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De l’État-nation à l’État-civilisation : une révolution géopolitique en marche...

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Gérard Dussouy au site de la revue Éléments et consacré à la mise en place d'une mondialité pluriverselle dans laquelle les États-civilisations tiennent le premier rang.

Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011), Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013) et, dernièrement, Le Nouveau Monde des puissances - L'Heure de l’État-civilisation ? (Librinova, 2024).

 

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De l’État-nation à l’État-civilisation : une révolution géopolitique en marche

ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous a conduit à penser à nouveaux frais le concept d’État-civilisation ? Le débat géopolitique contemporain ne peut pas en faire l’économie ?

GÉRARD DUSSOUY. Dès le début de mes études et de mes travaux en économie, géographie, histoire, sciences politiques, je me suis intéressé aux grands espaces, aux concepts d’empire et d’hégémonie. Or, les faits confirment, semble-t-il, les pronostics du géographe Frédéric Ratzel et du sociologue Norbert Elias. Selon ce dernier, l’élargissement et la complexification des espaces politiques sont un phénomène historique avéré. Il y a eu l’émergence et la domination au XXe siècle des États-continents (États-Unis, URSS). Tandis que, depuis le début de ce XIXe siècle, en raison du tournant civilisationnel pris par les relations internationales, à la suite de l’effondrement des idéologies de type messianique (même si le libéralisme est sorti vainqueur de la guerre froide), s’expose en continuité de l’État-continent ou se superpose à lui, le concept d’État-civilisation mis en avant par les Chinois.

Même si son fondement peut s’avérer, dans certains cas, plus stratégique que scientifique, ce concept a l’avantage de ne pas séparer le matériel de l’immatériel, la nature ou la puissance de la culture, quand il s’agit de comprendre le monde nouveau. Celui de la post-mondialisation qui s’impose est un plurivers civilisationnel (et certainement pas un univers occidentalisé). La redistribution de la puissance alliée au renouveau des ethnocentrismes civilisationnels modifie complètement les perspectives géopolitiques. Il se profile à l’horizon une bipolarité Chine/États-Unis, et la recherche d’un nouvel équilibre mondial, essentiellement eurasiatique, qui va mobiliser une série d’acteurs, appartenant à des sphères civilisationnelles différentes, aux capacités stratégiques disparates.

ÉLÉMENTS : Pourquoi considérez-vous la Chine comme le modèle le plus abouti d’État-civilisation ?

GÉRARD DUSSOUY. Je précise immédiatement que présenter la Chine comme le modèle de l’État-civilisation n’infère pas que celui-ci soit réplicable. Ni même qu’il est complètement réalisé puisque l’État chinois ne recouvre pas tout l’espace confucéen. Mais la Chine est le cas le plus remarquable (idéal-type), et celui par rapport auquel on peut étalonner ceux qui postulent à ce même statut. L’ancienneté, la longévité, l’homogénéité, la continuité de la pensée politique, malgré le bouddhisme et la période maoïste, de l’Empire-État chinois sont sans pareilles. C’est, pour comparer, comme si l’Empire romain, plus vieux de deux cents ans, s’était maintenu jusqu’à aujourd’hui en préservant son socle idéel gréco-latin, et en le conservant sans pour autant s’interdire des emprunts aux autres civilisations.

ÉLÉMENTS : En quoi la montée en puissance des civilisations constitue-t-elle une rupture avec l’ordre mondial libéral dominé par l’Occident ?

GÉRARD DUSSOUY. Les civilisations ne sont pas des acteurs politiques. Elles ne peuvent donc pas directement contribuer à un ordre mondial. Elles sont des espace-temps spécifiques qui regroupent dans la durée des collectivités humaines qui ont un vécu historique commun, qui partagent une même conception du monde, de la vie, de l’art, de l’organisation sociale.

C’est pourquoi le concept d’État-civilisation ou celui moins prégnant, moins coagulant d’État-phare de Samuel Huntington, sont des apports fondamentaux parce qu’ils désignent des machines politiques en capacité de prendre en charge les aspirations civilisationnelles, comme d’ailleurs de les instrumentaliser.

