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libéralisme - Page 15

  • L'erreur de calcul...

    Les éditions du Cerf viennent de publier L'erreur de calcul, une charge vigoureuse de Régis Debray contre la gauche sociale-libérale et sa vision de la politique réduite à l'économie et à la gestion. Incisif et sans concession...

     

     

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    " « Les déclarations d'amour marquent rarement un tournant historique, mais nos annales retiendront sans doute le "J'aime l'entreprise" lancé par un éphémère Premier ministre au Medef un jour d'août 2014.

    Les cris du coeur ont leur ambiguïté. Celui-ci est à longue portée. Comment l'interpréter au juste ? » "

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  • Le coût du travail ? Oui, mais celui du capital ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la politique favorable au grand patronat adoptée par le gouvernement...

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    Le coût du travail ? Oui, mais celui du capital ?

    On parle toujours beaucoup du fameux pacte de responsabilité annoncé par François Hollande le 14 janvier dernier. Demander au grand patronat de se porter garant de la solidarité nationale, n’était-ce pas faire preuve d’une certaine naïveté ?

    La France mène depuis plus de vingt ans une politique de baisse des charges sociales qui n’a jamais empêché le chômage de monter. Souvenez-vous des 22 milliards d’exonérations de cotisations employeurs, des 6 milliards du crédit impôt-recherche, des 6 milliards de baisse de la taxe professionnelle, des 20 milliards du crédit d’impôt compétitivité-emploi, etc. Le pacte de responsabilité est le dernier avatar en date de cette politique. Il consiste à offrir sans contrepartie 40 milliards d’euros de baisses de charges aux employeurs en espérant, en bonne logique libérale, voir se multiplier les créations d’emplois. Le patronat empoche, mais le chômage augmente toujours, tandis que la croissance est nulle, que la dette s’alourdit et que la déflation menace. Échanger des mesures concrètes contre des promesses vagues, cela s’appelle conclure un marché de dupes, doublé d’une mise en scène destinée à faire accepter la politique de l’offre adoptée par le gouvernement.

    Le MEDEF, qui ne cache pas sa joie devant le ralliement du tandem Valls-Macron à la logique du marché, en profite pour pousser encore plus loin son avantage, puisqu’il réclame maintenant 50 milliards supplémentaires, la remise en cause du droit du travail et des acquis sociaux, la suppression des normes et réglementations des marchés, la baisse des seuils sociaux, etc. S’il n’exige pas qu’on renvoie les enfants travailler dans les mines, c’est sans doute que les mines n’existent plus !

    Pour justifier sa position, le MEDEF met régulièrement en cause l’insupportable « coût du travail », qui serait en France plus élevé qu’ailleurs, ce qui pèserait à la fois sur l’emploi et sur la compétitivité. Intox ou réalité ?

    Le grand patronat se plaint depuis toujours que les travailleurs coûtent trop cher. Son rêve serait évidemment que les gens travaillent pour rien, ce qui augmenterait d’autant les bénéfices (mais poserait quand même la question de savoir avec quels moyens les gens pourraient ensuite consommer ce qu’on a produit !). Au XIXe siècle, quand on a supprimé le travail des enfants, le MEDEF de l’époque assurait déjà qu’on allait ainsi faire s’effondrer toute l’économie nationale. Aujourd’hui, ce sont les dépenses liées à l’utilisation de main-d’œuvre qui sont dans le collimateur, bonne excuse pour justifier les délocalisations vers des pays qui ne connaissent que des salaires de misère.

    Le coût du travail se définit comme la somme des salaires bruts et des cotisations sociales patronales. Le coût moyen de l’heure de travail est en France de 35,6 euros, plus qu’en Allemagne (32,8 euros), mais beaucoup moins qu’en Suède (43 euros). Alléguer dans l’abstrait le coût du travail n’a cependant pas beaucoup de sens, aussi longtemps que ce coût n’est pas rapporté à la fois à l’indice des prix et à la productivité. Un coût salarial élevé n’est en effet pas nécessairement un frein à la compétitivité si le coût par unité produite reste faible. C’est la raison pour laquelle, pour effectuer des comparaisons internationales, on parle de coût salarial unitaire réel. Le coût du travail est plus élevé en France qu’en Allemagne, mais nous avons une productivité supérieure de 20 % à celle des Allemands. En proportion de la productivité horaire moyenne, le coût horaire du salaire minimum se situe aujourd’hui à son plus bas niveau depuis soixante ans.

    La vérité est qu’il est très difficile d’établir une relation directe entre le montant des coûts salariaux et le niveau du taux de chômage (il n’est, en Suède, que de 7,7 %, alors qu’il est de 10,3 % en France). On peut certes diminuer les cotisations sociales, mais cela implique de trouver d’autres modes de financement de la protection sociale (l’impôt ? les prélèvements privés ?). Et si l’on diminue le salaire minimum, on diminue du même coup le pouvoir d’achat minimum, donc la demande, donc la production, donc l’emploi.

    Si l’on parle beaucoup du coût du travail, on ne parle d’ailleurs jamais du coût du capital, qui n’est sans doute pas moins pesant.

    C’est le moins qu’on puisse dire. Il faut bien distinguer ici capital productif et capital financier. Le capital productif, nécessaire à la production des biens et des services, a besoin de faire des dépenses à la fois pour son entretien et pour ses investissements. Si, pour ce faire, il ne dispose pas de ressources propres, il doit solliciter un financement externe auprès de ses actionnaires, qu’il rémunère en dividendes, ou de prêteurs, qu’il rémunère en intérêts. Ce sont ces versements qui correspondent au coût du capital financier. Or, celui-ci compte aujourd’hui pour 50 % du coût économique du capital, contre seulement 20 % dans les années 1960-1970. Résultat : les entreprises dépensent désormais deux fois plus en dividendes nets, versés à des actionnaires-rentiers qui veulent se goinfrer le plus vite possible, qu’en investissements nets. Les dividendes des actionnaires des entreprises du CAC 40 sont eux-mêmes en hausse de 30 % sur un an, alors que l’investissement reste désespérément plat. C’est une des conséquences de la financiarisation de ces trois dernières décennies, qui n’a cessé de privilégier les détenteurs du capital financier par rapport aux entrepreneurs. Une captation qui n’est évidemment pas étrangère au manque de compétitivité de ces derniers.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 27 octobre 2014)

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  • La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès...

    Les éditions Flammarion viennent de rééditer en format poche, dans la collection Champs, l'essai de Jean-Claude Michéa paru initialement en 2011 aux éditions Climats et intitulé Le complexe d'Orphée  - La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Une lecture indispensable pour découvrir une critique du système tranchante, cohérente et brillamment exposée...

