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élites - Page 4

  • L'américanisation des élites...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'éditorial du 11 octobre 2020 de Guillaume Bigot sur Cnews, consacré à l'américanisation des élites. Docteur en sciences politiques, publiciste, Guillaume Bigot est l'auteur de plusieurs essais comme Sept scénarios de l'apocalypse (Flammarion, 2000), Le Zombie et le fanatique (Flammarion, 2002), Le Jour où la France tremblera (Ramsay, 2005) ou La trahison des chefs (Fayard, 2013).

     


                                           

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  • La révolte des élites et la trahison de la démocratie...

    Les éditions Flammarion rééditent dans leur collection de poche Champs un essai de Christopher Lasch intitulé La révolte des élites et la trahison de la démocratie. Sociologue critique américain, figure intellectuelle du populisme de gauche, mort en 1994, Christopher Lash a notamment publié La culture du narcissisme (Climats, 2000) ou Le seul et vrai paradis - Une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques (Flammarion, 2002). On notera qu'avant que son œuvre ne soit popularisée en France par Jean-Claude Michéa, au début des années 2000, Nouvelle Ecole (n°39, 1982) a sans doute été la première revue française à traduire un des articles de cet auteur au début des années 80...

     

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    " « Il fut un temps où ce qui était supposé menacer l’ordre social et les traditions civilisatrices de la culture occidentale, c’était la “révolte des masses”. De nos jours, cependant, il semble bien que la principale menace provienne non des masses, mais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie.»

    Dans ce livre testament, Christopher Lasch montre comment le détachement social, économique et géographique d’élites hédonistes et mondialisées est à l’origine du malaise de nos démocraties
    modernes.

    Cet essai brillant viendra nourrir la réflexion de ceux qui s’inquiètent de l’évolution d’un espace public et médiatique gouverné par des classes privilégiées, coupées du reste de la population. "

     
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  • L’immunodéficience des élites...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur le site de la revue Eléments et consacré l'échec des élites du système face à la crise sanitaire. Journaliste et essayiste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a notamment publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017) et Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2019).

     

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    Biopolitique du coronavirus (4). L’immunodéficience des élites

    Un jour où Maurice Barrès, le chantre du nationalisme, comparait la France à un tableau avec en son centre la « colline inspirée », celle de Domrémy, dans les Vosges, où Jeanne d’Arc grandit, Aristide Briand, onze fois président du Conseil, vingt-six fois ministre sous la Troisième République, installé à vie dans le radical-socialisme (une fois passés les élans fiévreux de la jeunesse), lui répondit : « Fort bien ! Mais nous avons les cadres ! » C’est une réponse que ni Macron ni ses pairs ne pourraient faire, d’abord parce qu’ils n’ont pas suffisamment d’esprit, ne fût-ce que celui de l’escalier ; ensuite parce qu’ils ont fait disparaître le cadre et qu’ils voudraient effacer le tableau, la France, pour la grand-remplacer par une « smart nation » tropicale. Misère des élites !

    Comment expliquer cette déchéance, d’une République à l’autre, d’une génération de maîtres à l’autre ? L’éclairage de deux sociologies que tout oppose peut nous aider à y voir plus clair : celle de Vilfredo Pareto, le grand théoricien de la production des élites, et celle de Pierre Bourdieu, le grand théoricien de leur reproduction. Pareto disait dans un passage fameux de son très épais Traité de sociologie générale que l’histoire est un cimetière d’aristocraties. À remarquer qu’en France, ce serait plutôt une morgue, dans le double sens du mot, hautain et cadavérique. Les élites y sont mort-nées, faute de circulation sanguine. Pas assez de sang neuf – l’EPO des élites – pour les régénérer et en fouetter la vitalité. À ce stade de décrépitude, les élites ne sont plus que vampiriques, elles ne recherchent plus que du sang frais dans l’espoir d’y trouver un sursaut.

    La consanguinité est reine de France. Entre des boomers décolorés, des soixante-huitards défraîchis et des « fils et filles de », la reproduction des plus nuls a définitivement remplacé la sélection des meilleurs. Au sein des institutions, l’endogamie règne sans partage. Ce qui nous vaut cette société pétrifiée, stratifiée et calcifiée – « bloquée », comme disait Michel Crozier – , régentée par une armée de clones : les experts, les conseillers, les dircabs, les technos, les énarques, qui forment l’arête supérieure des cumulards à la tête de l’État. Une néobourgeoisie arc-en-ciel, américanomorphe, libérée d’on ne sait trop quoi parce que libérée d’à peu près tout, libérale avec le monde entier exception faite de ses compatriotes, ouverte à tout sauf quand ses intérêts sont en jeu, affranchie mais d’abord de la loi, passionnément remplaciste sauf des places qu’elle occupe. Plus une caste qu’une classe sociale.

    Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le Covid !

    Un exemple, un seul, digne du plus haut comique (républicain, cela va de soi). On se souvient que, sous Hollande, la ministre de la Santé était Marisol Touraine, autre « fille de », celle-ci du soporifique Alain Touraine, le plus puissant somnifère de la Faculté de sociologie. Il est désormais acquis qu’elle restera dans l’histoire du coronavirus comme la dame recyclage qui a envoyé au vide-ordures des centaines de millions de masques FFP2. Or, qui grenouillait dans son premier cercle ? Un joli carré d’as de l’embrouille : Benjamin Griveaux, Gabriel Attal, Jérôme Salomon, Olivier Véran. Griveaux est le premier mort du coronavirus, Piotr Pavlenski a débranché son respirateur. Le freluquet Gabriel Attal sévit auprès de Jean-Michel Blanquer comme secrétaire d’État. Mais Olivier Véran et Jérôme Salomon ? L’un dirige le ministère de la Santé, l’autre en est le directeur général. On se pince pour y croire. Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le Covid ! Passe-moi les masques, je les ferai disparaître !

    Cela s’appelle en bon franglais le système des revolving doors. Il fonctionne en France avec une belle efficacité. C’est même la dernière chose qui fonctionne. Mais là où les élites anglo-saxonnes se contentent de passer du public au privé, les françaises y ajoutent le passage public to public, comme diraient les snobs. Emmanuel Todd a très bien identifié cette exception française dans son dernier livre quand il parle d’une énarchie stato-financière dont l’archétype est Emmanuel Caméléon. Elle ne jure que par le marché, mais ne connaît que l’État dont elle est la classe parasitaire attitrée, cumulant les défauts du public et les tares du privé. L’inertie et la rapacité. Jamais on ne lui a appris à prendre des initiatives, on lui a plutôt appris à ne surtout pas en prendre.

    Y a-t-il jamais eu une élite en France ?

    Je ne sais plus qui a dit de l’Angleterre qu’elle avait toujours été sauvée par son élite et la France par son peuple. Un sage assurément. La phrase est moins pétaradante quand on en renverse les termes, du moins de ce côté-ci de la Manche : jamais les élites n’ont sauvé la France (sans quoi quelque historien charitable nous l’aurait appris). C’est sûrement cette fatalité qui a donné à notre histoire son cours ondulatoire, instable, erratique, avec des hauts et des bas. Le tempérament national, toujours en quête d’une figure providentielle, plus populiste que conservateur, plus insurrectionnel que réformiste, réactif à défaut d’être actif, ne favorise pas l’éclosion d’une élite. Il faut dire que celle qui nous en tient lieu va chercher ses modèles à l’étranger depuis le XVIIIe siècle. Voltaire a montré la voie. Depuis lors, elle pense en anglais, quand bien même son français est irréprochable, et celui de l’auteur des Lettres philosophiques (d’abord publiées sous le titre des Lettres anglaises) l’était plus que nul autre. Ah, le fouet verbal d’Arouet ! Si l’insipide Nicolas Baverez pouvait en apprendre le maniement, ils serait au moins lisible à défaut d’être intelligible…

    Dans ce panorama, il y a tout de même eu une exception notable, la Troisième République en ses jeunes années. On peut ne pas l’aimer, rien ne nous y prédispose d’ailleurs. Elle était terne, aussi grisonnante que les rouflaquettes de ses présidents du Conseil et de ses « frères » maçons à l’allure de prélats défroqués. Ils ne rataient jamais une occasion de faire une bonne affaire et tiraient sur les ouvriers avec un sang-froid que Christophe Castaner et Laurent Nuñez n’ont jamais cru pouvoir égaler, même en rêve. Oui, oui, on est en droit de ne pas l’aimer, cette jeune Troisième, elle n’en a pas moins créé une élite – ce qui n’a jamais été donné à Macron ni à La République en marche. Ses adversaires antidreyfusards – le sabre, le goupillon et surtout la plume, les plus belles plumes d’alors que ce bon Marcel Proust s’imaginait pouvoir concilier – ont parlé de République juive, plus encore de République protestante, mais elle fut d’abord et avant tout, au milieu des avocats, la République des professeurs, titre d’un petit ouvrage croustillant d’Albert Thibaudet, qui fut mieux qu’un grand critique, l’un des plus sûrs analystes de son temps. Une incubatrice de talents. Comment ? Grâce à un remarquable système de détection et de bourses. Si du reste elle a tenu aussi longtemps, c’est qu’elle a d’abord été un régime de hussards noirs, de normaliens sortis du rang, d’instituteurs maigres et affamés de savoir, de provinciaux montés à Paris la boue aux pieds.

