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gérard dussouy

  • De l’État-nation à l’État-civilisation : une révolution géopolitique en marche...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Gérard Dussouy au site de la revue Éléments et consacré à la mise en place d'une mondialité pluriverselle dans laquelle les États-civilisations tiennent le premier rang.

    Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011), Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013) et, dernièrement, Le Nouveau Monde des puissances - L'Heure de l’État-civilisation ? (Librinova, 2024).

     

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    De l’État-nation à l’État-civilisation : une révolution géopolitique en marche

    ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous a conduit à penser à nouveaux frais le concept d’État-civilisation ? Le débat géopolitique contemporain ne peut pas en faire l’économie ?

    GÉRARD DUSSOUY. Dès le début de mes études et de mes travaux en économie, géographie, histoire, sciences politiques, je me suis intéressé aux grands espaces, aux concepts d’empire et d’hégémonie. Or, les faits confirment, semble-t-il, les pronostics du géographe Frédéric Ratzel et du sociologue Norbert Elias. Selon ce dernier, l’élargissement et la complexification des espaces politiques sont un phénomène historique avéré. Il y a eu l’émergence et la domination au XXe siècle des États-continents (États-Unis, URSS). Tandis que, depuis le début de ce XIXe siècle, en raison du tournant civilisationnel pris par les relations internationales, à la suite de l’effondrement des idéologies de type messianique (même si le libéralisme est sorti vainqueur de la guerre froide), s’expose en continuité de l’État-continent ou se superpose à lui, le concept d’État-civilisation mis en avant par les Chinois.

    Même si son fondement peut s’avérer, dans certains cas, plus stratégique que scientifique, ce concept a l’avantage de ne pas séparer le matériel de l’immatériel, la nature ou la puissance de la culture, quand il s’agit de comprendre le monde nouveau. Celui de la post-mondialisation qui s’impose est un plurivers civilisationnel (et certainement pas un univers occidentalisé). La redistribution de la puissance alliée au renouveau des ethnocentrismes civilisationnels modifie complètement les perspectives géopolitiques. Il se profile à l’horizon une bipolarité Chine/États-Unis, et la recherche d’un nouvel équilibre mondial, essentiellement eurasiatique, qui va mobiliser une série d’acteurs, appartenant à des sphères civilisationnelles différentes, aux capacités stratégiques disparates.

    ÉLÉMENTS : Pourquoi considérez-vous la Chine comme le modèle le plus abouti d’État-civilisation ?

    GÉRARD DUSSOUY. Je précise immédiatement que présenter la Chine comme le modèle de l’État-civilisation n’infère pas que celui-ci soit réplicable. Ni même qu’il est complètement réalisé puisque l’État chinois ne recouvre pas tout l’espace confucéen. Mais la Chine est le cas le plus remarquable (idéal-type), et celui par rapport auquel on peut étalonner ceux qui postulent à ce même statut. L’ancienneté, la longévité, l’homogénéité, la continuité de la pensée politique, malgré le bouddhisme et la période maoïste, de l’Empire-État chinois sont sans pareilles. C’est, pour comparer, comme si l’Empire romain, plus vieux de deux cents ans, s’était maintenu jusqu’à aujourd’hui en préservant son socle idéel gréco-latin, et en le conservant sans pour autant s’interdire des emprunts aux autres civilisations.

    ÉLÉMENTS : En quoi la montée en puissance des civilisations constitue-t-elle une rupture avec l’ordre mondial libéral dominé par l’Occident ?

    GÉRARD DUSSOUY. Les civilisations ne sont pas des acteurs politiques. Elles ne peuvent donc pas directement contribuer à un ordre mondial. Elles sont des espace-temps spécifiques qui regroupent dans la durée des collectivités humaines qui ont un vécu historique commun, qui partagent une même conception du monde, de la vie, de l’art, de l’organisation sociale.

    C’est pourquoi le concept d’État-civilisation ou celui moins prégnant, moins coagulant d’État-phare de Samuel Huntington, sont des apports fondamentaux parce qu’ils désignent des machines politiques en capacité de prendre en charge les aspirations civilisationnelles, comme d’ailleurs de les instrumentaliser.

    Ceci posé, la contestation de l’hégémonisme occidental et libéral par les nouvelles puissances issues du monde non-occidental est un fait. La Chine, au nom de la civilisation qu’elle est depuis des millénaires, est la protagoniste la plus remarquable. Elle développe à grands pas les moyens de ses ambitions. Elle étend son influence via les BRICS, dont elle est le vrai leader, et les routes de la soie. Autrement mieux et plus que le Japon a pensé pouvoir le faire à la fin des années 70, elle peut dire non aux injonctions occidentales. L’Islam à sa façon brutale et désordonnée, en attente infinie d’un État-phare, l’Inde à sa manière subtile mais déterminée, et la Russie nationaliste, sont les autres pierres d’achoppement, d’essence civilisationnelle, du nouvel ordre mondial.

    ÉLÉMENTS : Comment expliquez-vous l’échec des élites occidentales à anticiper la redistribution mondiale de la puissance ?

    GÉRARD DUSSOUY. Arrogance du vainqueur, inhibition idéologique et méconnaissance du monde et des Autres se combinent certainement pour expliquer l’aveuglement des élites occidentales quant aux conséquences réelles de la mondialisation (accentuation des inégalités et déstabilisation des sociétés), et plus particulièrement quant à la refondation de la carte géopolitique. La victoire du libéralisme sur le soviétisme a laissé croire que le dernier verrou avait enfin sauté, qui faisait obstacle à la généralisation du marché, bien entendu, mais encore à la transformation des sociétés jugées les moins avancées, en termes de mœurs et de régimes démocratiques, en s’inspirant des modèles européen ou américain cela va de soi. La force de l’ethnocentrisme occidental est tel, au tournant du siècle dernier, que l’on a vu nombre d’hommes politiques, Français notamment, dispenser leurs leçons jusqu’en Chine.

    Le succès politique de l’Occident a renforcé les convictions idéologiques de ses élites jusqu’à les ensiler dans leur propre inhibition. En Europe notamment où elles s’interdisent toute analyse des relations internationales en termes de rapports de force. Ces élites ont cru que le monde était devenu ce qu’elles voulaient qu’il soit (fin de la puissance, régulation sociale d’une humanité sans frontières, vivre ensemble national et pourquoi pas planétaire), et qu’il le demeure. Tel qu’elles l’attendaient depuis longtemps sachant qu’elles adhérent à une idéologie progressiste, à base de résidus marxisants, plutôt que libérale. Leurs machineries conceptuelles (en France : Éducation nationale, instituts universitaires dont le trop fameux Sciences Po Paris, médias) ont ainsi formaté les générations d’une classe politique et médiatique à laquelle les réalités mondiales échappent. En outre, Il faut souligner que les enseignements qui permettaient l’accès à la connaissance du monde ont été soit abandonnés, soit largement élagués ou « acclimatés » à la vision que l’on entend donner de ce dernier.

    ÉLÉMENTS : En quoi la notion de « plurivers civilisationnel » remet-elle en question l’universalité des droits de l’homme ?

    GÉRARD DUSSOUY. Chaque civilisation, comme l’a expliqué Max Weber, a son paradigme d’humanité. Dès lors, la conception universelle ou universaliste qu’a l’Occident des droits de l’homme se trouve mise en cause par l’existence tangible, avérée, du plurivers. En effet, il est difficile d’imaginer que la formulation occidentale puisse longtemps encore être créditée d’un statut d’une valeur supérieure à celles fondées sur des traditions qui privilégient la personne en collectivitécomme le Ren confucéen, par exemple. Néanmoins, il ne s’agit pas là d’une négation des droits humains mais plutôt d’une réappropriation de leur définition. Pour Raimundo Panikkar, sociologue indien, il conviendrait de laisser chaque communauté civilisationnelle « formuler ses propres notions homéomorphes correspondant ou s’opposant aux “droits” relevant de la conception occidentale ».

