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élites - Page 4

  • Une société en pleine décadence

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Maffesoli, cueilli sur Le Courrier des stratèges et consacré à la décadence de notre société que provoquent des élites qui se sont détournées de flux du vivant. 

    Penseur de la post-modernité, Michel Maffesoli a publié récemment  Les nouveaux bien-pensants (Editions du Moment, 2014) , Être postmoderne (Cerf, 2018), La force de l'imaginaire - Contre les bien-pensants (Liber, 2019) ou, dernièrement, La faillite des élites (Lexio, 2019).

     

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    Une société en pleine décadence

    S’accorder au cycle même du monde, voilà ce qui est la profonde sagesse des sociétés équilibrées. Tout comme, d’ailleurs, de tout un chacun. C’est cela même qui fonde le sens de la mesure. Le « bon sens » qui, selon Descartes, est la chose du monde la mieux partagée. Bon sens qui semble perdu de nos jours. Tout simplement parce que l’opinion publiée est totalement déconnectée de l’opinion publique.Mais pour un temps, sera-t-il long ? cette déconnection est quelque peu masquée. C’est la conséquence d’une structure anthropologique fort ancienne : la stratégie de la peur.

    La stratégie de la peur pour se maintenir au pouvoir

    D’antique mémoire, c’est en menaçant des supplices éternels de l’enfer que le pouvoir clérical s’est imposé tout au long du Moyen-Âge. Le protestantisme a, par après, fait reposer « l’esprit du capitalisme » (Max Weber) sur la théologie de la « prédestination ». Vérifier le choix de dieu : être élu ou damné aboutit à consacrer la « valeur travail ». L’économie du salut aboutit ainsi à l’économie stricto sensu !Dans la décadence en cours des valeurs modernes, dont celle du travail et d’une conception simplement quantitativiste de la vie, c’est en surjouant la peur de la maladie que l’oligarchie médiatico-politique entend se maintenir au pouvoir. La peur de la pandémie aboutissant à une psycho-pandémie d’inquiétante allure.Comme ceux étant censés gérer l’Enfer ou le Salut, la mise en place d’un « Haut commissariat au Bonheur » n’a, de fait, pour seul but que l’asservissement du peuple. C’est cela la « violence totalitaire » du pouvoir : la protection demande la soumission ; la santé de l’âme ou du corps n’étant dès lors qu’un simple prétexte.Le spectre eugéniste, l’aseptie de la société, le risque zéro sont des bons moyens pour empêcher de risquer sa vie. C’est-à-dire tout simplement de vivre ! Mais vivre, n’est-ce pas accepter la finitude ? Voilà bien ce que ne veulent pas admettre ceux qui sont atteints par le « virus du bien ». Pour utiliser une judicieuse métaphore de Nietzsche, leur « moraline » est dès lors on ne peut plus dangereuse pour la vie sociale, pour la vie tout court !

    La morale comme instrument de domination

    Étant entendu, mais cela on le savait de longue date, que la morale est de pure forme. C’est un instrument de domination. Quelques faits divers contemporains, animant le Landernau germanopratin montrent, à loisir que tout comme le disait le vieux Marx, à propos de la bourgeoisie, l’oligarchie « n’a pas de morale, elle se sert de la morale ».Le moralisme fonctionne toujours selon une logique du « devoir-être », ce que doivent être le monde, la société, l’individu et non selon ce que ces entités sont en réalité, dans leur vie quotidienne. C’est cela même qui fait que dans les « nuées » qui sont les leurs, les élites déphasées ne savent pas, ne veulent pas voir l’aspect archétypal de la finitude humaine. Finitude que les sociétés équilibrées ont su gérer.C’est cela le « cycle du monde ». Mors et vita ! Le cycle même de la nature : si le grain ne meurt… Qu’est-ce à dire, sinon que la beauté du monde naît, justement, de l’humus ; du fumier sur lequel poussent les plus belles fleurs. Régle universelle faisant de la souffrance et de la mort des gages d’avenir.En bref, les pensées et les actions de la vie vivante sont celles sachant intégrer la finitude consubstantielle à l’humaine nature. À la nature tout court, mais cela nous oblige à admettre qu’à l’opposé d’une histoire « progressiste » dépassant, dialectiquement, le mal, la dysfonction et pourquoi pas la mort, il faut s’accommoder d’un destin autrement tragique, où l’aléa, l’aventure le risque occupent une place de choix.

    Pour une philosophie progressive

    Et au-delà du rationalisme progressiste, c’est bien de cette philosophie progressive dont est pétrie la sagesse populaire. Sagesse que la stratégie de la peur du microcosme ne cesse de s’employer à dénier. Et ce en mettant en œuvre ce que Bergson nommait « l’intelligence corrompue », c’est-à-dire purement et simplement rationaliste.Ainsi le funambulisme du microcosme s’emploie-t-il pour perdurer à créer une masse infimie de zombies. Des morts-vivants, perdant, peu à peu, le goût doux et âcre à la fois de l’existence . Par la mascarade généralisée, le fait de se percevoir comme un fantôme devient réel. Dès lors, c’est le réel qui, à son tour, devient fantomatique.Monde fantomatique que l’on va s’employer à analyser d’une manière non moins fantomatique. Ainsi, à défaut de savoir « déchiffrer » le sens profond d’une époque, la modernité, qui s’achève, et à défaut de comprendre la postmodernité en gestation, l’on compose des discours on ne peut plus frivoles. Frivolités farcies de chiffres anodins  et abstraits. Il est, à cet égard, frappant de voir fleurir une quantophrénie ayant l’indubitabilité de la Vérité ! Carl Schmitt ou Karl Löwith ont, chacun à leur manière, rappelé que les concepts dont se servent les analyses politiques ne sont que des concepts théologiques sécularisés.La dogmatique théologique propre à la gestion de l’Enfer ou la dogmatique progressiste théorisant la « valeur travail » s’inversent en « scientisme » prétendant dire ce qu’est la vérité d’une crise civilisationnelle réduite en crise sanitaire. « Scientisme » car le culte de la science est omniprésent dans les divers discours propres à la bien-pensance.

    Cet étrange culte de la science

    Il est frappant d’observer que les mots ou expressions, science, scientifique, comité scientifique, faire confiance à la Science et autres de la même eau sont comme autant de sésames ouvrant au savoir universel. La Science est la formule magique par laquelle les pouvoirs bureaucratiques et médiatiques sont garants de l’organisation positive de l’ordre social. Il n’est jusqu’aux réseaux sociaux, Facebook, Tweeter, Lindkedin, qui censurent les internautes qui « ne respectent pas les règles scientifiques », c’est-à-dire qui ont une interprétation différente de la réalité. Doute et originalité qui sont les racines de tout « progrès » scientifique !Oubliant, comme l’avait bien montré Gaston Bachelard que les paradoxes d’aujourd’hui deviennent les paradigmes de demain, ce qui est le propre d’une science authentique alliant l’intuition et l’argumentation, le sensible et la raison, le microcosme se contente d’un « décor » scientiste propre à l’affairement désordonné qui est le sien.

