française d’armement sur le marché export réside justement dans une alternative à la vassalisation technologique et normative américaine. C’est ce que recherche un client comme l’Inde. Avec cette décision qui ravit les paléo-atlantistes, nous manifestons notre soumission à des postures stratégiques qui ne servent pas nos intérêts (et je ne parle pas seulement de la France, mais de l’Europe). Livrer le Mistral n’empêcherait nullement la France de jouer son rôle dans la crise en cours en Ukraine, qui doit absolument être dénouée. Tout au contraire, en réalité, car cette manifestation d’indépendance lui conférerait le rôle de tiers, ce qui lui permettrait d’arbitrer le pugilat grotesque qui oppose les nostalgiques de l’URSS que l’on rencontre parfois au Kremlin, et les hystériques russophobes qui semblent avoir pris l’ascendant à l’OTAN. Notons tout de même que beaucoup de ceux qui s’élèvent contre cette vente sont les mêmes qui dansaient de joie lors de l’entrée des Américains dans Bagdad en 2003. À défaut d’autres qualités, il faut leur reconnaître une certaine constance dans l’aveuglement. 

    Comment évaluez-vous les conséquences d’une brouille avec Moscou notamment en ce qui concerne les négociations avec l’Iran ou sur la Syrie ?
     Moscou est un acteur incontournable du jeu moyen-oriental, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette. M. François Hollande, étant donné la complexité du puzzle régional et suivant l’impulsion américaine, est en passe, bon gré mal gré, de se convertir au réalisme sur le dossier iranien, ce qui était hors de question il y a encore peu de temps. Puisque cette lucidité bienvenue s’applique désormais vis-à-vis de Téhéran, qui redevient un interlocuteur, pourquoi ne pas l’appliquer – même provisoirement – à Damas, étant donné la nature de l’adversaire commun ? Bachar el-Assad n’est pas la menace immédiate. La fourniture d’armes aux islamistes syriens fut une faute majeure de notre diplomatie. Agir stratégiquement, c’est aussi hiérarchiser les priorités et coordonner les fronts : que se passerait-il si le régime syrien s’effondrait aujourd’hui ? Il suffit d’observer la Libye post-kadhafiste pour le comprendre. L’intervention militaire peut être une solution, il ne faut jamais l’exclure a priori. Mais à condition qu’elle ne perde jamais de vue le contexte de l’engagement. « Frapper » n’est pas une fin en soi, mais seulement le préalable ponctuel et maîtrisé d’un nouvel équilibre instable des forces politiques. L’État islamique n’est pas sorti tout armé des enfers du soi-disant « terrorisme global ». Ce n’est pas un phénomène de génération spontanée. Il est comptable d’une histoire longue qui plonge ses racines dans l’échec du nationalisme laïc arabe. Cet échec a des causes internes, à commencer par la haine qui sépare Sunnites et Chiites, et les réflexes claniques des élites arabes. Mais aussi des causes externes, en particulier l’incroyable légèreté avec laquelle certaines puissances (et d’abord les États-Unis) ont, depuis des décennies, détruit les fragiles équilibres de la région en jouant l’obscurantisme pétro-rentier contre l’autoritarisme laïc, et le wahhabisme contre la puissance iranienne. Les Occidentaux, de ce point de vue, ont aussi besoin de Moscou pour parvenir à une solution sur place, qui prenne en compte l’intérêt de tous les acteurs.

    Pourtant lors du récent G20 de Brisbane, Poutine a été à l’unanimité, par les médias comme les politiques, présenté comme « isolé » sur la scène internationale...
    « Si tout le monde pense la même chose, c’est que quelqu’un ne pense pas ». Cet unanimisme, sur un sujet aussi complexe, n’est certainement pas un très bon signe pour la pensée stratégique et politique française. Vladimir Poutine est moins isolé sur la scène mondiale que François Hollande sur la scène européenne. Tout est question de focale, d’échelles d’analyse, et en l’occurrence, c’est une myopie persistante qui caractérise le commentaire journalistique occidental.

    Lors du dernier sommet de l’APEC (un forum de coopération économique dans la région Asie-Pacifique, ndlr), Moscou et Pékin ont eu, de leur côté,  plaisir à mettre en scène leur rapprochement entre « isolés » de la scène internationale. Ce rapprochement est-il viable et peut-il marquer un changement majeur dans les équilibres internationaux ?