     

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    " Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du «Progrès» sans jamais pouvoir s'autoriser le moindre regard en arrière. Voudrait-il enfreindre ce tabou - «c'était mieux avant» - qu'il se venait automatiquement relégué au rang de beauf ; d'extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n'être plus que l'expression d'un impardonnable «populisme». C'est que gauche et droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l'homme un égoïste par nature. La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l'expression d'une préférence strictement privée. Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause. Comment s'est opérée cette double césure morale et politique ? Comment la gauche a-t-elle abandonné l'ambition d'une société décente qui était celle des premiers socialistes ? En un mot, comment le loup libéral est-il entré dans la bergerie socialiste ? Voici quelques-unes des questions qu'explore, Jean-Claude Michéa dans cet essai scintillant, nourri d'histoire, d'anthropologie et de philosophie. "

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  • La Manif pour tous mobilise encore… mais pour quoi faire ?

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue intéressant de Xavier Eman, cueilli sur Zentropa et consacré au devenir du mouvement lancé par la Manif pour tous. De bonnes questions...

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    La Manif pour tous mobilise encore… mais pour quoi faire ?

    On pouvait croire le mouvement essoufflé et affaibli par des dissensions internes, mais dimanche 5 octobre, la Manif pour tous a une nouvelle fois réussi à faire descendre massivement le « peuple de droite » dans les rues de Paris et Bordeaux pour protester contre les expérimentations sociétales du gouvernement de François Hollande. Dans la capitale entre 70 000 (selon la préfecture de police) et 500 000 personnes (selon les organisateurs) ont défilé pour fustiger la loi Taubira sur le mariage homosexuel et, plus encore, pour dénoncer la légalisation en préparation de la GPA (gestation pour autrui) qui ouvre la porte d’un véritable « marché de l’enfant », ce dernier étant réduit au statut de marchandise.
    Les organisateurs de la Manif pour tous ont donc réussi une démonstration numériquement impressionnante, mais est-ce pour autant une démonstration de force ? On peut en effet légitimement poser la question car les intervenants ont beau scander à la tribune qu’il s’agit d’une « grande victoire » et qu’ils ne « lâcheront rien», force est de constater qu’ils n’ont jusqu’alors absolument rien obtenu et que l’agenda du gouvernement dit « socialiste» n’a nullement été modifié par ces flots de centaines de milliers de personnes bien élevées, souriantes et toutes de roses et de bleu vêtues. Comparativement, l’activisme de la soralienne Farida Belghoul (écartée de la manifestation car jugée trop radicale) a obtenu des résultats plus concrets avec ses incitations à retirer les enfants de l’école - qui ont notamment abouti à l’abandon de « L’abc de l’égalité», un programme de propagande visant à diffuser la « théorie du genre » à l’école – que ces grandes messes dominicales avec foultitude de berceaux et de drapeaux. Les raisons de cette stérilité politique sont multiples et l’on peu assez aisément mettre en exergue les principales d’entre elles : Un manque de « lisibilité » de la ligne politique du mouvement. Que veut la Manif pour tous ? L’abrogation de la loi sur le mariage homosexuel et l’adoption par des couples du même sexe ? Mais alors pourquoi faire parler à la tribune des représentants de l’UMP, parti divisé sur la question et dont les ténors n’ont pris aucun engagement en ce sens et refuser le micro aux cadres du Front National qui s’est clairement et officiellement prononcé pour la suppression de la loi Taubira ? Les manifestants veulent-ils plutôt le départ de François Hollande ? Mais dans ce cas, pourquoi ces itératifs appels à « dépasser les clivages idéologiques et partisans » et à « rassembler au-delà des chapelles politiques » ? Souhaitent-il donc davantage stopper l’extension infinie du marché et la libéralisation sauvage qui mène à la marchandisation du corps des femmes et au commerce des fœtus ? Mais pourquoi alors dénoncer la « dictature socialiste » et voir dans l’ultra-libéral Sarkozy un possible recours face à elle ? Un refus frileux de la radicalité et du rapport de force. Dès les premières manifestations, la phobie des organisateurs de la Manif pour tous a été la « radicalisation » du mouvement et la présence en son sein de « groupuscules activistes » dits « d’extrême-droite ». De Frigide Barjot appelant à emprisonner Philippe Vardon et ses camarades identitaires au service d’ordre de la Manif pour tous collaborant avec les autorités policières pour en expulser les éléments « factieux », tout a été fait pour policer et aseptiser les cortèges. Attitude curieuse quand on prétend opposer la rue au pouvoir législatif, le pays réel au pays légal, et « faire plier » un gouvernement démocratiquement élu sans avoir de son côté la légitimité des urnes. Par comparaison, le mouvement des « bonnets rouges » comme celui des agriculteurs bretons ont, eux, obtenus des aménagements de la loi et des reculs du gouvernement après une série d’actions offensives et musclées. La Manif pour tous, pour sa part, continue à se féliciter de son extrême pacifisme et à souligner avec orgueil que pas une seule carrosserie de voiture n’a été égratignée au cours de ses marches. Un « socle social » trop limité. Bien que s’étant emparée de questions fondamentales pour l’avenir de la nation, la Manif pour tous n’est jamais parvenue à dépasser sa base sociologique d’origine, à savoir la petite et moyenne bourgeoisie catholique, et n’a pas su – ou pas voulu – impliquer les couches populaires pourtant susceptibles d’être également alarmées par ces nouvelles dérives libérales (mais pour cela, il aurait notamment fallu appeler les choses par leur nom et une loi libérale, une loi libérale…) et la nouvelle étape de la destruction d’un monde « traditionnel » auquel le peuple est instinctivement attaché.
    Pour ces diverses raisons, et quelques autres, la Manif pour tous, réaction saine et enthousiasmante à une attaque peut-être sans précédent contre les fondements anthropologiques de notre civilisation, ne s’est jamais transformée en la force révolutionnaire qu’elle aurait pu être. Et risque, si elle perdure, de se transformer en une simple répétition de sympathiques promenades du dimanche. Jusqu’à l’épuisement.

    Xavier Eman (Zentropa, 7 octobre 2014)

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  • Le thriller a-t-il tué le polar ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Pierric Guittaut, cueilli sur son blog Fin de chasse et consacré au polar, comme genre littéraire, à son agonie et à sa possible renaissance... Chroniqueur à la revue Éléments, Pierric Guittaut est également l'auteur de trois excellents romans, Beyrouth-sur-Loire, Marshall Carpentel et La fille de la pluie (Gallimard, 2013).

     

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    Le thriller a-t-il tué le polar ?