Ceci posé, la contestation de l’hégémonisme occidental et libéral par les nouvelles puissances issues du monde non-occidental est un fait. La Chine, au nom de la civilisation qu’elle est depuis des millénaires, est la protagoniste la plus remarquable. Elle développe à grands pas les moyens de ses ambitions. Elle étend son influence via les BRICS, dont elle est le vrai leader, et les routes de la soie. Autrement mieux et plus que le Japon a pensé pouvoir le faire à la fin des années 70, elle peut dire non aux injonctions occidentales. L’Islam à sa façon brutale et désordonnée, en attente infinie d’un État-phare, l’Inde à sa manière subtile mais déterminée, et la Russie nationaliste, sont les autres pierres d’achoppement, d’essence civilisationnelle, du nouvel ordre mondial.

ÉLÉMENTS : Comment expliquez-vous l’échec des élites occidentales à anticiper la redistribution mondiale de la puissance ?

GÉRARD DUSSOUY. Arrogance du vainqueur, inhibition idéologique et méconnaissance du monde et des Autres se combinent certainement pour expliquer l’aveuglement des élites occidentales quant aux conséquences réelles de la mondialisation (accentuation des inégalités et déstabilisation des sociétés), et plus particulièrement quant à la refondation de la carte géopolitique. La victoire du libéralisme sur le soviétisme a laissé croire que le dernier verrou avait enfin sauté, qui faisait obstacle à la généralisation du marché, bien entendu, mais encore à la transformation des sociétés jugées les moins avancées, en termes de mœurs et de régimes démocratiques, en s’inspirant des modèles européen ou américain cela va de soi. La force de l’ethnocentrisme occidental est tel, au tournant du siècle dernier, que l’on a vu nombre d’hommes politiques, Français notamment, dispenser leurs leçons jusqu’en Chine.

Le succès politique de l’Occident a renforcé les convictions idéologiques de ses élites jusqu’à les ensiler dans leur propre inhibition. En Europe notamment où elles s’interdisent toute analyse des relations internationales en termes de rapports de force. Ces élites ont cru que le monde était devenu ce qu’elles voulaient qu’il soit (fin de la puissance, régulation sociale d’une humanité sans frontières, vivre ensemble national et pourquoi pas planétaire), et qu’il le demeure. Tel qu’elles l’attendaient depuis longtemps sachant qu’elles adhérent à une idéologie progressiste, à base de résidus marxisants, plutôt que libérale. Leurs machineries conceptuelles (en France : Éducation nationale, instituts universitaires dont le trop fameux Sciences Po Paris, médias) ont ainsi formaté les générations d’une classe politique et médiatique à laquelle les réalités mondiales échappent. En outre, Il faut souligner que les enseignements qui permettaient l’accès à la connaissance du monde ont été soit abandonnés, soit largement élagués ou « acclimatés » à la vision que l’on entend donner de ce dernier.

ÉLÉMENTS : En quoi la notion de « plurivers civilisationnel » remet-elle en question l’universalité des droits de l’homme ?

GÉRARD DUSSOUY. Chaque civilisation, comme l’a expliqué Max Weber, a son paradigme d’humanité. Dès lors, la conception universelle ou universaliste qu’a l’Occident des droits de l’homme se trouve mise en cause par l’existence tangible, avérée, du plurivers. En effet, il est difficile d’imaginer que la formulation occidentale puisse longtemps encore être créditée d’un statut d’une valeur supérieure à celles fondées sur des traditions qui privilégient la personne en collectivitécomme le Ren confucéen, par exemple. Néanmoins, il ne s’agit pas là d’une négation des droits humains mais plutôt d’une réappropriation de leur définition. Pour Raimundo Panikkar, sociologue indien, il conviendrait de laisser chaque communauté civilisationnelle « formuler ses propres notions homéomorphes correspondant ou s’opposant aux “droits” relevant de la conception occidentale ».

ÉLÉMENTS : Quel rôle attribuez-vous à l’Islam dans cette reconfiguration des relations internationales ?

GÉRARD DUSSOUY. Les relations internationales de ces dernières années montrent que l’Islam est un facteur avec lequel il faut compter. Qu’il s’agisse d’États comme la Turquie ou l’Iran, au moins au niveau régional, mais plus encore et sans aucun doute avec ce que l’on désigne comme la mouvance islamiste, et sa stratégie axée sur le terrorisme. Bien qu’essentiel, ce facteur est avant tout perturbateur, parce que, si l’Islam politique est capable de déstabiliser une région ou une société, il n’a jamais été à ce jour en mesure de stabiliser une situation en sa faveur.