    ÉLÉMENTS : Quel rôle attribuez-vous à l’Islam dans cette reconfiguration des relations internationales ?

    GÉRARD DUSSOUY. Les relations internationales de ces dernières années montrent que l’Islam est un facteur avec lequel il faut compter. Qu’il s’agisse d’États comme la Turquie ou l’Iran, au moins au niveau régional, mais plus encore et sans aucun doute avec ce que l’on désigne comme la mouvance islamiste, et sa stratégie axée sur le terrorisme. Bien qu’essentiel, ce facteur est avant tout perturbateur, parce que, si l’Islam politique est capable de déstabiliser une région ou une société, il n’a jamais été à ce jour en mesure de stabiliser une situation en sa faveur.

    Dans une perspective civilisationnelle, l’Islam politique présente, quant à la vie internationale, deux versants. D’un côté, il incarne la résistance à l’ordre occidental libéral. Le plus souvent en obéissant à des mots d’ordre qui apparaissent très rétrogrades (Afghanistan). Mais dans certains cas, il s’accommode de cet ordre et intègre certaines formes de modernisation (Arabie saoudite). Ce qui pourrait s’avérer, à terme, plus performant. D’un autre côté, en raison de son expansionnisme démographique du côté de l’Europe notamment, l’Islam ne déroge pas à sa tradition conquérante. Il est pour cette dernière, avec la démographie africaine, le défi majeur. Mais, en l’absence d’un État-civilisation ou ne serait-ce que d’un État-phare (en réalité il existe plusieurs concurrents pour tenir ce rôle), il n’est pas possible de considérer l’Islam comme un architecte de l’ordre mondial.

    ÉLÉMENTS : Quels risques voyez-vous dans la rivalité sino-américaine pour l’équilibre mondial ? La transition hégémonique en cours peut-elle se faire sans conflit majeur entre grandes puissances ?

    GÉRARD DUSSOUY. La seule chose dont on peut être certain (sauf effondrement interne de l’un des deux protagonistes) est que la relation (ou la rivalité) sino-américaine va surdéterminer dans les années à venir les relations internationales. C’est-à-dire commander aux alliances qui vont se nouer. Je pense qu’elles tendront à la réalisation d’un équilibre eurasiatique, à géométrie plus ou moins variable, en fonction de la nouvelle carte géopolitique mondiale et compte tenu des changements régionaux toujours à prévoir, notamment au Moyen-Orient. Parce que seule la Chine aura à terme les capacités (une fois ses équipements militaires acquis) de contester ouvertement l’hégémonie des États-Unis qu’elle réfute déjà. Or, on sait que dans l’histoire les phases de transition hégémonique ont souvent été porteuses de conflit. Néanmoins, il est fort difficile de se projeter dans l’avenir.

    Certains considèrent qu’un conflit sino-américain pourrait éclater au sujet de Taïwan, surtout si la guerre russo-ukrainienne devait tourner à la faveur de Moscou, car ils pensent que cela encouragerait Pékin à agir de la même manière, quitte à rompre avec sa prudence légendaire. Cependant, en dépit de son importance géostratégique (containment océanique de la Chine), Taiwan n’est pas un enjeu territorial pour les États-Unis, à la valeur historique et symbolique comparable au cas ukrainien. Quant à en faire le prétexte d’une guerre préventive, le risque apparaît disproportionné à l’enjeu.

    La situation internationale pourrait devenir vraiment agonistique le jour où la Chine, si elle poursuit son ascension économique et financière, sera en mesure grâce à son influence globale de mettre fin à ce qu’un économiste a appelé le « privilège exorbitant du dollar ». À savoir, l’avantage pour Washington de gérer sa monnaie nationale qui tient lieu en même temps de devise internationale, en fonction de ses seuls intérêts.

    Dans la nouvelle configuration mondiale qui se met en place, il convient de souligner que la Chine n’est pas l’ennemie de l’Europe, bien qu’elle soit une concurrente commerciale et technologique redoutable. Il serait souhaitable que nos dirigeants y pensent, avant de se mettre dans les pas des États-Unis.

    ÉLÉMENTS : Vous critiquez l’hubris libérale. Quels signes voyez-vous d’un possible renouvellement de ce modèle en crise ?

    GÉRARD DUSSOUY. Si l’économie de marché a atteint ses limites géographiques puisque qu’elle est devenue globale, la systématisation de ses règles ultra-libérales semble bien connaître le reflux. La première cause de celui-ci est que les États-Unis eux-mêmes, qui ont été le maître d’œuvre de la mondialisation, s’orientent avec Trump vers une politique commerciale de type purement mercantiliste, plutôt que protectionniste.  Depuis quelques temps déjà, les Américains sont de ceux qui ne respectent plus les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’ils ont pourtant voulue. La seconde raison est que la phase de l’hubris libérale n’a que trop déstabilisé les sociétés qui ont commencé à réagir, l’américaine la première avec son dernier vote présidentiel. L’Union européenne est l’ultime instance qui persiste dans cette direction (à preuve les négociations avec le Mercosur). Son obstination lui vaut la réprobation d’une grande partie de ses peuples, tandis qu’elle est une cause d’affaiblissement en ne permettant pas une concentration des firmes européennes sur les grands enjeux industriels, scientifiques et technologiques. Cela dit, l’ère du libre-marché n’est pas révolue, tout simplement parce que l’étatisme et le collectivisme ont démontré leur incapacité à tenir leurs promesses. Mais un nouveau modèle, dans lequel la technologie va devenir plus prépondérante que jamais, et va concentrer un peu plus le pouvoir économique et la connaissance, va voir le jour. Ce qui est une cause supplémentaire d’inquiétude pour les nations européennes qui sont incapables de se réformer et de s’adapter, socialement parlant. Et de se réunir.

    ÉLÉMENTS : Pensez-vous qu’il est encore possible pour l’Occident de s’adapter à cette nouvelle ère civilisationnelle ?

    GÉRARD DUSSOUY. L’Occident n’est pas une entité géopolitique en soi (sauf à l’assimiler à l’espace hégémonique des États-Unis, et à analyser son fonctionnement à partir des seuls intérêts de ces derniers). Et son unité civilisationnelle est plus artificielle qu’il n’y paraît (sauf en ce qui concerne ses composantes anglo-saxonnes, potentiellement), ou est en train de se défaire en raison des changements démographiques et culturels qui l’animent. Il est donc peu vraisemblable qu’il s’adapte à la nouvelle donne mondiale d’un seul bloc ou d’un seul et même élan. L’adaptation de l’Occident se fera, ou ne se fera pas, en fonction de son centre et de ses périphéries.

    Les États-Unis de Trump ont commencé leur reconversion avec un effort de réindustrialisation remarquable, d’autonomisation énergétique, et bien entendu le lancement tonitruant des nouvelles technologies issues de l’intelligence artificielle, sous l’impulsion d’Elon Musk. Ils s’orientent aussi vers la constitution d’un grand espace nord-américain soudé, préservé, et autosuffisant du point de vue énergétique et minéral. C’est ce que sous-entend l’offre faite au Canada, par le futur Président, d’intégrer les États-Unis. Et qu’il ne faut pas tourner en ridicule comme on le fait en Europe, à cause de l’aplomb et de la faconde de Trump. D’ailleurs, au-delà des protestations d’Ottawa, si l’initiative prenait corps, il faut voir que, compte tenu de la proximité culturelle d’un fermier ou d’un habitant du Manitoba ou de l’Alberta du côté canadien, avec de l’autre côté, de leurs homologues des grandes plaines et plateaux du centre-ouest américain, l’intégration ne poserait guère de difficultés. Peut-être un peu plus pour le Québec. Quant à la proposition d’achat réitérée, qui ne manque pas d’audace, du Groenland au Danemark, elle relève de la même stratégie. Comme le souci de rétablir un droit de regard américain sur le canal de Panama. Toute cette projection continentale ne signifie en rien leur retrait du marché mondial dont les États-Unis ont trop besoin pour les débouchés qu’il offre. Mais c’est la meilleure façon pour eux de le réaborder en position de force.