    Macabre découverte en ce début de troisième millénaire : le roman policier classique agonise dans les rayons de vos bibliothèques. Déjà, tous les soupçons se portent sur son frère sulfureux, le thriller. Enquête et analyse au coeur des enjeux éditoriaux de la fiction populaire criminelle.

    Premier constat : le suspect brouille les pistes. La distinction entre polar et thriller pourrait passer pour jargonneuse. Une « querelle d'allemands » entre rejetons revanchards de l'impérialisme anglo-saxon, un simple débat esthétique, voire une évaluation du niveau de prostitution de son auteur dans un contexte marchand (où le thriller serait la simple version « commerciale » du polar, et son auteur un « social-traître » notoire).

    Les différences entre polar et thriller ne sont ni spécieuses, ni esthétiques et n’ont rien à voir avec son potentiel de rentabilité économique. Les deux genres n’ont pas les mêmes fonctions auprès du lecteur. Si leurs conceptions du désordre sont compatibles et complémentaires, elles ne sont pas similaires, et donc non concurrentielles.

    Le cas du polar

    Dans le roman policier, « l'Enigme » est un meurtre (ou une série de meurtres). C'est l'évènement qui perturbe l'ordre du monde. Cette atteinte n'est pas acceptable pour le lecteur, qui va attendre sa résolution, c'est-à-dire l'identification du ou des coupables. Pour cela, son protagoniste principal (policier, détective, journaliste ou simple quidam) applique une méthodologie immuable, une « procédure » inspirée de la démarche policière, basée sur une successions de rencontres et d'échanges verbaux et de collecte de données.


    Cette identification est participative : le lecteur essaye de désigner le coupable en même temps que l'enquêteur, voire avant celui-ci (le fameux : « ah, je le savais »), ce qui explique la popularité de ce type de roman, qu'on pourrait qualifier « d'interactif ». Si le récit conclut en désignant X comme « l'Ennemi » - d'après des observations concrètes, des témoignages recevables et des preuves matérielles - le lecteur adhère à cette conclusion puisqu'il y a lui même participé.

    La fonction du roman policier est de proposer au lecteur un exercice de désignation participative d'un ennemi commun. Désigner l'ennemi, soit le fondement de toute démarche politique. Cette fonction permet d'expliquer la dimension dite fallacieusement « sociale » du genre. Certains ont en effet eu tout intérêt à remplacer le politique par le « social », le terme n'étant qu'un mot creux approprié par la novlangue d'ingénierie humaine des dominants qui souhaitent conserver un visage humain. 

    Le thriller

    Dans ce genre littéraire, « l'Enigme » est souvent multiple. Si meurtre il y a, celui-ci n'est qu'un sous-ensemble inaugural. L'ordre des choses a été bousculé mais sa perturbation inacceptable n'a pas encore été commise. Elle arrive par la suite et le lecteur ne peut concevoir qu'elle puisse se produire tant elle est terrifiante : ce sont les fondations mêmes des rapports de force qui sont menacées. Le monde du  personnage est en péril face à « l'Enigme » protéiforme qui se concrétise alors dans une machination ourdie par un groupe d'ennemis, vite identifiés (soit par une désignation antérieure au récit via l'actualité - par exemple le terrorisme, soit par désignation rapide dans le récit  lorsque le héros met à jour un complot mené par des ennemis déjà connus : les gouvernements, les militaires, les lobbys pharmaceutiques ou industriels, etc.).

    Il s'agit alors d'empêcher que leurs plans ne se réalisent, de contrer leur attaque - dont on découvre peu à peu l'ampleur et la dangerosité. C'est cette course contre la montre face aux plans de « l'Ennemi » qui va caractériser la procédure narrative du thriller. Le protagoniste va devoir réagir en deux temps : survivre à la menace dans un premier temps, avant de la contrer pour sauver « son » monde.

    La fonction du thriller est donc d'entretenir la peur de « l'Ennemi » en jouant sur les dimensions imminentes et paranoïaques de sa dangerosité. Cette fonction n'est ni moins politique, ni moins essentielle que celle du roman policier, comme l'ont démontré les « armes de destructions massives » de Saddam Hussein en Irak, les stocks d'armes chimiques de Bachar-El-Assad en Syrie ou la bombe atomique qu'on nous promet depuis plusieurs années aux mains de l'Iran.

    Cette distinction éclaire les raisons pour lesquelles le polar a connu un essor dans les années trente, puis un renouveau dans les années soixante-dix, phases d'intenses questionnements politiques où les choix étaient multiples ; et pourquoi le thriller est revenu en force depuis la fin des années quatre-vingt, où l'effondrement terminal du bloc soviétique a proclamé une fin temporaire de l'histoire politique pour entrer dans une phase de globalisation marchande. Une post-modernité où la peur est l'un des principaux ressorts de l'acte d'achat chez les classes populaires, et où la peur est donc devenue nécessaire aux dominants pour un bon fonctionnement de la société mondiale.  

    L’âge d’or du polar, avatar de la société bourgeoise

    Pour expliquer le lent déclin du roman policier en termes de ventes, certains ont tenté d'évoquer la lassitude du lectorat, explication vite démentie par le nombre ahurissant de séries policières qui existent aujourd'hui sur des dizaines de chaînes de télévision, ou la lente érosion de la lecture chez les classes populaires face à la dite télévision.

    Pourtant, le roman érotique Cinquante Nuances de Gray de E.L. James s'est vendu à plus de 40 millions d'exemplaires, le thriller ésotérique Da Vinci Code de Dan Brown s'est vendu à près de 90 millions d'exemplaires et le roman fantastique Harry Potter de J.K. Rowling à plus de 400 millions d'exemplaires. Ces trois romans sont des succès de « littérature populaire », preuves que les classes laborieuses ou moyennes lisent encore (et dans des proportions désormais globalisées).

    Le déclin du polar s'explique surtout par le changement d'époque. L'après-guerre est  une époque de confort matériel marquée par l'affrontement de deux blocs idéologiques antagonistes, où les jeunes lecteurs ressentent le besoin qu'on leur explique quel camp choisir, et leurs parents qu'on leur confirme qu'ils ont fait le bon choix. Dans un contexte de société bourgeoise où la famille est encore une valeur de référence, la désignation de « l'Ennemi » est primordial pour le confort intellectuel de tous.

    L'âge d'or du roman policier d'après-guerre, d'origine américaine, correspond à celui du maccarthysme, à un besoin des classes moyennes d'identifier les criminels et les dissidents pour qu'à chaque fin de roman on puisse restaurer l'ordre traditionnel. Une époque où les illustrateurs de collection poche, tels James Avati aux USA ou Michel Gourdon en France, créent des couvertures flamboyantes où se mêlent les délinquants juvéniles, les épouses infidèles, les strip-teaseuses, les mauvais garçons, et tous les archétypes possibles de la Tentation et de la Chute pour l'honnête homme d'alors. 