Dans une perspective civilisationnelle, l’Islam politique présente, quant à la vie internationale, deux versants. D’un côté, il incarne la résistance à l’ordre occidental libéral. Le plus souvent en obéissant à des mots d’ordre qui apparaissent très rétrogrades (Afghanistan). Mais dans certains cas, il s’accommode de cet ordre et intègre certaines formes de modernisation (Arabie saoudite). Ce qui pourrait s’avérer, à terme, plus performant. D’un autre côté, en raison de son expansionnisme démographique du côté de l’Europe notamment, l’Islam ne déroge pas à sa tradition conquérante. Il est pour cette dernière, avec la démographie africaine, le défi majeur. Mais, en l’absence d’un État-civilisation ou ne serait-ce que d’un État-phare (en réalité il existe plusieurs concurrents pour tenir ce rôle), il n’est pas possible de considérer l’Islam comme un architecte de l’ordre mondial.

ÉLÉMENTS : Quels risques voyez-vous dans la rivalité sino-américaine pour l’équilibre mondial ? La transition hégémonique en cours peut-elle se faire sans conflit majeur entre grandes puissances ?

GÉRARD DUSSOUY. La seule chose dont on peut être certain (sauf effondrement interne de l’un des deux protagonistes) est que la relation (ou la rivalité) sino-américaine va surdéterminer dans les années à venir les relations internationales. C’est-à-dire commander aux alliances qui vont se nouer. Je pense qu’elles tendront à la réalisation d’un équilibre eurasiatique, à géométrie plus ou moins variable, en fonction de la nouvelle carte géopolitique mondiale et compte tenu des changements régionaux toujours à prévoir, notamment au Moyen-Orient. Parce que seule la Chine aura à terme les capacités (une fois ses équipements militaires acquis) de contester ouvertement l’hégémonie des États-Unis qu’elle réfute déjà. Or, on sait que dans l’histoire les phases de transition hégémonique ont souvent été porteuses de conflit. Néanmoins, il est fort difficile de se projeter dans l’avenir.

Certains considèrent qu’un conflit sino-américain pourrait éclater au sujet de Taïwan, surtout si la guerre russo-ukrainienne devait tourner à la faveur de Moscou, car ils pensent que cela encouragerait Pékin à agir de la même manière, quitte à rompre avec sa prudence légendaire. Cependant, en dépit de son importance géostratégique (containment océanique de la Chine), Taiwan n’est pas un enjeu territorial pour les États-Unis, à la valeur historique et symbolique comparable au cas ukrainien. Quant à en faire le prétexte d’une guerre préventive, le risque apparaît disproportionné à l’enjeu.

La situation internationale pourrait devenir vraiment agonistique le jour où la Chine, si elle poursuit son ascension économique et financière, sera en mesure grâce à son influence globale de mettre fin à ce qu’un économiste a appelé le « privilège exorbitant du dollar ». À savoir, l’avantage pour Washington de gérer sa monnaie nationale qui tient lieu en même temps de devise internationale, en fonction de ses seuls intérêts.

Dans la nouvelle configuration mondiale qui se met en place, il convient de souligner que la Chine n’est pas l’ennemie de l’Europe, bien qu’elle soit une concurrente commerciale et technologique redoutable. Il serait souhaitable que nos dirigeants y pensent, avant de se mettre dans les pas des États-Unis.

ÉLÉMENTS : Vous critiquez l’hubris libérale. Quels signes voyez-vous d’un possible renouvellement de ce modèle en crise ?

GÉRARD DUSSOUY. Si l’économie de marché a atteint ses limites géographiques puisque qu’elle est devenue globale, la systématisation de ses règles ultra-libérales semble bien connaître le reflux. La première cause de celui-ci est que les États-Unis eux-mêmes, qui ont été le maître d’œuvre de la mondialisation, s’orientent avec Trump vers une politique commerciale de type purement mercantiliste, plutôt que protectionniste.  Depuis quelques temps déjà, les Américains sont de ceux qui ne respectent plus les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’ils ont pourtant voulue. La seconde raison est que la phase de l’hubris libérale n’a que trop déstabilisé les sociétés qui ont commencé à réagir, l’américaine la première avec son dernier vote présidentiel. L’Union européenne est l’ultime instance qui persiste dans cette direction (à preuve les négociations avec le Mercosur). Son obstination lui vaut la réprobation d’une grande partie de ses peuples, tandis qu’elle est une cause d’affaiblissement en ne permettant pas une concentration des firmes européennes sur les grands enjeux industriels, scientifiques et technologiques. Cela dit, l’ère du libre-marché n’est pas révolue, tout simplement parce que l’étatisme et le collectivisme ont démontré leur incapacité à tenir leurs promesses. Mais un nouveau modèle, dans lequel la technologie va devenir plus prépondérante que jamais, et va concentrer un peu plus le pouvoir économique et la connaissance, va voir le jour. Ce qui est une cause supplémentaire d’inquiétude pour les nations européennes qui sont incapables de se réformer et de s’adapter, socialement parlant. Et de se réunir.

