Gauche, droite et souveraineté
La souveraineté ne se décline pas, si l’on suit Jean Bodin, en une souveraineté « de droite » ou « de gauche ». Rappelons ses formules : c’est la souveraineté de la Nation dont il s’agit. Cette Nation peut s’incarner dans un homme ou dans un groupe d’hommes ; elle peut être représentée aussi bien par un Prince que par le Peuple. On voit qu’à ce niveau de généralité, la question de séparer la souveraineté entre « droite » et « gauche » perd toute signification.
Abus de langage…
Il ne faut pas se laisser abuser par les nombreuses formules qui, chez Bodin tout comme chez Machiavel, font référence au Prince. C’est le produit du contexte dans lequel a été produit ce concept. De plus, et cela est fort souvent le cas, le Prince signifie simplement « celui qui dirige ». Il est plus facile de trouver une différence si l’on regarde les formes de sacralisation de ce Prince. Mais, il faut savoir que l’on ne parle plus de la souveraineté. D’ailleurs, Bodin est très clair sur ce point. S’il souhaite, en Catholique, que celui qui incarnera la souveraineté de la Nation le soit aussi, il n’en fait nullement une condition. Il précise ainsi que le sacre de Reims n’est pas une condition à la légitimité ni à la souveraineté. C’est en cela que se trouve l’extraordinaire modernité de l’œuvre de Bodin. Son injonction de renvoie de la religion, et des signes de toute adhésion, à la sphère privée exclusivement a bien aujourd’hui une dimension fondatrice dans la société française, comme le montre l’arrêt concernant la crèche Baby-Loup[1]. De ce point de vue, il est incontestable que l’interdiction (et en ce qui concerne le voile intégral il s’agit bien d’une interdiction) est le fondement même du vivre-ensemble.
Si l’on veut absolument introduire les notions de « droite » et « gauche » dans ce registre, c’est bien plus au niveau de la Nation que l’on peut le faire. Il y a clairement en France et ailleurs une tradition de la Nation transcendante. On connaît la formule de Charles de Gaulle parlant d’un pacte de près de deux mille ans entre la France et la liberté. La formule est certes belle, mais elle fait fi de l’histoire de la construction sociale et politique de la Nation. Reconnaître cette histoire, ce qui fut le fait des grands historiens du XIXè siècle, de Guizot à Michelet, ancre plutôt le concept de Nation à « gauche ». Ceci étant dit, il faut immédiatement reconnaître qu’un processus d’une telle durée tend à se représenter aux yeux de ses héritiers comme son résultat[2]. Comme l’a écrit d’ailleurs fort bien un grand historien que j’ai eu l’insigne honneur de côtoyer, Bernard Lepetit : “Le poids du passé devient d’autant plus extrême qu’il tire sa force de son oubli.”[3] Il prend alors la dimension d’un fait transcendant. On peut donc admettre une congruence entre la thèse d’une Nation transcendante et celle de la construction historique de la Nation, tout simplement parce que cette construction historique est une œuvre d’une telle ampleur qu’elle ne peut se représenter que sous la forme d’un résultat « mythique », exactement comme s’il était le produit d’une transcendance.
Qu’il puisse y avoir des usages que l’on considère « de droite » ou « de gauche » des concepts de souveraineté et de Nation est indubitable et indiscutable. C’est le propre de tout instrument de pouvoir être mal utilisé. Mais, cessons nous d’utiliser un couteau parce qu’il fut utilisé par certains pour commettre des crimes ? Cessons nous de prendre le train, parce que le système ferroviaire fut central dans la réalisation de certains génocides, de celui qui frappa les Arméniens en 1915 à celui qui fut commis par les Nazis contre les juifs et ceux qu’ils appelaient des « sous-hommes » ? Bref, on n’a jamais vu dans l’histoire de la pensée un instrument condamné du fait du mauvais usage qu’en firent certains. Le discours qui prétend refuser la Nation et la souveraineté du fait des mauvais usages qui ont pu être ne tient pas. C’est un discours moralisateur d’une rare bêtise qui confond les niveaux d’abstraction.
De la haine de l’Etat à la haine de la démocratie.
