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gérard dussouy

  • Les populismes européens : derniers spasmes des vieilles nations ou agents de transformation de l’UE ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy, cueilli sur Polémia et consacré au rôle que devraient se donner les populistes européens pour œuvrer à une renaissance européenne. 

    Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    Les populismes européens : derniers spasmes des vieilles nations ou agents de transformation de l’UE ?

    Quand on considère les crises présentes qui ne font que commencer, quand on observe la carence conceptuelle, stratégique et politique des États européens face à la guerre, et que l’on s’interroge sur la crédibilité politique des populismes européens sous un angle systémique, c’est-à-dire quant à leur raison d’être et quant à leur capacité à agir sur le système mondial dans lequel les peuples et les individus se retrouvent tous désormais inclus, la question se dédouble ainsi : sont-ils les derniers spasmes des vieilles nations européennes ? Pourraient-ils être les agents de la transformation, et de la renaissance, de l’Europe ?

    Il faut bien comprendre en effet, que les dernières vagues populistes en majorité souverainistes sont le produit d’une contrainte systémique multivariée, à la fois économique, sociale, démographique, culturelle. Ces mouvements sont les effets rétroactifs d’un système que les États ont construit qui, dans le même temps, limite leur action et leur capacité d’action politique. C’est bien pourquoi les partis populistes demeurent avant tout des forces protestataires ne sachant pas à qui véritablement s’adresser parce que leurs participants ont conscience que leurs propres États ont perdu toute prise sur le réel. Ils sont le témoignage d’un désarroi total qui conduit les plus nombreux, à droite, à entretenir jusqu’au bout l’illusion souverainiste, et les plus minoritaires, à gauche, à se perdre dans les divagations de la révolution sociale et écologique universelle.

    Les populismes, produits de la contrainte systémique des États et des peuples

    Une proportion plus ou moins élevée de citoyens européens ne s’y retrouve plus, aussi bien en termes de valeurs et de traditions que de niveaux de vie et de sécurité, dans un système mondial que bien entendu leurs gouvernants ne contrôlent pas, après avoir approuvé sa construction.

    La déstabilisation économique et sociale des sociétés européennes

    En France, la crise des Gilets Jaunes a été emblématique de cette déstabilisation ; elle est la révolte des victimes d’une insertion mondiale non préparée. Elle n’a pas eu d’équivalent dans les autres États européens, à la structure politique et sociale moins centralisée, moins rigide, et pour certains moins désindustrialisés que la France. En Allemagne, particulièrement performante à l’exportation en raison de sa remarquable spécialisation industrielle, la contestation y a été très limitée, dans les seuls Länder de l’Est. La situation pourrait changer maintenant que l’Allemagne « s’est tiré une balle dans le pied » en mettant fin, à cause de la question ukrainienne, au partenariat fructueux qu’elle avait établi avec la Russie.

    D’une manière générale en Europe, on constate, selon Peter Sloterdijk, un retour du pessimisme sociologique avec la « fin du temps de la gâterie » qu’il illustre ainsi : depuis trente ans, d’un rapport 80% de riches à 20% de pauvres on est passé au rapport inverse de 20% à 80%. La fin de l’opulence accentue la fracturation sociale qui fait l’objet d’une thématique maintenant rebattue, celle de la rupture entre élites et peuples. Elle est au fondement des populismes contemporains [1].

    Le sujet de l’économie est déterminant pour l’avenir parce que la « légitimité » du système mondial, qui est fondé sur le libre-échange, repose sur la croissance globale, et de préférence, sur la croissance partagée. Or, plusieurs économistes, avec en pointe Robert Gordon, s’attendent à ce que l’économie mondiale entre dans une ère de stagnation, même si la croissance de l’après covid connait un rebond. A cela, des causes économiques endogènes : endettement généralisé et baisse des investissements productifs, compétition accrue et acharnée sur l’énergie et les matières premières, retour de l’inflation. Mais aussi, des causes exogènes telles que le vieillissement des populations, consécutif à la dénatalité [2].  Ce que l’on ne veut pas comprendre en Europe, souverainistes compris, quand on privilégie son confort à sa descendance !

    La prégnance de la question identitaire et de l’enjeu civilisationnel

    C’est là la cause, plus que le constat précèdent aujourd’hui, de la persistance et de l’enracinement des mouvements populistes les plus nombreux, c’est à dire ceux à tendance souverainiste. Comme on le constate en France, en Italie, en Europe de l’Est. Bien entendu, cette problématique relève aussi de la contrainte systémique mondiale que figurent, dans ce cas précis, les flux migratoires massifs. Sa résolution, qui peut comprendre différents stades allant du simple arrêt de l’invasion à la remigration, et qui peut se concevoir selon des modalités adaptées aux contextes nationaux, n’est envisageable, pour être efficace et définitive, qu’à l’échelle du continent.  A l’intérieur de celui-ci, il est impossible de rétablir des frontières compte tenu des interdépendances de toutes natures, et elles ne seraient de toutes les façons que trop poreuses. Tout dépend donc des dirigeants de l’Union et des États qui la composent, quand on considère les expériences en cours dans différents États européens en matière de politique migratoire : échec complet du Brexit (sauf l’arrêt de l’immigration d’origine européenne !), blocage des entrées et des séjours en Hongrie, résultats attendus au Danemark des lois très restrictives en matière d’immigration que son gouvernement de coalition vient d’adopter au nom de la survie de l’identité nationale. D’une façon générale, au niveau planétaire, les changements dans les rapports de force ont porté au premier plan l’enjeu civilisationnel. Constatons aussi qu’à ce contexte mondial anxiogène, les populistes verts ajoutent la terreur climatique.