    L’impasse du polar français : le néo-polar

    A partir de la fin des années soixante, les jeunes auteurs français de roman policier sont presque tous issus du gauchisme politique. Cette génération intègre deux héritages : les « vieilles » Série Noire des années cinquante et  l'expérience de mai 68, ce qui lui permet de réaliser un hold-up idéologique en convaincant les lecteurs, les éditeurs et les attachés de presse que le roman policier est un genre forcément « social ». Ce glissement sémantique était nécessaire pour asseoir leur domination idéologique. Le terme « politique » laissait encore trop de champ libre aux potentiels empêcheurs de collectiviser en rond , il fallait un terme tout aussi parlant mais beaucoup plus réducteur, qui permette une association d'idée immédiate et obligatoire avec le marxisme, d'où la trouvaille du roman « d'intervention sociale » de Jean-Patrick Manchette. Il n'y croira pas très longtemps, mais ses adeptes en feront une véritable religion. Derrière l'agit' propagande, cette jeune génération gauchiste avait parfaitement compris que la fonction du roman policier était de désigner « l'Ennemi », et elle n'allait pas s'en priver. Inversant sans vergogne les codes du roman policier classique, elle a systématiquement mis en valeur les exclus, les marginaux, les délinquants, non plus pour servir d'épouvantails sur les couvertures, mais afin de mener « la révolte des masses contre l'ordre établi et l'oppression fasciste ».

    Le néo-polar ne fut donc qu'un mouvement littéraire révolutionnaire, sans approche esthétique particulière ou novatrice (si ce n'est un « comportementalisme » hideux emprunté aux auteurs américains et venu du journalisme), et qui fut avant tout un cache misère pour beaucoup d'auteurs médiocres, dénués de style ou de puissance d'évocation, et dont le but était d'écrire des tracts politiques via le biais de fictions criminelles où « l'Ennemi » est toujours le même.

    En l'espace de quelques années, le filon est épuisé et le genre finit par se caricaturer, avant de sombrer dans le totalitarisme. Il ne pouvait en être autrement : l'idéologie avait confisqué la fonction première du genre. Avec le néo-polar, le lecteur n'est plus « convaincu », il est sommé de « croire », sous peine d'être dénoncé comme « complice de l'Ennemi ». Le néo-polar cessa d'être populaire (les pauvres n'aimant bizarrement pas payer pour se faire insulter) pour devenir la propriété d'une classe aisée de fonctionnaires et d'universitaires, qui eurent alors beau jeu de fustiger la télévision pour tenter d'explication son abandon par les classes laborieuses.  
    Au maccarthysme littéraire du polar des années 50 à destination du père de famille, le néo-polar français répondit par une crise d'adolescence à destination du fils rebelle. En l'absence de nouvelle vision de la structure narrative ou de nouveaux ressorts de l'intrigue, le néo-polar se condamne à n'être qu'une transition, pour ne pas dire un effet de mode. La littérature étant un art, la vraie révolution ne pouvait se faire qu'en matière esthétique. Les auteurs de néo-polars ne l'ont jamais compris, aveuglés par l'idéologie, ou n'en ont jamais eu les moyens littéraires, le néo-polar ayant surtout créé des vocations chez des esprits militants et non chez des esprits créatifs.

    Le nouveau règne du thriller

    La fin des années quatre-vingt marque le début du règne sans partage du thriller, forme régénérée du « roman de suspense ». L'instant historique de sa réapparition n'est pas anodin. Lorsque sortent en 1990 puis en 1991 deux adaptations cinématographiques à succès de thrillers américains ( A la poursuite d'Octobre Rouge », d'après un roman de Tom Clancy de 1984, et le « Silence des Agneaux » d'après une oeuvre de Thomas Harris écrite en 1988), les spectateurs ne savent pas qu'ils viennent d'assister à une passation de pouvoir narratif au sein de la fiction populaire.

    Dans le premier, suspense classique sur fond militaro-politique, « l'Ennemi » est encore le bloc soviétique, c'est à dire un adversaire idéologique des américains. Dans le second, aux allures de polar mais devant tout au thriller, « l'Ennemi » est désormais une figure archétypale qui va s'imposer dans la majorité des fictions criminelles : celle du tueur en série. A l'aube de l'effondrement du communisme soviétique d'état, le Silence des Agneaux est un roman précurseur qui s'inscrit dans son époque charnière.

    C'est le roman de la post-modernité politique, où la Russie se rallie à l'idéologie de marché la plus mafieuse, où la Chine prépare son nouveau règne industriel ultra-libéral. Puisque la guerre froide est désormais obsolète, puisque règne partout l'idéologie de la marchandise, voici venue l'ère des adversaires indistincts et anonymes, psychopathes tuant au hasard selon des logiques incompréhensibles. Le nouvel « Ennemi » de la fiction populaire est à l'image de son époque : absurde  et hyperviolent.  Sans ennemi extérieur, la société est condamnée à se dévorer elle-même, d'où la figure du personnage anthropophage,  « Hannibal le cannibale », pour incarner ce symbolisme.

    Le ressort fondamental de l'identification conjointe du coupable entre lecteur et auteur s'efface pour laisser la place au seul suspense de l'ultime rebondissement. La démonstration rationnelle de la culpabilité est obsolète dans une société privée de toute possibilité de faire de la politique - puisqu'il n'y a plus qu'un modèle possible. Reste alors aux auteurs de fiction criminelle populaire la seule possibilité de jouer sur la peur de « l'Ennemi », qui est la fonction du thriller.

    C'est de ce changement majeur dans l'appréhension du monde que va venir la contamination progressive du roman policier par les codes du thriller, parce que ceux-ci sont désormais les seuls à parler et intéresser les lecteurs, ils sont les seuls à bien se vendre, et vont entraîner de fait les éditeurs à vouloir « thrilleriser » leurs fictions policières à grand renfort de tueurs en série, de rebondissements et d'hémoglobine, tous les ressorts de la mise en scène de la peur, et non outils de déduction rationnelle.

    En France, les mêmes qui n'admettent pas la fin du communisme d'état vont alors être ceux qui n'admettent pas le déclin du roman policier et du néo-polar. Face à la montée inexorable du thriller, ils ne pourront que se réfugier dans un élitisme pourtant aux antipodes de leurs soit disantes convictions (qu'on pourrait traduire par : « au peuple le thriller, à l'élite le Roman Noir »).

    Le thriller s'est imposé parce qu'il correspond au nouvel ordre mondial, au nihilisme grandissant. Le thriller, par sa fonction et ses ressorts « spectaculaires » est la littérature parfaite du « sentiment imminent de la catastrophe générale » qui s'est emparé de beaucoup de populations mondiales, pas dupes du règne du « divertissement/abrutissement ». 