    Quand les boursiers formaient l’élite

    « À nous deux Paris ! » lançaient-ils comme Rastignac, mais la géographie de leur ambition, plus sage, plus académique, plus ascétique aussi, n’était pas celle de Rastignac, trépignant sur le promontoire de Montmartre : elle se tenait sous les combles de la montagne Sainte-Geneviève, dans les chambres de la rue d’Ulm, les internats de Louis-le-Grand et d’Henri-IV. Ainsi, un demi-siècle après Balzac, la montagne Sainte-Geneviève, qui abritait la pension de Madame Vauquer où couvaient les féroces appétits des jeunes lions balzaciens, accueillerait d’autres ambitions, celles qui animeraient les futurs maîtres de la Troisième République, qui furent avant tout des maîtres d’école – et l’école, leur plus belle réussite.

    En ce temps-là, l’écrasante majorité des normaliens étaient boursiers. Combien aujourd’hui le sont-ils ? Même chose avec les agrégés, même chose avec les élèves des écoles normales d’instituteurs. Barrès, le grand Barrès, professeur lui aussi mais d’énergie, vomissait ce monde-là. Il l’a férocement croqué dans sa prodigieuse trilogie, « Le roman de l’énergie nationale ». Mais ne lui en déplaise, les vrais héritiers étaient alors les boursiers. Songez à Péguy. Quid de nos jours ? Les très rares profils sortis du peuple qui ont rejoint les rangs de l’élite, les Didier Eribon, les Édouard Louis, les Annie Ernaux, sont pour la plupart des « transfuges de classe ». Autrement dit des traîtres. Ils n’appartiennent plus au monde dont ils sont issus, mais aux minorités dont ils ont épousé la cause.

    Tel maître, tel valet

    Adieu la République des professeurs ! Celle des Rastignac est revenue, mais ils s’appellent Cahuzac ; et Marsay, l’autre jeune lion balzacien, splendide, comme tout ce qu’a conçu le Surhomme qui rédigea La Comédie humaine, a déchu au rang d’un Emmanuel Macron. La nôtre, de République, est un régime d’enfants gâtés, immatures et inconsistants, frappés dès la sortie de l’école du principe de Peter – et même de Peter Pan chez Macron – qui pose que toute personne, ici toute caste, a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence. Rien que des amateurs, Macron, parlant de son gouvernement, l’a lui-même concédé. Il faut dire que ses ministres ont tous été à bonne école. Tel maître, tel valet. Après tout, un pays qui s’affaisse lentement mais sûrement peut tolérer une élite aussi nulle. La gestion des affaires courantes s’accommode de la médiocrité générale. Elle requiert une médecine palliative que des gouvernants aux compétences limitées savent lui administrer en métronomes du déclin. Mais qu’une situation d’exception survienne, qu’une crise, qu’une pandémie apparaissent, impossible de cacher cette nullité sous la table de l’Élysée : elle est bien trop criante – insultante pour tout un peuple avide de comparaisons. Ô Allemagne qui nous donne une fois de plus la leçon, nous qui la lui faisons si souvent…

    D’une guerre à l’autre, notre bon Frankreich serait-il voué à être toujours en retard ? D’une stratégie, d’un vaccin, d’une technologie, d’une mise à jour. Depuis le début de la crise du coronavirus, Macron et Philippe traînent trois à quatre semaines de retard (Sibeth Ndiaye trois ou quatre siècles), retard incompressible, dans tous les domaines, prédictif, préventif, curatif. On n’est bon, on l’a dit, que dans le palliatif. Nul partout ailleurs. Dans l’anticipation du risque, dans la décision, dans la gestion, dans le calendrier. Pas seulement sur les masques, jugés superflus, ni sur les vaccins, déclarés inutiles, mais sur la réquisition, tardive, parcimonieuse, de nos dernières machines-outils, sur le recours – sacrilège – aux labos vétérinaires pour les tests sérologiques, sur la composition du Conseil scientifique, si prudent, si académique, si lié au privé, sur le maintien des municipales, sur la mobilisation des cliniques privées, etc.

    À chaque fois, quelques bonnes volontés ont alerté le gouvernement très en amont, mais autant parler à un sourd. À chaque fois, il a tergiversé, repoussé la prise de décision, prétextant un jour qu’on ne saurait confondre la médecine animale et la Grande Médecine, exit les vétos ; un autre jour reculant devant le refus du terrifique Gérard Larcher et des barons du Sénat, bonjour le veto sénatorial. Nul, zéro pointé, bonnet d’âne, au coin, au poteau !

    Le conformisme est son nom

    Quand Alain de Benoist a pour la première fois formulé la notion de pensée unique, il a mis un nom sur la plaie des élites en général et des françaises en particulier : le conformisme endémique. Pour elles, il n’y a jamais d’alternative, jamais de plan B, pas même des options – rien qu’une autoroute uniforme nous conduisant au bout de l’ennui. Partout un même conformisme, politiquement correct, médicalement correct, technocratiquement correct, qu’importe. Cette religion de l’unique et de sa propriété est « le » critère de sélection. Hors cela, hors la pensée unique, point de salut.

    À Sciences Po, à l’ENA, on ne fabrique plus des serviteurs de l’État, mais des serviteurs de la dette, des contrôleurs de gestion. Ces écoles sont des moules. Comment en sortirait-il autre chose que des séries ? Calibrées comme des produits industriels, programmées comme des logiciels – et c’est d’ailleurs ce qu’ils sont très exactement : ils sont là pour accomplir des programmes. On fabrique des pilotes automatiques, à peine des technocrates, tout au plus des techniciens, si médiocres qu’ils nous feraient regretter le temps des ingénieurs qui pilotaient eux du moins des programmes industriels. Comment cette espèce, qui gère si mal les situations ordinaires, aurait-elle pu faire face à une situation extraordinaire ? Impossible. À elle une fois pour toutes l’intendance et les dépendances, pas plus. À l’Élysée peut-être, mais alors à l’entretien des écuries !

    On est tellement accoutumé à ce pilotage automatique qu’on ne comprend plus les situations d’urgence et les régimes d’exception, là où l’essence schmitienne du politique se révèle. On est formaté à suivre des procédures de contrôle, à respecter des protocoles de gestion, à déchiffrer des règlements, à appliquer des process, ce qui revient à tous les niveaux à suivre scrupuleusement les critères de convergence maastrichtiens. La feuille de route tracée d’avance, sur la base de la règle des 3 %, on fait le « job », comme ils disent. Lequel job ne consiste plus qu’à trouver des marges de manœuvre et à mettre au régime sec toutes les administrations, dont les hôpitaux.

    La pierre angulaire

    On fera valoir qu’on n’a jamais que les élites qu’on mérite. Certes. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’elles ont séquestré la représentation nationale. Tout un pays mis sous le boisseau, ce n’est pas rien, mais il aspire à retrouver la lumière. Si les Gilets jaunes ont montré une chose, c’est bien que le peuple ne consent pas à sa mort programmée, qu’il abrite, tout déglingué soit-il, tout abandonné, des réserves de colère et de vitalité. On ne voit rien de tel chez l’élite. La France d’en haut est couchée depuis si longtemps qu’on ne l’imagine pas pouvoir un jour se redresser. Il n’y a rien à attendre d’elle, on ne peut ni la réformer ni l’infiltrer, ni la changer, seulement la renverser. La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, enseignent les Évangiles à la suite des Psaumes, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire. Phrase fabuleuse. Il en a toujours été ainsi. Toujours. Le salut ne vient jamais du Système, mais de ses marges, de ses dissidences, là où on façonne la pierre angulaire. Persévérons à la façonner, elle finira par dominer l’édifice.

