Régions : en avoir moins pour en avoir plus
Michel Debré, le créateur de la Ve République, reconnaissait volontiers qu’il n’y a, dans l’ordre institutionnel, qu’un nombre restreint de problèmes, toujours les mêmes, et un petit nombre de solutions plausibles auxdits problèmes. Il n’aurait pas été surpris, par conséquent, de voir revenir sur le devant de la scène, à l’occasion de la conférence de presse du président Hollande, la vieille question des régions et de leur nombre, sur laquelle lui-même s’était penché à plusieurs reprises après la Libération.
Aujourd’hui comme au début de la IVème République, à l’époque où Michel Debré écrivait l’essai qui le rendit célèbre, La Mort de l’État républicain (1947), tout le problème est celui de l’efficacité du découpage administratif – laquelle dépend très directement de l’étendue des collectivités territoriales. En 1947, Debré notait ainsi que « l’étroitesse de notre division administrative ne permet plus de donner une vie active » aux départements » : notamment parce que les choses ont un peu changé depuis l’époque où l’Assemblée constituante décidait de découper la France en 83 départements en fonction du temps nécessaire pour se rendre à cheval au chef-lieu de la circonscription. Méfiant à l’égard d’un retour aux régions, Michel Debré préconise alors – mais en vain -, une refonte en profondeur de la carte administrative, redécoupée en 47 grands départements. De nos jours, en fonction du même objectif d’efficacité et de rationalisation, on ne peut que s’interroger sur le maintien, contre vents et marées, d’une division en régions issue à l’origine de la loi Frey du 5 juillet 1972, laquelle avait alors découpé la France continentale en 21 Etablissements publics de coopération interdépartementale, transformés en régions par la loi Deferre du 2 mars 1982. Quarante ans plus tard, alors que la région s’est vue attribuer par l’article L. 4221 -1 du Code général des collectivités territoriales « compétence pour promouvoir le développement économique, social, culturel, scientifique de la région et l’aménagement de son territoire et pour assurer la préservation de son identité », comment pourrait-on se satisfaire d’une division établie sous la présidence de Georges Pompidou en fonction de considérations conjoncturelles, de tractations plus ou moins opaques et de négociations avec les satrapes politico-économiques locaux ? Comment s’en contenter alors que, de toute évidence, beaucoup de régions françaises sont manifestement trop réduites, et donc trop faibles, à la fois financièrement et démographiquement – 14 régions comptant moins de 2 millions d’habitants, et les trois départements du Limousin n’atteignant pas les 800 000 habitants, soit 15 fois moins que l’Île-de-France. En lui-même, mais aussi par comparaison avec les circonscriptions administratives de même niveau des autres grands Etats européens, le découpage de 1972 paraît donc franchement obsolète, n’étant plus ni cohérent, ni conforme à l’objectif d’efficacité qui, en la matière, devrait être seul pris en compte.
Le passage de 21 à 15 ou 16 régions, évoqué par le Président de la République dans sa conférence de presse, correspond ainsi à une nécessité difficilement contestable : on notera que François Hollande rejoint ce faisant les projets développés dans l’entourage de son prédécesseur Nicolas Sarkozy à l’occasion de la révision générale des politiques publiques (RGPP) – l’un des meilleurs spécialistes de la question, le professeur Olivier Gohin, ayant ainsi suggéré en 2011 d’établir, en métropole, « des régions moins nombreuses et plus vastes – une dizaine ». Les grands esprits se rencontrent.
Quant aux inconvénients d’une telle rationalisation, ils sont imaginaires, ou dépassés.
Imaginaires, notamment dans la mesure où les régions actuelles, issues de la loi de 1972, n’ont bien souvent aucune consistance, aucune identité historique ou culturelle. Les deux Normandie, par exemple, créées pour satisfaire les deux métropoles régionales que sont Rouen et Caen, rappellent plutôt ce fameux sketch des Monty Python où un alpiniste qui voit tout en double décide d’escalader les deux Kilimandjaro. Qui, par conséquent, pourrait s’y sentir suffisamment attaché pour regretter sérieusement une refonte de la carte ? Quant à l’argument de la proximité entre la capitale régionale et la périphérie, il faut bien reconnaître qu’il a perdu beaucoup de sa pertinence depuis la fin de la traction hippomobile et l’invention du téléphone – sans même parler du fait que l’on est rarement obligé de se rendre en personne au chef-lieu de la circonscription.
De façon plus sérieuse (et plus politique), Michel Debré évoquait en 1947 la possibilité d’une montée des autonomismes, voire de tendances séparatistes : dans l’hypothèse où seraient créées des régions significatives et où renaîtraient par conséquent « les petits parlements de Bretagne, Languedoc ou d’Alsace, la grande qualité de la France, son unité indiscutée, risque(rait) d’être atteinte sans retour ». Si elle instituait des collectivités suffisamment vastes et puissantes, la régionalisation pourrait selon lui entraîner le glissement progressif vers une fédéralisation – alors que le risque serait nul avec des départements mêmes élargis, et faible avec des régions de petite taille. Cependant, si Michel Debré éprouve alors une telle crainte, c’est au vu de la situation politique générale – celle d’un État républicain moribond, exténué par le parlementarisme absolu de la IVème république, et par conséquent incapable d’empêcher d’éventuelles dérives. En revanche, il reconnait que le problème ne se poserait plus « à l’intérieur d’une constitution présidentielle » – ni a fortiori, d’une « monarchie républicaine », comme celle qu’il contribuera à établir onze ans plus tard, avec la constitution de la Ve république.
Et en définitive, le seul véritable obstacle à une telle réforme est celui que Debré fustigeait déjà du temps de Vincent Auriol : c’est celui qui résulte de l’immobilisme, du « conservatisme » des élites locales, de la crainte « de déranger un certain nombre d’habitudes ou d’intérêts » particuliers. Et le cas échéant, de la timidité d’un pouvoir qui n’ose pas imposer ses propres projets, même lorsqu’ils sont manifestement conformes au bien commun.
Frédéric Rouvillois (Causeur, 17 janvier)