L'école : un désastre annoncé
Les Cassandre ont toujours tort, jusqu'à ce que la catastrophe leur donne raison. Mais alors le combat a déjà pris fin, ne laissant que des cadavres.
Les morts, en l'occurrence, ce sont les élèves. Plusieurs générations perdues, sacrifiées sur l'autel de l'expérimentation pédagogique, d'aventures hasardeuses de laboratoire, que des boutiquiers fraudeurs, des trafiquants de contrefaçons, des apprentis sorciers, déresponsabilisés, concoctant dans leurs cénacles de conférenciers médiatiques leurs potions indigestes, ont voué à la médiocrité, à cette insignifiance justement qu'on ne cesse de nous mijoter, comme une pitance à la Mac-do. Le comble, l'ironie dévastatrice de cette folie, de cette hallucination collective, c'est qu'on se fonde sur la ruine réitérée, obstinée, de plus en plus évidente – une dévastation radicale dont le spectacle devrait pourtant s'imposer, même aux aveugles, comme un aveu d'échec – pour continuer à creuser cette fosse commune. La logique voudrait que ceux qui sont à l'origine de cette mise à mort programmée en fussent les premiers sanctionnés, puisque pédagogues du régime, bureaucrates soviétiformes et ministres incompétents – ou cyniques - nous assènent depuis trente ou quarante ans cette politique « éducative » d'égalisation aux forceps, et d'abrutissement de notre jeunesse. Il faudrait pour ce faire que notre soi-disant élite fût pourvue d'un sens logique un peu plus solide, et d'une honnêteté qui fait singulièrement défaut à notre époque. Le principal pouvoir, le quatrième, celui des médias, sans lesquels il ne peut plus y avoir de roi, ne s'y trompe pas, en travaillant, en bon petit ouvriers mineur, à saper l'autorité des professeurs, à désacraliser l'Ecole, en discréditant les savoirs, en promouvant un hédonisme de supermarché délétère, et en enjoignant, comme un dogme, une égalisation des conditions, volonté apparemment bardée de bonnes intentions, mais dans les faits d'une hypocrisie parfaitement tartuffienne.
Une pétition, parue récemment dans Libération, dénonçant l'écart croissant entre les élèves en difficultés, dont certains sortent du système sans diplôme, et une minorité, qui bénéficie de conditions plus favorables, sous couvert de relancer un débat pipé, se présente comme une réplique d'innombrables opérations du même type. Il s'agit d'un missile communicationnel, que certains groupes de pression lancent régulièrement, celui-là pour détruire un peu plus, si tant est qu'il en reste quelque chose, l'école considérée comme une forteresse de l'injustice et de la cruauté. La rhétorique de nos pétitionnaires acharnés, dont l'indigné – par essence - Stéphane Hessel, jamais en mal de trouver une cause sainte, le jargon de nos protestataires récidivistes, qui, pour l'écrasante majorité d'entre eux, n'ont jamais, ou n'ont plus, depuis longtemps, été en présence d'élèves, révèlent bien à quelle idéologie nous avons affaire.
En réclamant le « bien-être » et la « sérénité » pour les élèves, on emploie des notions qui sont, selon la langue de velours contemporaine, des « marqueurs ». Ils constituent tout autant l'attirail lexical du libertaire que celui du sectateur new age. Les temps sont au grand bain dans l'immense bleu de l'apesanteur hédoniste, au mol abandon du corps et de l'esprit rétifs aux accrocs du réel. Il faudrait jouir non seulement sans entraves, mais avec la paix de l'esprit. Il est vrai que l'idiotie, l'inculture et le consumérisme le plus obtus invitent à cette ataraxie confortable, propice sans doute à la lobotomie exigée par l'entreprise moderne et par un marché peu avide d'angoisse existentielle. En voulant par exemple que le primaire empiète sur le secondaire, on ne saurait mieux avouer la régression mentale d'une jeunesse que l'on tient mieux en prolongeant son infantilisation, qu'en la confrontant aux nécessités de l'affrontement, de l'effort, de la rudesse d'une société qui ne lui fera pas de cadeaux, et, surtout, en la soumettant à une mise à l'épreuve de soi-même, gage de progrès véritable et d'exploration de ses richesses intérieures. En voulant l'enfermer dans une bulle sécurisée, on la condamne à ne pas grandir et mûrir. En déniant légitimité à tout arrachement, à toute situation d'étrangeté, à tout processus dérangeant, on bloque sa capacité à réagir adéquatement, de façon vigoureuse. En la condamnant aux travaux d'équipe, en le cantonnant à des tâches mécaniques et dérisoires, dont la prétention voudrait qu’elles l’ « éveillent », en mettant l'accent sur le doigt plutôt que sur la lune, en considérant que l'informatique, l'électronique, le gadget peuvent dispenser d'approfondir, on établit l'inculture et le conformisme sur un terrain épais, celui de la paresse la plus imperméable à l'aventure intellectuelle. Mais au fond n'est-ce pas là le désir d'un système qui réduit l'individu à une somme de stimuli et de songes creux, médiocres, au demeurant ne possédant même plus la fraîcheur de l'enfance, tant on a transformé celui-ci en apprenti consommateur ?