    François Bousquet (Éléments, 17 avril 2020)

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  • Pourrissement des élites : pour une analyse du cas français...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Denis Collin, cueilli sur le site La Sociale et consacré à la décomposition accélérée des élites françaises. Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Denis Collin est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la philosophie, à la morale et à la pensée politique, dont Introduction à la pensée de Marx (Seuil, 2018) et Après la gauche (Perspective libres, 2018).

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    Pourrissement des élites

    Pour une analyse du cas français

    Il n’y a pas de société sans élite. Ce cons­tat est désa­gréa­ble pour tous ceux qui, comme moi, tien­nent l’égalité pour une vertu fon­da­men­tale. Mais c’est un fait. Nous ne pou­vons guère nous passer de chefs capa­bles de pren­dre des bonnes déci­sions sans trop ter­gi­ver­ser, de pen­seurs qui voient un peu plus loin que le bout de leur nez. Aucun État ne peut se passer d’un corps de fonc­tion­nai­res com­pé­tents, intè­gres et connais­sant les lois et les tech­ni­ques de l’admi­nis­tra­tion. Qu’on le veuille ou non, toutes ces tâches ne peu­vent être exer­cées par tous. Pour deve­nir un bon méde­cin, il faut beau­coup de temps et de connais­san­ces et per­sonne ne peut s’impro­vi­ser méde­cin.

    Le pro­blème est bien connu : com­ment conci­lier l’idéal démo­cra­ti­que avec la néces­sité que les élites gou­ver­nent de fait. Il doit demeu­rer un libre jeu, conflic­tuel, entre le peuple et les grands, pour parler comme Machiavel. Les lois fon­da­men­ta­les doi­vent être adop­tées par le peuple tout entier et les élites doi­vent être élues par le peuple et doi­vent lui rendre des comp­tes. La répu­bli­que idéale n’a pas d’autres prin­ci­pes. Le pro­blème tient à ce que dans une société divi­sée en clas­ses socia­les aux inté­rêts diver­gents et même anta­go­nis­tes, les élites sont sélec­tion­nées par leur com­pé­tence, mais aussi et sur­tout par leur ori­gine sociale. Ceux d’en haut finis­sent en haut ! Vilfredo Pareto a consa­cré un tra­vail monu­men­tal à cette ques­tion en mon­trant les dif­fi­cultés de la sélec­tion des élites et la néces­sité de la cir­cu­la­tion des élites.

    Si nous reve­nons main­te­nant à la situa­tion fran­çaise, il faut faire un cons­tat ter­ri­ble : celui de la décom­po­si­tion accé­lé­rée des élites. En rajeu­nis­sant le per­son­nel poli­ti­que et en contri­buant à l’éjection d’une bonne partie de la vieille classe poli­ti­que, le macro­nisme a mis en lumière l’extra­or­di­naire effon­dre­ment du niveau intel­lec­tuel des élites ins­trui­tes dans notre pays. La bêtise crasse, la vul­ga­rité, l’absence de tout sens moral et l’incom­pé­tence acca­blante domi­nent ces nou­vel­les élites, cette classe des « cré­tins éduqués » si bien carac­té­ri­sée par Emmanuel Todd. Chaque jour, pres­que chaque heure, un des per­son­na­ges haut placés du gou­ver­ne­ment pro­fère quel­que énormité qui va ali­men­ter les réseaux sociaux. La porte-parole du gou­ver­ne­ment, Sibeth Ndiaye excelle dans ce domaine, mais elle s’est tout sim­ple­ment mise dans les pas de son « Jupiter » dont les peti­tes phra­ses sur les gens qui ne sont rien, les chô­meurs qui n’ont qu’à tra­ver­ser la rue, etc. ont donné le ton géné­ral. Lallement et Castaner, Aurore Bergé et Amélie de Montchalin, Élisabeth Borne qui les a dépas­sées (les bornes) en niant la néces­sité pour les éboueurs d’avoir des mas­ques, cette dépu­tée LREM, méde­cin de son état, qui affirme que gou­ver­ne­ment a volon­tai­re­ment menti sur les mas­ques pour mieux obli­ger les Français à se laver les mains : la gale­rie des mons­tres n’en finit pas.

    Transformations sociales du mode de production capitaliste

    Il serait absurde de penser qu’un hasard malen­contreux a permis à cette assem­blée de pren­dre le pou­voir. Contrairement à l’idée que 99 % des citoyens s’oppo­se­raient à 1 % de salo­pards, il faut admet­tre que la stra­ti­fi­ca­tion sociale, les modes de for­ma­tion et l’évolution tech­no­lo­gi­que ont pro­duit ces gens.

    La France, c’est bien connu main­te­nant et nous le véri­fions cruel­le­ment ces jours-ci, est un pays lar­ge­ment désin­dus­tria­lisé — à la dif­fé­rence de nos voi­sins alle­mands et ita­liens (on oublie que la deuxième puis­sance indus­trielle de l’UE n’est pas la France, mais l’Italie). La désin­dus­tria­li­sa­tion affai­blit le poids des élites scien­ti­fi­ques et tech­ni­ques. À l’époque des Trente Glorieuses, l’appa­reil d’État était dominé par les « grands corps » issus des pres­ti­gieu­ses écoles d’ingé­nieurs (Polytechnique, Mines, Ponts et Chaussées). Ces gens n’étaient for­cé­ment des modè­les d’huma­nisme ni d’huma­nité, mais au moins on peut pré­su­mer qu’ils savaient de quoi ils par­laient. En outre, leur exis­tence sociale dépen­dait de l’exis­tence d’une indus­trie forte et de la péren­nité des orien­ta­tions stra­té­gi­ques de l’État. L’orien­ta­tion vers les ser­vi­ces et le com­merce au détri­ment de l’indus­trie date de Giscard d’Estaing, grand euro­péiste. Elle sera pour­sui­vie par Mitterrand, en dépit de vel­léi­tés contrai­res entre 1981 et 1983 et par tous les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs depuis. Macron n’est que l’abou­tis­se­ment d’un héri­tage par­ti­cu­liè­re­ment lourd.

    La délo­ca­li­sa­tion mas­sive de la pro­duc­tion vers les pays à bas coûts de main-d’œuvre se pro­jette dans l’ensem­ble du corps social. Les ouvriers et les tech­ni­ciens de l’indus­trie ont vu leurs effec­tifs fondre. Des pans entiers de l’indus­trie (tex­tile, sidé­rur­gie, électroménager) ont qua­si­ment dis­paru. Les auto­mo­bi­les « fran­çai­ses sont mas­si­ve­ment fabri­quées en dehors de nos fron­tiè­res, notam­ment pour les peti­tes cita­di­nes et gammes moyen­nes sur les­quel­les la marge de profit est plus faible quand elles res­tent fabri­quées en France. Est appa­rue une nou­velle classe moyenne supé­rieure de mana­gers, com­mer­ciaux, com­mu­ni­cants, DRH, etc. dont les com­pé­ten­ces tech­ni­ques et scien­ti­fi­ques sont net­te­ment moin­dres, mais dont l’arro­gance sur­passe bien vite les pires des anciens élèves de l’X. Cette classe moyenne supé­rieure mène une vie aisée. Ses enfants trus­tent les bonnes écoles. Elle parle sys­té­ma­ti­que­ment une langue qui mélange des restes de fran­çais avec le glo­bish. Elle com­porte plu­sieurs mil­lions d’indi­vi­dus. Certains sont direc­te­ment des pro­fi­teurs de ce nou­veau sys­tème et beau­coup d’autres sont seu­le­ment des aspi­rants, mais qui veu­lent y croire parce qu’ils pen­sent qu’ils le valent bien. Cette classe supé­rieure (entre la moyenne supé­rieure et la vrai­ment supé­rieure) est géné­ra­le­ment “pro­gres­siste” : elle aime le “high tech”, les voya­ges, la com­mu­ni­ca­tion et ne sou­haite pas trop s’encom­brer de res­tric­tions. Elle est aussi sou­vent sym­pa­thi­sante de la cause ani­male, et elle est favo­ra­ble au mul­ti­cultu­ra­lisme avec d’autant plus de fer­veur qu’elle vit dans ses pro­pres quar­tiers, notam­ment les cen­tres-villes “gen­tri­fiés”. Point commun : la haine des “gilets jaunes”, ces ploucs qui fument et rou­lent au gazole, comme l’avait dit un cer­tain ancien minis­tre, le sieur Benjamin Grivaux, dis­paru pré­ma­tu­ré­ment de la scène poli­ti­que pour avoir voulu faire concur­rence à Rocco Siffredi…

    Des socio­lo­gues comme Christophe Guilluy ou des poli­to­lo­gues comme Jérôme Sainte-Marie ont com­mencé d’ana­ly­ser ces trans­for­ma­tions socia­les, mais c’est un tra­vail qu’il fau­drait pour­sui­vre afin d’en com­pren­dre toutes les impli­ca­tions.