    Démocrates, peut-être, mais démophiles, certainement pas

    Politiques, journalistes, experts pérorant jusqu’à plus soif sont en effet, à leur « affaire » : instruire et diriger le peuple, fût-ce contre le peuple lui-même. Tant il est vrai que les démocrates auto-proclamés sont très peu démophiles. Au nom de ce qu’ils nomment la Science, ils vont taxer de populistes, rassuristes voire de complotistes tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs lieux communs.On peut d’ailleurs leur retourner le compliment. Il suffit d’entendre, pour ceux qui en ont encore le courage, leur lancinante loggorhée, pour se demander si ce ne sont pas eux, les chasseurs de fake news, qui sont les protagonistes essentiels d’une authentique « complosphère »[1]. Très précisément parce qu’ils se contentent de mettre le monde en spectacle.Pour reprendre le mot de Platon, décrivant la dégénérescence de la démocratie, la « Théâtrocratie » est leur lot commun. Politique spectacle des divers politiciens, simulacre intellectuel des experts de pacotille et innombrables banalités des journalistes servant la soupe aux premiers, tels sont les éléments majeurs constituant le tintamarre propre à ce que l’on peut nommer la médiocrité de la médiacratie.

    Face à l’inquisition de l’infosphère

    J’ai qualifié ce tintamarre « d’infosphère ». Nouvelle inquisition, celle d’une élite déphasée regardant « de travers » tout à la fois le peuple malséant et tous ceux n’adhérant pas au catéchisme de la bienpensance. « Regarder de travers », c’est considérer ceux et ce que l’on regarde en coin comme étant particulièrement dangereux. Et, en effet, le peuple est dangereux. Ils ne sont pas moins dangereux tous ceux n’arrivant pas à prendre au sérieux la farce sanitaire mise en scène par les théâtrocrates au pouvoir.Il faudrait la plume d’un Molière pour décrire, avec finesse, leurs arrogantes tartufferies. Leur pharisianisme visant à conforter la peur, peut aller jusqu’à susciter la délation, la dénonciation de ceux ne respectant pas la mise à distance de l’autre, ou de ceux refusant de participer au bal masqué dominant. Leur jésuitisme peut également favoriser la conspiration du silence vis-à-vis du mécréant. (celui qui met en doute La Science). Et parfois même aller jusqu’à leur éviction pure et simple des réseaux sociaux.Dans tous ces cas, il s’agit bien de la reviviscence inquisitoriale. La mise à l’Index : Index librorum prohibitorum. Délation et interdiction selon l’habituelle manière de l’inquisition : au moyen de procédures secrètes. L’entre-soi est l’élément déterminant de la tartufferie médiatico-politique. L’omerta mafieuse : loi du silence, faux témoignages, informations tronquées, demi-vérités, sournoiseries etc. Voilà bien le modus operandi de la fourberie en cours. Et tout un chacun peut compléter la liste de ces parades théâtrales.Voilà les caractéristiques essentielles de « l’infosphère », véritable complosphère dominante. Mafia, selon la définition que j’ai proposée des élites, rassemblant « ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire ». Puis-je ici rappeler,  à nouveau,  une rude expression de Joseph de Maistre pour décrire ceux qui sont abstraits de la vie réelle : « la canaille mondaine ». Peut-être faudrait-il même dire « demi-mondaine ». Ce qui désigne, selon Alexandre Dumas, une « cocotte » richement entretenue et se manifestant bruyamment dans la sphère médiatique, le théâtre et la vie publique ou politique. Demi-monde on ne peut plus nébuleux dont les principales actions sont de déformer la réalité afin de la faire rentrer en congruence avec leur propre discours. Demi-mondaines entretenues par l’État ou les puissances financières de la démocratie afin de faire perdurer un état de choses désuet et rétrograde.Mais cette déformation de la réalité a, peu à peu, contaminé l’espace public.C’est cela le cœur battant du complotisme de « l’infosphère » : entretenir « mondainement » la peur de l’enfer contemporain. Anxiété, restriction des libertés acceptée, couardise, angoisse diffuse et tout à l’avenant au nom du « tout sanitaire ». Forme contemporaine du « tout à l’égoût » !

    Une vraie psycho-pandémie

    Sans nier la réalité et l’importance du virus stricto sensu, sans négliger le fait qu’il ait pu provoquer un nombre non négligeable de décès, ce qui n’est pas de ma compétence, il faut noter que le « virus » s’est introduit de manière essentielle dans nos têtes. Ce qui devrait nous conduite à parler d’une « psycho-pandémie » suscitée et entretenue par l’oligarchie médiatico-politique. Psycho-pandémie comme étant la conséquence logique de ce que Heidegger nomme la « pensée calculante » qui, obnubilée par le chiffre et le quantitatif et fascinée par une  logique abstraite du « devoir être », oublie la longue rumination de la « pensée méditante » qui, elle, sait s’accorder, tant bien que mal à la nécessité de la finitude.Voilà ce qui, pour l’immédiat suscite une sorte d’auto-anéantissement ou d’auto-aliénation conduisant à ce que ce bel esprit qu’était La Boétie nommait la « servitude volontaire ». Ce qui est, sur la longue durée des histoires humaines, un phénomène récurrent. Cause et effet de la stratégie de la peur qui est l’instrument privilégié de tout pouvoir, quel qu’il soit.Stratégie de la peur qui, au-delà ou en-deçà de l’idéal communautaire sur lequel se fonde tout être ensemble, aboutit, immanquablement à une grégaire solitude aux conséquences on ne peut plus dramatique : violence perverse, décadence des valeurs culturelles, perte du sens commun et diverses dépressions collectives et individuelles. L’actualité n’est pas avare d’exemples illustrant une telle auto-aliénation !Il est deux expressions qui devraient nourrir la pensée méditante, ce que Durkheim nomme le « conformisme  logique », ou ce que Gabriel Tarde analyse dans « les lois de l’imitation ». Des insanités déversées d’une manière lancinante, dans la presse écrite, radiophonique ou télévisuelle par l’oligarchie, au spectacle du bal masqué que nous offre la réalité quotidienne, on voit comment la stratégie de la peur induite par l’inquisition contemporaine aboutit à un état d’esprit tout à fait délétère, et on ne peut plus dangereux pour toute vie sociale équilibrée.Cette grégaire solitude est particulièrement angoissante pour les jeunes générations auxquelles est déniée tout apprentissage vital. Et c’est pour protéger des générations en fin de vie que l’on sacrifie une jeunesse qui est, ne l’oublions pas, la garante de la société à venir.De diverses manières de bons esprits ont rappelé qu’une société prête à sacrifier la liberté, la joie de vivre, l’élan vital en échange de sécurité et de tranquillité ne mérite ni les uns, ni les autres. Et, in fine, elle perd le tout. N’est-ce point cela qui menace, actuellement, la vie sociale en son ensemble ?