    La confrontation au réel. Les populistes peuvent-ils transformer la politique et desserrer la contrainte systémique ?

    Face aux réalités du monde globalisé, la montée en puissance des populismes en Europe (divers scrutins électoraux nationaux ou régionaux la confirment de façon continue) pose la question de leur capacité à gouverner, mais surtout à influencer les politiques nationales et à faire adopter par leurs États respectifs et mieux encore par l’Union européenne, des mesures susceptibles de desserrer la contrainte systémique. Parce que c’est bien à son niveau à elle que l’essentiel se joue. La vraie question est alors de savoir si malgré leur dispersion idéologique, malgré l’incohérence politique qui les habite, certains mouvements populistes sont susceptibles de transformer l’UE et d’en faire, face au reste du monde, la forteresse dont les Européens vont avoir le plus grand besoin. Qu’en sera-t-il en 2024 et après ?

    L’échec des populistes aux élections parlementaires européennes de 2019

    Le bilan des populistes de la session 2019-2024 est négatif. D’une part, lors des élections au Parlement européen du 20 Mai 2019, les eurosceptiques n’ont pas remporté le succès escompté. Malgré leur progression, ils sont restés loin de la majorité de 367 députés nécessaire pour gouverner le Parlement européen. Le bloc pro-européen, ou europeo-atlantique à la mode libérale et américanophile, a reculé, mais il a conservé la majorité en cumulant les sièges du PPE (182), de Renew Europ (108) et des Socialistes et Démocrates (154). D’autre part, et c’est ce qui est le plus pathétique, les populistes n’ont pas été capables d’enclencher, ou seulement de penser, une dynamique transformatrice, restauratrice d’une Union au service des peuples, à partir de propositions réalistes et audacieuses et d’actions de communication de grande envergure. On peut faire deux constats qui sont deux explications à cet échec des populistes :

    1) L’attachement, sous-estimé par les souverainistes, des citoyens et d’une majorité d’électeurs européens à l’UE et à l’euro

    A la veille des élections de 2019, différents sondages dont ceux de l’institut britannique Yougov et d’Eurobaromètre indiquaient que si en 2014 un peu plus de la moitié des Européens (51%) approuvaient l’existence de l’euro et de l’EU, ils étaient 75% en 2019 à se prononcer pour l’UE et 62% à déclarer soutenir l’euro. A noter que 67% des Grecs eux-mêmes étaient favorables à l’Union malgré l’austérité que Bruxelles leur avait infligée pour les sortir de la crise financière profonde dans laquelle ils étaient plongés. Dans tous ces sondages, on constatait qu’une majorité de citoyens de l’UE souhaitent voir l’Europe devenir un acteur incontournable sur la scène internationale.

    2) L’hétéroclisme des populismes et leur manque de crédibilité

    Au sein du Parlement européen actuel, on distingue au moins trois courants qui sont incompatibles :

    • Les populistes souverainistes d’Identité et Démocratie (76 sièges et 10,9% de l’hémicycle) et de Conservateurs et Réformistes européens (62 sièges et 8,8%). Le premier groupe réunit la Lega italienne, le Rassemblement National français, l’AFD allemande (véritable nouveauté en 2019 parce que c’est le parti qui a le plus progressé ces dernières années), le FPÖ autrichien, et le Vlams Belang flamand qui est plus séparatiste qu’il n’est souverainiste. Au sein de cet ensemble l’unanimité ne règne pas, ni quant à la politique monétaire de la BCE, ni quant à la politique commerciale de l’UE, ni quant à une éventuelle défense européenne. On attend toujours un programme commun. Quant au second groupe, le CRE, il réunit les Polonais de Droit et Justice et les Italiens rivaux de la Lega de Fratellini d’Italia, aujourd’hui au pouvoir. La caractéristique majeure de ce groupe est de s’opposer à toute avancée vers plus de supranationalité. Il a montré ces derniers temps beaucoup d’empathie envers l’Otan.
    • Les populistes anticapitalistes (désignons les ainsi) regroupés dans la confédération formée par la Gauche Unitaire Europe et la Gauche Verte Nordique sont 40 députés issus de 14 Etats européens. Sans être hostiles à l’Union européenne en soi, ils lui reprochent son orientation libérale, mais en tant qu’internationalistes ils réfutent toute idée d’une Europe autocentrée et décidée à défendre ses identités.
    • Les populistes écologistes. Les verts constituent un groupe de 68 députés au Parlement. Favorables à la pérennisation de l’UE, ils se cantonnent à une position critique, cette dernière n’accédant pas encore à leurs revendications les plus extrêmes en matière de réglementation climatique et d’immigration. Contrairement à la certification scientifique dont ils se prévalent, Ils se comportent, à l’image de leur icône Greta Thunberg, comme des populistes tant ils font dans le catastrophisme et tant leurs propositions sont simplistes, manquent de rationalité.