    L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont définitivement rejoint le giron étatsunien, tellement elles craignent la Chine. Comme pour le Canada anglophone, la proximité linguistique et culturelle facilite le rapprochement. La situation va devenir plus compliquée pour le Japon qui va devoir mobiliser des trésors de diplomatie pour se donner une marge de manœuvre entre la Chine et les États-Unis.

    Quant aux États européens, qui n’ont pas vu venir le chamboulement mondial en cours, ils se sont mis dans une bien mauvaise passe en n’empêchant pas la guerre entre l’Ukraine et la Russie, emportée maintenant jusqu’à on ne sait où par son nationalisme exacerbé. Non seulement, les Européens se sont ainsi interdits de constituer avec cette dernière un grand espace de coopération (une Maison commune, préconisait Gorbatchev), comme les États-Unis vont le faire avec toute l’Amérique du Nord, mais ils vont devoir payer à Washington un tribut plus lourd que jamais afin que l’Otan continue à assurer leur sécurité. Ce qui va se faire parce que les Américains n’entendent pas perdre le marché européen, et qu’ils tiennent à conserver leur tête de pont en Europe, soit, dans un premier temps, contre la Russie qui ne devrait pas sous-estimer leur détermination, soit, plus tard, contre la Chine.

    ÉLÉMENTS : L’Europe, en tant qu’entité culturelle et politique, dispose-t-elle des fondements nécessaires pour se transformer en un État-civilisation, ou est-elle condamnée à rester un conglomérat d’États-nations fragmentés ? Comment l’Union européenne peut-elle surmonter ses divisions internes et affirmer une identité civilisationnelle cohérente face à des modèles d’États-civilisations comme la Chine ou l’Inde ?

    GÉRARD DUSSOUY. Compte tenu de ce que l’on peut déduire de l’observation des comportements ou de l’analyse des déclarations des gouvernants européens, d’un côté, et de l’impuissance de l’Union européenne à définir une stratégie d’autonomisation militaire, diplomatique et technologique de son propre espace, de l’autre bord, on voit mal comment la vieille Europe (au sens plein du terme) sera en mesure de sortir de la fragmentation et de la subordination. La tendance lourde qui s’esquisse est celle d’une dégradation progressive de la situation économique et sociale, d’une insécurité aggravée au plan interne comme au plan externe. Avec, à terme, comme cela a commencé pour les industriels allemands, une fuite des populations les plus dynamiques, les plus productives, vers les États-Unis. La contrepartie, si c’est le mot juste, étant la tiers-mondisation de l’Europe avec l’afflux des populations du Sud.

    Comment enrayer un tel processus ? L’histoire est avare d’exemples allant dans ce sens, il faudrait à la fois, en Europe, une prise de conscience de la réalité et une volonté d’y faire face. Avec une mise en question des institutions en place, particulièrement des États-nations devenus obsolètes. Il conviendrait que les peuples et les nations d’Europe admettent qu’ils et qu’elles appartiennent à un même Tout qui est la civilisation européenne qui remonte, comme la chinoise, à l’Antiquité, et qu’elle mérite d’être préservée. Sachant qu’en agissant ainsi, ils ou elles sécuriseraient leur avenir de toute évidence commun. Et qu’il est temps, compte tenu de la nouvelle donne mondiale, d’en terminer avec le cycle des nationalités (ou pire des nationalismes) qui ne peut que mal finir. Pour privilégier la communauté civilisationnelle, au nom des périodes les plus fastes de communion, d’échanges et de partage de biens et d’idées, et ainsi faire revivre et prospérer une intersubjectivité européenne solidaire.

    ÉLÉMENTS : La conception européenne des droits de l’homme et de la démocratie libérale est-elle compatible avec l’émergence d’un modèle d’État-civilisation, ou nécessiterait-elle une révision profonde pour répondre aux nouveaux enjeux globaux ?

    GÉRARD DUSSOUY. L’émergence et l’édification d’un État-civilisation européen suppose un recentrement social et culturel, idéel aussi, des Européens sur eux-mêmes. Ce qui est une évidence parce que, si le processus n’est pas conscient, il procédera, et procède déjà (Asie, Moyen-Orient, Afrique) du rejet des autres ou pour le moins de la réorganisation politique du monde. Au pire, si les Européens persistent dans leur universalisme, ce ne sera pas d’un recentrement qu’il sera question, mais d’un effacement.

    Quant à la démocratie, il faut la considérer comme inhérente à la diversité européenne elle-même tant il y a à prendre en compte de nuances culturelles nationales et régionales. En même temps, cette complexité européenne exige une réflexion positive sur la démocratie, allant de pair avec un travail sur le fédéralisme, afin de rendre le système politique européen le plus efficient possible (ce qui n’est pas le cas de celui de l’Union européenne), et plus respectueux des libertés fondamentales et locales que de certains rites électoraux qui favorisent l’accumulation des incompétences. Afin de lui éviter aussi un maximum de dérives ou de dysfonctionnements (endettement, gaspillage des ressources), comme c’est devenu le cas dans la démocratie libérale contemporaine qui se caractérise par une irresponsabilité généralisée.

    ÉLÉMENTS : Les identités nationales peuvent-elles coexister avec l’émergence des civilisations comme cadre dominant ? Vous évoquez le risque de fragmentation interne dans les démocraties occidentales. Quel rôle pourrait jouer le populisme dans cette dynamique ?

    GÉRARD DUSSOUY. Si l’on part du principe qu’une civilisation est un Tout dont les nations sont les parties parce qu’elles ont les mêmes racines, et bien qu’elles aient connu des trajectoires différentes et parfois conflictuelles, la soudure ou la fusion des destinées, par nécessité, est rationnelle et viable. Cela dès que les dispositifs politiques mis en place permettent, à la fois, l’exercice de la souveraineté en commun et le respect mutuel des entités régionales, linguistiques, et des traditions nationales. De toutes les façons, l’histoire ne s’efface pas d’un trait de plume. Mais, si l’on admet que, dans le monde nouveau, il existe aujourd’hui une communauté de destin des Européens, et que le séparatisme conduit à l’impuissance, il reste juste à trouver un équilibre entre une centralité européenne indispensable et une gestion autonome du social et du culturel qui satisfasse les unités historiques engagées.

    Néanmoins, la question que se posait le sociologue Michel Crozier, il y a une cinquantaine d’années, de savoir si les sociétés démocratiques occidentales sont toujours gouvernables est plus pertinente que jamais. Tellement elles sont devenues ethniquement, sociétalement, mais aussi, on peut le dire, technologiquement fragmentées. Et l’on est en droit de penser que ce qui est vrai à l’échelle nationale ne fait qu’empirer au niveau européen. La prolifération des populismes est, de ce point de vue, le meilleur témoignage de la complexification de la société et de ses problèmes.