    De la raison sensible

    Mais une fois le diagnostic fait, il est nécessaire de formuler un pronostic pertinent. Ainsi, en accord avec le réalisme que l’on doit à Aristote ou à Saint Thomas d’Aquin, il faut savoir mettre en oeuvre un chemin de pensée alliant les sens et l’esprit. Ce que j’ai nommé la « raison sensible ». Voilà qui peut mettre à bas les châteaux de cartes du rationalisme étroit dans lequel les concepts abstraits servent de pseudo-arguments. Le bon sens et la droite raison réunis peuvent permettre de mettre un terme au brouhaha des mots creux. C’est bien d’ailleurs ce qui est en train de se passer sur les réseaux sociaux dans lesquels grâce aux tweets, forums de discussion, échanges sur Facebook, sites et blogs de résistance divers et presse en ligne est en train de s’élaborer une manière de penser et d’agir différente. Il faut être attentif à la société officieuse en gestation, totalement étrangère à la société officielle propre à l’oligarchie médiatico-politique.Il est une heureuse expression que l’on doit à l’universitaire et homme politique Pierre-Paul Royer-Collard (1763 – 1845) qu’il est utile de rappeler de nos jours. C’est ainsi qu’il oppose « le pays légal au pays réel ». Par après cette opposition a été reprise, diversement, par Auguste Comte ou Charles Maurras. Mais elle a l’heur de nous rappeler que parfois, il existe un divorce flagrant qui oppose la puissance populaire, puissance instituante, au pouvoir officiel et institué. C’est ce qui permet de saisir la lumière intérieure du bon sens populaire. C’est ce qui permet de comprendre qu’au-delà de la décomposition d’une société peut exister une renaissance. C’est cette métamorphose qui est en cours. Et au-delà de la soumission induite par la protection, c’est dans le « pays réel » que se préparent les soulèvements fondateurs d’une autre manière d ‘être ensemble.Ainsi de la révolte des « gilets jaunes » à la résistance, multiforme, à la mascarade, à la distanciation, voire aux vaccins, c’est une métamorphose sociétale qui se prépare. Le « monde d’après » est déjà là. Métamorphose qui bien évidemment à ce que Vilfredo Pareto nommait, avec pertinence, la « circulation des élites ». 

    La faillite des élites est déjà là

    Une telle circulation est inéluctable. La faillite des élites est, maintenant, chose acquise. La forte abstention aux diverses élections, la désaffection vis-à-vis des organes de presse, émissions de télévision ou radio en portent témoignage. Ce que l’on peut appeler « des bulletins paroissiaux » n’intéresse que des affidés, des petites sectes médiatico-politiques se partageant le pouvoir.Or le propre des « sectaires » est, en général, d’être totalement aveugles vis-à-vis de ce qui échappe à leur dogmatique. C’est ainsi que tout en considérant cela comme dangereux, ils sont incapables de repérer et de comprendre ces indices hautement significatifs que sont les rassemblements festifs se multipliant un peu partout. Il en est de même des multiples transgressions aux divers « confinements » et autres « couvre-feu » promulgués par l’appareil technico-bureaucratique. Et l’on pourrait multiplier à loisir des exemples en ce sens.Lorsque dans les années 70, je soulignais que la vraie violence, la « violence totalitaire » était celle d’une « bureaucratie céleste » voulant aseptiser la vie sociale et ce en promulguant la nécessité du risque zéro, je rappelais qu’à côté d’une soumission apparente existaient une multiplicité de pratiques rusées. Expression d’une duplicité structurelle : être tout à la fois double et duple.Il s’agit là d’un quant à soi populaire assurant, sur la longue durée, la survie de l’espèce et le maintien de tout être ensemble. C’est bien un tel « quant à soi » auquel l’on rend attentif tout au long de ces pages. Il témoigne d’une insurrection larvée dont la tradition donne de nombreux exemples et qui ponctue régulièrement l’histoire humaine.Duplicité anthropologique de ce bon sens dont Descartes a bien montré l’importance. Duplicité qui à l’image de ce qu’il disait : « larvatus prodeo », l’on s’avance masqué dans le théâtre du monde. Mais il s’agit là d’un masque provisoire qui sera, plus ou moins brutalement, ôté lorsque le temps s’y prêtera. Et ce en fonction du vitalisme populaire qui sait, de savoir incorporé, quand il convient de se soulever. Et ce avant que le bal masqué ne s’achève en danse macabre !
     
    Michel Maffesoli (Le courrier des stratèges, 22 janvier 2021)
     
    [1] Je renvoie ici à la lucide et sereine analyse de Raphaël Josset, Complosphère. L’esprit conspirationniste à l’ère des réseaux, Lemieux éditeurs, 2015
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  • Sommes-nous dans une crise de régime ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Guillaume Bigot à Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque les poussées liberticides du gouvernement et la peur qu'elles semblent traduire de la part des élites.

    Docteur en sciences politiques, publiciste, Guillaume Bigot est l'auteur de plusieurs essais comme Sept scénarios de l'apocalypse (Flammarion, 2000), Le Zombie et le fanatique (Flammarion, 2002), Le Jour où la France tremblera (Ramsay, 2005) ou La trahison des chefs (Fayard, 2013) et La populophobie - Le gouvernement de l'élite, par l'élite et pour l'élite (Plon, 2020).

     

                                               

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  • La France doit changer sa classe dirigeante !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Guillaume Bigot à Figaro Vox et consacré à la faillite de la classe dirigeante. Docteur en sciences politiques, publiciste, Guillaume Bigot est l'auteur de plusieurs essais comme Sept scénarios de l'apocalypse (Flammarion, 2000), Le Zombie et le fanatique (Flammarion, 2002), Le Jour où la France tremblera (Ramsay, 2005) ou La trahison des chefs (Fayard, 2013) et La populophobie - Le gouvernement de l'élite, par l'élite et pour l'élite (Plon, 2020).

     

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    Guillaume Bigot: «La classe dirigeante rejette ses devoirs tout en cherchant à étendre ses privilèges»

    FIGAROVOX.- À vous lire, on se dit que derrière la crise sanitaire actuelle, on voit poindre une crise économique et sociale. Peut-on parler de faillite de la classe dirigeante française? Celle-ci vient-elle de loin?

    Guillaume BIGOT.- La crise sanitaire a fait ressortir l’extraordinaire vulnérabilité de notre tissu social et économique, désormais déchiré, désindustrialisé et dépendant de la Chine et du tourisme. Les Français ont découvert que la France ne produisait plus grand chose et qu’elle s’était donc considérablement appauvrie. Pour prendre la mesure de la crise qui vient, aux effets de la récession et du chômage, il faut ajouter la perte d’autorité d’un pouvoir affaibli par le coronavirus. À l’occasion de cette crise, l’ «élite» administrative et politique du pays a étalé sa suffisance et son insuffisance. Sa capacité à improviser, à trancher, à assumer, à reconnaître ses torts, à respecter les citoyens a été testée ; Les résultats du test n’ont guère été probants. Cette «morgue du bachelier» affichée par la nomenklatura française, pour reprendre une expression de Mao, était tolérée par l’opinion publique car elle passait pour la contrepartie de sa compétence supposée.

    À cet égard, la crise du coronavirus a décillé la majeure partie de nos compatriotes

    La réduction pavlovienne des dépenses (dont la non reconstitution des stocks de masques, la fermeture des lits d’hôpitaux, les salaires miteux des infirmières, les tailles dans les effectifs des policiers, l’absence de places de prison): tous ces sacrifices réalisés au nom du respect des critères de convergence ou sur l’autel du remboursement de la dette ne se sont pas seulement révélés lourds de conséquences mais vains. Tous ces efforts étaient prétendument indispensables, on sait, à présent, qu’il n’en était rien.

    L’effet de dévoilement de la pandémie s’est révélé implacable pour nos gouvernants sur tous les sujets.