     

    2024 et après : transformer l’Union pour desserrer la contrainte systémique et accéder à une souveraineté partagée ?

    Plutôt que de passer leur temps à dénigrer l’Union européenne, sans proposer la moindre alternative ou la moindre réforme en termes conceptuels, politiques et stratégiques, les leaders populistes devraient prendre la mesure de la force des interdépendances qui la caractérise. Afin de la mettre au service des intérêts communs dans le cadre d’une souveraineté partagée.

    C’est l’Union qui a permis, exemple des plus récents, aux pays partenaires de surmonter plus facilement qu’ils ne l’auraient fait de manière isolée, la crise de la covid 19. Le plan de relance européen de 1800 milliards d’euro n’est pas rien. Il permet à la France en faillite d’escamoter une partie de ses dettes ! Sur le plan financier et monétaire, précisément, les populistes souverainistes ont l’habitude de critiquer la BCE et ils se déclarent opposés à la supervision communautaire des dettes nationales, mais ils veulent ignorer que si plusieurs États du sud de l’Union prospèrent encore, c’est parce qu’ils se trouvent sous le « parapluie monétaire » de l’euro, pour ne pas dire de l’Allemagne. En ce sens que c’est la monnaie commune qui a permis à ces Etats pendant des années d’emprunter à des taux d’intérêt très bas. Les souverainistes sont, en réalité, sans solution de rechange, sauf à revenir à des monnaies nationales totalement dévalorisées et à accroitre la dépendance financière de leurs pays respectifs par rapport à des créanciers comme la Chine,  ou à accepter la dollarisation de leurs économies, perspective qui n’est pas du tout à écarter en cas de crise générale des monnaies (plausible en raison de l’endettement des principales économies) et d’une fusion imposée par Washington du dollar et de l’euro. Dans le contexte éminemment favorable du raffermissement du protectorat otanien.

    A la veille des élections européennes de 2024, de la désignation d’un Parlement européen qui a les moyens, si sa nouvelle majorité le voulait et le décidait, de modifier la politique menée jusqu’à maintenant par la Commission, d’en prendre le contrepied dans certains secteurs comme celui de la politique migratoire, les populistes les plus conséquents, ceux pour qui le priorité est la sécurité des identités et la prospérité des Européens, seraient bien inspirés de s’organiser en vertu d’un programme susceptible de changer le cours des choses, celui d’un régionalisme stratégique. Cette terminologie, empruntée à deux politologues canadiens, renvoie à trois objectifs : l’amélioration de la sécurité économique et énergétique de tous les partenaires grâce à une politique commune entièrement repensée ; la réorientation de l’Union vers plus d’autocentration en termes d’investissement, de productions et de consommations locales ou relocalisées ; l’achèvement de la zone euro en une véritable Zone Monétaire Optimale  (selon les critères de l’économiste canadien Robert Mundell). Objectifs essentiels auxquels l’urgence des temps impose que l’on en ajoute un quatrième, tout aussi vital : une politique migratoire très restrictive et très sélective.

    Conclusion

    L’inclusion des sociétés européennes dans le système mondial leur a imposé une contrainte extérieure anxiogène multiple (économique, sociale, démographique culturelle) qui est à l’origine des mouvements protestataires désignés sous le vocable de populistes. Si du fait de leur hétéroclisme, de leurs options politiques plus ou moins ouvertement nationalistes, ces mouvements populistes ne sont pas en mesure de desserrer la contrainte systémique, puisqu’ils se condamnent à l’impuissance du séparatisme, il faut s’attendre à ce qu’ils perdurent jusqu’au dépérissement complet des vieilles nations, dont ils seront les derniers spasmes alors qu’ils prétendaient vouloir les sauver. En revanche, s’ils sont enfin capables d’autocritique et s’ils parviennent, à l’occasion du prochain scrutin européen en particulier,  à faire émerger une conscience européenne identitaire, à s’organiser et à agir en conséquence, alors tout n’est pas perdu.

    Gérard Dussouy (Polémia, 10 juin 2023)

     

    Notes :   

    [1] Gérard Dussouy, Le pragmatisme méthodologique. Outil d’analyse d’un monde complexe, Amazon, 2023,p.288.
    [2] Ibidem, p. 322-325.

     

    Pour aller plus loin : Gérard Dussouy, « Les populismes européens : une approche systémique », dans Nathalie Blanc-Noël et Thibaut Dauphin, Vers un nouvel âge des extrêmes ? Populismes et transformations sociales, Paris, L’Harmattan, Collection Pensée politique, 2023, p.219-243.

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  • Grand Vieillissement et Grand Remplacement, les deux faces d’un même déclin...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy cueilli sur Polémia et consacré au vieillissement de la population européenne. Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    Grand Vieillissement et Grand Remplacement, les deux faces d’un même déclin

    La parution récente et opportune du Grand Vieillissement de Maxime Sbaihi (Ed. de l’Observatoire) met en relief un phénomène prévisible depuis longtemps, mais écarté du débat public, qui menace notre civilisation et qui va, au minimum, poser des problèmes socio-économiques considérables.