La souveraineté est donc un concept dont on ne peut se passer, du moins si l’on veut pouvoir penser la démocratie. L’idée qu’il puisse y avoir une démocratie qui ne soit pas souveraine est une profonde absurdité. Et c’est peut-être là le cœur du débat. En fait, tant à droite qu’à gauche, il y a pour le moins une gêne quand ce n’est pas un déni, voir une haine, pour la démocratie.
À gauche, on peut retracer cela au biais à la fois libertaire au sens strict du terme et libéral que l’on trouve chez Marx. Marx ne récuse pas la lutte politique pour la démocratie, qui pourtant ne vise que les formes institutionnelles, la “communauté illusoire” pour reprendre ses propres termes. Mais, il soumet cette lutte à l’émancipation générale des travailleurs, qui seule est supposée capable de lui donner sens et à laquelle elle doit donc être entièrement subordonnée. Ceci permet de comprendre pourquoi la démocratie apparaît bien souvent comme un élément secondaire, on dirait aujourd’hui par défaut, des raisonnements qui se réclament de Marx. Dans une société sans classes, les acteurs ayant un accès direct, non médiatisé, avec la réalité, le besoin en organisations séparées de la société disparaît. On connaît la formule: dès lors, l’État dépérit. Dès lors, un des rares auteurs marxistes à s’être spécialisé sur le droit, Pachukanis, pouvait affirmer que, sous le communisme, il n’y aurait plus de réglementations légales mais uniquement des réglementations techniques[4].
Henri Maler, dans un ouvrage qui n’a pas reçu l’accueil qu’il aurait dû, montre qu’il y a chez Marx en réalité une multiplicité de modèles du dépérissement de l’État. Au fur et à mesure de l’approfondissement de son analyse; ces modèles sont constamment rectifiés, amendés et modifiés, sans qu’il soit néanmoins possible de les débarrasser de toutes leurs ambiguïtés[5]. Très concrètement, d’ailleurs, quand des marxistes, ou des courants inspirés par certaines lectures du marxisme, sont arrivés au pouvoir, ils n’ont pas su penser la construction et la modernisation de l’État, et il n’ont pas su, ou pu, penser l’architecture qui va de la souveraineté à la légitimité. Lénine lui-même, à la veille de prendre le pouvoir, croyait qu’il était possible de passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses. L’utopisme de Marx est ici aggravé par le scientisme d’Engels, qui conduit à penser le passage de la nécessité à la liberté comme simple application de lois de la société qui pourraient être consciemment mises en oeuvre[6]. Aussi, le problème central du soviétisme n’était pas un étatisme exacerbé comme on le croit souvent, mais au contraire un sous-développement de l’État dont la construction s’est faite en réalité de manière incohérente, non maîtrisée et souvent par le biais de réemplois de méthodes archaïques[7]. La question fondamentale que pose la démarche de Marx n’est pas la critique des illusions de la neutralité de l’État, ou du caractère illusoire de la représentation d’une communauté nationale qui serait dépourvue de conflits, visions qui sont celles des courants démocratiques de la première moitié du XIXè siècle contre lesquels il propose sa théorie du communisme[8]. Cette critique est juste, et reste opératoire. Ce qui pose problème est d’une part qu’elle ne puisse penser la communauté nationale comme un ensemble stabilisé de conflits et qu’elle nous propose aussi une critique de l’État à partir d’une utopie, celle de la société sans classe, transparente au yeux de ses propres acteurs car dénuée de fétichisme. Cette utopie est par ailleurs parfaitement congruente avec l’utopie libérale issue de la tradition néoclassique[9]. Ceci peut alors conduire, si on n’y prend garde, à une naturalisation de fait de l’économie et de la société. En fait, la lecture d’un conflit réel à l’aune d’une hypothétique société sans conflits ne fait que répéter le refus de l’hétérogénéité, en en repoussant certes les effets les plus pervers dans le temps, mais sans les effacer. Il est frappant que Marx soit obligé d’invoquer une société homogène future pour analyser la société existante. Cette méthode mine profondément sur un point important, la question de la démocratie dans les sociétés hétérogènes, le raisonnement marxien. Et c’est bien ce qui explique la virulence de certaines personnes qui se disent « de gauche » dès que l’on aborde les questions de la Souveraineté et de la Nation[10]. Ce que révèle un tel texte est que des militants que l’on considère de gauche, voire d’extrême-gauche, sont incapables de penser les prérequis de la démocratie.