    Le confinement a, par exemple, perturbé les trafics, en faisant flamber les violences urbaines. Dès lors, la classe dirigeante ne peut plus dissimuler l’abandon des «quartiers» à la férule des dealeurs et des islamistes, cet abandon est désormais trop visible et trop coûteux. Ainsi, l’achat de la paix civile dans les quartiers au prix du déshonneur n’est pas un calcul intelligent. On finit par récolter et le déshonneur (l’abandon des habitants honnêtes de ce quartiers à leur triste sort) et l’ensauvagement.

    Contrairement au discours nous expliquant qu’il n’y avait pas d’alternative au «paradigme» des élites (démonétisant l’intérêt général au profit du bon plaisir individuel, la nation au profit de l’Europe, une fierté commune au bénéfice de fierté blessées et antagonistes, les services publics en faveur du marché), une grande partie de nos concitoyens a réalisé que ce modèle n’était pas soutenable.

    Louis XVI avait été surpris par la révolution, Emmanuel Macron a été submergé par la pandémie. Le dernier des capétiens avait été contraint d’accrocher une cocarde que sa garde piétinait. Le plus illustre des marcheurs fait mine de célébrer le retour de la souveraineté économique, des frontières, de l’argent magique (auquel il disait ne pas croire), des services publics ou de la relance. Mais c’est une conversion de surface. Au fond, son logiciel, qui est celui de la classe dirigeante, a totalement buggé.

    La crise actuelle qui risque donc d’être amplifiée peut-elle devenir, selon vous, une crise de régime?

    Une crise de régime entraîne généralement un changement de constitution, une modification de l’organisation des pouvoirs publics qui traduit un changement de légitimité. Le passage de la monarchie à la République, de la République à l’empire ou encore au changement de Républiques sont, à cet égard, des crises et des changements de régime. Or, à présent, la forme de l’État ne semble pas remise en cause. L’élection du président de la République au suffrage universel n’est pas questionnée par exemple. Certains veulent passer à la sixième République ou aspirent à une démocratie plus participative mais l’enjeu central de la crise qui couve est ailleurs. Il concerne moins la forme que le fond, moins le principe de représentativité que la sociologie des représentants et leurs idées. La plupart des Français ne sont pas hostiles au principe du principe représentatif mais ils considèrent que leurs représentants ne les représentent plus. Au début des années 80, 80 % du corps électoral votait pour des partis dits de gouvernement. En 2002, ces ex-partis de gouvernement ne pesaient plus que 40 % de l’électorat, 26 % en 2017 et même 14 % en 2019. Les formations populistes plus les abstentionnistes représentent désormais une large majorité. On peut être plus royaliste que le roi, on ne peut être plus démocrate que le peuple. Une majorité de citoyens reprochent aux élus d’avoir remis aux juges (c’est le thème de l’État de droit), aux autorités administratives indépendantes, aux comités d’experts, aux associations, aux marchés financiers (donc les actionnaires et les épargnants au fond) et, bien sûr, à la Commission de Bruxelles un pouvoir dont ils ne disposaient pas à leur guise

    Lorsqu’un président de la République déclare travailler à l’avènement d’une souveraineté européenne, son ambition heurte de front l’aspiration populaire autant qu’il transgresse la lettre comme l’esprit des institutions. Le président légal abime sa légitimité. Sur un enjeu aussi majeur que l’immigration, en ignorant la vox populi, les juges, les ministres ou les parlementaires réduisent en poudre la démocratie. Lorsque les mêmes ignorent le résultat d’un référendum, ils bafouent une République dont ils ne cessent pourtant de célébrer les valeurs. Nous assistons ainsi à une forme de dénaturation, de forfaiture pour parler comme les juristes ou de parjure pour parler comme les gens d’église de la part des autorités légales du pays. Les Français pourraient être tentés de faire la révolution pour préserver leur démocratie, au nom de la préservation de la Constitution. La crise vers laquelle nous nous dirigeons peut ébranler l’ordre public. Les classes dirigeantes françaises se révèlent en effet incapables de servir, même d’utiliser, de recycler, de comprendre ou tout simplement d’entendre la colère du peuple. Le populisme français n’a pas rallié à sa cause de véritables élites (Boris Johnson, Victor Orban ou Donald Trump sont issus de l’élite). Les deux populismes bas de gamme qui s’expriment dans le champ électoral non seulement ne peuvent s’allier mais ne portent aucun projet gouvernemental alternatif. La vapeur du mécontentement populaire ne pouvant déboucher sur un changement de paradigme, la cocotte menace d’exploser.

    Dans la première partie, vous faites l’État des lieux de la société française. Vous faites référence à l’abbé Sieyès et à son fameux pamphlet: «Qu’est-ce que le tiers état?». Quels sont les points communs entre l’Ancien régime et la situation actuelle? Les gilets jaunes sont-ils le nouveau tiers état?

    En 2020 comme en 1789, la crise de confiance s’enracine dans une crise des finances publiques. La dette de la France était de 60 % en 2002, la barre des 120 % sera bientôt franchie. L’autorité de l’État est affaiblie: il n’a plus les moyens de sa politique et ceux qui le financent lui demandent des comptes. Ils ont raison d’ailleurs car la pression fiscale est colossale alors que les services publics sont en déshérence. Aujourd’hui comme hier, la défaillance de l’État est donc liée à un enjeu de la légitimité autant qu’à une crise de confiance dans l’avenir. Pour financer les dépenses exorbitantes liées aux effets des confinements, le président Macron est d’ailleurs passé par l’emprunt (ce qui revient à tirer une traite sur le futur) et par les institutions européennes (non élues). Notons au passage que le peuple français a été engagé par son président à cautionner un emprunt très supérieur à la somme qu’il va recevoir. L’État ne peut plus lever de nouveaux impôts car le consentement fait aussi défaut. Dans la France actuelle, une sorte de néo-noblesse est exonérée de taxes voire soutenue par de l’argent public (suppression de l’ISF, chantage aux aides et aux subventions des grands groupes) tandis qu’un tiers état se voit imposer de nouveaux impôts (la taxation du diesel). La haute fonction publique et la magistrature, alliées aux principaux détenteurs du capital forment une néo-noblesse. La proportion de cette nouvelle aristocratie est peu ou prou la même que celle de la noblesse d’ancien régime en 1789 (0,35 % de la population). Cette néo-noblesse est composée d’une aristocratie d’argent (ceux qui payent l’IF, héritiers des aristocrates d’épée soit un peu moins de 150 000 personnes) et d’une aristocratie de robe (ceux ayant été anoblis en réussissant le concours des très grandes écoles soit environ 100 000 diplômés). Cette noblesse tend à devenir héréditaire comme son ancêtre d’ancien régime. Elle est pleine de bons sentiments et sûre de son bon droit: elle croit sincèrement œuvrer pour l’humanité́ qu’elle veut débarrasser de la pauvreté́, des guerres, du cancer comme le lui promet la Silicone Valley. Les droits de l’homme (surtout pas ceux du citoyen, concept ringard à l’heure de la bonne gouvernance) lui servent de boussole. Cette oligarchie défend les sans-papiers, abhorre les extrêmes, gauche et droite confondues. Une petite noblesse, désargentée existe. Elle vit avec le tiers état, comme les nobliaux de Vendée partageaient le destin de leur paysan. Ce sont les patrons de PME qui connaissent et souvent partagent les difficultés de la base

