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libéralisme - Page 2

  • La société de surveillance, stade ultime du libéralisme...

    Essayiste et collaborateur de la revue Éléments, Guillaume Travers est notamment l’auteur d’Économie médiévale et société féodale (La Nouvelle Librairie, 2020), de Capitalisme moderne et société de marché (La Nouvelle Librairie, 2020), et coauteur, avec Alain de Benoist, de La Bibliothèque du jeune Européen (Le Rocher, 2020).

     

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    La société de surveillance qui se met en place scelle-t-elle la fin du projet libéral de « société ouverte » ? Non, répond Guillaume Travers, elle en est au contraire l’aboutissement logique. C’est la raison pour laquelle les libéraux promouvront tôt ou tard toutes les méthodes techniquement possibles de contrôle social : puçage des populations, reconnaissance faciale, modifications géniques, 5G, etc. Pour éclairer ce paradoxe, il faut revenir aux sources de la conception libérale de la liberté, et mettre en lumière ses impensés. Ce à quoi s’attache cet essai. Face à la liberté abstraite des libéraux, il appelle à retrouver une conception classique de la liberté, qui a prévalu tant dans le monde antique que médiéval — et pas sa falsification orwellienne.

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  • Libéralisme contre libéralisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à la montée en puissance du capitalisme totalitaire.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Libéralisme contre libéralisme

    Libéralisme et capitalisme ont eu partie liée. Ce n’est plus le cas. En Europe comme ailleurs, un capitalisme totalitaire devient la première menace qui pèse sur nos démocraties et restreint nos libertés.

    Un vieux clivage

    Pour deux siècles, Benjamin Constant avait fixé le cadre du débat ; « la liberté politique est la liberté des Anciens, la liberté de l’individu est la liberté des Modernes ». Entre anciens et modernes, entre souverainistes et mondialistes, entre tenants de l’autonomie des Nations à faire leurs lois et à respecter leurs mœurs, et apôtres de l’universalisme du droit et des droits, s’est résumé le débat politique qui nous a si longtemps tenus éveillés. Mais voilà qu’une autre ligne de fracture vient transformer en profondeur le débat. Au vieil affrontement entre le libéralisme politique, celui de la liberté des peuples, exprimé par le principe majoritaire et le suffrage universel accordé à tous les citoyens, et le libéralisme de l’individu, celui des libertés individuelles, exprimé par l’État de droit et les droits de l’Homme, oublieux du citoyen, succède l’affrontement entre le libéralisme et le capitalisme. Un capitalisme sorti des mœurs et des lois, des frontières et des Nations est devenu la plus grande menace qui pèse sur nos libertés publiques comme privées.

    Le capitalisme est sorti de son lit. C’est ce que l’incroyable accumulation de richesse par les géants du numérique américain dit aussi bien que l’ascension, puis la chute, des magnats du numérique et des réseaux en Chine. C’est ce que signifie le privilège insolent du capital, désormais immune du politique, à l’abri du vote comme des décisions gouvernementales, au titre des accords internationaux de libre-échange signés par l’Union européenne qui protègent le capital et son rendement au point de faire porter sur le contribuable le coût de toute décision, par exemple sociale ou environnementale, qui porterait atteinte au rendement attendu d’un investissement. Et c’est ce que nous disent à la fois le grand désordre qui s’étend aux États-Unis, et le grand retour au patriotisme économique qui secoue la Chine et fait rendre gorge à ceux qui ont cru édifier leur fortune sans le peuple, ou contre lui. Qui a dit que l’égalité devait fixer des limites à la liberté économique ?