ÉLÉMENTS : Pensez-vous qu’il est encore possible pour l’Occident de s’adapter à cette nouvelle ère civilisationnelle ?

GÉRARD DUSSOUY. L’Occident n’est pas une entité géopolitique en soi (sauf à l’assimiler à l’espace hégémonique des États-Unis, et à analyser son fonctionnement à partir des seuls intérêts de ces derniers). Et son unité civilisationnelle est plus artificielle qu’il n’y paraît (sauf en ce qui concerne ses composantes anglo-saxonnes, potentiellement), ou est en train de se défaire en raison des changements démographiques et culturels qui l’animent. Il est donc peu vraisemblable qu’il s’adapte à la nouvelle donne mondiale d’un seul bloc ou d’un seul et même élan. L’adaptation de l’Occident se fera, ou ne se fera pas, en fonction de son centre et de ses périphéries.

Les États-Unis de Trump ont commencé leur reconversion avec un effort de réindustrialisation remarquable, d’autonomisation énergétique, et bien entendu le lancement tonitruant des nouvelles technologies issues de l’intelligence artificielle, sous l’impulsion d’Elon Musk. Ils s’orientent aussi vers la constitution d’un grand espace nord-américain soudé, préservé, et autosuffisant du point de vue énergétique et minéral. C’est ce que sous-entend l’offre faite au Canada, par le futur Président, d’intégrer les États-Unis. Et qu’il ne faut pas tourner en ridicule comme on le fait en Europe, à cause de l’aplomb et de la faconde de Trump. D’ailleurs, au-delà des protestations d’Ottawa, si l’initiative prenait corps, il faut voir que, compte tenu de la proximité culturelle d’un fermier ou d’un habitant du Manitoba ou de l’Alberta du côté canadien, avec de l’autre côté, de leurs homologues des grandes plaines et plateaux du centre-ouest américain, l’intégration ne poserait guère de difficultés. Peut-être un peu plus pour le Québec. Quant à la proposition d’achat réitérée, qui ne manque pas d’audace, du Groenland au Danemark, elle relève de la même stratégie. Comme le souci de rétablir un droit de regard américain sur le canal de Panama. Toute cette projection continentale ne signifie en rien leur retrait du marché mondial dont les États-Unis ont trop besoin pour les débouchés qu’il offre. Mais c’est la meilleure façon pour eux de le réaborder en position de force.

L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont définitivement rejoint le giron étatsunien, tellement elles craignent la Chine. Comme pour le Canada anglophone, la proximité linguistique et culturelle facilite le rapprochement. La situation va devenir plus compliquée pour le Japon qui va devoir mobiliser des trésors de diplomatie pour se donner une marge de manœuvre entre la Chine et les États-Unis.

Quant aux États européens, qui n’ont pas vu venir le chamboulement mondial en cours, ils se sont mis dans une bien mauvaise passe en n’empêchant pas la guerre entre l’Ukraine et la Russie, emportée maintenant jusqu’à on ne sait où par son nationalisme exacerbé. Non seulement, les Européens se sont ainsi interdits de constituer avec cette dernière un grand espace de coopération (une Maison commune, préconisait Gorbatchev), comme les États-Unis vont le faire avec toute l’Amérique du Nord, mais ils vont devoir payer à Washington un tribut plus lourd que jamais afin que l’Otan continue à assurer leur sécurité. Ce qui va se faire parce que les Américains n’entendent pas perdre le marché européen, et qu’ils tiennent à conserver leur tête de pont en Europe, soit, dans un premier temps, contre la Russie qui ne devrait pas sous-estimer leur détermination, soit, plus tard, contre la Chine.