    L’éducation nouvelle et la fin de la culture générale

    La culture géné­rale a tou­jours eu pour fina­lité la for­ma­tion intel­lec­tuelle des clas­ses domi­nan­tes. De Gaulle le disait clai­re­ment : “La véri­ta­ble école du com­man­de­ment est la culture géné­rale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exer­cer avec ordre, de dis­cer­ner dans les choses l’essen­tiel de l’acces­soire (…) de s’élever à ce degré où les ensem­bles appa­rais­sent sans pré­ju­dice des nuan­ces. Pas un illus­tre capi­taine qui n’eût le goût et le sen­ti­ment du patri­moine et de l’esprit humain. Au fond des vic­toi­res d’Alexandre, on retrouve tou­jours Aristote.” Tout est dit ! C’est pour cette raison que le mou­ve­ment ouvrier tra­di­tion­nel a tou­jours reven­di­qué pour les pro­lé­tai­res l’accès à cette “école du com­man­de­ment”. Dans les écoles de for­ma­tion des partis “marxis­tes” on fai­sait lire Marx et Engels, mais aussi Balzac et Hugo. On y véné­rait l’his­toire autant que la poésie.

    À partir du moment où le gou­ver­ne­ment cède la place à la gou­ver­nance, où la com­mu­ni­ca­tion enva­hit tout le champ public autant que privé — ce qui com­mence au début du XXe siècle — la culture géné­rale authen­ti­que n’est plus d’aucune uti­lité. Symbolique : la sup­pres­sion de l’épreuve de culture géné­rale à l’entrée de Sciences Po Paris — une école “pres­ti­gieuse” qui depuis long­temps n’était le plus sou­vent que “science pipeau”. La poli­ti­que n’a plus besoin de culture, comme la direc­tion de l’indus­trie n’a plus besoin d’ingé­nieurs. Une classe diri­geante culti­vée peut être aussi cruelle et cyni­que qu’une classe diri­geante inculte — si la culture avait un rap­port quel­conque avec le bien, on le sau­rait. Mais une classe diri­geante inculte n’a aucun sens des pers­pec­ti­ves d’avenir, y com­pris de son propre avenir. L’ensei­gne­ment des vertus ayant com­plè­te­ment dis­paru, il ne peut plus en émerger quel­que grand homme, quel­que vision­naire.

    Toutes les “réfor­mes” de l’école depuis 1968 ont eu comme prin­ci­pale fina­lité l’abais­se­ment du contenu des dis­ci­pli­nes ensei­gnées, entraî­nant l’indif­fé­rence crois­sante à l’idée de vérité objec­tive. Tout bon com­mu­ni­cant le sait : la vérité n’existe pas, elle n’est que ce que l’on par­vient à faire croire. La péda­go­gie n’est rien d’autre qu’une tech­ni­que de per­sua­sion. L’idée n’est pas neuve. Elle est propre au sys­tème tota­li­taire, ainsi que l’a bien montré Hannah Arendt — on peut lire avec profit son livre sur Du men­songe à la vio­lence. La fin de la culture géné­rale impli­que également la fin du rap­port au passé. Ce qui est ins­crit d’une manière ou d’une autre dans l’idéo­lo­gie du “pro­gres­sisme” s’impose avec d’autant plus de per­fi­die qu’on mul­ti­plie les com­mé­mo­ra­tions qui n’ont pas d’autre fin que de réé­crire le passé, comme le fait Winston dans 1984.

    L’élite gou­ver­nante réunie der­rière la figure de Macron — on a main­tes fois raconté com­ment Macron a été choisi par l’élite tant étatique (ins­pec­tion des finan­ces) que capi­ta­liste — est à la fois inculte (il suffit d’avoir entendu Macron essayer de s’élever spi­ri­tuel­le­ment pour com­pren­dre pour­quoi il n’a pas passé l’agré­ga­tion de phi­lo­so­phie) et douée pour le bara­tin. Ils font tous imman­qua­ble­ment penser à un ven­deur de voi­tu­res d’occa­sion, ce qui est un peu injuste pour les ven­deurs de voi­tu­res d’occa­sion. Dans l’atti­tude de ces gens dans la crise du coro­na­vi­rus il y a une part d’affo­le­ment devant une situa­tion qui les dépasse, parce qu’il faut faire autre chose que de la com­mu­ni­ca­tion et que les manuels de réso­lu­tion de pro­blè­mes n’indi­quent pas la pro­cé­dure à suivre.

    Ce qui atteint les clas­ses domi­nan­tes rejaillit sur les clas­ses domi­nées. On le sait depuis long­temps, ce sont sou­vent les intel­lec­tuels issus des clas­ses domi­nan­tes qui ont apporté leurs armes aux domi­nés. Marx et Engels n’étaient pas des gros pro­duc­teurs de plus-value ! Au lieu de ces mou­ve­ments des clas­ses domi­nan­tes vers les clas­ses popu­lai­res, nous avons aujourd’hui une “rébel­lion” orga­ni­sée, patron­née, finan­cée par les grands capi­ta­lis­tes qui y voient une oppor­tu­nité com­mer­ciale autant qu’une idéo­lo­gie par­fai­te­ment adé­quate à leur monde, les mou­ve­ments “anti-dis­cri­mi­na­tion” de tous les cin­glés de la Terre, fémi­niste 2.0, LGBTQ+++, déco­lo­niaux de tous poils et amis des isla­mis­tes qui trus­tent les postes à l’Université, orga­ni­sent les col­lo­ques les plus déments sur fonds publics et orga­ni­sent la chasse aux sor­ciè­res contre ceux qui gar­dent un peu de bon sens.

    La destruction du sens moral

    Ce qui a dis­paru, ainsi que l’a très bien montré Diego Fusaro, c’est la “cons­cience mal­heu­reuse”, c’est-à-dire l’exis­tence au sein de la classe domi­nante de la cons­cience de la contra­dic­tion entre les idéaux intel­lec­tuels et moraux au nom des­quels elle a ins­tauré sa domi­na­tion (liberté, égalité, fra­ter­nité) et la réa­lité de cette domi­na­tion. Tous ces res­sorts de la vie sociale qui expri­ment la “force de la morale” [1] ont été pro­gres­si­ve­ment sup­pri­més. Entre un mora­lisme puri­tain et anxio­gène et la des­truc­tion du “Surmoi” (au sens freu­dien), on aurait dû trou­ver une juste mesure. La cri­ti­que du mora­lisme s’est trans­for­mée en cri­ti­que de la morale et en apo­lo­gie du “style décom­plexé”. Sarkozy avait fait l’éloge de la “droite décom­plexée”. Que veut dire “être décom­plexé” ? C’est assez simple : mentir sans même avoir honte quand on se fait pren­dre la main dans le sac, n’avoir aucune com­pas­sion réelle pour les plus fai­bles, sauf, si c’est utile de mani­fes­ter une com­pas­sion feinte qui n’entraîne aucune action, mépri­ser ceux qui se trou­vent plus bas dans l’échelle sociale (les fameu­ses “gens qui ne sont rien”), et plus géné­ra­le­ment refu­ser toute contrainte d’ordre moral et consi­dé­rer que la réus­site en termes d’argent est le seul cri­tère qui vaille. Dans un tel monde, la cor­rup­tion et les passe-droits sont nor­maux. Un Benalla est pro­tégé et peut faire ce qu’il veut. Les titu­lai­res de fonc­tions poli­ti­ques se consi­dè­rent comme les pro­prié­tai­res des lieux qu’ils occu­pent — voir le couple Macron à l’Élysée. Cette pour­ri­ture se pro­page de haut en bas — la sou­mis­sion totale ou pres­que de la magis­tra­ture au pou­voir exé­cu­tif en est un exem­ple. “Le pois­son pour­rit par la tête” dit un pro­verbe.