    La base, c’est un nouveau Tiers qui correspond au salariat. Si la catégorie socio-professionnelle et le niveau de vie tendent à le définir, sa géographie (la France périphérique et les banlieues), son ethos (la solidarité prime sur l’individualisme) et sa difficulté à̀ se projeter sur l’avenir aident à mieux cerner ce nouveau Tiers. Pour saisir le Tiers d’aujourd’hui, il faut associer deux critères: l’un est matériel (ce Tiers état a du mal à joindre les deux bouts) et l’autre est politique (abstention probable, Rassemblement national possible). Ce tiers état est fracturé par l’existence, en son sein, d’un tiers séparatiste qui ne se sent pas appartenir au peuple français et baigne dans un ressentiment mâtiné d’islamisme. Il n’y a pas de lignes de fractures ethniques, ni totalement religieuses entre ce Tiers séparatiste et l’autre mais des frontières géographiques et générationnelles: ce tiers séparatiste se compose d’une partie importante de la jeunesse musulmane qui vit dans les cités ghettos.

    On retrouve aussi un clergé au XXIe siècle?

    Comme dans l’ancienne France, l’ordre social est béni par un clergé. Il y a un haut clergé, ce sont les «pipoles», journalistes, animateurs, gens de télévision, intellectuels (sauf ceux qui sont en rupture de ban, conspués pour crime de solidarité avec le Tiers état), artistes qui disposent d’une forte visibilité sociale et médiatique. Il y a un bas clergé, composé des milieux culturels, de cadres supérieurs travaillant directement ou indirectement pour le marché mondial et pour la nouvelle économie. Ignorant le chômage de longue durée et la précarité, ce nouveau clergé ne voit que des avantages à la globalisation. Son rôle est d’ailleurs de chanter ses louanges et de prier pour «l’ouverture». Généralement diplômés de l’enseignement supérieur, ces prieurs habitent les grandes métropoles connectés aux et irrigués par les courants de la mondialisation. Le clergé est effaré par un populisme qu’il ne comprend pas. La noblesse et le clergé sont partisans de la construction européenne, favorables à l’ouverture des frontières, au culte extrémiste du droit de l’hommisme, à une attitude cool et tolérante en tout. Ils détestent les codes, les normes, l’ordre. Les curés du système euro-globaliste soutiennent de tout cœur les «progrès» sociétaux. Les membres du clergé sont suffisamment nombreux (25 % de la population) pour vivre dans l’entre-soi. Avoir ses restaurants, ses journaux, ses lieux de villégiatures, ses séries. Ce clergé, ce sont peu ou prou, les bobos des centres-villes qui mangent bio et votent centre-droit ou centre-gauche

    La fracture entre le peuple et les élites semble aujourd’hui exister dans la plupart des démocraties occidentales, mais c’est, selon vous, aussi une spécificité historique bien française. Pourquoi cela?

    Partout, sous l’effet de l’aporie libérale-libertaire (car on ne peut jamais diriger sans une vision du bien commun qui dépasse l’individu), la classe dirigeante rejette ses devoirs tout en cherchant à étendre ses privilèges. Dans la plupart des pays développés, noblesse n’oblige plus. Le divorce entre un peuple qui reste attaché à l’État-nation et des classes dirigeantes bénéficiaires de la globalisation est donc consommé partout. Mais nulle part comme en France, cette fracture n’est aussi douloureuse et ne soulève une question aussi existentielle. L’intensité avec laquelle les élites mondialisées sont rejetées en France est une réponse à cette défiance teintée de mépris que la classe dirigeante française a toujours éprouvé pour le peuple. Cette populophobie est presque une marque de fabrique des élites dans notre pays. Ce dédain et cette volonté de ne pas vouloir appartenir au même peuple qu’elle se vérifie sur le long cours de notre histoire. Pour comprendre l’origine de ce rejet atavique, il faut en revenir aux circonstances de la naissance de l’État-nation. Les historiens datent l’apparition du sentiment national de la geste de Jeanne d’Arc, cette fille du peuple qui rend au souverain sa légitimité. Depuis mille ans, c’est-à-dire depuis qu’il existe un pouvoir à Paris, celui-ci chercher à la fois à étendre son pré carré à l’intérieur et résiste à toutes les tentatives de soumission et d’absorption qui, pour l’essentiel, s’appuient sur des nostalgies de l’empire romain (de la papauté, au saint-empire romain germanique, en passant par les Reich et jusqu’à l’UE actuelle). La vieille politique française consiste à se poser en s’opposant à la fois à l’extérieur et à l’intérieur (c’est pourquoi la plupart des châteaux forts en France sont émondés). Paris n’a réussi à devenir «empereur en son royaume» qu’en s’appuyant sur le peuple, très souvent contre ses élites. En France, les classes dirigeantes, parce qu’elles se sentent presque toujours abaissées par le projet d’unification du pouvoir central, sont souvent tentées par ce le «parti de l’étranger». Les maastrichtiens, les islamo-gauchistes ont pris symboliquement la suite des Bourguignons, des liguards, des Huguenots, des frondeurs, des émigrés, des cent familles, du tout Paris de Vichy, Moscou, Washington ou Bruxelles. L’histoire de France est un éternel recommencement ou une éternelle refondation d’un pouvoir central qui s’appuie sur les masses pour neutraliser les «importants». Lorsqu’un souverain, un empereur ou un président fort rend la France puissante, il sert souvent l’intérêt de la «France d’en bas»

    Quels sont les différentes périodes historiques qui rappellent notre époque?

    De nombreuses époques révèlent l’impasse dans laquelle s’enferre une classe dirigeante qui se révèle incapable de renoncer et à ses dogmes et qui, en s’effondrant, menace d’emporter le pays avec elle. Elles révèlent aussi l’extraordinaire difficulté à sortir la pseudo élite de son aveuglement au désastre. Le général de Gaulle sera, au moins trois fois, confronté à ce genre de situation et d’isolement.

    En 1940, il est seul à préconiser l’offensive face à un état-major qui a une guerre de retard avec son dogme du feu qui tue et qui croit à son hyper modernité avec la ligne Maginot. La classe dirigeante de l’époque est tétanisée par un ensemble de dogmes (la France seule ne peut et ne doit rien tenter, le communisme est le véritable danger ; etc.). En 1945, de Gaulle se heurte à un second dogme dont la classe dirigeante ne veut pas non plus démordre. C’est l’idée suivant laquelle le renforcement du pouvoir exécutif serait antirépublicain par nature (c’est l’hystérésis de la monarchie). En 1958, le plus illustre des Français est presque seul à savoir que l’Algérie n’est pas la France et que le temps des colonies est fini. Sur chacun de ces sujets, il lui faudra remonter au vent pour déciller ses contemporains et d’abord les classes dirigeantes. Les idées reçues et les slogans ont changées mais pas l’attitude qui consiste à s’accrocher à des totems vermoulus et à des tabous dépassés. Apaisement, ligne Maginot, mieux vaut Hitler que Blum, esprit de jouissance, régime d’assemblée, Algérie française ont simplement été remplacés par «vivre ensemble», «euro», «la France est trop petite»,» personne ne peut enrayer les flux migratoires», «il est impossible d’aller contre la mondialisation», «les gens ne veulent plus bosser»,» les Français déconnent» ; etc.