     Très certainement. Mais il ne faut surtout pas surestimer ce rapprochement. Pékin et Moscou se méfient l’un de l’autre. Cependant, sur ce sujet comme sur d’autres (politique spatiale, énergie, défense du principe de non-ingérence dans les relations internationales), Russes et Chinois semblent poussés les uns vers les autres par un certain unilatéralisme moraliste occidental. 

    Beaucoup de commentateurs considèrent que l’objectif de Poutine est de reconstituer un empire soviétique. On retrouve également tout un discours sur les supposés « réflexes de guerre froide de la Russie ». Comment percevez-vous l’agitation de ce spectre d’une nouvelle guerre froide  ? 
    J’y discerne le signe que le logiciel de certains experts est resté bloqué en 1984, et que leur appréhension diplomatique est celle qui prévalait sous Ronald Reagan. Les saillies de M. John McCain sont typiques de ce blocage générationnel : « Nous devons nous réarmer moralement et intellectuellement, dit-il, pour empêcher que les ténèbres du monde de M. Poutine ne s’abattent davantage sur l’humanité. » Sans nier la vigueur des réactions russes en Ukraine, il faut remettre les choses dans leur contexte, car cette crise procède d’éléments de nature différente : la profonde corruption des élites ukrainiennes, pro et antirusses confondus ; l’extension ininterrompue de l’OTAN aux marges de la Russie, depuis plus de vingt ans, alors que la main tendue s’imposait ; la méfiance atavique des Baltes et des Polonais vis-à-vis de Moscou, qui ne cesserait que si les Russes rentraient dans l’OTAN (et encore n’est-ce pas sûr) ; enfin, la propension américaine à jouer sur les divisions européennes. La France et l’Allemagne, qui ont tout à gagner à une relation apaisée avec la Russie, sont les premiers perdants du mauvais remake de John le Carré auquel nous assistons. 

    Que pensez-vous justement de l’absence totale d’identité stratégique de l’Europe, sinon l’alignement aveugle sur Washington ?
    Je crois sincèrement que les mots ont un sens. Il n’y a pas, en l’état, d’identité « stratégique » de l’Europe. Nous apportons simplement un appui tactique ponctuel à des opérations relevant d’une stratégie américaine, qui a intérêt à ce que l’Europe demeure un objet et non un sujet des relations internationales. Cette tutelle prolongée sur des alliés tétanisés permet à Washington de masquer sa propre perte d’auctoritas au niveau mondial. Plus généralement, les démocraties « occidentales » semblent s’ingénier à se placer dans le temps court du spasme moral, et non dans le temps long de la stratégie. S’il en était autrement, nos décisions sur les dossiers ukrainien, irakien, syrien, libyen et iranien auraient pris une autre tournure, moins tonitruante et plus réaliste. Pour avoir une stratégie, il faut avoir une conscience politique. L’Europe prise dans son ensemble n’en a pas, malheureusement. La France, elle, qui a la chance de disposer d’une armée extrêmement professionnelle malgré des budgets en baisse constante, a prouvé au Mali en 2013 et en Côte-d’Ivoire en 2002 qu’elle pouvait agir avec efficacité. Et qu’elle pouvait donc encore avoir une stratégie. Ce sont ces modèles, mesurés et dépourvus d’hubris, qu’il faut considérer en priorité.

    Olivier Zajec, propos recueillis par Régis Soubrouillard (Marianne, 1er décembre 2014)

     

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  • Renverser nos manières de penser ?...

    Les éditions Mille et une nuits viennent de publier dans leur collection de poche un livre d'entretien avec Serge Latouche intitulé Renverser nos manières de penser - Métanoïa pour le temps présent. Principal penseur français de la décroissance, Serge Latouche est l'auteur de nombreux essais importants comme La Mégamachine (La découverte, 1995), Le Pari de la décroissance (Fayard, 2006) et Sortir de la société de consommation (Les liens qui libèrent, 2010). Il a également publié Décoloniser l'imaginaire (Parangon, 2011), Chroniques d'un objecteur de croissance (Sang de la terre, 2012) ou Bon pour la casse (Les Liens qui Libèrent, 2012).