    La fragmentation ethnique est directement liée à l’immigration, et elle s’aggravera tant que la seconde durera. Se pose donc la question immédiate de la cessation de l’immigration et à terme celle de la résorption de la fragmentation ethnique ou religieuse, la plus délicate à résoudre. L’aggravation des inégalités ou des disparités sociales contribue, quant à elle, à la fragmentation sociétale. Mais celle-ci a également une origine technique. Elle est provoquée par l’essor des réseaux sociaux, consécutif à l’explosion des technologies de communication. De sorte que la numérisation de la société a fait émerger une démocratie de la multitude (chacun trouvant les moyens d’exprimer son opinion qu’il juge évidemment plus pertinente que celles des autres) dont les humeurs, les mouvements d’opinion, les attentes variées et contradictoires sont difficiles à satisfaire ou à canaliser, et dont par conséquent les suffrages électoraux sont difficiles à prévoir.

    C’est ce contexte à la fois social et technologique qui a favorisé le renouveau du populisme dans ses différentes moutures ou obédiences. Le phénomène semble quelque peu irréversible tant les élites sont dépassées par les problèmes qu’elles ont à résoudre, et qu’elles ont en même temps créés. Malheureusement, pour le moment du moins, le populisme est corrélatif d’une régression cognitive de l’opinion ordinaire. Le débat parlementaire en France aujourd’hui en atteste. Il reste à espérer qu’il n’en demeurera pas ainsi, et qu’au sein des mouvements populistes des jeunes générations cultivées, dotées aussi d’un sens civique, émergeront assez vite, et pourront ainsi participer, à l’échelle européenne de préférence, parce que c’est elle qui est déterminante, au renouvellement (actuellement bloqué par le système idéologique et institutionnel en place) des élites.

    ÉLÉMENTS : Peut-on envisager un dialogue civilisationnel qui soit réellement fructueux, ou les divergences culturelles resteront-elles irréconciliables ?

    GÉRARD DUSSOUY. Les guerres de civilisation du passé ont été avant tout des guerres de religions. On pense aussitôt au conflit entre l’Islam et la Chrétienté, parfois aussi entre l’Islam et l’Hindouisme. Le problème de cohabitation vient des civilisations dont le moteur et l’instance organisationnelle sont la religion et a fortiori quand elle est une religion universaliste et prosélyte. Comme l’est la religion musulmane ou comme l’a été la religion chrétienne ; car, dès lors, la civilisation en cause se veut expansionniste. Ce qui n’est pas le cas des civilisations sans dieu comme la chinoise, ou bien d’autres qui sont demeurées des civilisations closes. L’attitude de l’Occident moderne est ambiguë à cause de sa conception des droits de l’homme, que certains de ses ressortissants et de ses dirigeants ont élevé au rang d’une religion, qu’ils entendent parfois encore imposer aux Autres.

    Mais si l’on peut évacuer le facteur religieux, ou le résorber, le dialogue intercivilisationnel est tout à fait concevable comme le serait celui entre la civilisation européenne retournée au pragmatisme et la civilisation chinoise qui, par essence, l’intègre déjà.

    Gérard Dussouy, propos recueillis par François Bousquet (Site de la revue Éléments, 7 et 8 janvier 2025)

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  • Le Nouveau Monde des puissances...

    Les éditions Librinova viennent de publier un essai de Gérard Dussouy intitulé Le Nouveau Monde des puissances - L'Heure de l’État-civilisation ?.

    Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    " La Chine est, à la fois, l'acteur majeur de la transformation de la scène géopolitique planétaire et le symbole du changement civilisationnel global. En se posant comme État-civilisation, la Chine entend préserver sa pensée et son identité plurimillénaires, mais en même temps elle défit l'universalisme hégémonique occidental. Sa démarche a fait des émules telles que l'Inde, la Russie. La nouvelle bipolarité sino-américaine change la carte du monde désormais centrée sur l'Asie du Sud-Est. Elle se nourrit d'un antagonisme directeur qui remet au goût du jour les théories de l'équilibre mondial lequel se focalise sur la recherche d'un équilibre eurasiatique. À lui seul, cet impératif fait que la politique extérieure des États-Unis restera toujours la même, quelle que soit l'administration, républicaine ou démocrate, au pouvoir. Il est probable que ce même impératif finira par favoriser la résolution de la guerre russo-ukrainienne, en fonction des intérêts de Washington. En ce qui concerne l'Europe, son inexistence politique et le dépassement géopolitique de ses États-nations l'excluent du grand jeu diplomatique et stratégique. "

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  • Les populismes européens : derniers spasmes des vieilles nations ou agents de transformation de l’UE ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy, cueilli sur Polémia et consacré au rôle que devraient se donner les populistes européens pour œuvrer à une renaissance européenne. 

    Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    Les populismes européens : derniers spasmes des vieilles nations ou agents de transformation de l’UE ?

    Quand on considère les crises présentes qui ne font que commencer, quand on observe la carence conceptuelle, stratégique et politique des États européens face à la guerre, et que l’on s’interroge sur la crédibilité politique des populismes européens sous un angle systémique, c’est-à-dire quant à leur raison d’être et quant à leur capacité à agir sur le système mondial dans lequel les peuples et les individus se retrouvent tous désormais inclus, la question se dédouble ainsi : sont-ils les derniers spasmes des vieilles nations européennes ? Pourraient-ils être les agents de la transformation, et de la renaissance, de l’Europe ?

    Il faut bien comprendre en effet, que les dernières vagues populistes en majorité souverainistes sont le produit d’une contrainte systémique multivariée, à la fois économique, sociale, démographique, culturelle. Ces mouvements sont les effets rétroactifs d’un système que les États ont construit qui, dans le même temps, limite leur action et leur capacité d’action politique. C’est bien pourquoi les partis populistes demeurent avant tout des forces protestataires ne sachant pas à qui véritablement s’adresser parce que leurs participants ont conscience que leurs propres États ont perdu toute prise sur le réel. Ils sont le témoignage d’un désarroi total qui conduit les plus nombreux, à droite, à entretenir jusqu’au bout l’illusion souverainiste, et les plus minoritaires, à gauche, à se perdre dans les divagations de la révolution sociale et écologique universelle.

    Les populismes, produits de la contrainte systémique des États et des peuples

    Une proportion plus ou moins élevée de citoyens européens ne s’y retrouve plus, aussi bien en termes de valeurs et de traditions que de niveaux de vie et de sécurité, dans un système mondial que bien entendu leurs gouvernants ne contrôlent pas, après avoir approuvé sa construction.

    La déstabilisation économique et sociale des sociétés européennes

    En France, la crise des Gilets Jaunes a été emblématique de cette déstabilisation ; elle est la révolte des victimes d’une insertion mondiale non préparée. Elle n’a pas eu d’équivalent dans les autres États européens, à la structure politique et sociale moins centralisée, moins rigide, et pour certains moins désindustrialisés que la France. En Allemagne, particulièrement performante à l’exportation en raison de sa remarquable spécialisation industrielle, la contestation y a été très limitée, dans les seuls Länder de l’Est. La situation pourrait changer maintenant que l’Allemagne « s’est tiré une balle dans le pied » en mettant fin, à cause de la question ukrainienne, au partenariat fructueux qu’elle avait établi avec la Russie.

    D’une manière générale en Europe, on constate, selon Peter Sloterdijk, un retour du pessimisme sociologique avec la « fin du temps de la gâterie » qu’il illustre ainsi : depuis trente ans, d’un rapport 80% de riches à 20% de pauvres on est passé au rapport inverse de 20% à 80%. La fin de l’opulence accentue la fracturation sociale qui fait l’objet d’une thématique maintenant rebattue, celle de la rupture entre élites et peuples. Elle est au fondement des populismes contemporains [1].