    Bien documenté, le livre expose ces derniers avec clarté et pertinence, et il montre que la marge de manœuvre de leur résolution est plus qu’étroite. Dans cette perspective sombre, l’auteur suggère qu’en parallèle le Grand Remplacement, dont l’opinion publique fait trop grand cas selon lui (ce qu’il réitère lors d’une interview qu’il a accordée au Figaro), pourrait en être la contrepartie positive. Ce qui n’est pas démontré sur le plan économique déjà, étant donné que les entrants sont en immense majorité des gens sans instruction et sans aucune qualification. Et ce qui est faux et contreproductif sur le plan sociétal sachant, comme cela se constate partout en Europe occidentale, que le prix à payer est une hétérogénéisation fortement déstabilisante des populations et donc des sociétés, avec à terme et de manière inexorable la dissolution des nations souches. La preuve en est que d’après le think tank Policy Exchange, d’ici 2050 un Britannique sur trois sera issu d’une minorité ethnique. Dans le journal en ligne Atlantico, Jean-Paul Gourévitch précise que déjà, selon l’Office for National Statistics, les Blancs ne constituent plus que 45% des résidents de Londres. Et le démographe français fait remarquer que depuis 2014, le nombre des citoyens allemands a baissé de 1,5 million mais que le nombre de migrants venus s’installer en Allemagne a lui augmenté de 4,3 millions.  Le processus d’hétérogénéisation est bien en marche.

    Loin d’offrir une alternative, ou une compensation possible de l’un par l’autre, il faut admettre que le GV et le GR sont les deux faces d’un même déclin. Et, on peut le craindre, d’une fin de cycle des nations européennes, dont la cause première est la dénatalité autochtone en Europe, laquelle va de pair avec la chute de la fécondité des Européennes.

    Les deux grands mouvements démographiques que sont le GV et le GR conjuguent leurs effets néfastes au plan sociétal et civilisationnel, mais au plan économique également parce que le premier ne stimule aucun investissement et parce que le second n’apporte aucun progrès en termes de productivité. Mais, ils sont complémentaires par leurs logiques propres en ce sens où « la nature a horreur du vide » : les Vieux Blancs, nantis et sans descendance ou presque, acceptent d’être remplacés par les Jeunes Immigrés de toutes origines, que, soit ils rémunèrent pour les services qu’ils leur rendent et dont ils ont besoin, soit ils leur concèdent des dons sociaux, au titre d’une interprétation faussée et misérabiliste de l’Histoire.

    Ainsi, la transformation en cours des populations française et européenne peut être interprétée comme un effet de la « mécanique démographique » globale, et c’est ce qui est fait par tous ceux qui ne veulent pas voir les conséquences que le changement implique ; ou qui s’en satisfont.   Mais il faut bien dire aussi qu’elle engage la responsabilité générationnelle de ceux que j’appellerai, par facilité de langage, les « soixante-huitards et assimilés » et, bien entendu, et à plus forte raison, celle des gouvernants qu’ils ont élus, au moins depuis le début des années quatre-vingt, et cela sans exception. C’est à dire tous ceux qui, tantôt au nom d’un universalisme benêt et d’une vision linéaire et progressiste infondée de l’Histoire, tantôt au titre de leurs avantages financiers ou monétaires, petits ou grands, de leur confort, de leur jouissance, ont abandonné le culte de la continuité anthropologique, familiale et civilisationnelle, et concomitamment ont rejeté l’effort, la discipline du travail, le risque de l’innovation, préférant s’abandonner à la désindustrialisation et à l’endettement.

    Une telle évolution est la conséquence, à la fois, du penchant de la nature humaine pour la facilité en période de croissance et de prospérité, d’une part, et d’autre part, de l’idéologie dominante, à forte connotation mondialiste teintée d’une morale universaliste, conçue par les élites politiques, dont la pérennisation est rendue possible, d’après le diagnostic sévère mais juste du philosophe Patrick Tort à cet égard, par l’innocence ou la passivité des acteurs absorbés par la vie quotidienne, et par leur incapacité pour une majorité d’entre eux, pour différentes raisons, d’adopter une position critique quant aux discours qui leur sont servis.

    Les crises identitaires ou identitaristes qui secouent l’Occident aujourd’hui sont les témoins du changement par vieillissement et par substitution qui s’opère. Aux États-Unis, le Wokisme s’explique avant tout par un changement drastique dans les rapports de force démographiques internes : les dîtes minorités y sont de moins en moins minoritaires et de plus en plus sûres d’elles-mêmes ; elles y contestent ouvertement la culture et l’histoire de l’Euro-Amérique en déclin. En Europe, ce même changement signifie la fin du cycle national dans la mesure où les États y deviennent des conglomérats de communautés dénuées de toute mémoire collective (d’autant plus que la fin de l’histoire est aussi la fin de l’enseignement de l’histoire). Et la révélation ukrainienne ne doit pas faire illusion, tant son contexte est spécifique.

    Un retournement du cycle concerné, ou plutôt l’apparition d’un cycle européen authentique plus adapté aux réalités mondiales qui ne serait rien de moins qu’une seconde Renaissance, sont-ils encore envisageables ? On peut vraiment en douter. Mais il est possible aussi qu’une baisse forte de la prospérité et qu’une hausse parallèle et violente de l’insécurité en Europe, lesquelles sont loin d’être deux hypothèses improbables pour des causes multiples (en partie en raison des problématiques que soulève l’auteur du GV), pourraient bouleverser le contexte historique et ouvrir sur un futur que l’on ne peut jamais prévoir.