    N'importe quel thriller correctement écrit dépeint désormais bien mieux le monde qui nous entoure et ses principaux enjeux que les sempiternelles enquêtes policières ou journalistique dont les modèles narratifs sont dépassés face à la dictature de l'image, de la mise en réseau, de la violence relationnelle, de la compétition permanente, de l'impérieuse nécessité du bruit. 

    Le pouls du polar bat-il encore ?

    Si nous poursuivons dans la voie d'un nihilisme croissant, celui-ci entraînera la dilution terminale du roman policier originel dans le thriller, le polar à l'ancienne se contentant d'une survivance sous perfusion via un marché de niche, en attendant peut-être la fin de la littérature elle-même dans l'indifférence et le bruit du spectacle permanent.
    Si nous estimons que le retour d'un questionnement politique, ou au moins la remise en cause du libéralisme comme modèle unique, est le prélude d'évènements qui annoncent une rupture et un monde nouveau, à l'image des années trente (le roman policier américain moderne a émergé de la crise de 1929, de l'exode rural massif, et a bénéficié de la seconde guerre mondiale pour s'imposer en Europe), il reste des raisons de croire encore à cette forme d'expression populaire. Un retour du politique, de la possibilité réaffirmée de faire des choix réels, réactiverait le besoin de désigner des ennemis propres (et non plus imposés par le marché), et donc un retour de la fonction première du roman policier.

    Quelles formes esthétiques prendrait alors ce roman policier de demain ? C'est tout l'intérêt des prochaines années qui sont devant nous.

    Pierric Guittaut (Fin de chasse, 30 juillet 2014)

     

     

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  • Sur Péguy...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site Philitt et consacré aux idées de Charles Péguy, dont on commémorait le 5 septembre dernier le centième anniversaire de la mort au cours de la bataille de la Marne...

     

    Alain de Benoist, Alain Finkielkraut, Bernanos, Charles Maurras, Charles Péguy, Jean-Claude Michéa, libéralisme, mystique, Romain Rolland

     

    Entretien avec Alain de Benoist : « Quand Péguy fait l’éloge du passé, ce n’est jamais pour regretter les hiérarchies d’Ancien Régime. »

     

    PHILITT : Pensez-vous comme Charles Péguy que la chute de la mystique dans la politique soit une des caractéristiques de la modernité ?

    Alain de Benoist : Quand il écrit, dans Notre jeunesse, que « tout commence en mystique et finit en politique », et que « l’essentiel est que, dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit pas dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance », je n’ai pas le moindre mal à le suivre. Mais il ne faut pas se méprendre sur ce terme de « mystique », que Péguy ne prend pas dans l’acception religieuse ou théologique habituelle : la mystique n’est pas pour lui un état psychique de communion avec la divinité. Il n’emploie pas non plus ce mot péjorativement, à la façon d’un Louis Rougier dénonçant la « mystique démocratique » ou les « mystiques politiques contemporaines ». Il ne fait pas allusion, enfin, à ce vaste mouvement de sécularisation qui, à l’aube du monde moderne, a vu d’anciennes thématiques religieuses se transposer en idéologies profanes (les « vérités chrétiennes devenues folles », dont parlait Chesterton).

    Par « mystique », Péguy désigne avant tout une exigence. Exigence d’intégrité intérieure, de sens de la gratuité, d’esprit de sacrifice, de refus de toute compromission. La mystique, c’est savoir « penser contre son pain », c’est-à-dire faire passer le bien commun avant l’intérêt personnel. C’est rester fidèle aux principes qu’on s’est donnés. La mystique, pour un peuple, c’est la fidélité à sa tradition. Cela va donc bien au-delà de l’idéal, car l’idéal oublie trop souvent que le spirituel est éminemment réel. La dégradation de la mystique en politique, c’est la dégradation des justes principes en politique partisane et opportuniste. Critique classique, au fond, et qui risque bien sûr de verser dans l’idéalisme : la meilleure façon de garder les mains propres est de n’avoir pas de mains ! On retrouve ici l’opposition faite par Max Weber entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction.

    Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que lorsque Péguy écrit cela, en 1910, c’est pour faire retour sur les suites de l’affaire Dreyfus, qui fut non seulement l’événement déclencheur de son engagement, mais le  véritable pivot de sa courte vie. Lorsqu’il dénonce la « banqueroute frauduleuse de l’affaire Dreyfus dans la fourberie politicienne », ce qu’il reproche à ses anciens amis dreyfusards, c’est d’avoir trahi la « mystique » qui avait motivé leur engagement en exploitant de façon politicienne leur victoire. « La mystique républicaine, dit-il, c’est quand on mourait pour la République ; la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit ». « La fidélité, la constance dans l’action ne consiste pas à suivre dans la voie de l’injustice les anciens justes quand ils deviennent injustes », écrivait-il le 15 mars 1904. Belle maxime dont on aurait plus d’une occasion de faire usage.

    Ce qui pose problème, ce n’est donc pas tant la « mystique » que l’usage globalement péjoratif que Péguy semble faire du mot « politique », comme si la mise en œuvre politique d’un projet fondé sur des principes ne pouvait qu’entraîner sa dénaturation, comme si la politique ne pouvait se substituer à la mystique sans détruire les valeurs qui la fondent, comme si la politique elle-même était inévitablement synonyme de carriérisme, d’affairisme et de corruption. Excès de pessimisme ? Péguy ne méconnaît pourtant pas les nécessités du gouvernement, pas plus d’ailleurs qu’il ne conteste le principe de l’élection. On sent qu’il en tient pour une politique capable de conserver l’élan initial qui la porte, car il n’est pas étranger au réalisme politique. Au moins a-t-il le mérite de rappeler que vouloir mettre en œuvre une telle politique revient à s’engager dans une voie étroite.

    PHILITT :  Vous considérez qu’il faut faire remonter la crise de la modernité au christianisme en passant par les Lumières. Quel regard jetez-vous sur le catholicisme de Péguy ?