ÉLÉMENTS : L’Europe, en tant qu’entité culturelle et politique, dispose-t-elle des fondements nécessaires pour se transformer en un État-civilisation, ou est-elle condamnée à rester un conglomérat d’États-nations fragmentés ? Comment l’Union européenne peut-elle surmonter ses divisions internes et affirmer une identité civilisationnelle cohérente face à des modèles d’États-civilisations comme la Chine ou l’Inde ?

GÉRARD DUSSOUY. Compte tenu de ce que l’on peut déduire de l’observation des comportements ou de l’analyse des déclarations des gouvernants européens, d’un côté, et de l’impuissance de l’Union européenne à définir une stratégie d’autonomisation militaire, diplomatique et technologique de son propre espace, de l’autre bord, on voit mal comment la vieille Europe (au sens plein du terme) sera en mesure de sortir de la fragmentation et de la subordination. La tendance lourde qui s’esquisse est celle d’une dégradation progressive de la situation économique et sociale, d’une insécurité aggravée au plan interne comme au plan externe. Avec, à terme, comme cela a commencé pour les industriels allemands, une fuite des populations les plus dynamiques, les plus productives, vers les États-Unis. La contrepartie, si c’est le mot juste, étant la tiers-mondisation de l’Europe avec l’afflux des populations du Sud.

Comment enrayer un tel processus ? L’histoire est avare d’exemples allant dans ce sens, il faudrait à la fois, en Europe, une prise de conscience de la réalité et une volonté d’y faire face. Avec une mise en question des institutions en place, particulièrement des États-nations devenus obsolètes. Il conviendrait que les peuples et les nations d’Europe admettent qu’ils et qu’elles appartiennent à un même Tout qui est la civilisation européenne qui remonte, comme la chinoise, à l’Antiquité, et qu’elle mérite d’être préservée. Sachant qu’en agissant ainsi, ils ou elles sécuriseraient leur avenir de toute évidence commun. Et qu’il est temps, compte tenu de la nouvelle donne mondiale, d’en terminer avec le cycle des nationalités (ou pire des nationalismes) qui ne peut que mal finir. Pour privilégier la communauté civilisationnelle, au nom des périodes les plus fastes de communion, d’échanges et de partage de biens et d’idées, et ainsi faire revivre et prospérer une intersubjectivité européenne solidaire.

ÉLÉMENTS : La conception européenne des droits de l’homme et de la démocratie libérale est-elle compatible avec l’émergence d’un modèle d’État-civilisation, ou nécessiterait-elle une révision profonde pour répondre aux nouveaux enjeux globaux ?

GÉRARD DUSSOUY. L’émergence et l’édification d’un État-civilisation européen suppose un recentrement social et culturel, idéel aussi, des Européens sur eux-mêmes. Ce qui est une évidence parce que, si le processus n’est pas conscient, il procédera, et procède déjà (Asie, Moyen-Orient, Afrique) du rejet des autres ou pour le moins de la réorganisation politique du monde. Au pire, si les Européens persistent dans leur universalisme, ce ne sera pas d’un recentrement qu’il sera question, mais d’un effacement.

Quant à la démocratie, il faut la considérer comme inhérente à la diversité européenne elle-même tant il y a à prendre en compte de nuances culturelles nationales et régionales. En même temps, cette complexité européenne exige une réflexion positive sur la démocratie, allant de pair avec un travail sur le fédéralisme, afin de rendre le système politique européen le plus efficient possible (ce qui n’est pas le cas de celui de l’Union européenne), et plus respectueux des libertés fondamentales et locales que de certains rites électoraux qui favorisent l’accumulation des incompétences. Afin de lui éviter aussi un maximum de dérives ou de dysfonctionnements (endettement, gaspillage des ressources), comme c’est devenu le cas dans la démocratie libérale contemporaine qui se caractérise par une irresponsabilité généralisée.

ÉLÉMENTS : Les identités nationales peuvent-elles coexister avec l’émergence des civilisations comme cadre dominant ? Vous évoquez le risque de fragmentation interne dans les démocraties occidentales. Quel rôle pourrait jouer le populisme dans cette dynamique ?