    Gérard Dussouy (Polémia, 6 janvier 2023)

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  • La navrante crise russo-ukrainienne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy, cueilli sur Polémia et consacré à la crise ukrainienne. Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    La navrante crise Russo-Ukrainienne

    Quels que soient les sentiments ou les affinités que l’on peut éprouver envers l’Ukraine ou la Russie, et quelles que soient les responsabilités que l’on peut imputer à l’une ou à l’autre dans la crise qui les voit s’affronter,  leur différend est lourd de conséquences pour elles-mêmes et pour l’Europe. Le risque principal est l’enlisement dans un schéma géopolitique de type « néo-Guerre froide » dans lequel les Américains et certains dirigeants européens timorés cherchent à l’entraîner. L’esprit de croisade des Démocrates américains est toujours de mise, comme on le constate avec Biden. Mais surtout, en raison de la nouvelle polarisation mondiale sur le Pacifique, les Etats-Unis maintenant obsédés par la Chine entendent conserver le contrôle de l’Europe et empêcher, à tout prix, son éventuel rapprochement avec la Russie. Leur opposition virulente au gazoduc germano-russe de la Baltique en est la parfaite illustration.

    Russie et Europe, dos à dos, face au reste du monde

    Le bouleversement des rapports de forces mondiaux, et par conséquent des positionnements des États les uns par rapport aux autres, est total. Il concerne la Russie et l’Europe de la même manière. En effet, c’est toute l’organisation de l’espace planétaire qui a été transformée par le déplacement du centre du monde depuis l’Atlantique Nord vers le Pacifique Nord. Une translation qui est à mettre en rapport, bien entendu, avec la compétition pour l’hégémonie qui a débuté entre les États-Unis et la Chine. Et au milieu de laquelle les États européens ne sont plus que des enjeux, parce qu’aucun d’entre eux, pas même la Russie, ne peut prétendre à la puissance globale. Par ailleurs, les changements profonds, qu’ils soient démographiques ou culturels, qui affectent la géographie humaine mondiale, lancent à tous les Européens, de l’Est comme de l’Ouest, des défis communs immenses pour les décennies qui viennent.

    De sorte que la nouvelle configuration mondiale fait des deux voisins que sont l’Europe et la Russie, deux « alliés naturels » face au reste du monde. Il se trouve que la topologie géopolitique (c’est-à-dire la position des États dans le système spatial mondial) s’associe maintenant- c’est la nouveauté- à la topographie géopolitique (c’est-à-dire la continuité territoriale, et l’absence d’obstacles naturels) pour suggérer à tous les Européens un réalisme politique qui dépasse les idéologies et les ethnocentrismes.

    Le jeu mondial est, désormais, entre les mains des USA et de la Chine. Les États européens, Russie comprise, malgré tout le mérite de son président, ne sont plus que des puissances petites ou moyennes, au mieux des puissances régionales. La comparaison est écrasante comme le montrent ces quelques chiffres (SIPRI) de 2019 : 19 390 milliards de dollars de PIB pour les USA, 12 014 pour la Chine et 1527 milliards pour la Russie ; 600 milliards de dollars pour le budget militaire américain, 216 milliards pour le chinois et 69 milliards pour le russe. Ce même budget est de 57 milliards de dollars pour la France et de 41 milliards pour l’Allemagne. Si l’économie germanique est brillante, celle de la France l’est moins et celle de la Russie encore moins

    Au fond, pour faire image, l’Europe et la Russie sont face au reste du monde comme deux duellistes de l’ancien temps qui se retrouvent entourés de spadassins, lesquels en veulent à chacun d’eux. Il ne leur reste plus qu’à s’entendre, et dos à dos, à se défendre mutuellement, sachant que tout mauvais coup porté par l’un des deux à l’autre se retournerait contre lui-même. C’est déjà ce qui arrive à cause de l’Ukraine.

    Comment sortir de l’impasse ?

    L’impasse actuelle incombe aux deux parties en présence. D’un côté, il y a l’incurie diplomatique et stratégique de l’Union européenne et de tous les dirigeants des États européens, tous incapables de mener une véritable réflexion géopolitique. Au lieu de faire de l’Ukraine un « pont » entre l’Europe et la Russie, ils en ont fait une pomme de discorde aux dépens des Ukrainiens eux-mêmes. Car il ne fallait pas présenter l’association de l’Ukraine à l’UE comme une victoire sur la Russie, et emboiter le pas des États-Unis en laissant entendre que cette association était l’antichambre à une adhésion à l’Otan! Une organisation qui devrait avoir été dissoute depuis belle lurette, à la suite de celle du Pacte de Varsovie. Du côté de la Russie, le complexe ancien de l’encerclement perdure et les maladresses occidentales ne font qu’aviver un nationalisme épidermique, tandis que l’on a du mal à cerner les préjugés et les arrière-pensées de Moscou dans tout ce qui a trait à l’Europe. Cette crise est assez désespérante parce qu’elle est avant tout d’origine idéologique et qu’elle défie la rationalité géopolitique. Elle renvoie aux querelles nationalistes du siècle dernier sur des enjeux passablement dérisoires dans le nouveau contexte mondial.