    Certes, rien de tout cela n’est vrai­ment neuf. Les scan­da­les émaillent la vie de toutes les répu­bli­ques. Mais ce qui est nou­veau, c’est qu’il n’y a même plus de scan­dale. L’immo­ra­lisme a pignon sur rue et ceux qui invo­quent la morale ne sont plus craints, mais trai­tés comme des niais incu­ra­bles, reli­quats du “monde d’avant”. On a léga­lisé l’eutha­na­sie obli­ga­toire pen­dant cette crise sani­taire sans qu’il y ait le moin­dre débat et sans qu’on entende la moin­dre pro­tes­ta­tion. La vie humaine a un coût, n’est-ce pas. Et si cela passe aussi faci­le­ment, c’est que les esprits sont pré­pa­rés depuis long­temps, parce que, depuis long­temps, règne le “tout est pos­si­ble” — un slogan dont Hannah Arendt avait montré qu’il est un des slo­gans du sys­tème tota­li­taire.

    Tous les pays d’Europe ne sont pas également atteints par ce mal qui décom­pose les élites fran­çai­ses. Le contrôle de la morale publi­que reste assez fort dans les pays pro­tes­tants d’Europe du Nord. Plus géné­ra­le­ment, le par­le­men­ta­risme aide à réfré­ner les déli­res des puis­sants, y com­pris dans un pays où la cor­rup­tion est endé­mi­que comme l’Italie. La France qui se pensa jadis comme le phare intel­lec­tuel et poli­ti­que de l’Europe, est aujourd’hui dans la pire des situa­tions. “Ma France”, celle de Jean Ferrat peine à sur­vi­vre sous le tas de fumier de la caste. Pourtant, il reste un peu d’opti­misme. Emmanuel Todd dit les choses à sa manière : les clas­ses supé­rieu­res ont bloqué l’ascen­seur social, donc les meilleurs éléments des clas­ses popu­lai­res res­tent “en bas” et donc logi­que­ment la bêtise se concen­tre en haut ! Voilà où est l’espoir.

    Denis Collin (La Sociale, 5 avril 2020)

     

    Note :

    [1] Voir La force de la morale par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, à paraître à l’automne 2020 aux éditions « Rouge et Noir ».

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  • Maffesoli : « L’ère des soulèvements populaires arrive… »

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Maffesoli, cueilli sur Le Courrier des stratèges et consacré au changement d'ère que nous vivons. Penseur de la post-modernité, Michel Maffesoli a publié récemment  Les nouveaux bien-pensants (Editions du Moment, 2014) , Être postmoderne (Cerf, 2018), La force de l'imaginaire - Contre les bien-pensants (Liber, 2019) ou, dernièrement, La faillite des élites (Lexio, 2019).

     

     

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    Maffesoli : « L’ère des soulèvements populaires arrive… »

    Le familier des promenades en montagne ne manque pas de remarquer que les beaux lacs ponctuant les hautes vallées alpines sont on ne peut plus calmes en leur surface. Mais leurs bas-fonds sont animés par de constants grouillements. De temps à autre ces derniers apparaissent à l’extérieur sous formes de bulles géantes troublant la quiétude du lac. Bulles aussi soudaines qu’éphémères. Disparaissant, en effet, pour renaître plus tard quand le grouillement intérieur se fait à nouveau trop pressant !

    Voilà une image qui permet de comprendre les soulèvements qui, actuellement, troublent la vie de nos sociétés. Il s’agit bien, en effet, de bulles explosives, appelées à se renouveler, en ce qu’elles expriment le grouillement, à la fois profond et violent, animant une société officieuse ne se sentant plus du tout « représentée » par la société officielle ayant le pouvoir institutionnel. D’où l’ambiance insurrectionnelle caractéristique de toute fin d’époque.

    De l’ère des révolutions à l’ère des soulèvements populaires

    Dans notre progressisme natif nous avons du mal à accepter que les époques se suivent et ne se ressemblent pas. Des esprits aigus ont pu noter, à juste titre, la « fin de l’ère des révolutions » (E. Hobsbawm). Si nous savons voir, avec lucidité, l’architecture des sociétés contemporaines, nous pouvons dire, avec assurance, que nous assistons à la naissance de l’ère des soulèvements populaires.

    La multiplication de ces soulèvements, il y a un an le mouvement des gilets jaunes en fut une illustration emblématique, ne manque pas de mettre en exergue, au-delà d’un soi-disant individualisme, le développement d’un « nous communautaire ». « Nous » soulignant, par ses révoltes ou son abstention,  l’implosion d’une « société programmée » par une suradministration technocratique. Société programmée par un pouvoir surplombant de plus en plus factice et contesté.

    La secessio plebis, ou le peuple retiré sur l’Aventin

    D’antique mémoire, on voit, resurgir, régulièrement, ce qui fut à Rome la secessio plebis. Le peuple ne se reconnaissant plus dans le Sénat se retira sur l’Aventin. Il fit sécession. J’ai déjà indiqué que c’était ainsi que l’on pouvait comprendre le mouvement des « gilets jaunes » en France. Mais, afin d’élargir le problème, reconnaissons que c’est en de nombreux pays que l’on peut constater le désaccord profond existant entre les politiques et le peuple.

    Et ce, parce que ce peuple ne supporte plus le mensonge propre au discours officiel. Mensonge se masquant derrière les éternelles rabâchages de la bienpensance. Mensonge se revêtant de l’habit du moraliste propre à ce que Hegel nomme, justement, les « belles âmes ». Mensonge de ces « experts », journalistes et politiques, toutes tendances confondues, dont le dénominateur commun est le psittacisme. Ce sont, en effet, des perroquets, répétant à longueur de temps et d’antenne les mêmes lieux communs d’une affligeante et prétentieuse banalité ! Diafoirus est bien vivant.

    On se souvient de la formule de Platon, dans la République : « c’est donc à ceux qui gouvernent la cité, si vraiment on veut l’accorder à certains, que revient la possibilité de mentir ». Mais le philosophe, bon connaisseur de la politique, établit une distinction entre le « mensonge d’ignorance », acceptable parce qu’humain, et le « mensonge en parole », que le menteur professe consciemment.

    Les mensonges de l’oligarchie font la révolte populaire

    C’est ce dernier qui caractérise l’oligarchie actuelle ! Il suffit, à cet égard, de rappeler que pour celle-ci le « people » tend à remplacer le vrai peuple. C’est cela qui est la cause et l’effet du conformisme logique faisant qu’il existe une « pensée admissible », celle des pouvoirs établis, totalement étrangère à la réalité de la vie courante. Ce qui engendre un aveuglement dont on n’a pas encore mesuré tous les effets.

    C’est cet aveuglement qui est la cause et l’effet d’un entre-soi médiatiquement politique aux effets on ne peut plus pervers. Aveuglement qui suscite un mépris virulent vis-à-vis des peuples en révolte. Peuples dont les réactions sont qualifiées d’une manière on ne peut plus erronée de « populistes ». L’entre-soi,  caractéristique essentielle de cette élite est la négation même de l’idée de représentation sur laquelle, ne l’oublions pas, s’est fondé l’idéal démocratique moderne. 

    Mais de tout cela on peut sourire. En reprenant, cum grano salis la sentence de Bossuet, on peut même en rire, car « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Il est des mouvements inéluctables, la révolte des peuples est l’un d’eux. Faut-il le rappeler : rien n’arrête une idée dont le temps est venu !

    Pornographie de l’entre-soi élitaire

    N’est-ce pas l’automimétisme de l’entre-soi qui caractérise les diverses et (trop) nombreuses déclarations publiques que propose le pouvoir  politique ? Celles à propos de la crise sanitaire en cours sont, particulièrement, éclairantes ! Automimétisme que l’on retrouve, également, dans les ébats indécents, quasiment pornographiques dans lesquels ce pouvoir se donne en spectacle. Pour utiliser un terme de Platon, on est en pleine « théâtrocratie ». Spécificité des périodes de décadence. Moment où l’authentique démocratie, la puissance du peuple est totalement occultée.

    Automimétisme de l’entre-soi ou auto-représentation voilà ce qui est la négation ou la dénégation du processus de représentation. Voilà ce qui en appelle à une transfiguration du politique. On ne représente plus rien sinon, à courte vue, soi-même. Une Caste on ne peut plus isolée qui en ses diverses modulations, politique, journalistique, intellectuelle est surtout identique à elle-même et fidèle à son idéal « avant-gardiste » qui consiste, verticalité oblige, à penser et à agir pour un soi-disant bien du peuple.