    Notre époque ressemble à toutes celles qui ont vu une élite se cramponner et s’aveugler au désastre. Car s’il est une leçon à retenir de ces époques de crise, c’est que les élites préfèrent sombrer plutôt que de changer de paradigme. Pourquoi? Car elles auraient sinon l’impression de déchoir. On découvre que si l’élite se pique de penser différemment du vulgum pecus, des «vrais» gens, elle se révèle généralement incapable de penser contre sa caste. La «France d’en haut» combat ainsi avec une virulence particulière tout questionnement de ses dogmes. La classe dirigeante actuelle célèbre une sainte trinité marché-Europe-droits de l’homme qu’il est strictement interdit de contester sauf à passer pour un ignorant, un lépreux ou un complotiste.

    Vous citez Chateaubriand expliquant que l’élite entrée dans l’âge des vanités et vous proposez un renouvellement des élites. Mais par qui et comment?

    Après la République des Jules, celle des profs et des avocats, le général de Gaulle avait régénéré la sociologie de la classe dirigeante française, en assurant la promotion d’une élite nouvelle. C’est ainsi que des hauts fonctionnaires accédèrent aux leviers de commande et qu’une nouvelle couche de capitaines d’industrie, souvent proche de la haute fonction publique d’État, a pu servir. Servir sans s’asservir telle est justement la devise de l’ENA. Le service dont il était question était celui du bien commun, de la France et de l’idée que le tout est moralement mais aussi juridiquement supérieur à la somme des parties. Or, en se convertissant au bon plaisir individuel au-dessus de tout, à la supériorité du droit européen sur le droit français, au marché et au management, cette néo-noblesse a renoncé à ce qui fondait sa légitimité. De plus, ce qu’elle nous présente comme les seules solutions possibles depuis 30 ans nous conduit à la catastrophe. Dans une formule restée célèbre, l’économiste et sociologue italien, Pareto dit de l’histoire, qu’elle est un cimetière d’aristocratie. Tout changement de classe dirigeante opère trois changements simultanés: un changement de paradigme, un changement de génération et un changement de sociologie. Pour sortir la France de l’ornière, il faudrait quasiment faire le contraire de ce que fait la classe dirigeante depuis trente ans. Ne plus rembourser la dette, sortir de l’euro et dévaluer, reprendre manu militari le contrôle des cités, criminaliser l’islamisme, légaliser le cannabis, stopper le regroupement familial, reconduire les illégaux à la frontière, réhabiliter la loi de la majorité démocratique contre le soi-disant État de droit, réécrire les manuels scolaires ; etc. Toutes les issues se situent hors de ce que les classes dirigeantes peuvent concevoir. Il nous faut une révolution au sens étymologique, c’est-à-dire astronomique du terme pour renouer avec l’alliance originelle entre le peuple et les élites. Une révolution pas pour couper des têtes mais pour sortir de la tête de nos dirigeants. Pour porter des idées neuves, il faut des hommes nouveaux donc changer de générations et de sociologie.

    Derrière le masque de jouvence qu’offre Emmanuel Macron, c’est le même Tout Paris que sous Jacques Chirac sous Nicolas Sarkozy ou François Hollande qui gouverne, les mêmes réseaux, les mêmes écoles, parfois les mêmes familles. Des patrons de PME, des chercheurs, des ingénieurs, des policiers, des militaires, des capacités ayant, si possible, une expérience internationale tant il est vrai que l’exil est la meilleure école du patriotisme ne pourraient-ils faire mieux qu’une poignée d’énarques inféodés aux multinationales? Le nouveau monde est ouvert, il est numérique mais il est aussi plus enraciné, conservateur, identitaire et vertical. C’est l’effet jogging cher à Régis Debray. Une nouvelle génération doit arriver aux affaires mais elle doit aussi appartenir à une nouvelle sociologie. Ces hommes et ces femmes nouveaux ne sont pas connus à l’heure qu’il est. Qui connaissait Robespierre ou Bonaparte en 1789? Qui connaissait Gambetta en 1860? Qui connaissait de Gaulle en 1939? Ce ne sont jamais avec ceux qui ont créés les problèmes que l’on peut espérer les résoudre disait Einstein. Si nous ne faisons pas émerger une nouvelle classe dirigeante, celle-ci risque de nous entraîner dans sa chute.

    Guillaume Bigot (Figaro Vox, 6 décembre 2020)

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  • L'américanisation des élites...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'éditorial du 11 octobre 2020 de Guillaume Bigot sur Cnews, consacré à l'américanisation des élites. Docteur en sciences politiques, publiciste, Guillaume Bigot est l'auteur de plusieurs essais comme Sept scénarios de l'apocalypse (Flammarion, 2000), Le Zombie et le fanatique (Flammarion, 2002), Le Jour où la France tremblera (Ramsay, 2005) ou La trahison des chefs (Fayard, 2013).

     


                                           

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  • La révolte des élites et la trahison de la démocratie...

    Les éditions Flammarion rééditent dans leur collection de poche Champs un essai de Christopher Lasch intitulé La révolte des élites et la trahison de la démocratie. Sociologue critique américain, figure intellectuelle du populisme de gauche, mort en 1994, Christopher Lash a notamment publié La culture du narcissisme (Climats, 2000) ou Le seul et vrai paradis - Une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques (Flammarion, 2002). On notera qu'avant que son œuvre ne soit popularisée en France par Jean-Claude Michéa, au début des années 2000, Nouvelle Ecole (n°39, 1982) a sans doute été la première revue française à traduire un des articles de cet auteur au début des années 80...

     

    Lash_La révolte des élites.jpg

    " « Il fut un temps où ce qui était supposé menacer l’ordre social et les traditions civilisatrices de la culture occidentale, c’était la “révolte des masses”. De nos jours, cependant, il semble bien que la principale menace provienne non des masses, mais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie.»

    Dans ce livre testament, Christopher Lasch montre comment le détachement social, économique et géographique d’élites hédonistes et mondialisées est à l’origine du malaise de nos démocraties
    modernes.

    Cet essai brillant viendra nourrir la réflexion de ceux qui s’inquiètent de l’évolution d’un espace public et médiatique gouverné par des classes privilégiées, coupées du reste de la population. "

     
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  • L’immunodéficience des élites...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur le site de la revue Eléments et consacré l'échec des élites du système face à la crise sanitaire. Journaliste et essayiste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a notamment publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017) et Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2019).

     

    Elites_Lauzier.jpg

    Biopolitique du coronavirus (4). L’immunodéficience des élites

    Un jour où Maurice Barrès, le chantre du nationalisme, comparait la France à un tableau avec en son centre la « colline inspirée », celle de Domrémy, dans les Vosges, où Jeanne d’Arc grandit, Aristide Briand, onze fois président du Conseil, vingt-six fois ministre sous la Troisième République, installé à vie dans le radical-socialisme (une fois passés les élans fiévreux de la jeunesse), lui répondit : « Fort bien ! Mais nous avons les cadres ! » C’est une réponse que ni Macron ni ses pairs ne pourraient faire, d’abord parce qu’ils n’ont pas suffisamment d’esprit, ne fût-ce que celui de l’escalier ; ensuite parce qu’ils ont fait disparaître le cadre et qu’ils voudraient effacer le tableau, la France, pour la grand-remplacer par une « smart nation » tropicale. Misère des élites !