    Comment en sortir, alors même que l’on est, peut-être, à la veille d’un nouvel affrontement ? Avec les provocations et les surenchères des uns et des autres et les interférences internationales cela semble possible. Pour éviter sinon le pire, mais pour empêcher tout au moins une nouvelle déchirure du continent européen, il serait judicieux que les protagonistes les plus concernés recherchent le compromis sur la solution la plus équitable et la plus efficace possible.

    D’une part, il serait temps que l’Ukraine admette, et les Européens avec elle,  le retour de la Crimée à la Russie, à laquelle elle a toujours appartenu depuis qu’elle l’a reconquise sur les Turcs. En dépit du caprice, au milieu du siècle dernier, du potentat soviétique, ukrainien d’origine, Nikita Khrouchtchev. Dans cette même perspective l’Union européenne se devrait de tempérer le président ukrainien et de conditionner l’adhésion de l’Ukraine à son espace, tout en rejetant son entrée dans l’Otan, à un accord avec la Russie, avec laquelle, dans le même temps les termes du partenariat existant, mais presque lettre morte, seraient revus. D’autre part, et en contrepartie, les Européens sont en droit d’attendre de la Russie plus de clarté sur la façon dont elle appréhende ses rapports avec eux-mêmes, et plus de rigueur dans les engagements commerciaux. Elle a d’ailleurs tout à y gagner sachant que ses ressources financières sont limitées et que sa dépendance de la Chine dans ce domaine se paiera, tôt ou tard, au prix fort. La garantie assurée d’un approvisionnement énergétique continue des Européens est en la matière une clause attendue.

    Cependant, toute grande perspective géopolitique et tout espace de négociations ont, en toutes circonstances, leur pierre d’achoppement ; en l’occurrence le Donbass. Car c’est sur cette région frontalière et binationale que se cristallisent les inimitiés. Etant donné que l’Ukraine a refusé la solution fédérale ou celle d’un statut spécifique et qu’une rectification des frontières est considérée comme impraticable ou comme dangereuse à envisager, les protagonistes vont avoir du mal à trouver une issue à leur différend. On ne peut que le regretter car c’est la constitution d’un grand espace européen, dont il est légitime d’attendre des solutions aux immenses problèmes qui n’ont pas fini de se poser, qui est mise entre parenthèses ou même écartée.

    Si heureusement rien d’irréparable n’arrive, il reste à espérer dans les temps qui viennent un changement positif dans les perceptions mutuelles,  lui-même dicté par le renversement du monde. À l’européanité renouvelée de la Russie, imposée par la montée en puissance de la Chine et de tout l’Orient, répondrait alors l’abandon de la représentation occidentalo-centrée du monde des Européens de l’Ouest.

    Gérard Dussouy (Polémia, 11 février 2022)

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  • D'un délire idéologique à l'autre...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy cueilli sur Voxnr et consacré au déni du réel qui pèse sur l'Europe... Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

     

     

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    Mosquée centrale de Cologne...

     

    D'un délire idéologique à l'autre

    De tous les bords en Europe, le déni du réel et le délire idéologique qui va avec l’emportent. Il est vrai que moins les hommes n’ont de prise sur la réalité et plus ils s’en remettent à des représentations mythifiées. C’est un constat vérifié depuis longtemps par les sociologues pragmatistes. D’un côté, Il y a tous ceux qui s’accrochent à leur vision universaliste et naïvement humanitaire, alors que la réalité du choc des civilisations et des empires s’impose à leurs yeux, et d’un autre côté, ceux qui entretiennent la nostalgie d’une souveraineté nationale perdue, et qui ne peut plus être parce qu’elle est déconnectée de la puissance.
    Le pic du délire du multiculturalisme, version postmoderne de l’universalisme, a semble-t-il été atteint en Allemagne. Après quelques autres villes allemandes, la bourgmestre de Cologne vient d’annoncer qu’à l’avenir, chaque vendredi, l’appel du muezzin à la prière lancé à tous les Musulmans, sera autorisé. Sous certaines conditions, et en fonction des quartiers, est-il dit. L’argument avancé est que la décision est commandée par la tolérance et l’équité et par la volonté d’aller vers une société plus homogène et plus fraternelle. Alors que ces autorisations sont clairement des capitulations sociétales, significatives, tout simplement, d’un basculement dans le rapport de force démographique en faveur de la composante musulmane (principalement turque) de la population allemande. Comme sa voisine la France et peut-être plus vite qu’elle, et de façon plus nette en raison du vieillissement plus accentué de sa population, l’Allemagne se transforme en une polyarchie ethnique. Soit une société où les communautés ethnoreligieuses font les votes et influencent la politique nationale (cf. l’attitude toujours passive ou consentante de l’Allemagne envers Erdogan, le dictateur turc). Il y a donc de quoi s’inquiéter pour la nation germanique quand on sait devant quelle crise démographique elle se trouve, et que les Musulmans ne représentent « encore » que 12% de la population d’une ville comme Cologne. Qu’en sera-t-il quand ce pourcentage aura augmenté, sinon explosé ?
    D’après Le Figaro, qui cite l’Institut de sciences sociales Insa-Consulere, 61% des Allemands se prononcent contre cette autorisation, qui fait tache d’huile, de l’appel musulman à la prière. Mais cette majorité reste bien silencieuse dans un pays où l’opinion est fortement conditionnée et où la repentance bat son plein. N’y voit-on pas la municipalité de la pourtant traditionnelle Munich envisager de débaptiser les rues portant les noms de Richard Wagner et de Richard Strauss soupçonnés du pire, c’est-à-dire d’avoir à leur manière, avec leur musique et les présupposés qu’elle colportait, fait le lit du nazisme… Rien de moins.