    Le sujet de l’économie est déterminant pour l’avenir parce que la « légitimité » du système mondial, qui est fondé sur le libre-échange, repose sur la croissance globale, et de préférence, sur la croissance partagée. Or, plusieurs économistes, avec en pointe Robert Gordon, s’attendent à ce que l’économie mondiale entre dans une ère de stagnation, même si la croissance de l’après covid connait un rebond. A cela, des causes économiques endogènes : endettement généralisé et baisse des investissements productifs, compétition accrue et acharnée sur l’énergie et les matières premières, retour de l’inflation. Mais aussi, des causes exogènes telles que le vieillissement des populations, consécutif à la dénatalité [2].  Ce que l’on ne veut pas comprendre en Europe, souverainistes compris, quand on privilégie son confort à sa descendance !

    La prégnance de la question identitaire et de l’enjeu civilisationnel

    C’est là la cause, plus que le constat précèdent aujourd’hui, de la persistance et de l’enracinement des mouvements populistes les plus nombreux, c’est à dire ceux à tendance souverainiste. Comme on le constate en France, en Italie, en Europe de l’Est. Bien entendu, cette problématique relève aussi de la contrainte systémique mondiale que figurent, dans ce cas précis, les flux migratoires massifs. Sa résolution, qui peut comprendre différents stades allant du simple arrêt de l’invasion à la remigration, et qui peut se concevoir selon des modalités adaptées aux contextes nationaux, n’est envisageable, pour être efficace et définitive, qu’à l’échelle du continent.  A l’intérieur de celui-ci, il est impossible de rétablir des frontières compte tenu des interdépendances de toutes natures, et elles ne seraient de toutes les façons que trop poreuses. Tout dépend donc des dirigeants de l’Union et des États qui la composent, quand on considère les expériences en cours dans différents États européens en matière de politique migratoire : échec complet du Brexit (sauf l’arrêt de l’immigration d’origine européenne !), blocage des entrées et des séjours en Hongrie, résultats attendus au Danemark des lois très restrictives en matière d’immigration que son gouvernement de coalition vient d’adopter au nom de la survie de l’identité nationale. D’une façon générale, au niveau planétaire, les changements dans les rapports de force ont porté au premier plan l’enjeu civilisationnel. Constatons aussi qu’à ce contexte mondial anxiogène, les populistes verts ajoutent la terreur climatique.

    La confrontation au réel. Les populistes peuvent-ils transformer la politique et desserrer la contrainte systémique ?

    Face aux réalités du monde globalisé, la montée en puissance des populismes en Europe (divers scrutins électoraux nationaux ou régionaux la confirment de façon continue) pose la question de leur capacité à gouverner, mais surtout à influencer les politiques nationales et à faire adopter par leurs États respectifs et mieux encore par l’Union européenne, des mesures susceptibles de desserrer la contrainte systémique. Parce que c’est bien à son niveau à elle que l’essentiel se joue. La vraie question est alors de savoir si malgré leur dispersion idéologique, malgré l’incohérence politique qui les habite, certains mouvements populistes sont susceptibles de transformer l’UE et d’en faire, face au reste du monde, la forteresse dont les Européens vont avoir le plus grand besoin. Qu’en sera-t-il en 2024 et après ?

    L’échec des populistes aux élections parlementaires européennes de 2019

    Le bilan des populistes de la session 2019-2024 est négatif. D’une part, lors des élections au Parlement européen du 20 Mai 2019, les eurosceptiques n’ont pas remporté le succès escompté. Malgré leur progression, ils sont restés loin de la majorité de 367 députés nécessaire pour gouverner le Parlement européen. Le bloc pro-européen, ou europeo-atlantique à la mode libérale et américanophile, a reculé, mais il a conservé la majorité en cumulant les sièges du PPE (182), de Renew Europ (108) et des Socialistes et Démocrates (154). D’autre part, et c’est ce qui est le plus pathétique, les populistes n’ont pas été capables d’enclencher, ou seulement de penser, une dynamique transformatrice, restauratrice d’une Union au service des peuples, à partir de propositions réalistes et audacieuses et d’actions de communication de grande envergure. On peut faire deux constats qui sont deux explications à cet échec des populistes :

    1) L’attachement, sous-estimé par les souverainistes, des citoyens et d’une majorité d’électeurs européens à l’UE et à l’euro

    A la veille des élections de 2019, différents sondages dont ceux de l’institut britannique Yougov et d’Eurobaromètre indiquaient que si en 2014 un peu plus de la moitié des Européens (51%) approuvaient l’existence de l’euro et de l’EU, ils étaient 75% en 2019 à se prononcer pour l’UE et 62% à déclarer soutenir l’euro. A noter que 67% des Grecs eux-mêmes étaient favorables à l’Union malgré l’austérité que Bruxelles leur avait infligée pour les sortir de la crise financière profonde dans laquelle ils étaient plongés. Dans tous ces sondages, on constatait qu’une majorité de citoyens de l’UE souhaitent voir l’Europe devenir un acteur incontournable sur la scène internationale.

    2) L’hétéroclisme des populismes et leur manque de crédibilité

    Au sein du Parlement européen actuel, on distingue au moins trois courants qui sont incompatibles :

    • Les populistes souverainistes d’Identité et Démocratie (76 sièges et 10,9% de l’hémicycle) et de Conservateurs et Réformistes européens (62 sièges et 8,8%). Le premier groupe réunit la Lega italienne, le Rassemblement National français, l’AFD allemande (véritable nouveauté en 2019 parce que c’est le parti qui a le plus progressé ces dernières années), le FPÖ autrichien, et le Vlams Belang flamand qui est plus séparatiste qu’il n’est souverainiste. Au sein de cet ensemble l’unanimité ne règne pas, ni quant à la politique monétaire de la BCE, ni quant à la politique commerciale de l’UE, ni quant à une éventuelle défense européenne. On attend toujours un programme commun. Quant au second groupe, le CRE, il réunit les Polonais de Droit et Justice et les Italiens rivaux de la Lega de Fratellini d’Italia, aujourd’hui au pouvoir. La caractéristique majeure de ce groupe est de s’opposer à toute avancée vers plus de supranationalité. Il a montré ces derniers temps beaucoup d’empathie envers l’Otan.
    • Les populistes anticapitalistes (désignons les ainsi) regroupés dans la confédération formée par la Gauche Unitaire Europe et la Gauche Verte Nordique sont 40 députés issus de 14 Etats européens. Sans être hostiles à l’Union européenne en soi, ils lui reprochent son orientation libérale, mais en tant qu’internationalistes ils réfutent toute idée d’une Europe autocentrée et décidée à défendre ses identités.
    • Les populistes écologistes. Les verts constituent un groupe de 68 députés au Parlement. Favorables à la pérennisation de l’UE, ils se cantonnent à une position critique, cette dernière n’accédant pas encore à leurs revendications les plus extrêmes en matière de réglementation climatique et d’immigration. Contrairement à la certification scientifique dont ils se prévalent, Ils se comportent, à l’image de leur icône Greta Thunberg, comme des populistes tant ils font dans le catastrophisme et tant leurs propositions sont simplistes, manquent de rationalité.

     

    2024 et après : transformer l’Union pour desserrer la contrainte systémique et accéder à une souveraineté partagée ?

    Plutôt que de passer leur temps à dénigrer l’Union européenne, sans proposer la moindre alternative ou la moindre réforme en termes conceptuels, politiques et stratégiques, les leaders populistes devraient prendre la mesure de la force des interdépendances qui la caractérise. Afin de la mettre au service des intérêts communs dans le cadre d’une souveraineté partagée.