Il en va de même de la volonté de remplacer ce que les spécialistes nomment l'évaluation « sommative » (« sommer », « imposer de façon autoritaire » , « juger » : voyez-vous la malice !) par celle appelée « formative ». Figurez-vous que, jadis, on ne « formait » pas. Maintenant, l'élève, bardé de « compétences », se construit lui-même. Même Monsieur Jourdain n'aurait plus besoin de maîtres. Comme il est en effet question de se « former » toute la vie, et que le primaire a vocation à s'étendre finalement jusqu'à une retraite par ailleurs reculée jusqu'à l'orée de la mort, il faut assurer cet avenir radieux. Tout repère sérieux ayant été dilué dans une bouillie évaluative floue, les chats seront toujours gris et frustrés. Du moins les chats de gouttière, car les autres, les aristochats, sauront bien sortir de cette mélasse, grâce à des trajectoires toutes trouvées, dans des établissements où l'évaluation ne sera pas de pacotille, dans des collèges et lycées, très onéreux, bien sûr, et autrement exigeants.
Qui ne voit que toute cette logorrhée mélodramatique, qui répudie ce que l’homme sait depuis qu’il est homme, à savoir que la vie est normalement faite d'échecs, mais aussi de réussites, que la société est, et sera, toujours fondée sur une inégalité somme toute nécessaire, que les progrès individuels et collectifs se réalisent dans l'effort, la peine, le risque, qui ne voit que, si l'on met de côté les idiots utiles, les niais idéologiques, les figurants indispensables, le véritable objectif de ces manœuvres répétées est de livrer élèves, parents, familles au marché de l'éducation et de l'enseignement ? Et cela, au nom d'une « démocratisation », qui n'est qu'une massification, comme la cantine et le supermarché, comme l'autoroute et le tourisme moderne ?
Cette dévastation est voulue, pour des raisons économiques, mais aussi, plus sournoisement, au nom de principes encore plus dangereux et nocifs, s'il en est. La polémique suscitée par l'abandon de tout un pan de notre Histoire nationale, et la mise à l'écart, plus sournoise, de notre littérature, indiquent l'enjeu véritable du problème. Il s'agit ni plus ni moins que de gommer, de supprimer toute conscience nationale, en même temps que tout esprit critique.
Entendons-nous : nous ne nous appartenons pas. Notre langue est un héritage, comme la société où nous sommes nés, ses valeurs, ses us, ses mœurs, sa mémoire, ses gloires et ses tragédies. Au centre de l'éducation, il doit, il devrait y avoir la Nation, ce qui a fait notre peuple. L'Europe aussi, bien sûr, et, comme horizon plus large, l'Humanité, les dons des autres peuples. En voulant assassiner notre système éducatif, c'est un bon coup de poignard qu'on assène à ce qui façonne l’homme différencié. Il est vrai que pour beaucoup de nos idéologues, c'est plutôt un grand service que l'on rend. Mais à qui ?
Le discours sociologique dominant veut que le fait exige. C'est ainsi, et pas autrement. La société est comme cela, les élèves ne sont pas autrement, surtout pas comme avant. Derrière ces assertions fades et capitulardes se cache le calcul. Mais aussi une paresse d'esprit complètement contraire à la santé et à la force d'une communauté.
Or, le principe de la vie en société, donc de la morale, c'est de bien penser. L'ambition démesurée de « démocratiser » l'école, quand bien même elle repose sur des principes progressistes (mais, qu'est-ce que le progrès?), est une aberration du point de vue de l'efficacité. Outre le fait que l'emploi n'est pas en soi une production du système scolaire, mais de l'économie, et que le chômage, en vérité, est voulu, programmé par un système qui en tire amplement profit, il est malhonnête, vicieux, de se réclamer de la démocratie, quand celle-ci ne peut exister réellement, aussi bien en politique, que dans les domaines social et culturel. On a cherché hypocritement à y faire croire, ou à la faire espérer, par démagogie, ou en nivelant tout le monde jusqu'à un étiage où même une limace pourrait pratiquer le saut en hauteur, et, bien que l'époque soit celle du fric, c'est-à-dire le facteur le moins démocratique qui soit, on a argué de cette urgence pour tout démonter, tout détruire. Le collège unique ne se conçoit que dans le cadre d'une pensée unique. Cependant, il serait sain de se débarrasser de ces âneries malfaisantes, et de voir les choses en face. L'idéologie empêche de réagir, et d'agir.
Aussi, répétons-le, serait-il plus utile d'avouer qu'il existera toujours des inégalités, des échecs. La réussite pour tous est un slogan irréaliste et totalitaire. Il vaudrait mieux permettre à une élite solide de se construire, de s'aguerrir, et de rendre service, ainsi, à tous. Il faudrait aussi, après des évaluations sérieuses, déterminer qui doit suivre un programme allégé, quitte à ce qu'il existe des passerelles pour intégrer la voie supérieure. Les jeunes élèves et étudiants doivent apprendre notre histoire, se réapproprier nos racines, de façon approfondie pour ceux qui peuvent, de façon plus affective pour les autres, mais toujours sérieusement, pour que les « mythes » communautaires soudent la Nation. Enfin, une éducation du caractère est indispensable, à tous les niveaux, tant physiquement que mentalement.
Claude Bourrinet (Voxnr, 14 janvier 2012)