    Quant à la France qui s’enfonce dans le désordre communautaire induit par les politiques de laxisme migratoire conduites depuis cinquante ans , le débat public sur cette question vitale y devient plus vif, et plus ouvert, que chez sa voisine d’outre Rhin depuis quelques mois. Une première raison réside dans le triste et brutal spectacle permanent de ce désordre, dont la dénonciation fait le miel d’une chaîne de télévision privée (celles du service publique pratiquant au contraire l’omerta) dont le nouveau propriétaire a compris tout le profit qu’il pouvait en tirer en termes d’audience. Une seconde raison est la percée médiatique qu’effectue Éric Zemmour dans sa démarche présidentialiste en centrant son discours sur l’immigration et sur le déclin de la France. La justesse de son diagnostic, ses paroles sans circonvolutions et fondées sur une véritable culture à l’opposé de sa concurrente la plus à droite, en font dans le contexte actuel et face à un panel de protagonistes insipides, un excellent candidat de premier tour.
    Néanmoins, dans la perspective d’une victoire finale, le discours du polémiste, s’il entre dans l’arène électorale, est trop chargé de nostalgie. Car l’on ne construit pas l’avenir sur celle-ci (la France ne sera jamais plus celle de Louis XIV ou de Bonaparte). Mais au contraire sur des adaptations et des stratégies audacieuses. Il lui faudra donc se garder du délire souverainiste et ne pas prôner, comme nombre de ses partisans le souhaitent, le repli national. Il serait bien plus honorable et ambitieux pour la France, mais aussi bien plus adapté à un monde rempli de risques et d’hostilités, que de s’ériger en chef de file, car d’autres Etats suivraient, pour transformer l’Union européenne en une véritable puissance au service des peuples européens.
    On ne peut, bien entendu, préjuger du résultat du combat électoral à venir. Le passé incite à la prudence quant à tout pronostic et on se gardera bien d’en faire ici. Ce dont on peut, cependant, se réjouir à la lumière de ce que l’on observe, et à condition que cela dure, c’est au retour à la « guerre des dieux » de Max Weber, autrement dit à la guerre des représentations du monde qui marquerait le début de la fin de l’idéologie dominante.

    Gérard Dussouy (Voxnr, 25 octobre 2021)

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  • Habermas et l’hypothèque idéologique allemande

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy, cueilli sur Polémia  et consacré à l'influence néfaste de la pensée du philosophe Jürgen Habermas sur la politique allemande. Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

     

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    Habermas et l’hypothèque idéologique allemande

    Angela Merkel prend sa retraite et il est probable que le SPD va remporter les législatives ou fédérales du 26 septembre 2021. Que le résultat soit celui-là ou qu’il soit autre, cela ne changera pas grand-chose. En effet, l’Allemagne est depuis plus de cinquante ans recouverte par la même chape idéologique qui l’inhibe sur le plan politique et qui, du même coup conditionne l’action politique de l’Union européenne. Cette idéologie qui explique, quels que soient les partis ou les coalitions au pouvoir, que sa politique extérieure demeure fixe, c’est-à-dire systématiquement alignée sur les États-Unis, et qu’elle se fasse le porte-drapeau de tous les desiderata onusiens. Elle explique aussi pourquoi, bien que l’Allemagne soit la puissance industrielle et financière qu’elle est, elle ne fait guère entendre sa voix sur la scène internationale, et surtout pourquoi elle ne l’élève jamais quand il s’agit de revendiquer une émancipation de l’Europe.

    Bien entendu, pour comprendre cette apathie, il faut compter avec le statut international de l’Allemagne depuis 1945 qui est celui d’une « souveraineté limitée », comme on le disait des Démocraties Populaires à l’époque de l’Union soviétique, ou si l’on préfère « surveillée ». Cependant, comme l’a dénoncé le philosophe Peter Sloterdijk il y a quelques années déjà, le consensus idéologique allemand, tel qu’il a été imposé, vient principalement de ce que « dans les années 1970 lorsque Habermas a pris le pouvoir, […] l’anti-nietzschéisme de la Théorie critique, de l’École de Francfort, est devenu la tonalité dominante en Allemagne. La Théorie critique […] montant une espèce de « garde sur le Rhin », elle a tout fait pour minimaliser la pensée française en Allemagne qu’il s’agisse de gens comme Deleuze, comme Foucault ou d’autres »[1]. A tel point que, selon Sloterdijk, la philosophie désormais dominante en Allemagne est devenue productrice d’une « hypermorale » (selon le concept d’Arnold Gelhen) qui s’oppose à toute pensée critique, et qui exerce son interdit sur toute orientation politique non conforme avec le statuquo établit.