    Comment expliquer cette déchéance, d’une République à l’autre, d’une génération de maîtres à l’autre ? L’éclairage de deux sociologies que tout oppose peut nous aider à y voir plus clair : celle de Vilfredo Pareto, le grand théoricien de la production des élites, et celle de Pierre Bourdieu, le grand théoricien de leur reproduction. Pareto disait dans un passage fameux de son très épais Traité de sociologie générale que l’histoire est un cimetière d’aristocraties. À remarquer qu’en France, ce serait plutôt une morgue, dans le double sens du mot, hautain et cadavérique. Les élites y sont mort-nées, faute de circulation sanguine. Pas assez de sang neuf – l’EPO des élites – pour les régénérer et en fouetter la vitalité. À ce stade de décrépitude, les élites ne sont plus que vampiriques, elles ne recherchent plus que du sang frais dans l’espoir d’y trouver un sursaut.

    La consanguinité est reine de France. Entre des boomers décolorés, des soixante-huitards défraîchis et des « fils et filles de », la reproduction des plus nuls a définitivement remplacé la sélection des meilleurs. Au sein des institutions, l’endogamie règne sans partage. Ce qui nous vaut cette société pétrifiée, stratifiée et calcifiée – « bloquée », comme disait Michel Crozier – , régentée par une armée de clones : les experts, les conseillers, les dircabs, les technos, les énarques, qui forment l’arête supérieure des cumulards à la tête de l’État. Une néobourgeoisie arc-en-ciel, américanomorphe, libérée d’on ne sait trop quoi parce que libérée d’à peu près tout, libérale avec le monde entier exception faite de ses compatriotes, ouverte à tout sauf quand ses intérêts sont en jeu, affranchie mais d’abord de la loi, passionnément remplaciste sauf des places qu’elle occupe. Plus une caste qu’une classe sociale.

    Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le Covid !

    Un exemple, un seul, digne du plus haut comique (républicain, cela va de soi). On se souvient que, sous Hollande, la ministre de la Santé était Marisol Touraine, autre « fille de », celle-ci du soporifique Alain Touraine, le plus puissant somnifère de la Faculté de sociologie. Il est désormais acquis qu’elle restera dans l’histoire du coronavirus comme la dame recyclage qui a envoyé au vide-ordures des centaines de millions de masques FFP2. Or, qui grenouillait dans son premier cercle ? Un joli carré d’as de l’embrouille : Benjamin Griveaux, Gabriel Attal, Jérôme Salomon, Olivier Véran. Griveaux est le premier mort du coronavirus, Piotr Pavlenski a débranché son respirateur. Le freluquet Gabriel Attal sévit auprès de Jean-Michel Blanquer comme secrétaire d’État. Mais Olivier Véran et Jérôme Salomon ? L’un dirige le ministère de la Santé, l’autre en est le directeur général. On se pince pour y croire. Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le Covid ! Passe-moi les masques, je les ferai disparaître !

    Cela s’appelle en bon franglais le système des revolving doors. Il fonctionne en France avec une belle efficacité. C’est même la dernière chose qui fonctionne. Mais là où les élites anglo-saxonnes se contentent de passer du public au privé, les françaises y ajoutent le passage public to public, comme diraient les snobs. Emmanuel Todd a très bien identifié cette exception française dans son dernier livre quand il parle d’une énarchie stato-financière dont l’archétype est Emmanuel Caméléon. Elle ne jure que par le marché, mais ne connaît que l’État dont elle est la classe parasitaire attitrée, cumulant les défauts du public et les tares du privé. L’inertie et la rapacité. Jamais on ne lui a appris à prendre des initiatives, on lui a plutôt appris à ne surtout pas en prendre.

    Y a-t-il jamais eu une élite en France ?

    Je ne sais plus qui a dit de l’Angleterre qu’elle avait toujours été sauvée par son élite et la France par son peuple. Un sage assurément. La phrase est moins pétaradante quand on en renverse les termes, du moins de ce côté-ci de la Manche : jamais les élites n’ont sauvé la France (sans quoi quelque historien charitable nous l’aurait appris). C’est sûrement cette fatalité qui a donné à notre histoire son cours ondulatoire, instable, erratique, avec des hauts et des bas. Le tempérament national, toujours en quête d’une figure providentielle, plus populiste que conservateur, plus insurrectionnel que réformiste, réactif à défaut d’être actif, ne favorise pas l’éclosion d’une élite. Il faut dire que celle qui nous en tient lieu va chercher ses modèles à l’étranger depuis le XVIIIe siècle. Voltaire a montré la voie. Depuis lors, elle pense en anglais, quand bien même son français est irréprochable, et celui de l’auteur des Lettres philosophiques (d’abord publiées sous le titre des Lettres anglaises) l’était plus que nul autre. Ah, le fouet verbal d’Arouet ! Si l’insipide Nicolas Baverez pouvait en apprendre le maniement, ils serait au moins lisible à défaut d’être intelligible…

    Dans ce panorama, il y a tout de même eu une exception notable, la Troisième République en ses jeunes années. On peut ne pas l’aimer, rien ne nous y prédispose d’ailleurs. Elle était terne, aussi grisonnante que les rouflaquettes de ses présidents du Conseil et de ses « frères » maçons à l’allure de prélats défroqués. Ils ne rataient jamais une occasion de faire une bonne affaire et tiraient sur les ouvriers avec un sang-froid que Christophe Castaner et Laurent Nuñez n’ont jamais cru pouvoir égaler, même en rêve. Oui, oui, on est en droit de ne pas l’aimer, cette jeune Troisième, elle n’en a pas moins créé une élite – ce qui n’a jamais été donné à Macron ni à La République en marche. Ses adversaires antidreyfusards – le sabre, le goupillon et surtout la plume, les plus belles plumes d’alors que ce bon Marcel Proust s’imaginait pouvoir concilier – ont parlé de République juive, plus encore de République protestante, mais elle fut d’abord et avant tout, au milieu des avocats, la République des professeurs, titre d’un petit ouvrage croustillant d’Albert Thibaudet, qui fut mieux qu’un grand critique, l’un des plus sûrs analystes de son temps. Une incubatrice de talents. Comment ? Grâce à un remarquable système de détection et de bourses. Si du reste elle a tenu aussi longtemps, c’est qu’elle a d’abord été un régime de hussards noirs, de normaliens sortis du rang, d’instituteurs maigres et affamés de savoir, de provinciaux montés à Paris la boue aux pieds.

    Quand les boursiers formaient l’élite

    « À nous deux Paris ! » lançaient-ils comme Rastignac, mais la géographie de leur ambition, plus sage, plus académique, plus ascétique aussi, n’était pas celle de Rastignac, trépignant sur le promontoire de Montmartre : elle se tenait sous les combles de la montagne Sainte-Geneviève, dans les chambres de la rue d’Ulm, les internats de Louis-le-Grand et d’Henri-IV. Ainsi, un demi-siècle après Balzac, la montagne Sainte-Geneviève, qui abritait la pension de Madame Vauquer où couvaient les féroces appétits des jeunes lions balzaciens, accueillerait d’autres ambitions, celles qui animeraient les futurs maîtres de la Troisième République, qui furent avant tout des maîtres d’école – et l’école, leur plus belle réussite.