    Serge Latouche a récemment donné à Arnaud Naudin, pour Novopress, un entretien que vous pouvez consulter : « La décroissance n'a pas à se situer sur l'échiquier politique »

     

     

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    " « Jetant un regard rétrospectif sur mon parcours intellectuel, autour d’un objet envahissant et problématique, l’économie, il m’apparaît que mes efforts ont visé à produire ce que les Grecs appelaient une metanoïa, c’est-à-dire un renversement de la pensée. Aujourd’hui, il nous faut renverser nos manières de penser. Parce que le monde n’est plus vivable ainsi, que nous le savons mais restons pris dans les schémas capitalistes et productivistes, il nous faut réinventer notre imaginaire pour trouver une nouvelle perspective existentielle. Qui passera par l’après-développement, la décroissance et l’éco-socialisme. » "

     

     

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  • Il n'y a de solution qu'à la condition de sortir du système

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur le site italien L'Antidiplomatico et consacré à la crise qui continue à sévir en Europe...

     

    Il n’y a pas de solution qu’à la condition de sortir du système. Alain de Benoist

     

     
     

    Il n'y a de solution qu'à la condition de sortir du système

    - Dans votre livre paru en italien sous le titre La fine della sovranità (Arianna, 2014), vous écrivez que la crise actuelle du capitalisme, qui a commencé avec la faillite de la Lehman Brothers, est une crise "structurelle". D'après vous, personne ne trouvera de solutions à la question du fait qu'il n'existe pas de mécanisme qui permette d'en sortir. Vu où en est la situation, la seule solution est celle que vous appelez un « nouveau commencement ». Qu'entendez-vous par là ?

    Je parle de crise « structurelle » (par opposition aux crises de nature purement conjoncturelle) parce que le système capitaliste dans son ensemble est aujourd’hui confronté à de graves perspectives de dévalorisation de la valeur du capital, que le passage d’un capitalisme principalement industriel à un capitalisme principalement spéculatif et financier ne parvient pas à masquer. Au lendemain de l’affaire des subprimes, qui a éclaté aux Etats-Unis en 2008, avant de s’étendre au monde entier, les Etats sont par ailleurs venus au secours des banques et des fonds de pension en leur apportant des milliards de dollars. Pour cela, ils ont choisi de s’endetter massivement auprès des marchés financiers, c’est-à-dire du secteur privé, alors qu’ils étaient déjà pour la plupart confrontés à des déficits budgétaires importants. Après quoi ils ont mis en œuvre des politiques d’austérité insupportables, en s’imaginant à tort qu’ils allaient ainsi pouvoir rétablir l’équilibre. Rien de tout cela ne s’est produit. La politique de la dette a aujourd’hui atteint un tel niveau qu’on peut la comparer à une forme moderne d’usure : incapables de régler leur dette, les Etats doivent s’endetter encore pour payer les intérêts de cette dette, ce qui augmente à la fois le montant principal de la dette et celui des intérêts. C’est une spirale mortifère, mais qui ne peut pas se prolonger indéfiniment. A un moment où un autre, le principe de réalité finira par prévaloir sur la fuite en avant. Le problème est qu’il n’y a pas de solution interne au système. Il ne peut y avoir de solution qu’à la condition de sortir du système. C’est ce que j’appelle un « nouveau commencement ».

    - Avec les politiques d’austérité, les pays d’Europe du sud ont été foudroyés par la dépression, la déflation ainsi que des taux de chômage très élevés. Pour l'instant, aucun pays n'est capable de freiner la chute de son économie, c'est pourquoi vous écrivez qu'une explosion généralisée semble inévitable dans les deux ans à venir. Jusqu'où les conflits sociaux pourraient arriver en Europe ? Et quelle pourra être la goutte qui fera déborder le vase ?