    Il faut savoir que la majeure partie de l’œuvre de Jurgen Habermas est consacrée à la récusation du paradigme de la domination présent dans presque tous les courants de la philosophie politique. Dans l’étude qu’il a consacrée à ce philosophe, Arnauld Leclerc en arrive à la conclusion suivante :  « premièrement, contre Arendt, Habermas fait valoir l’impossibilité de penser le pouvoir en excluant la domination ; deuxièmement, contre Hobbes, Schmitt et Weber, Habermas fait valoir l’impossibilité de réduire le pouvoir à la domination qui peut, certes, être rationalisée, mais jamais être légitime ; troisièmement, contre les théories critiques de la domination, allant de Marx à  Bourdieu, en passant par l’École de Francfort et Foucault, Habermas fait valoir l’impossibilité absolue de faire de la domination un paradigme de la théorie politique »[2]. C’est à ce titre qu’il prône le passage à l’ère postnationale, qui fait des Allemands des citoyens du monde et non plus un peuple en soi, et qu’il veut voir dans la mondialisation un « horizon sans domination » par suite de l’homogénéisation des hommes. Il faut dire que ce nouvel état des choses a plutôt été facilement accepté par les Allemands, sachant que leur économie, remarquablement spécialisée, a profité à plein de la mondialisation.

    Afin de dissoudre l’ethnocentrisme inhérent à chaque individu et à chaque peuple, Habermas entendait faire appel à la « raison communicationnelle » qu’il interprète, note le philosophe pragmatiste américain Richard Rorty, « comme l’intériorisation de normes sociales, plutôt que comme une composante du « moi humain ». Habermas entend « fonder » les institutions démocratiques ainsi que Kant espérait le faire ; mais il ambitionne de faire mieux en invoquant, à la place du « respect de la dignité humaine » une notion de « communication exempte de domination », sous l’égide de laquelle la société doit devenir plus cosmopolite et démocratique »[3]. L’objectif de Jurgen Habermas est que l’action communicationnelle, couplée à une sphère publique bien structurée, puisse conduire l’homme à se débarrasser de son identité nationale, romantique, et autoriser l’humanité à s’unir dans une paix perpétuelle en dépassant les souverainetés et en écartant ainsi toute velléité de conflit[4].

    Dans les faits, le triomphe d’Habermas et l’adoption de ses idées par les milieux officiels (tel celui de l’éducation) ont abouti à l’hégémonie communicationnelle et idéologique de son camp en Allemagne, avec l’aval de ses « alliés » satisfaits de la passivité politique induite, plutôt qu’à un dialogue digne de ce nom. A la suite du contrôle de l’information, des médias et des différents processus de socialisation, a été possible le formatage de la représentation collective, jusqu’à changer radicalement la culture politique de la nation allemande. Analysant le programme de rééducation politique et historique dont ont été gratifiés les Allemands, mais aussi les Japonais, Thomas U. Berger n’hésite pas à écrire « qu’ils furent bombardés par une propagande antimilitaire qui fut au moins aussi violente que la propagande de la période de la guerre qui l’avait précédée »[5].

    L’ankylose idéologique dont souffrent les partis politiques allemands explique notamment le peu d’entrain de l’Allemagne à suivre Emmanuel Macron quand il parle de « souveraineté européenne » et qu’il propose des avancées en matière de défense communautaire ou d’armée européenne. Le président français, adepte lui-même des thèses d’Habermas qu’il est allé visiter au début de son quinquennat, aurait pourtant dû s’y attendre.

    Or, le dilemme est d’autant plus difficile à résoudre que dans le même temps plusieurs pays partenaires de l’Allemagne, notamment ceux du sud de l’Union européenne dont la France,  demeurent tributaires d’elle dans la mesure où elle leur sert de « parapluie monétaire » ; et qu’en cas de désaccord profond ou de séparation, c’est la banqueroute qui les menace. Il faudra donc attendre que des événements exceptionnels se produisent pour que l’hypothèque idéologique allemande soit levée.

    Gérard Dussouy (Polémia, 19 septembre 2021)

     

    Notes :

    [1] Sloterdijk Peter, Le Magazine Littéraire, entretien, n°406, février 2002, p.34.
    [2] A. Leclerc, « La domination dans l’œuvre de Jürgen Habermas. Essai sur la relativisation d’une catégorie », Politeia, N°1 Politique et domination à l’épreuve du questionnement philosophique, Novembre 1997, p. 53-85.
    [3] R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin, 1993, p. 205.
    [4] J. Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une paix kantienne, Paris, Le Cerf, 1996.
    [5] T. U. Berger, « Norms, Identity and National Security in Germany and Japan », Peter J. Katzenstein, The Culture of National Security, New York, Columbia University Press, 1996, p. 317-356.

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  • Sur la géopolitique...

    Dans ce nouveau numéro de l'émission de TV Libertés, « Les idées à l’endroit », Alain de Benoist reçoit Pascal Gauchon, directeur de la revue Conflits, Hervé Juvin, essayiste, et Gérard Dussouy, professeur émérite à l'Université Montesquieu de Bordeaux. Ensemble, ils évoquent l’influence des facteurs géographiques sur l’histoire, sur la politique et sur les rapports de force dans l’espace et dans les territoires.

     

                                      

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