    En ce temps-là, l’écrasante majorité des normaliens étaient boursiers. Combien aujourd’hui le sont-ils ? Même chose avec les agrégés, même chose avec les élèves des écoles normales d’instituteurs. Barrès, le grand Barrès, professeur lui aussi mais d’énergie, vomissait ce monde-là. Il l’a férocement croqué dans sa prodigieuse trilogie, « Le roman de l’énergie nationale ». Mais ne lui en déplaise, les vrais héritiers étaient alors les boursiers. Songez à Péguy. Quid de nos jours ? Les très rares profils sortis du peuple qui ont rejoint les rangs de l’élite, les Didier Eribon, les Édouard Louis, les Annie Ernaux, sont pour la plupart des « transfuges de classe ». Autrement dit des traîtres. Ils n’appartiennent plus au monde dont ils sont issus, mais aux minorités dont ils ont épousé la cause.

    Tel maître, tel valet

    Adieu la République des professeurs ! Celle des Rastignac est revenue, mais ils s’appellent Cahuzac ; et Marsay, l’autre jeune lion balzacien, splendide, comme tout ce qu’a conçu le Surhomme qui rédigea La Comédie humaine, a déchu au rang d’un Emmanuel Macron. La nôtre, de République, est un régime d’enfants gâtés, immatures et inconsistants, frappés dès la sortie de l’école du principe de Peter – et même de Peter Pan chez Macron – qui pose que toute personne, ici toute caste, a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence. Rien que des amateurs, Macron, parlant de son gouvernement, l’a lui-même concédé. Il faut dire que ses ministres ont tous été à bonne école. Tel maître, tel valet. Après tout, un pays qui s’affaisse lentement mais sûrement peut tolérer une élite aussi nulle. La gestion des affaires courantes s’accommode de la médiocrité générale. Elle requiert une médecine palliative que des gouvernants aux compétences limitées savent lui administrer en métronomes du déclin. Mais qu’une situation d’exception survienne, qu’une crise, qu’une pandémie apparaissent, impossible de cacher cette nullité sous la table de l’Élysée : elle est bien trop criante – insultante pour tout un peuple avide de comparaisons. Ô Allemagne qui nous donne une fois de plus la leçon, nous qui la lui faisons si souvent…

    D’une guerre à l’autre, notre bon Frankreich serait-il voué à être toujours en retard ? D’une stratégie, d’un vaccin, d’une technologie, d’une mise à jour. Depuis le début de la crise du coronavirus, Macron et Philippe traînent trois à quatre semaines de retard (Sibeth Ndiaye trois ou quatre siècles), retard incompressible, dans tous les domaines, prédictif, préventif, curatif. On n’est bon, on l’a dit, que dans le palliatif. Nul partout ailleurs. Dans l’anticipation du risque, dans la décision, dans la gestion, dans le calendrier. Pas seulement sur les masques, jugés superflus, ni sur les vaccins, déclarés inutiles, mais sur la réquisition, tardive, parcimonieuse, de nos dernières machines-outils, sur le recours – sacrilège – aux labos vétérinaires pour les tests sérologiques, sur la composition du Conseil scientifique, si prudent, si académique, si lié au privé, sur le maintien des municipales, sur la mobilisation des cliniques privées, etc.

    À chaque fois, quelques bonnes volontés ont alerté le gouvernement très en amont, mais autant parler à un sourd. À chaque fois, il a tergiversé, repoussé la prise de décision, prétextant un jour qu’on ne saurait confondre la médecine animale et la Grande Médecine, exit les vétos ; un autre jour reculant devant le refus du terrifique Gérard Larcher et des barons du Sénat, bonjour le veto sénatorial. Nul, zéro pointé, bonnet d’âne, au coin, au poteau !

    Le conformisme est son nom

    Quand Alain de Benoist a pour la première fois formulé la notion de pensée unique, il a mis un nom sur la plaie des élites en général et des françaises en particulier : le conformisme endémique. Pour elles, il n’y a jamais d’alternative, jamais de plan B, pas même des options – rien qu’une autoroute uniforme nous conduisant au bout de l’ennui. Partout un même conformisme, politiquement correct, médicalement correct, technocratiquement correct, qu’importe. Cette religion de l’unique et de sa propriété est « le » critère de sélection. Hors cela, hors la pensée unique, point de salut.

    À Sciences Po, à l’ENA, on ne fabrique plus des serviteurs de l’État, mais des serviteurs de la dette, des contrôleurs de gestion. Ces écoles sont des moules. Comment en sortirait-il autre chose que des séries ? Calibrées comme des produits industriels, programmées comme des logiciels – et c’est d’ailleurs ce qu’ils sont très exactement : ils sont là pour accomplir des programmes. On fabrique des pilotes automatiques, à peine des technocrates, tout au plus des techniciens, si médiocres qu’ils nous feraient regretter le temps des ingénieurs qui pilotaient eux du moins des programmes industriels. Comment cette espèce, qui gère si mal les situations ordinaires, aurait-elle pu faire face à une situation extraordinaire ? Impossible. À elle une fois pour toutes l’intendance et les dépendances, pas plus. À l’Élysée peut-être, mais alors à l’entretien des écuries !

    On est tellement accoutumé à ce pilotage automatique qu’on ne comprend plus les situations d’urgence et les régimes d’exception, là où l’essence schmitienne du politique se révèle. On est formaté à suivre des procédures de contrôle, à respecter des protocoles de gestion, à déchiffrer des règlements, à appliquer des process, ce qui revient à tous les niveaux à suivre scrupuleusement les critères de convergence maastrichtiens. La feuille de route tracée d’avance, sur la base de la règle des 3 %, on fait le « job », comme ils disent. Lequel job ne consiste plus qu’à trouver des marges de manœuvre et à mettre au régime sec toutes les administrations, dont les hôpitaux.

    La pierre angulaire

    On fera valoir qu’on n’a jamais que les élites qu’on mérite. Certes. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’elles ont séquestré la représentation nationale. Tout un pays mis sous le boisseau, ce n’est pas rien, mais il aspire à retrouver la lumière. Si les Gilets jaunes ont montré une chose, c’est bien que le peuple ne consent pas à sa mort programmée, qu’il abrite, tout déglingué soit-il, tout abandonné, des réserves de colère et de vitalité. On ne voit rien de tel chez l’élite. La France d’en haut est couchée depuis si longtemps qu’on ne l’imagine pas pouvoir un jour se redresser. Il n’y a rien à attendre d’elle, on ne peut ni la réformer ni l’infiltrer, ni la changer, seulement la renverser. La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, enseignent les Évangiles à la suite des Psaumes, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire. Phrase fabuleuse. Il en a toujours été ainsi. Toujours. Le salut ne vient jamais du Système, mais de ses marges, de ses dissidences, là où on façonne la pierre angulaire. Persévérons à la façonner, elle finira par dominer l’édifice.

    François Bousquet (Éléments, 17 avril 2020)

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