À droite, on trouve aussi, et c’est même plus étonnant, cette répulsion envers la souveraineté. Elle est le fait de courants libéraux, prisonnier de l’individualisme méthodologie et de l’atomisme de leurs conceptions. Elle vient d’une méfiance instinctive envers le pouvoir des « multitudes », qui conduit à des positions qui sont profondément antidémocratiques. Cette méfiance se retrouve dans l’héritage théorique laissé par F.A. Hayek et rejoint un des fondements du libéralisme politique, de Benjamin Constant à nos jours. Cette méfiance se concrétise aujourd’hui, dans le domaine économique, par une tendance à établir l’indépendance des agences gouvernementales vis-à-vis des institutions politiques. Le cas des Banques Centrales est ici l’exemple contemporain le plus évident; il est loin cependant d’être le seul. Aujourd’hui, ces positions prennent la forme des Constitution économique, ou du gouvernement par des règles techniques (et par ceux qui les ont conçues) et non par la politique. Ceci est aujourd’hui l’archétype des institutions internationales de régulation que l’on cherche à construire, en particulier au sein de l’Union européenne. L’espace de la discussion publique ne peut plus, dès lors que s’organiser autour de deux pôles. Le premier est technique, dévolu aux experts; c’est celui de l’interprétation des arrêts rendus par le marché, c’est celui de l’exégèse des lois naturelles de l’économie. Le deuxième est moral; c’est celui de la compassion que l’on éprouve face aux conséquences de ces lois. Cette compassion devient d’autant plus forte, d’autant plus impérative, que nous intériorisons l’idée qu’il serait aussi vain qu’absurde de s’opposer à de telles lois. C’est ce pôle vers lequel convergent les politiques, ne pouvant revêtir la figure de l’expertise, et les professionnels médiatiques de la posture moralisatrice. On est bien proche de Hayek, et de sa volonté de “détrôner le politique”[11]. Ceci explique sans doute pourquoi nombre de penseurs nourris du marxisme très particulier qui circulait en URSS et dans les pays du bloc soviétique, ont pu se rallier aussi facilement aux thèses ultra-libérales de Hayek. De même, on peut comprendre comment certains anciens marxistes, et en particuliers ceux qui ont entretenu avec la pensée de Marx les rapports les plus dogmatiques, et ils sont légions en France, se sont si aisément convertis aux idées libérales.
Jacques Sapir (RussEurope, 4 juillet 2014)
Notes :
[2] Lepetit B., “Histoire des pratiques, pratique de l’histoire” in B. Lepetit (sous la direction de) Les formes de l’expérience, Albin Michel, Paris, 1995, pp. 9-22
[3] Lepetit B., “Le présent de l’histoire”, in B. Lepetit, (sous la direction de), Les formes de l’expérience, op.cit., pp. 273-298, p. 282.
[4] E.B. Pashukanis, Law and Marxism, a General Theory, Ink Links, Londres, 1978.
[5] H. Maler, Convoiter l’Impossible, Albin Michel, Paris, 1995.
[6] H. Maler, Convoiter l’Impossible , op.cit..
[7] M. Lewin, La Grande Mutation Soviétique, La Découverte, Paris, 1989. T. McDaniel, Autocracy, Modernization and Revolution in Russia and Iran, Princeton University Press, Princeton, NJ., 1991. J. Sapir, “Penser l’expérience soviétique”, in J. Sapir, (ed), Retour sur l’URSS – Économie, société, histoire , L’Harmattan, Paris, 1997, pp. 9-44; Idem, Le Chaos Russe , La Découverte, Paris, 1996.
[8] Voir J. Torrance, Karl Marx’s Theory of Ideas , Cambridge University Press et Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Cambridge-Paris, 1995.
[9] Voir Sapir, J. Les trous noirs de la science économique – Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Albin Michel, Paris, 2000.