    Je ne fais pas profession de lire l’avenir, et l’histoire est par définition imprévisible ! Mais ce sont parfois de très petits événements (ce que vous appelez la « goutte d’eau ») qui ont les plus vastes conséquences. Ce qui est sûr, c’est que la société est aujourd’hui totalement bloquée. Aucun des plans adoptés pour améliorer les choses n’a réussi. Le chômage et les « plans sociaux » continuent à se multiplier, les délocalisations se poursuivent, la désindustrialisation également. En France, la dette a désormais atteint le chiffre de 2000 milliards d’euros, soit près de 100 % du PIB. Nombre de jeunes préfèrent s’expatrier vers des destinations lointaines. Les classes populaires et les classes moyennes sont les plus touchées. Malgré cela, les milieux libéraux restent convaincus qu’il ne faut pas changer de cap mais au contraire accélérer dans la même direction. Quant à la situation politique, elle est bloquée elle aussi, avec une classe dirigeante de plus en plus coupée du peuple, qui cherche à nier la souveraineté populaire et ne se cache pas de préférer faire allégeance à la mondialisation économique plutôt que de se soucier des intérêts des nations. A cela s’ajoute enfin une crise généralisée de la décision. Un tel mélange est explosif. La seule question est de savoir si l’on s’oriente effectivement vers une explosion ou vers une implosion, c’est-à-dire un effondrement.

    - L'introduction du MES et du Pacte fiscal, outre à celle de commissaires spéciaux, ont mené des experts comme Raoul Marc Jennar et Paolo Becchi à parler de « coup d’État ». Les États ont, en effet, renoncé à leur prérogative principale, à savoir leur souveraineté sur le bilan, en voyant leurs parlements et leurs gouvernements nationaux devenir de simples exécuteurs. Les partis historiques de droite comme de gauche ont accepté la fin de la souveraineté, en faveur d'un modèle qui est en train de détruire les constitutions et les droits sociaux constitutionnels établis. Croyez-vous que les nouvelles forces politiques puissent recouvrer la souveraineté perdue ? Existe-t-il, selon vous, un modèle socio-économique dont elles devraient s'inspirer ?

    Les coups d’Etat sont généralement des actes politiques. Il faudrait trouver une autre expression pour désigner la manière dont les Etats ont renoncé à leur souveraineté pour se placer sous l’autorité des marchés financiers. En fait, ce qui est en cause, c’est la prise de contrôle du politique par l’économique. Inverser cette priorité n’est pas une mince affaire, car il ne suffit pas de proclamer qu’il faut « recouvrer la souveraineté perdue » pour la retrouver effectivement. On peut d’ailleurs se demander si des Etats-nations isolés peuvent atteindre un tel objectif. C’est la raison pour laquelle je suis sur ce point assez pessimiste. Je crois plus à la capacité du système à se détruire lui-même, à son corps défendant bien sûr, qu’à celle de ses adversaires à l’abattre. Quant aux modèles à suivre, je crois qu’ils sont surtout à inventer !

    - Par le passé, vous avez déclaré être favorable à une fédération politique de l’Europe, sans considérer comme problématique l'introduction de l'euro comme monnaie unique. Dans La fine della sovranità, vous reconnaissez toutefois que la fédération politique est désormais irréalisable et que la nouvelle intégration (MES, Pacte fiscal et autorité bancaire) ne sert qu'à sauvegarder les crédits de la grande finance au détriment des États. Dans un tel décor, ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui la seule solution soit un retour aux monnaies nationales et à une pleine souveraineté monétaire, avec une banque monétaire centrale qui dépende du trésor ?

    Je ne dit pas que la fédération politique est irréalisable. Elle est réalisable, mais dans les circonstances présentes elle impliquerait des transferts de capitaux massifs auxquels les pays les plus riches, à commencer par l’Allemagne, ne peuvent évidemment pas consentir. Je reste attaché sur le principe à une monnaie unique, ne serait-ce que pour faire face au dollar, mais je suis le premier à reconnaître que son instauration s’est faite en dépit du bon sens. Compte tenu de la disparité des niveaux économiques, des législations fiscales et sociales, etc., l’immense majorité des pays européens ne pouvaient pas utiliser une monnaie aussi forte que l’était auparavant le mark allemand. Cette survalorisation de l’euro a incontestablement aggravé la crise financière globale de ces dernières années. Quant à un retour aux monnaies nationales, certains économistes le préconisent, mais pour l’instant aucun Etat n’en veut. Tout montre au contraire qu’ils sont prêts à tout pour « sauver l’euro » – ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils y parviendront. Un « retour aux monnaies nationales » n’implique d’ailleurs pas forcément de revenir à la lire, au franc, à la peseta, etc. On pourrait tout aussi bien imaginer plusieurs euros nationaux (un euro allemand, un euro français, un euro italien), voire un euro pour le nord de l’Europe et un euro pour le sud, exactement de la même façon qu’il existe un dollar étatsunien, un dollar canadien, etc. Mais je crois aussi, si l’on abandonnait l’euro comme monnaie unique, qu’il serait nécessaire de le conserver comme monnaie commune pour les échanges extra-européens. Monnaie unique et monnaie commune ne sont pas la même chose…