    Cette orgueilleuse verticalité s’enracine dans un fantasme toujours et à nouveau actuel : « le peuple ignore ce qu’il veut, seul le Prince le sait » (Hegel). Le « Prince » peut revêtir bien des formes, de nos jours celle d’une intelligentsia qui, d’une manière prétentieuse, entend construire le bien commun en fonction d’une raison abstraite et quelque peu totalitaire, raison morbide on ne peut plus étrangère à la vie courante. C’est cela la « suradministration » technocratique.

    Musique profonde de la sagesse populaire

    À l’opposé de la prétention au savoir absolu de ce rationalisme morbide, rationalisme purement instrumental, les soulèvements contemporains ne font qu’exprimer, en majeur, la sagesse populaire, véritable conservatoire des « us et coutumes ». Sagesse de la tradition. Sagesse de la vertu, en son sens fort : « virtu », servant de ciment, c’est cela l’authentique éthique (ethos) à tout être-ensemble fondamental

    Ceux qui ont le pouvoir de faire ou de dire vitupèrent à loisir les violences ponctuant les soulèvements populaires, soulignant bien la saturation vis à vis du politique, de la politique, des politiques. Mais la vraie « violence totalitaire » n’est-elle pas celle de cette bureaucratie céleste qui d’une manière abstraite édicte mesures économiques, consignes sociales et autres incantations de la même eau en une série de « discours appris » n’étant plus en prise avec le réel propre à la socialité quotidienne ?

    Ceux-là même qui voyaient, en parlant des « gilets jaunes », une « vermine paradant chaque samedi », ceux-là peuvent-ils comprendre la musique profonde à l’œuvre dans la sagesse populaire ? Certainement pas. Ce sont, tout simplement, des pleureuses pressentant, confusément, qu’un monde s’achève. Ce sont des notables étant dans l’incapacité de comprendre la fin du monde qui est le leur. Et pourtant cette Caste s’éteint inexorablement. Extinction qui est fréquente dans les histoires humaines.

    Face à la faillite des élites déphasées

    Écoutons, à cet égard, la judicieuse remarque de Chateaubriand. « L’aristocratie a trois âge successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités ;  sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier ».

    On ne saurait mieux dire la « faillite des élites » contemporaines : n’étant plus en phase avec la réalité sociale de base, car elles privilégient leurs droits au mépris de leurs devoirs. Le « tous pourris » de la conversation du Café du Commerce ne faisant que vitupérer la cupidité de cette élite en déshérence, préoccupée, essentiellement, de postes aguichants, de salaires confortables, de places acquises sur les fameux « plateaux » télévisuels. Toutes choses en appelant à ce que Vilfredo Pareto nommait, justement, la « circulation des élites » ayant fait leur temps.

    Le bienfait des soulèvements, des insurrections, des révoltes, c’est de rappeler, avec force, qu’à certains moments l’ubris, l’orgueil des sachants ne fait plus recette. Par là se manifeste l’importance de ce qui n’est pas apparent. Manifestation de l’indicible et de l’invisible. Le « Roi clandestin » (Georg Simmel) de l’époque retrouve alors une force et une vigueur que l’on ne peut plus nier.

    L’effervescence sociétale, bruyamment (manifestations) ou en silence (abstention) est une manière de dire qu’il est insupportable de continuer à entendre ces « étourdis-instruits », ayant le monopole légitime de la parole officielle, pousser des cris d’orfraie au moindre mot, à la moindre attitude qui dépasse leur savoir appris.

    Manière de rappeler, pour reprendre une formule de Joseph de Maistre, « les hommes qui ont le droit de parler en France ne sont point la Nation ».

    La Nation, le lieu, le lien

    Car qu’est-ce que la Nation ? En son sens étymologique, Natio, c’est ce qui fait que l’on nait (nascere) ensemble. Que l’on partage une âme commune, que l’on existe en fonction et grâce à un principe spirituel. Toutes choses échappant aux Jacobins dogmatiques, qui en fonction d’une conception abstraite du peuple ne comprennent en rien ce qu’est un peuple réel, un peuple vivant, un peuple concret. C’est-à-dire un peuple sachant que le lieu est un lien.

    Le lieu fait lien. C’est ce localisme qui est le cœur battant, animant en profondeur, les vrais débats, ceux faisant l’objet de rassemblements, ponctuant les manifestations ou les regroupements ayant eu lieu, en leur temps, sur les « ronds-points ». Mais que l’on retrouve, également, en période de confinement, dans les « balcons ». Lieux symboliques, par exemple en France où l’on frappe des mains ensemble pour célébrer le courage des « soignants » exposés en ce moment d’épidémie, parfois trop du fait de l’imprévoyance des gestionnaires de l’hôpital. En Italie, balcons où l’on chante des chants patriotiques ou populaires pour conforter le sentiment d’être-ensemble. Au Brésil où l’on s’emploie à conspuer un Président méprisé.

    Au-delà de l’obsession spécifique de la politique moderne, le projet lointain fondé sur une philosophie de l’Histoire assurée d’elle-même, ces rassemblements et ces « célébrations » collectives mettent l’accent sur le lieu que l’on partage, sur les us et coutumes  qui nous sont communs.

    C’est cela le localisme, une spatialisation du temps en espace. Ou encore, en laissant filer la métaphore scientifique, une « einsteinisation » du temps. Être – ensemble pour être-ensemble sans finalité ni emploi. D’où l’importance des affects, des émotions partagées, des vibrations communes. En bref, l’émotionnel.

    L’orgie émotionnelle du génie populaire

    Pour reprendre une figure mythologique, « l’Ombre de Dionysos » s’étend à nouveau sur nos sociétés. Chez les Grecs, l’orgie (Orgè) désignait le partage des passions, proche de ce que l’on nomme de nos jours, sans trop savoir ce que l’on met derrière ce mot : l’émotionnel. Sans le développer longuement puisque j’en ai déjà parlé dans « Courrier des stratèges », l’émotionnel rappelle une irréfragable énergie, d’essence un peu mystique, exprimant que la solidarité humaine prime toutes choses et en particulier l’économie qui est l’alpha et l’oméga de la bienpensance moderne.

    L’émotionnel et la solidarité de base sont là pour rappeler que le génie des peuples est avant tout spirituel. C’est cela que paradoxalement soulignent les révoltes ou soulèvements en cours. Et ce un peu partout de par le monde. Les uns et les autres actualisent (c’est à dire rendent présent) ce qui est substantiel (ou éternel) . Ce qui est caché au plus profond des consciences. Qu’il s’agisse de la conscience collective (Durkheim) ou de l’inconscient collectif (Jung). Voilà bien ce que le progressisme natif des élites ne veut pas voir. C’est par peur du « Nous » collectif qu’elles brandissent le spectre du populisme.

    Ce « spirituel » s’exprime bien dans cette remarque de Gustave Le Bon, grand connaisseur de la « psychologie des foules », on ne peut plus d’actualité. « Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve,  puis décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d’un peuple ». Je considère que les soulèvements actuels traduisent le désir, confus, diffus, certainement inconscient, la recherche, ou la régénération de ce rêve fondamental et structurel.

    Métapolitique de l’idéal communautaire

    On est, dès lors, dans la métapolitique. Une métapolitique faisant fond comme je l’ai indiqué sur les affects partagés, sur les instincts premiers, sur une puissance étant au-delà ou en-deçà du pouvoir et qui parfois refait surface. Et ce d’une manière irrésistible. Comme une impulsion quelque peu erratique, ce qui n’est pas sans inquiéter ceux qui parmi les observateurs sociaux restent obnubilés par la philosophie des Lumières (18e siècle) ou par les théories de l’émancipation, d’obédience socialisante ou marxisante propres au 19e siècle et largement répandues d’une manière plus ou moins consciente chez tous les « instruits » des pouvoirs et des savoirs établis.

    En son temps, contre la « violence totalitaire » des bureaucraties politiques, j’avais montré, en inversant les expressions de Durkheim que la solidarité mécanique était la caractéristique de la modernité et que la solidarité organique était le propre des sociétés primitives. C’est celle-ci qui renaît de nos jours dans les multiples insurrections populaires.

    Solidarités organiques qui, au-delà de l’individualisme, privilégient le « Nous » de l’organisme collectif. Celui de la « tribu », celui de l’idéal communautaire en gestation. Organicité traditionnelle, ne pouvant qu’offusquer le rationalisme du progressisme simplet dont se targuent tous les politiques contemporains.