    C’est l’Union qui a permis, exemple des plus récents, aux pays partenaires de surmonter plus facilement qu’ils ne l’auraient fait de manière isolée, la crise de la covid 19. Le plan de relance européen de 1800 milliards d’euro n’est pas rien. Il permet à la France en faillite d’escamoter une partie de ses dettes ! Sur le plan financier et monétaire, précisément, les populistes souverainistes ont l’habitude de critiquer la BCE et ils se déclarent opposés à la supervision communautaire des dettes nationales, mais ils veulent ignorer que si plusieurs États du sud de l’Union prospèrent encore, c’est parce qu’ils se trouvent sous le « parapluie monétaire » de l’euro, pour ne pas dire de l’Allemagne. En ce sens que c’est la monnaie commune qui a permis à ces Etats pendant des années d’emprunter à des taux d’intérêt très bas. Les souverainistes sont, en réalité, sans solution de rechange, sauf à revenir à des monnaies nationales totalement dévalorisées et à accroitre la dépendance financière de leurs pays respectifs par rapport à des créanciers comme la Chine,  ou à accepter la dollarisation de leurs économies, perspective qui n’est pas du tout à écarter en cas de crise générale des monnaies (plausible en raison de l’endettement des principales économies) et d’une fusion imposée par Washington du dollar et de l’euro. Dans le contexte éminemment favorable du raffermissement du protectorat otanien.

    A la veille des élections européennes de 2024, de la désignation d’un Parlement européen qui a les moyens, si sa nouvelle majorité le voulait et le décidait, de modifier la politique menée jusqu’à maintenant par la Commission, d’en prendre le contrepied dans certains secteurs comme celui de la politique migratoire, les populistes les plus conséquents, ceux pour qui le priorité est la sécurité des identités et la prospérité des Européens, seraient bien inspirés de s’organiser en vertu d’un programme susceptible de changer le cours des choses, celui d’un régionalisme stratégique. Cette terminologie, empruntée à deux politologues canadiens, renvoie à trois objectifs : l’amélioration de la sécurité économique et énergétique de tous les partenaires grâce à une politique commune entièrement repensée ; la réorientation de l’Union vers plus d’autocentration en termes d’investissement, de productions et de consommations locales ou relocalisées ; l’achèvement de la zone euro en une véritable Zone Monétaire Optimale  (selon les critères de l’économiste canadien Robert Mundell). Objectifs essentiels auxquels l’urgence des temps impose que l’on en ajoute un quatrième, tout aussi vital : une politique migratoire très restrictive et très sélective.

    Conclusion

    L’inclusion des sociétés européennes dans le système mondial leur a imposé une contrainte extérieure anxiogène multiple (économique, sociale, démographique culturelle) qui est à l’origine des mouvements protestataires désignés sous le vocable de populistes. Si du fait de leur hétéroclisme, de leurs options politiques plus ou moins ouvertement nationalistes, ces mouvements populistes ne sont pas en mesure de desserrer la contrainte systémique, puisqu’ils se condamnent à l’impuissance du séparatisme, il faut s’attendre à ce qu’ils perdurent jusqu’au dépérissement complet des vieilles nations, dont ils seront les derniers spasmes alors qu’ils prétendaient vouloir les sauver. En revanche, s’ils sont enfin capables d’autocritique et s’ils parviennent, à l’occasion du prochain scrutin européen en particulier,  à faire émerger une conscience européenne identitaire, à s’organiser et à agir en conséquence, alors tout n’est pas perdu.

    Gérard Dussouy (Polémia, 10 juin 2023)

     

    Notes :   

    [1] Gérard Dussouy, Le pragmatisme méthodologique. Outil d’analyse d’un monde complexe, Amazon, 2023,p.288.
    [2] Ibidem, p. 322-325.

     

    Pour aller plus loin : Gérard Dussouy, « Les populismes européens : une approche systémique », dans Nathalie Blanc-Noël et Thibaut Dauphin, Vers un nouvel âge des extrêmes ? Populismes et transformations sociales, Paris, L’Harmattan, Collection Pensée politique, 2023, p.219-243.

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  • Grand Vieillissement et Grand Remplacement, les deux faces d’un même déclin...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy cueilli sur Polémia et consacré au vieillissement de la population européenne. Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    Grand Vieillissement et Grand Remplacement, les deux faces d’un même déclin

    La parution récente et opportune du Grand Vieillissement de Maxime Sbaihi (Ed. de l’Observatoire) met en relief un phénomène prévisible depuis longtemps, mais écarté du débat public, qui menace notre civilisation et qui va, au minimum, poser des problèmes socio-économiques considérables.

    Bien documenté, le livre expose ces derniers avec clarté et pertinence, et il montre que la marge de manœuvre de leur résolution est plus qu’étroite. Dans cette perspective sombre, l’auteur suggère qu’en parallèle le Grand Remplacement, dont l’opinion publique fait trop grand cas selon lui (ce qu’il réitère lors d’une interview qu’il a accordée au Figaro), pourrait en être la contrepartie positive. Ce qui n’est pas démontré sur le plan économique déjà, étant donné que les entrants sont en immense majorité des gens sans instruction et sans aucune qualification. Et ce qui est faux et contreproductif sur le plan sociétal sachant, comme cela se constate partout en Europe occidentale, que le prix à payer est une hétérogénéisation fortement déstabilisante des populations et donc des sociétés, avec à terme et de manière inexorable la dissolution des nations souches. La preuve en est que d’après le think tank Policy Exchange, d’ici 2050 un Britannique sur trois sera issu d’une minorité ethnique. Dans le journal en ligne Atlantico, Jean-Paul Gourévitch précise que déjà, selon l’Office for National Statistics, les Blancs ne constituent plus que 45% des résidents de Londres. Et le démographe français fait remarquer que depuis 2014, le nombre des citoyens allemands a baissé de 1,5 million mais que le nombre de migrants venus s’installer en Allemagne a lui augmenté de 4,3 millions.  Le processus d’hétérogénéisation est bien en marche.

    Loin d’offrir une alternative, ou une compensation possible de l’un par l’autre, il faut admettre que le GV et le GR sont les deux faces d’un même déclin. Et, on peut le craindre, d’une fin de cycle des nations européennes, dont la cause première est la dénatalité autochtone en Europe, laquelle va de pair avec la chute de la fécondité des Européennes.

    Les deux grands mouvements démographiques que sont le GV et le GR conjuguent leurs effets néfastes au plan sociétal et civilisationnel, mais au plan économique également parce que le premier ne stimule aucun investissement et parce que le second n’apporte aucun progrès en termes de productivité. Mais, ils sont complémentaires par leurs logiques propres en ce sens où « la nature a horreur du vide » : les Vieux Blancs, nantis et sans descendance ou presque, acceptent d’être remplacés par les Jeunes Immigrés de toutes origines, que, soit ils rémunèrent pour les services qu’ils leur rendent et dont ils ont besoin, soit ils leur concèdent des dons sociaux, au titre d’une interprétation faussée et misérabiliste de l’Histoire.

    Ainsi, la transformation en cours des populations française et européenne peut être interprétée comme un effet de la « mécanique démographique » globale, et c’est ce qui est fait par tous ceux qui ne veulent pas voir les conséquences que le changement implique ; ou qui s’en satisfont.   Mais il faut bien dire aussi qu’elle engage la responsabilité générationnelle de ceux que j’appellerai, par facilité de langage, les « soixante-huitards et assimilés » et, bien entendu, et à plus forte raison, celle des gouvernants qu’ils ont élus, au moins depuis le début des années quatre-vingt, et cela sans exception. C’est à dire tous ceux qui, tantôt au nom d’un universalisme benêt et d’une vision linéaire et progressiste infondée de l’Histoire, tantôt au titre de leurs avantages financiers ou monétaires, petits ou grands, de leur confort, de leur jouissance, ont abandonné le culte de la continuité anthropologique, familiale et civilisationnelle, et concomitamment ont rejeté l’effort, la discipline du travail, le risque de l’innovation, préférant s’abandonner à la désindustrialisation et à l’endettement.