    Alain de Benoist : Il me touche au plus profond, comme me touchent toutes les manifestations de la foi populaire. Ce que j’ai pu écrire de l’implication du christianisme dans l’avènement de la modernité, par le détour de la sécularisation, appartient à un autre registre. En même temps, je ne perds pas de vue ce que le catholicisme de Péguy a de singulier. Lorsqu’il se convertit en 1908, après la parution du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, il n’en devient pas pour autant pratiquant. Fidèle à sa méthode, il va jusqu’à décrire sa foi comme un « approfondissement » de son athéisme. Georges Sorel ne croira d’ailleurs jamais à sa conversion. Le pèlerin de Chartres ne rejoint pas non plus l’Église dans ses orientations politiques. Il reste partisan de la séparation de l’Église et de l’État, tout en condamnant les excès du combisme, qu’il interprète comme un cléricalisme dirigé contre les croyants. Ce qu’il dit de la dégradation de la « mystique » n’épargne pas l’Église, qu’il estime désertée par l’esprit de charité, gagnée par le « modernisme du cœur », transformée en « gendarmerie sacrée », comme le disait Berth. « La chrétienté n’est plus peuple », écrit-il dans Notre jeunesse, elle « n’est plus socialement qu’une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société ». Il aurait sans doute apprécié le pape François !

    PHILITT : Dans Mémoire vive, vous expliquez qu’après Rousseau et Marx, Péguy fait partie (avec Sorel, Proudhon…) de ceux qui ont été décisifs dans votre conversion à l’antilibéralisme. Pouvez-vous nous dire en quoi ?

    Alain de Benoist : Ce n’est pas tout à fait ce que j’explique dans Mémoire vive, car ma critique du libéralisme est très antérieure à ma découverte de Péguy. En fait, ce que j’ai aimé d’emblée chez Péguy, c’est son côté « mécontemporain », pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut, et le fait que chez lui la critique du monde moderne, la critique de la bourgeoisie, la critique de l’argent, ne fassent qu’un. Je pense que c’est par là qu’il se révèle plus actuel que jamais. J’aime sa façon de parler du passé : « On vivait alors. On avait des enfants. Ils n’avaient aucunement cette impression que nous avons d’être au bagne. Ils n’avaient pas comme nous cette impression d’un étranglement économique, d’un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d’un cran » (L’argent). On sait que pour lui, le monde moderne, c’est la « panmuflerie sans limites ». C’est « le monde qui fait le malin, le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas […] C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, même pas à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique ».

    Mais ce que j’apprécie plus encore, c’est que cette critique radicale du monde moderne n’a rien d’un restaurationnisme, qu’elle s’appuie au contraire sur l’idée d’une continuité profonde entre le passé et le présent. Quand Péguy fait l’éloge du passé, ce n’est jamais pour regretter les hiérarchies d’Ancien Régime, contrairement à Maurras, mais pour faire l’éloge des vertus intemporelles des artisans, des travailleurs et des terriens. La monarchie, d’ailleurs, lui paraît avoir été parfois plus républicaine que la République : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France », dit-il en 1913. C’est pour cela qu’il dit aussi que c’est à travers le peuple que la France peut se réconcilier avec elle-même. Lorsque Péguy regarde vers le passé, c’est pour en appeler à une continuité – et pour faire le constat de cette continuité. Quand il fait allusion à ce « noyau incandescent » des traditions qui peut être toujours actualisé, on voit bien que l’histoire ne se conçoit pour lui que comme résurrection vivante du passé. Ce thème de la continuité est l’un de ceux qui reviennent le plus souvent sous sa plume.

    Et puis, il y a l’homme, et il y a le style, et il y a la langue. Hans Urs von Balthazar a qualifié Péguy de « prophète de la fidélité », ce qui me paraît très juste. La fidélité va de pair avec la continuité, tout comme la loyauté et ce qu’il appelle la « pureté », c’est-à-dire le sens de la justice morale. Péguy est un homme qui n’a jamais lâché prise.

    J’aime enfin son itinéraire transversal. C’est auprès de ceux qui ont assumé au cours de leur vie des positions contradictoires, voire opposées, sous réserve bien entendu que l’opportunisme n’ait jamais joué le moindre rôle dans cette évolution, que l’on a toujours le plus à apprendre. Il est habituel, concernant bien des auteurs, d’opposer leur œuvre de jeunesse et leur œuvre de maturité. Péguy n’échappe pas à la règle : il y aurait un « premier » Péguy, socialiste et dreyfusard, anticlérical et homme de gauche, et un « second » Péguy, devenu patriote et catholique. Pour user du langage de la vulgate, Péguy serait passé « de gauche à droite », tout comme Georges Valois est passé « de droite à gauche ». Mais ces deux Péguy n’en font évidemment qu’un. Il l’a dit lui-même dans Notre jeunesse : « On peut publier mes œuvres complètes, il n’y a pas un mot que j’y changerais ».

    C’est le même homme qui a fait ce parcours, qui l’a conduit à assumer successivement ou simultanément des positions que d’autres ont soutenues séparément, même s’il ne cherche jamais à en faire la synthèse, parce qu’il répugne à la dialectique et qu’en outre il déteste la corruption ou le mélange des ordres. Quand il déclarera s’être converti, par exemple, il dira que c’est en tant que dreyfusard qu’il a redécouvert la foi catholique car, s’il s’est engagé en faveur de Dreyfus, c’est d’abord parce qu’il avait au cœur la vertu de charité (« notre dreyfusisme était une religion »). Il récuse d’ailleurs l’idée que la laïcité puisse être enfermée dans l’opposition du temporel et du spirituel. Mais à l’inverse, il nie la frontière qui séparerait la transcendance et l’immanence : « Car le surnaturel est lui-même charnel / Et l’arbre de la grâce est raciné profond / Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond » (Eve, 1913). Péguy n’a jamais appartenu ni à la Ligue des droits de l’homme ni à la Ligue des Patriotes C’est justement ce qui rend son parcours passionnant, parce qu’il nous fait comprendre le caractère artificiel du clivage droite-gauche.

    PHILITT :  Vous revendiquez, si je ne m’abuse, le statut d’intellectuel. Comprenez-vous la critique que formule Péguy dans De la situation faite au parti intellectuel ?

    Alain de Benoist : Je la comprends très bien. Mais permettez-moi d’ajouter qu’on peut très bien dénoncer le « parti intellectuel » tout en étant soi-même un intellectuel ! Edouard Berth, auteur des Méfaits des intellectuels (1914), ouvrage que j’ai réédité il y a quelques années, était un pur intellectuel. Je n’ai pas l’impression que le cas de Péguy soit très différent. Le regretté Jean Bastaire, qui fut l’un des meilleurs connaisseurs de l’auteur de L’argent, l’a même dit tout crûment : « S’il y a un homme qui est un intellectuel, un grand intellectuel, c’est bien Péguy ».