    Dans le deuil du monde rationaliste : les instincts ancestraux

    La fin d’UN monde, celui de la modernité, permet d’accéder à un autre monde. Mais pour cela il convient de faire un « travail de deuil » conduisant à l’acceptation de ce qui émerge. En bref, la Renaissance induite par et dans les soulèvements populaires, soulèvements diffus, cette véritable « renaissance »  ne peut se comprendre  que si on se souvient de l’antique formule alchimique : « ordo ab chaos ». À quoi on peut rajouter : ordo ab origine ». Pas en amont vers la Tradition.

    Oui, contre ce progressisme tout à la fois benêt et destructeur, on voit renaître les « instincts ancestraux » tendant à privilégier la progressivité de la tradition. La philosophie progressive, c’est l’enracinement dynamique. La tradition ce sont les racines d’hier,  toujours porteuses de vitalité. L’authentique intelligence « progressive », spécificité de la sagesse populaire, c’est cela même comprenant que l’avenir est un présent offert par le passé.

    C’est cette conjonction propre à la triade temporelle (passé, présent, avenir) que pour reprendre les termes de Platon ces « montreurs de marionnettes » que sont les politiques obnubilés par la « théatrocratie » sont incapables de comprendre. La vanité creuse de leur savoir technocratique fait que les mots qu’ils emploient, les faux débats et les vrais spectacles dont ils sont les acteurs attitrés sont devenus de simples mécanismes langagiers, voire des incantations qui dissèquent et règlementent, mais qui n’apparaissent au plus grand nombre que comme de futiles divertissements. Les révoltes des peuples tentent de sortir de la grisaille des mots vides de sens, de ces coquilles creuses et inintelligibles. En rappelant les formes élémentaires de la solidarité, le phénomène multiforme des soulèvements est une tentative de réaménager le monde spirituel qu’est tout être-ensemble. Et ce à partir d’une souveraineté populaire n’entendant plus être dépossédée de ses droits.

    Le peuple, puissance maladroite mais instituante 

    Les révoltes des peuples rappellent que ne vaut que ce qui est raciné dans une tradition qui, sur la longue durée, sert de nappe phréatique à toute vie en société. Ces révoltes actualisent l’instinct ancestral de la puissance instituante, qui, de temps en temps, se rappelle au bon souvenir du pouvoir institué.

    Voilà ce qui en son sens fort constitue le génie du peuple, génie n’étant, ne l’oublions pas, que l’expression du gens, de la  gente, c’est-à-dire de ce qui assure l’éthos de toute vie collective. Cet être-ensemble que l’individualisme moderne avait cru dépassé et qui ressurgit de nos jours avec une force inégalée.

    Mais voilà, à l’encontre de l’a-priorisme des sachants, a-priorisme dogmatique étant le fourrier de tous les totalitarismes, ce génie s’exprime maladroitement, parfois même d’une manière incohérente en se laissant dominer par les passions violentes. L’effervescence fort souvent bégaie.

    Et comme le rappelle Ernest Renan : « Ce sont les bégaiements des gens du peuple qui sont devenus la deuxième bible du genre humain ». Remarque judicieuse, soulignant qu’à l’encontre du rationalisme morbide, à l’encontre de « l’esprit appris » des instruits, le bon sens prend toujours sa source dans l’intuition. Celle-ci est une vision de l’intérieur. L’intuition est une connaissance immédiate, n’ayant que faire des médias. C’est-à-dire n’ayant que faire de la médiation propre aux interprétations des divers observateurs ou commentateurs sociaux.

    C’est cette vision de l’intérieur qui permet de reconnaître ce qui est vrai, ce qui est bon dans ce qui est. Et qui du coup, n’accorde plus créance au moralisme reposant sur la rigide logique du « devoir-être ».

    C’est ainsi que le bon-sens intuitif saisit le réel à partir de l’expérience, à partir du corps social, qui dès lors, n’est plus une simple métaphore, mais une incontournable évidence. Et ce au-delà des lieux communs de la bienpensance, la sympathie ou l’empathie spirituelles redeviennent l’élément essentiel de toute vie en société.

    Incise sur la rudesse des soulèvements populaires

    Cette puissance sociétale ne va pas sans une certaine rudesse. Mais n’en est-il pas ainsi chaque fois qu’une mutation de fond se produit ? Et il est lassant d’entendre toutes les « belles âmes » tenant le haut du pavé médiatique, s’insurger en chœur, chœur des vierges effarouchées, contre la violence, injustifiable bien sûr, de ces soulèvements.

    Ont-ils oublié ce que ne manqua pas de souligner, à diverses reprises, Michel Bakounine : « la volupté de la destruction est en même temps une volupté créatrice ».

    Car, à l’encontre d’une réalité quelque peu rachitique, à l’opposé d’un « principe de réalité » essentiellement économiciste, dont le « pouvoir d’achat » est l’alpha et l’oméga, le point nodal des soulèvements populaires est, structurellement, une perpétuelle « quête du Graal », c’est-à-dire une recherche spirituelle.

    L’esprit du peuple a l’intelligence supérieure du cœur

    Voilà qui peut paraître quelque peu paradoxal. Faire référence à l’intelligence du cœur. Horresco referens ! Comment est-ce possible quand on ne conçoit l’intelligence que sous sa forme rationaliste. Ainsi que je l’avais nommé dans ma critique du « mythe du Progrès » dès 1979, la caste technocratique, sous ses modulations intellectuelles (on dit maintenant « experts »), politiques, journalistiques, cette Caste donc, est incapable de comprendre que le génie du peuple s’exprime mieux dans son souci spirituel que dans des préoccupations politiques.

    Tout simplement parce que cette caste, en son rationalisme morbide, tout en se disant démocratique, est rien moins que démophile. Les sempiternelles incantations à propos des valeurs républicaines et de leurs fondements démocratiques, cachent mal son « avant-gardisme » natif. Pour la Caste le peuple est sot, il faut l’éduquer et le conduire !

    Cette pseudo-intelligentsia, on ne peut plus déphasée, en son idéologie progressiste ne peut pas saisir l’atmosphère mentale de l’époque. Ce que le philosophe Ortega y Gasset, en son livre prémonitoire : La Révolte des masses, nommait « l’impératif atmosphérique » du moment. C’est parce qu’elle ne sait pas s’adapter au changement de climat spirituel en cours que la Caste subira le sort qui fut celui, en leur temps, des dinosaures : périr.

    La Modernité pourrissante est à l’agonie. Ses représentants caducs ne peuvent même pas envisager que toute mutation, car c’est bien de cela dont il s’agit, comporte une dose de mystère.

    Le droit divin du peuple reprend vigueur

    Dans cette mutation et, contre les divers « sachants » s’arrogeant le monopole de la parole publique, s’exprime ce que dans la tradition thomiste, Joseph de Maistre nommait le « droit divin du peuple ». Souveraineté de la puissance naturelle qui, régulièrement, se rappelle au bon souvenir des pouvoirs établis. Ceux-ci n’étant que délégués et devant rendre des comptes au peuple qui en est le légitime détenteur. Ainsi que le rappelle l’antique adage : Omnis autoritas a populo.

    C’est cette autorité qui reprend force et vigueur. Elle rappelle que, telle une vraie royauté, l’opinion est reine d’un monde. Le peuple reprend la parole contre ceux qui, avec l’arrogance, la suffisance et la jactance que l’on sait l’ont monopolisée. Les divers commentateurs parlent, avec componction, pour ne rien dire. Et de cela on commence à se rendre compte. Componction des discours technocratiques de la Caste au pouvoir. Elle a une conception purement oratoire de la politique. Elle tient ses discours pour des actes ! Pour elle le discours est action.

    Ce sont moins des réponses bien formatées qui sont attendues, que la capacité de savoir poser des questions. Ce que les soulèvements signifient c’est que n’est plus accepté un monde sans question et plein de réponses. Tout simplement parce que c’est à partir de l’insaisissable, ce qui est en devenir, ce qui est questionnant, que l’on peut saisir le saisissable. Celui de la vie Réelle.

    Ne l’oublions pas. C’est quand on ne sait pas dire, avec justesse, ce qui est, c’est quand le moralisme, ce qui « devrait être », prend le dessus, que le peuple fait sécession.