    Une telle évolution est la conséquence, à la fois, du penchant de la nature humaine pour la facilité en période de croissance et de prospérité, d’une part, et d’autre part, de l’idéologie dominante, à forte connotation mondialiste teintée d’une morale universaliste, conçue par les élites politiques, dont la pérennisation est rendue possible, d’après le diagnostic sévère mais juste du philosophe Patrick Tort à cet égard, par l’innocence ou la passivité des acteurs absorbés par la vie quotidienne, et par leur incapacité pour une majorité d’entre eux, pour différentes raisons, d’adopter une position critique quant aux discours qui leur sont servis.

    Les crises identitaires ou identitaristes qui secouent l’Occident aujourd’hui sont les témoins du changement par vieillissement et par substitution qui s’opère. Aux États-Unis, le Wokisme s’explique avant tout par un changement drastique dans les rapports de force démographiques internes : les dîtes minorités y sont de moins en moins minoritaires et de plus en plus sûres d’elles-mêmes ; elles y contestent ouvertement la culture et l’histoire de l’Euro-Amérique en déclin. En Europe, ce même changement signifie la fin du cycle national dans la mesure où les États y deviennent des conglomérats de communautés dénuées de toute mémoire collective (d’autant plus que la fin de l’histoire est aussi la fin de l’enseignement de l’histoire). Et la révélation ukrainienne ne doit pas faire illusion, tant son contexte est spécifique.

    Un retournement du cycle concerné, ou plutôt l’apparition d’un cycle européen authentique plus adapté aux réalités mondiales qui ne serait rien de moins qu’une seconde Renaissance, sont-ils encore envisageables ? On peut vraiment en douter. Mais il est possible aussi qu’une baisse forte de la prospérité et qu’une hausse parallèle et violente de l’insécurité en Europe, lesquelles sont loin d’être deux hypothèses improbables pour des causes multiples (en partie en raison des problématiques que soulève l’auteur du GV), pourraient bouleverser le contexte historique et ouvrir sur un futur que l’on ne peut jamais prévoir.

    Gérard Dussouy (Polémia, 6 janvier 2023)

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  • La navrante crise russo-ukrainienne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy, cueilli sur Polémia et consacré à la crise ukrainienne. Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    La navrante crise Russo-Ukrainienne

    Quels que soient les sentiments ou les affinités que l’on peut éprouver envers l’Ukraine ou la Russie, et quelles que soient les responsabilités que l’on peut imputer à l’une ou à l’autre dans la crise qui les voit s’affronter,  leur différend est lourd de conséquences pour elles-mêmes et pour l’Europe. Le risque principal est l’enlisement dans un schéma géopolitique de type « néo-Guerre froide » dans lequel les Américains et certains dirigeants européens timorés cherchent à l’entraîner. L’esprit de croisade des Démocrates américains est toujours de mise, comme on le constate avec Biden. Mais surtout, en raison de la nouvelle polarisation mondiale sur le Pacifique, les Etats-Unis maintenant obsédés par la Chine entendent conserver le contrôle de l’Europe et empêcher, à tout prix, son éventuel rapprochement avec la Russie. Leur opposition virulente au gazoduc germano-russe de la Baltique en est la parfaite illustration.

    Russie et Europe, dos à dos, face au reste du monde

    Le bouleversement des rapports de forces mondiaux, et par conséquent des positionnements des États les uns par rapport aux autres, est total. Il concerne la Russie et l’Europe de la même manière. En effet, c’est toute l’organisation de l’espace planétaire qui a été transformée par le déplacement du centre du monde depuis l’Atlantique Nord vers le Pacifique Nord. Une translation qui est à mettre en rapport, bien entendu, avec la compétition pour l’hégémonie qui a débuté entre les États-Unis et la Chine. Et au milieu de laquelle les États européens ne sont plus que des enjeux, parce qu’aucun d’entre eux, pas même la Russie, ne peut prétendre à la puissance globale. Par ailleurs, les changements profonds, qu’ils soient démographiques ou culturels, qui affectent la géographie humaine mondiale, lancent à tous les Européens, de l’Est comme de l’Ouest, des défis communs immenses pour les décennies qui viennent.

    De sorte que la nouvelle configuration mondiale fait des deux voisins que sont l’Europe et la Russie, deux « alliés naturels » face au reste du monde. Il se trouve que la topologie géopolitique (c’est-à-dire la position des États dans le système spatial mondial) s’associe maintenant- c’est la nouveauté- à la topographie géopolitique (c’est-à-dire la continuité territoriale, et l’absence d’obstacles naturels) pour suggérer à tous les Européens un réalisme politique qui dépasse les idéologies et les ethnocentrismes.

    Le jeu mondial est, désormais, entre les mains des USA et de la Chine. Les États européens, Russie comprise, malgré tout le mérite de son président, ne sont plus que des puissances petites ou moyennes, au mieux des puissances régionales. La comparaison est écrasante comme le montrent ces quelques chiffres (SIPRI) de 2019 : 19 390 milliards de dollars de PIB pour les USA, 12 014 pour la Chine et 1527 milliards pour la Russie ; 600 milliards de dollars pour le budget militaire américain, 216 milliards pour le chinois et 69 milliards pour le russe. Ce même budget est de 57 milliards de dollars pour la France et de 41 milliards pour l’Allemagne. Si l’économie germanique est brillante, celle de la France l’est moins et celle de la Russie encore moins

    Au fond, pour faire image, l’Europe et la Russie sont face au reste du monde comme deux duellistes de l’ancien temps qui se retrouvent entourés de spadassins, lesquels en veulent à chacun d’eux. Il ne leur reste plus qu’à s’entendre, et dos à dos, à se défendre mutuellement, sachant que tout mauvais coup porté par l’un des deux à l’autre se retournerait contre lui-même. C’est déjà ce qui arrive à cause de l’Ukraine.

    Comment sortir de l’impasse ?

    L’impasse actuelle incombe aux deux parties en présence. D’un côté, il y a l’incurie diplomatique et stratégique de l’Union européenne et de tous les dirigeants des États européens, tous incapables de mener une véritable réflexion géopolitique. Au lieu de faire de l’Ukraine un « pont » entre l’Europe et la Russie, ils en ont fait une pomme de discorde aux dépens des Ukrainiens eux-mêmes. Car il ne fallait pas présenter l’association de l’Ukraine à l’UE comme une victoire sur la Russie, et emboiter le pas des États-Unis en laissant entendre que cette association était l’antichambre à une adhésion à l’Otan! Une organisation qui devrait avoir été dissoute depuis belle lurette, à la suite de celle du Pacte de Varsovie. Du côté de la Russie, le complexe ancien de l’encerclement perdure et les maladresses occidentales ne font qu’aviver un nationalisme épidermique, tandis que l’on a du mal à cerner les préjugés et les arrière-pensées de Moscou dans tout ce qui a trait à l’Europe. Cette crise est assez désespérante parce qu’elle est avant tout d’origine idéologique et qu’elle défie la rationalité géopolitique. Elle renvoie aux querelles nationalistes du siècle dernier sur des enjeux passablement dérisoires dans le nouveau contexte mondial.

    Comment en sortir, alors même que l’on est, peut-être, à la veille d’un nouvel affrontement ? Avec les provocations et les surenchères des uns et des autres et les interférences internationales cela semble possible. Pour éviter sinon le pire, mais pour empêcher tout au moins une nouvelle déchirure du continent européen, il serait judicieux que les protagonistes les plus concernés recherchent le compromis sur la solution la plus équitable et la plus efficace possible.