    - En septembre dernier, l’UE a signé un traité de libre-échange avec le Canada (Ceta) et elle négocie actuellement un traité semblable avec les États-Unis (TTIP), la voie à suivre semble donc celle des privatisations, des libéralisations, des facilités pour les capitaux financiers et des bénéfices pour les multinationales au détriment des petites entreprises et des travailleurs. Vous écrivez qu'à travers le TTIP, le projet de Washington et de Bruxelles serait celui de créer une union politique transatlantique : la souveraineté des parlements nationaux serait donc sujette aux volontés des États-Unis (avec la médiation de Bruxelles). Sommes-nous encore à temps de stopper ce scénario dramatique ?

    C’est difficile à savoir. L’Union européenne est dans l’ensemble très favorable à la conclusion d’un tel accord de libre-échange avec les Etats-Unis, mais le projet de Traité transatlantique achoppe sur deux points essentiels : les obstacles non tarifaires, c’est-à-dire la question des normes sociales, fiscales, environnementales, etc., qui ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. Le risque le plus grand est que les normes européennes soient abandonnées au profit des normes américaines, jugées moins contraignantes. Le second problème tient aux procédures qui permettraient à des firmes transnationales d’engager des procédures judiciaires contre les Etats ou autres collectivités qui prendraient des décisions considérées par les firmes en question comme de nature à nuire à leurs intérêts ou à diminuer leurs profits. Ces deux points sont difficiles à régler, à moins de s’aligner sans mot dire sur Washington. Pour les Américains, cette union commerciale transatlantique ne serait en effet qu’une étape vers une union politique. Mais j’ai quand même du mal à imaginer qu’une telle union puisse voir le jour, tant les intérêts américains et européens sont divergents, et tant elle serait contraire aux plus élémentaires données de la géopolitique. Cela dit, le plus inquiétant est l’opacité dans laquelle se déroulent actuellement les négociations, et aussi l’indifférence du grand public pour ce projet qui lui paraît si lointain. 

    - Après l’introduction des sanctions contre la Russie, Moscou a commencé à intensifier ses relations avec la Chine, enclenchant ainsi un processus de plus en plus vaste de dé-dollarisation qui concerne désormais, entre autres, tous les pays du groupe BRICS. Ces derniers sont arrivés avec l'accord de Fortaleza à projeter un modèle alternatif au Washington concensus. Pensez-vous qu'il s'agit d'un système financier international capable de défier l’hégémonie américaine et peut-il être la voie de l'émancipation pour les pays européens ?

    Le système financier international est aujourd’hui à bout de souffle. Les Russes, les Chinois et la plupart des pays émergents souhaitent lui substituer un autre système, plus équilibré. En attendant que cela soit possible, on voit d’ores et déjà se multiplier les échanges bilatéraux qui ne font plus appel au dollar (paiement en euros, en roubles, en yuans, en escudos, etc.). L’agressivité des Etats-Unis envers la Russie, la renaissance de la guerre froide, l’adoption de sanctions contre-productives contre le Kremlin comme conséquence de la crise ukrainienne, ont eu pour seul effet de pousser Vladimir Poutine à se rapprocher encore plus de la Chine et des BRICS, et à accélérer la mise en place de son projet d’union économique eurasiatique. En ce sens, il n’est pas exagéré de parler d’un début de dé-dollarisation. Il faut voir maintenant jusqu’où ce processus peut aller. Les Etats-Unis, qui sont désormais sur la défensive, feront évidemment tout pour s’y opposer. Mais ils auront en face d’eux des partenaires plus résolus que ne le sont les Européens à faire valoir leurs intérêts. Comme toujours, il s’agit d’une affaire de rapport de forces, où le politique est appelé à jouer le rôle essentiel.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Alessandro Bianchi (L'Antidiplomatico, 25 novembre 2014)

     

     

     

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