    L’enjeu n’est donc pas négligeable. Il faut trouver les mots, les moins faux possible, pour dire la « volupté créatrice » qui, plus ou moins maladroitement, est en gestation dans notre postmodernité naissante. Les lieux communs et diverses bien-pensances ne suffisent plus, il faut avoir l’audace et le courage  d’une pensée de haute mer. Là encore, entièreté de l’être, le courage n’est-il pas, tout à la fois, « le cœur et la rage » ?

    La technocratie désemparée face à l’ère du « Nous »

    La technocratie politiste est incapable de comprendre l’émergence d’une « ère du Nous ». « Nous » s’employant à créer un monde harmonieux, à partir du monde tel qu’il est, et non plus à partir de ce que des théories abstraites auraient aimé qu’il soit. Au-delà de ceux qui, avec une mentalité de maître d’école, continuent de faire la leçon, de ceux qui sont enfermés dans les étroites limites d’un savoir appris dans les grandes écoles, au-delà des lieux communs dogmatiques, la révolte gronde et elle continuera à gronder.

    C’est dans les plateformes libertaires qu’il faut chercher la reviviscence de la vie. C’est dans la hardiesse de vues qui est y est proposée que s’élabore en son sens fort une éthique nouvelle. « Ethos » étant tout simplement, le ciment confortant la vie de toute société.  Ce ciment consistant à conforter les cœurs et les esprits dans un être-ensemble où ce qui est primordial, c’est être-avec. Réalisation effective d’un centre de l’union, préoccupation essentielle d’une dynamique sociétale digne de ce nom.

    Voilà ce que l’on n’ose pas dire. Le climat est à l’effervescence. Les divers soulèvements, un peu partout de par le monde en sont l’ expression on ne peut plus éloquente. Il s’agit d’un « impératif atmosphérique » auquel personne ne peut échapper. L’air du temps est à la révolte des masses. Et rien ni personne n’en sera indemne. Tout au plus faut-il savoir l’accompagner, savoir la dire, le plus justement possible afin qu’elle ne s’aigrisse pas en une forme perverse, immaîtrisable et sanguinaire à souhait !

    Nous visons une crise civilisationnelle

    Une mutation de fond, une crise civilisationnelle est en train de s’opérer sur les réseaux sociaux, les forums de discussion, les sites et autres plateformes du Netactivisme. C’est là qu’il faut suivre l’émergence de la socialité en cours de gestation. C’est cette presse alternative qui rend mieux compte des échanges, partages, entraides ayant fait des ronds-points un véritable Aventin postmoderne.

    On est loin là de la componction du discours officiel celui de la Caste dont le locataire de l’Elysée est le parfait représentant. Componction à laquelle s’appliquerait bien cette remarque de Jean Jacques Rousseau : « Quel style ! Qu’il est guindé ! Que d’exclamations ! Que d’apprêts ! Quelle emphase pour ne dire que choses communes ! Quels grands mots pour des petits raisonnements ! Rarement du sens, de la justesse ; jamais ni finesse, ni force, ni profondeur. Une diction toujours dans les nues, et des pensées qui rampent toujours. »

    Tout est dit.

    Michel Maffesoli (Le Courrier des stratèges, 4 avril 2020)

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  • La crise du coronavirus, le fruit des défaillances de la France d’en haut...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Maxime Tandonnet, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la faillite des élites, brutalement mise en lumière par la crise du coronavirus. Ancien haut-fonctionnaire, spécialiste des questions d'immigration, et désormais enseignant, Maxime Tandonnet a été conseiller à l'Elysée sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Il a donné un témoignage lucide et éclairant de cette expérience dans Au cœur du volcan (Flammarion, 2014).

     

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    Coronavirus: « La crise qui nous frappe est aussi le fruit des défaillances de la France d’en haut »

    Cette crise du coronavirus confirme une fois de plus le fossé qui sépare les élites médiatiques et dirigeantes de la majorité silencieuse et du pays profond. Le discours dominant, celui de la France dite d’en haut, proféré sur les grands médias radio-télévision, ne lésine pas sur la culpabilisation de la population. Que n’a-t-on pas entendu depuis quelques jours? «Les gens sont irresponsables, indisciplinés, inconscients, idiots.» À l’appui de ces propos, les journaux télévisés ont montré, dimanche 15 mars, des centaines de personnes avec leurs enfants rassemblées dans les parcs ou au bord de la Seine. Les mêmes médias ont accablé les foules de Parisiens à la gare, en quête d’un train gagnant la province… Et depuis peu, les queues devant les magasins ou les pharmacies et les achats massifs de personnes craignant la pénurie.

    Signes irréfutables de la panique populaire ou d’un manque de solidarité? De fait, les images accusatrices ne préjugent en rien du sentiment profond du pays. D’ailleurs, dès lors que l’état de guerre a été annoncé par les plus hautes autorités de la nation, comment reprocher à des mères et pères de famille de vouloir quitter Paris avec leur famille et de faire des provisions de vivres et de médicaments? Ne s’agit-il pas de réflexes naturels en temps de guerre? Certes, les réseaux sociaux fourmillent de petites vidéos montrant des scènes scandaleuses, comme des bagarres devant des commerces. Ces comportements caricaturaux ne doivent évidemment pas préjuger de l’état d’esprit général d’une nation.

    De fait, jusqu’à jeudi 12 mars, le discours dominant, de la part des médecins et scientifiques s’exprimant sur les médias ainsi que des autorités du pays, était plutôt à la dédramatisation. Il était question, malgré la tragédie italienne, d’une sorte de grippe sans danger pour les personnes bien portantes et de confiance a priori dans le système de soin français supposé capable de faire face à une situation de crise. Certaines personnalités s’étaient même affichées publiquement dans la foule s’offrant ainsi en exemples de sang-froid. La prise de conscience de la gravité de la situation et le changement de ton sont intervenus entre le 12 et le 15 mars.

    Peut-on reprocher à la population, ou à une partie d’entre elle de s’être trop longtemps fiée à ce message optimiste? D’avoir continué de s’entasser dans les transports en commun, rassurée par la parole scientifique et officielle? D’être sortie dans les parcs, demeurés ouverts et autorisés, pour profiter d’une belle journée printanière? La mode est aussi à fustiger les 45% de Français qui se sont rendus aux urnes dimanche et auraient ainsi fait preuve d’inconscience plutôt que de sens civique. Si l’abstention des personnes fragiles est évidemment compréhensible, il est incongru de montrer du doigt les électeurs qui ont accompli leur devoir de citoyen dès lors que le scrutin était ouvert et les conditions de sécurité annoncées comme draconiennes.

    «Toute société qui souffre a besoin de boucs émissaires à qui imputer son mal» écrit en 1983 Raoul Girardet, dans Mythes et mythologie politiques, à l’image de ces grandes épidémies de jadis qui donnaient lieu à d’effroyables chasses aux sorcières. La majorité silencieuse, anonyme, la «vile multitude», comme disait Thiers en 1850, serait-elle aujourd’hui le nouveau coupable idéal? Mais surtout, le pays dans son ensemble doit-il devenir le bouc émissaire des défaillances de la France dite «d’en haut», les élites médiatiques, scientifiques, dirigeantes, à anticiper et prévenir une catastrophe qui s’est déclenchée en Chine à la fin de l’année 2019?

    Relisons L’étrange défaite de Marc Bloch, qui n’a pas vieilli d’une ride. «Quoi que l’on pense des causes profondes du désastre, la cause directe fut l’incapacité du commandement [qui] n’a pas su ou pas voulu comprendre le rythme, accordé aux vibrations accélérées, d’une ère nouvelle. [L’ennemi croyait] à l’action et à l’imprévu. Nous avions donné notre foi à l’immobilité et au déjà fait.» Pour l’auteur de ce chef-d’œuvre, la débâcle de 1940 fut avant tout le produit du déclin intellectuel des élites dirigeantes, de l’affaiblissement de la culture générale, historique et littéraire, qui permet de disposer du recul nécessaire face aux évènements en cours et par là même, d’en lire le mécanisme, de les interpréter et d’anticiper au mieux face à l’imprévisible: «Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier, sans lui, le présent demeure inintelligible. Pis encore peut-être: se privant délibérément, d’un champ de vision et de comparaison assez large, notre pédagogie historique ne réussit plus à donner, aux esprits qu’elle prétend former, le sens du différent ni celui du changement.» Bien entendu, la crise actuelle, par sa nature et son ampleur, ne peut être comparée avec la débâcle de juin 1940. Les deux ont cependant un point commun: à la base, une faillite intellectuelle.

    Maxime Tandonnet (Figaro Vox, 18 mars 2020)

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