    D’une part, il serait temps que l’Ukraine admette, et les Européens avec elle,  le retour de la Crimée à la Russie, à laquelle elle a toujours appartenu depuis qu’elle l’a reconquise sur les Turcs. En dépit du caprice, au milieu du siècle dernier, du potentat soviétique, ukrainien d’origine, Nikita Khrouchtchev. Dans cette même perspective l’Union européenne se devrait de tempérer le président ukrainien et de conditionner l’adhésion de l’Ukraine à son espace, tout en rejetant son entrée dans l’Otan, à un accord avec la Russie, avec laquelle, dans le même temps les termes du partenariat existant, mais presque lettre morte, seraient revus. D’autre part, et en contrepartie, les Européens sont en droit d’attendre de la Russie plus de clarté sur la façon dont elle appréhende ses rapports avec eux-mêmes, et plus de rigueur dans les engagements commerciaux. Elle a d’ailleurs tout à y gagner sachant que ses ressources financières sont limitées et que sa dépendance de la Chine dans ce domaine se paiera, tôt ou tard, au prix fort. La garantie assurée d’un approvisionnement énergétique continue des Européens est en la matière une clause attendue.

    Cependant, toute grande perspective géopolitique et tout espace de négociations ont, en toutes circonstances, leur pierre d’achoppement ; en l’occurrence le Donbass. Car c’est sur cette région frontalière et binationale que se cristallisent les inimitiés. Etant donné que l’Ukraine a refusé la solution fédérale ou celle d’un statut spécifique et qu’une rectification des frontières est considérée comme impraticable ou comme dangereuse à envisager, les protagonistes vont avoir du mal à trouver une issue à leur différend. On ne peut que le regretter car c’est la constitution d’un grand espace européen, dont il est légitime d’attendre des solutions aux immenses problèmes qui n’ont pas fini de se poser, qui est mise entre parenthèses ou même écartée.

    Si heureusement rien d’irréparable n’arrive, il reste à espérer dans les temps qui viennent un changement positif dans les perceptions mutuelles,  lui-même dicté par le renversement du monde. À l’européanité renouvelée de la Russie, imposée par la montée en puissance de la Chine et de tout l’Orient, répondrait alors l’abandon de la représentation occidentalo-centrée du monde des Européens de l’Ouest.

    Gérard Dussouy (Polémia, 11 février 2022)

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  • D'un délire idéologique à l'autre...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy cueilli sur Voxnr et consacré au déni du réel qui pèse sur l'Europe... Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

     

     

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    Mosquée centrale de Cologne...

     

    D'un délire idéologique à l'autre

    De tous les bords en Europe, le déni du réel et le délire idéologique qui va avec l’emportent. Il est vrai que moins les hommes n’ont de prise sur la réalité et plus ils s’en remettent à des représentations mythifiées. C’est un constat vérifié depuis longtemps par les sociologues pragmatistes. D’un côté, Il y a tous ceux qui s’accrochent à leur vision universaliste et naïvement humanitaire, alors que la réalité du choc des civilisations et des empires s’impose à leurs yeux, et d’un autre côté, ceux qui entretiennent la nostalgie d’une souveraineté nationale perdue, et qui ne peut plus être parce qu’elle est déconnectée de la puissance.
    Le pic du délire du multiculturalisme, version postmoderne de l’universalisme, a semble-t-il été atteint en Allemagne. Après quelques autres villes allemandes, la bourgmestre de Cologne vient d’annoncer qu’à l’avenir, chaque vendredi, l’appel du muezzin à la prière lancé à tous les Musulmans, sera autorisé. Sous certaines conditions, et en fonction des quartiers, est-il dit. L’argument avancé est que la décision est commandée par la tolérance et l’équité et par la volonté d’aller vers une société plus homogène et plus fraternelle. Alors que ces autorisations sont clairement des capitulations sociétales, significatives, tout simplement, d’un basculement dans le rapport de force démographique en faveur de la composante musulmane (principalement turque) de la population allemande. Comme sa voisine la France et peut-être plus vite qu’elle, et de façon plus nette en raison du vieillissement plus accentué de sa population, l’Allemagne se transforme en une polyarchie ethnique. Soit une société où les communautés ethnoreligieuses font les votes et influencent la politique nationale (cf. l’attitude toujours passive ou consentante de l’Allemagne envers Erdogan, le dictateur turc). Il y a donc de quoi s’inquiéter pour la nation germanique quand on sait devant quelle crise démographique elle se trouve, et que les Musulmans ne représentent « encore » que 12% de la population d’une ville comme Cologne. Qu’en sera-t-il quand ce pourcentage aura augmenté, sinon explosé ?
    D’après Le Figaro, qui cite l’Institut de sciences sociales Insa-Consulere, 61% des Allemands se prononcent contre cette autorisation, qui fait tache d’huile, de l’appel musulman à la prière. Mais cette majorité reste bien silencieuse dans un pays où l’opinion est fortement conditionnée et où la repentance bat son plein. N’y voit-on pas la municipalité de la pourtant traditionnelle Munich envisager de débaptiser les rues portant les noms de Richard Wagner et de Richard Strauss soupçonnés du pire, c’est-à-dire d’avoir à leur manière, avec leur musique et les présupposés qu’elle colportait, fait le lit du nazisme… Rien de moins.

    Quant à la France qui s’enfonce dans le désordre communautaire induit par les politiques de laxisme migratoire conduites depuis cinquante ans , le débat public sur cette question vitale y devient plus vif, et plus ouvert, que chez sa voisine d’outre Rhin depuis quelques mois. Une première raison réside dans le triste et brutal spectacle permanent de ce désordre, dont la dénonciation fait le miel d’une chaîne de télévision privée (celles du service publique pratiquant au contraire l’omerta) dont le nouveau propriétaire a compris tout le profit qu’il pouvait en tirer en termes d’audience. Une seconde raison est la percée médiatique qu’effectue Éric Zemmour dans sa démarche présidentialiste en centrant son discours sur l’immigration et sur le déclin de la France. La justesse de son diagnostic, ses paroles sans circonvolutions et fondées sur une véritable culture à l’opposé de sa concurrente la plus à droite, en font dans le contexte actuel et face à un panel de protagonistes insipides, un excellent candidat de premier tour.
    Néanmoins, dans la perspective d’une victoire finale, le discours du polémiste, s’il entre dans l’arène électorale, est trop chargé de nostalgie. Car l’on ne construit pas l’avenir sur celle-ci (la France ne sera jamais plus celle de Louis XIV ou de Bonaparte). Mais au contraire sur des adaptations et des stratégies audacieuses. Il lui faudra donc se garder du délire souverainiste et ne pas prôner, comme nombre de ses partisans le souhaitent, le repli national. Il serait bien plus honorable et ambitieux pour la France, mais aussi bien plus adapté à un monde rempli de risques et d’hostilités, que de s’ériger en chef de file, car d’autres Etats suivraient, pour transformer l’Union européenne en une véritable puissance au service des peuples européens.
    On ne peut, bien entendu, préjuger du résultat du combat électoral à venir. Le passé incite à la prudence quant à tout pronostic et on se gardera bien d’en faire ici. Ce dont on peut, cependant, se réjouir à la lumière de ce que l’on observe, et à condition que cela dure, c’est au retour à la « guerre des dieux » de Max Weber, autrement dit à la guerre des représentations du monde qui marquerait le début de la fin de l’idéologie dominante.

    Gérard Dussouy (Voxnr, 25 octobre 2021)

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