GÉRARD DUSSOUY. Si l’on part du principe qu’une civilisation est un Tout dont les nations sont les parties parce qu’elles ont les mêmes racines, et bien qu’elles aient connu des trajectoires différentes et parfois conflictuelles, la soudure ou la fusion des destinées, par nécessité, est rationnelle et viable. Cela dès que les dispositifs politiques mis en place permettent, à la fois, l’exercice de la souveraineté en commun et le respect mutuel des entités régionales, linguistiques, et des traditions nationales. De toutes les façons, l’histoire ne s’efface pas d’un trait de plume. Mais, si l’on admet que, dans le monde nouveau, il existe aujourd’hui une communauté de destin des Européens, et que le séparatisme conduit à l’impuissance, il reste juste à trouver un équilibre entre une centralité européenne indispensable et une gestion autonome du social et du culturel qui satisfasse les unités historiques engagées.

Néanmoins, la question que se posait le sociologue Michel Crozier, il y a une cinquantaine d’années, de savoir si les sociétés démocratiques occidentales sont toujours gouvernables est plus pertinente que jamais. Tellement elles sont devenues ethniquement, sociétalement, mais aussi, on peut le dire, technologiquement fragmentées. Et l’on est en droit de penser que ce qui est vrai à l’échelle nationale ne fait qu’empirer au niveau européen. La prolifération des populismes est, de ce point de vue, le meilleur témoignage de la complexification de la société et de ses problèmes.

La fragmentation ethnique est directement liée à l’immigration, et elle s’aggravera tant que la seconde durera. Se pose donc la question immédiate de la cessation de l’immigration et à terme celle de la résorption de la fragmentation ethnique ou religieuse, la plus délicate à résoudre. L’aggravation des inégalités ou des disparités sociales contribue, quant à elle, à la fragmentation sociétale. Mais celle-ci a également une origine technique. Elle est provoquée par l’essor des réseaux sociaux, consécutif à l’explosion des technologies de communication. De sorte que la numérisation de la société a fait émerger une démocratie de la multitude (chacun trouvant les moyens d’exprimer son opinion qu’il juge évidemment plus pertinente que celles des autres) dont les humeurs, les mouvements d’opinion, les attentes variées et contradictoires sont difficiles à satisfaire ou à canaliser, et dont par conséquent les suffrages électoraux sont difficiles à prévoir.

C’est ce contexte à la fois social et technologique qui a favorisé le renouveau du populisme dans ses différentes moutures ou obédiences. Le phénomène semble quelque peu irréversible tant les élites sont dépassées par les problèmes qu’elles ont à résoudre, et qu’elles ont en même temps créés. Malheureusement, pour le moment du moins, le populisme est corrélatif d’une régression cognitive de l’opinion ordinaire. Le débat parlementaire en France aujourd’hui en atteste. Il reste à espérer qu’il n’en demeurera pas ainsi, et qu’au sein des mouvements populistes des jeunes générations cultivées, dotées aussi d’un sens civique, émergeront assez vite, et pourront ainsi participer, à l’échelle européenne de préférence, parce que c’est elle qui est déterminante, au renouvellement (actuellement bloqué par le système idéologique et institutionnel en place) des élites.

ÉLÉMENTS : Peut-on envisager un dialogue civilisationnel qui soit réellement fructueux, ou les divergences culturelles resteront-elles irréconciliables ?

GÉRARD DUSSOUY. Les guerres de civilisation du passé ont été avant tout des guerres de religions. On pense aussitôt au conflit entre l’Islam et la Chrétienté, parfois aussi entre l’Islam et l’Hindouisme. Le problème de cohabitation vient des civilisations dont le moteur et l’instance organisationnelle sont la religion et a fortiori quand elle est une religion universaliste et prosélyte. Comme l’est la religion musulmane ou comme l’a été la religion chrétienne ; car, dès lors, la civilisation en cause se veut expansionniste. Ce qui n’est pas le cas des civilisations sans dieu comme la chinoise, ou bien d’autres qui sont demeurées des civilisations closes. L’attitude de l’Occident moderne est ambiguë à cause de sa conception des droits de l’homme, que certains de ses ressortissants et de ses dirigeants ont élevé au rang d’une religion, qu’ils entendent parfois encore imposer aux Autres.

Mais si l’on peut évacuer le facteur religieux, ou le résorber, le dialogue intercivilisationnel est tout à fait concevable comme le serait celui entre la civilisation européenne retournée au pragmatisme et la civilisation chinoise qui, par essence, l’intègre déjà.

Gérard Dussouy, propos recueillis par François Bousquet (Site de la revue Éléments, 7 et 8 janvier 2025)

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