    La critique des intellectuels n’est pas une chose rare. On la retrouve dans les milieux les plus divers, inspirée tantôt par le « bon sens », tantôt par le goût du réalisme politique. Dans la plupart des cas, elle se ramène à opposer le « concret » à l’« abstrait ». Mais cette opposition peut s’entendre de différentes façons. Marx opposait le « travail vivant », exploité par la logique du capital, au « travail abstrait » dicté par la spéculation capitaliste. Maurras s’en prenait aux « nuées » idéologiques, à la façon de Taine.  Ludwig Klages opposait, face à l’Esprit, les prérogatives de l’Ame. Sorel, de son côté, s’en prenait aux « histrions » toujours portés à oublier le réel. Il y a de tout cela chez Péguy, mais il y a aussi autre chose, à commencer par la conviction que l’intelligence ne peut se couper du tissu concret de l’histoire et de la réalité.

    Chez Péguy, la dénonciation du « parti intellectuel » ne se double pas d’une dépréciation de l’intelligence. Ce n’est pas non plus une critique de type « populiste » ni une critique qui relèverait de l’irrationalisme, du mysticisme ou de l’intuitionnisme bergsonien. C’est une critique qu’il faut  replacer dans son contexte.

    Péguy reproche certes aux intellectuels leur goût des abstractions pures, des grands mots qui ne renvoient à rien – même s’il ne dédaigne pas d’en user lui-même. En bon libertaire, il leur reproche aussi leur carriérisme et leur autoritarisme, leur façon de se lier au pouvoir (l’« utilisation de l’intelligence par la force ») et de vouloir faire de leur idéologie particulière une pensée obligatoire. Il leur reproche de se croire en position de surplomb. Péguy, lui, tient la réalité pour inenglobable et se veut un défenseur de la pluralité. « Je n’éprouve aucun besoin d’unifier le monde », écrit-il en 1901. « Je ne suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple », dit-il aussi. C’est bien pourquoi il vise avant tout les professeurs de la Sorbonne, les intellectuels de la chaire (ex cathedra) qui dominent l’enseignement supérieur, et aussi le positivisme scientiste, l’école sociologique de Durkheim, les historiens à la Lavisse, les amis de Lucien Herr et de Ferdinand Buisson, toutes « autorités » auxquelles il oppose volontiers les instituteurs, ces prolétaires de la culture.

    Nous ne sommes évidemment plus à cette époque où les grands intellectuels pouvaient affirmer leur autorité morale en prétendant s’exprimer au nom des « sans voix ». En 1976, Michel Foucault avait bien montré, dans un texte intitulé La fonction politique de l’intellectuel, comment l’« intellectuel universel » à la Jean-Paul Sartre a aujourd’hui cédé la place à l’expert ou au spécialiste universitaire, dont les avis ne s’apprécient plus qu’en critères d’utilité et de rendement. Ce déclin de l’intellectuel, corrélatif de celui de l’Université, n’a cessé de s’accentuer. Aujourd’hui, il n’y a plus de position de surplomb. Mais ce n’est pas pour autant que l’intellectuel ne sert plus à rien. Je reste convaincu qu’il lui revient toujours le rôle de comprendre et de faire comprendre le moment historique dans lequel nous vivons.

    PHILITT : Ce texte semble par ailleurs être une réponse à L’avenir de l’intelligence de Charles Maurras…

    Alain de Benoist : Péguy n’a jamais été proche de Maurras. Sa pensée présente en revanche quelques points communs avec celle du jeune Barrès, le collaborateur de La Cocarde, même si elle récuse par ailleurs son déterminisme (le peuple, chez lui, n’a rien à voir avec l’ethnie). Cela dit, je ne suis pas sûr que ses attaques contre le parti intellectuel visent au premier chef le grand théoricien de l’Action française. Il me semble au contraire que, dans L’avenir de l’intelligence, dont le texte a paru pour la première fois dans la revue Minerva en 1902, Maurras développait certaines idées que Péguy aurait pu approuver, au moins dans leurs grandes lignes, puisque l’ouvrage se veut avant tout le récit du processus qui, à partir de l’époque des Lumières, a abouti à la prise du pouvoir généralisée par les forces de l’argent et à l’asservissement progressif des écrivains français qui en a résulté. Maurras, au passage, ne se prive pas lui-même de s’en prendre aux intellectuels ! Tout au plus peut-on dire que Péguy ne souscrivait évidemment pas au royalisme contre-révolutionnaire qui imprègne ces pages ni à l’idée naïve, et manifestement fausse quand on sait le rôle que la bourgeoisie marchande a joué sous la monarchie, que le pouvoir de l’argent ne s’exerçait pas avant la Révolution.

    PHILITT : Péguy et Rolland incarnent deux figures antagonistes de l’écrivain. Le premier a embrassé son destin pour mourir la veille de la bataille de la Marne, le second a préféré rester « au-dessus de la mêlée ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?

    Alain de Benoist : Je trouve la position de Romain Rolland parfaitement respectable. En affirmant se situer « au-dessus de la mêlée », Rolland ne prétendait nullement se réfugier dans une sorte de neutralité. Dans sa série de textes publiés à partir de septembre 1914 dans le Journal de Genève (série dont il faut rappeler qu’elle devait à l’origine s’appeler « Au-dessus de la haine »), il eut au moins le mérite, alors que la folie guerrière déferlait sur toute l’Europe, de condamner cette unanimité et de prévoir que la Grande Guerre se solderait par une affreuse boucherie (« quelle que soit l’issue, l’Europe sera mutilée »). Avant de s’engager dans une voie toute différente, il fut d’ailleurs quelque temps lié lui-même à Péguy, à l’époque où il enseignait l’histoire de l’art à l’École Normale, et Péguy a publié plusieurs de ses livres (Les loups, Le triomphe de la raison).

    PHILITT :  Pensez-vous que la critique du socialisme que formule Péguy, socialisme antipatriotique, anticatholique et antimilitariste incarné par Gustave Hervé et Emile Combes, soit encore valide aujourd’hui ?

    Alain de Benoist : On sait que les premiers écrits de Péguy (De la cité socialiste, 1897) portent la marque d’un socialisme utopique à la Fourier. Sa « cité harmonieuse » n’est pas loin du phalanstère de papier ! C’est également à cette époque qu’il écrit que l’on ne peut « se dire socialiste sans s’efforcer de vivre dans un état de pureté morale parfait ». Il s’est ensuite un peu défait de cet idéalisme, mais il a continué de s’inscrire dans la filiation de Proudhon, voire de Pierre Leroux. Il a aussi été très proche de Sorel et de Berth, et l’on retrouve sous sa plume des traits d’inspiration blanquiste qu’il combine sans mal avec ses tendances libertaires. Formé à l’École Normale supérieure à une époque où Lucien Herr en était le bibliothécaire, il connaît très bien les idées socialistes de son temps, y compris celles de Marx. Il récuse le socialisme d’État et ne souscrit pas à l’idée de lutte des classes, qui relève selon lui du ressentiment, mais il n’en trace pas moins une frontière très nette entre le monde aliéné des travailleurs et celui de la bourgeoisie capitaliste qui l’asservit. Rien ne serait donc plus erroné que de lui attribuer, même dans la seconde partie de sa vie, une hostilité de principe au socialisme.

    Pour comprendre sa critique du socialisme, il faut se souvenir de ce qu’était le mouvement socialiste au tournant du siècle et de ce qu’on appelait alors de ce nom. Sa critique se relie directement à ce qu’il dit de la façon dont la mystique s’est dégradée en politique. C’est d’abord une critique de l’embourgeoisement du socialisme, tout à fait comparable à celle que développent à la même époque Georges Sorel et Le Mouvement socialiste, la revue de Hubert Lagardelle. Comme Sorel, Péguy voit avec tristesse le socialisme s’acheminer vers le parlementarisme, et donc vers le réformisme. En 1905, la création du parti socialiste-Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), qui rassemble les anciens blanquistes et les allemanistes, équivaudra pour lui à brader à la fois les acquis du mouvement ouvrier et l’idéal du républicanisme au profit de la démocratie parlementaire, à ses yeux synonyme de « pourriture politicienne ».

    Péguy avait aimé le premier Jaurès, socialiste, patriote et épris de justice morale, rallié à la cause de Dreyfus en août 1898 (après l’avoir d’abord cru coupable). Il exècre le Jaurès devenu réformiste, qu’il dit être être « mû par les plus bas intérêts électoraux ». De façon excessive, il va jusqu’à voir en lui  le « traître » par excellence. Il lui en veut d’avoir tendu la main à ceux des socialistes (Jules Guesde, Edouard Vaillant, Paul Lafargue) qui, lors de l’Affaire Dreyfus, avaient estimé qu’ils n’avaient pas à prendre position dans cette « affaire bourgeoise ». Il lui reproche surtout de s’être même acoquiné avec Gustave Hervé, l’antimilitariste opposé à toute forme de patriotisme dont l’attitude pouvait laisser croire que, comme le prétendaient les adversaires de Dreyfus, la cause dreyfusarde était celle de l’« anti-France ». (L’ironie de l’histoire est que Gustave Hervé, rallié en 1914 à l’Union sacrée, se ralliera alors au camp des super-patriotes !) Pour Péguy, le socialisme est au contraire profondément patriote. Il n’a rien à voir avec l’antimilitarisme, le matérialisme ou l’idéologie du progrès.

    En reprenant l’analyse de Jean-Claude Michéa, on pourrait dire que Péguy déplore la façon dont le « socialisme », au moment de l’affaire Dreyfus, s’est rallié aux idées libérales et « progressistes » au lieu de s’en tenir à la défense du peuple. Une telle critique n’est pas sans évoquer des auteurs comme George Orwell, avec son insistance sur la « common decency », et Christopher Lasch. C’est en effet une critique du socialisme portée au nom de socialisme. Car Péguy n’a jamais cessé de penser que la misère économique (qu’il ne confond pas avec la pauvreté) est un « instrument de servitude sans défaut », ainsi qu’il l’écrivait déjà dans De Jean Coste en 1902. « Nous n’avons pas la présomption d’imaginer, de fabriquer, d’inventer une humanité nouvelle […] Nous voulons libérer l’humanité des servitudes économiques ».

    PHILITT : Dans quelle mesure pouvons-nous dire que Bernanos est un héritier de Péguy ? Il semble d’ailleurs que Péguy ait fait évoluer Bernanos sur un certain nombre de positions…

    Alain de Benoist : La lecture de Péguy a peut-être aidé Bernanos à prendre ses distances vis-à-vis de l’Action française, et aussi de Drumont. Mais ce qui saute aux yeux, c’est leur commune inspiration. Comme Péguy, Bernanos voit dans la société moderne une grande corruptrice, où la politique représente l’incarnation même de la dégradation des mœurs. Lui aussi considère que le monde moderne « est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable » (Note conjointe sur M. Descartes), claire allusion au flux perpétuel de cet équivalent universel qu’est l’argent. Dans le monde moderne, « tout advient sur le mode de la disponibilité » (Alain Finkielkraut), parce que tout devient calculable, tout relève du seul ordre de la quantité. Face à cela, Bernanos et Péguy savent tout deux se montrer pamphlétaires. Mais ce que l’un dit avec les mots du poète et du philosophe, l’autre le dit avec ceux du romancier. En outre, chez l’auteur de Sous le soleil de Satan et de La France contre les robots, cette critique s’inscrit dans une réflexion beaucoup plus large, presque obsessionnelle, sur la présence du mal dans le monde. Quand on analyse cette réflexion, on constate que le catholicisme de Bernanos n’est pas moins hétérodoxe que celui de Péguy, car il pose la question du mal d’une façon plus chrétienne qu’il n’y répond.

    Mais au-delà de Bernanos, il faudrait encore évoquer l’influence que Péguy a exercée sur toute la génération des « non-conformistes des années trente », à commencer bien sûr par Alexandre Marc, Robert Aron et Emmanuel Mounier. En 1943, Bernanos disait de Péguy : «Son heure sonnera ». Elle a largement sonné depuis.

    PHILITT : Comment expliquez-vous le fait que Péguy ait été récupéré à la fois par la Révolution nationale et par la Résistance ?

    Alain de Benoist : Je n’y vois rien d’étonnant. Il y a chez Péguy suffisamment de facettes, et aussi d’« ambiguïtés », pour que tout le monde ou presque puisse se réclamer de lui. C’est en outre le lot commun de tous ceux qui ont assumé une position transversale que d’avoir eu des postérités opposées. En refusant de parler au nom d’un parti, Péguy s’est mis en position d’être « récupéré », à plus ou moins bien escient, dans des mouvances tout à fait différentes. Les récupérateurs de Vichy se sont d’ailleurs paradoxalement vus confortés dans leur position lorsque Bernard-Henri Lévy, s’abritant de façon assez ignominieuse derrière Julien Benda, est allé jusqu’à faire jusqu’à faire de l’ancien dreyfusard un précurseur du « national-socialisme à la française » ! Aujourd’hui encore, ce qui est frappant, c’est l’incroyable diversité d’orientation des péguystes, de Jacques Julliard à Jean Bastaire, de François Bayrou à Edwy Plenel, de Chantal Delsol à Roger Dadoun, d’Alain Finkielkraut à Jacques Viard. Les seuls assurément qui ne sauraient se réclamer de lui sont les bourgeois orléanistes. Rappelons-nous ce que disait Péguy : « Tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme : orléanisme de la religion, orléanisme de la république ». Un avertissement qui vaut toujours aujourd’hui.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Matthieu Giroux (Philitt, 3 juillet 2014)

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