    Le communisme en a rêvé, les GAFAM l’ont fait

    Que s’est-il passé ? Ni révolution dans la rue, ni coup d’État à sensation, mais un changement de nature de ce que nous appelons encore démocratie sans mesurer à quel point le mot s’est vidé de son sens. C’est le numérique qui a donné au capitalisme ce caractère totalitaire que les limites des Nations, des ressources et des organisations lui interdisaient de prendre. Deux révolutions sont passées sous silence :

    D’abord, le fait que les techniques de traitement de masse de données pratiquement infinies rendent possible la planification intégrale ; ce que les régimes communistes avaient échoué à faire, faute de moyens techniques adéquats, Amazon ou Google peuvent le faire, mais alors que les régimes socialistes affirmaient le faire au bénéfice du peuple Amazon ou Google le font au bénéfice de leurs seuls actionnaires.

    Ensuite, le fait que la maîtrise de l’information acquise du fait de l’Intelligence artificielle et des algorithmes permet de fabriquer l’opinion, de susciter des états de conscience, bref, de modifier la perception du Bien et du Mal dans un sens unique et facile à identifier — à condition de s’en tenir à distance. Le numérique permet au capital de fabriquer la vérité — d’imposer sa vérité. Résumons en quelques mots ; tout ce qui vient de l’État est mal, tout ce qui vient du privé est Bien.

    Les milliardaires du Net font le Bien de l’humanité ; leurs fondations et les ONG qu’ils financent, généralement avec l’argent accumulé dans des paradis fiscaux ou acquis en ruinant les classes moyennes de leur pays d’origine, ne peuvent être mises en cause. La justice n’a rien à voir avec le capital et les revenus ; les pauvres doivent tout à la charité des riches. D’ailleurs qui n’est pas ému par la bonté d’âme des Soros, Gates et cie ? Les exemples criants de manipulations d’opinion sont partout. Citons seulement les coûts écologiques de ces voyages dans l’espace dont les Branson, Musk et cie semblent faire leur nouveau jouet — et dont personne ne dénonce les impacts désastreux. Citons encore la volonté, affichée par Gates, Bezos et quelques autres, de lancer l’exploitation du Groenland et des terres australes, piétinant un consensus que l’on croyait acquis sur la préservation de ces terres vierges et surtout, fragiles.

    Et citons encore l’extraordinaire impunité dont bénéficient des opérateurs modernes d’une censure dont l’arbitraire n’a d’égale que la partialité, mais dont aucun gouvernement, en dehors de la Chine, n’est parvenu à leur imposer les sanctions qui sauveraient cette condition de la démocratie ; la liberté d’opinion. Pour conclure ; nous vivons un nouveau temps des « robber barrons », ces Vanderbilt, Pierpont Morgan et autres bâtisseurs d’empires par le crime et la fraude, mais pardonnés parce qu’ils construisaient des bibliothèques ! Mais à quand la loi sur l’enrichissement sans cause, qui brisera leurs empires ?

    L’économie emportée par un capitalisme intégral est devenue totalitaire. Elle a plus à voir avec la croyance qu’avec l’économie, la société et bien sûr, la politique. Et c’est bien en cela que cette économie du capitalisme est totalitaire ; elle avale tout ce qui n’est pas elle. L’extension du domaine du marché à tout ce qui vit, de la reproduction humaine à la lutte contre les pandémies, comme l’illustre l’indécente fortune accumulée par les big pharma sous prétexte du Covid, est spectaculaire ; comme est spectaculaire la constitution de monopoles privés qui remplacent les monopoles d’État.

    Pour sortir de cette situation qui menace plus encore que les libertés, la vie elle-même, la première solution est de rendre aux populations leurs biens communs, des autoroutes à La Poste et des chemins de fer aux hôpitaux ; à eux d’en devenir associés propriétaires, à eux de décider de leurs conditions d’exploitation et du rendement qu’ils en attendent. La seconde est d’affirmer la priorité de l’indépendance stratégique, et de la décliner dans tous les secteurs où l’intérêt de la Nation est en jeu. La dernière appelle une tout autre dimension. Celle du sacré. Et comment ne pas paraphraser Heidegger ; face à l’être de la technique déchaîné par la cupidité privée, pouvons-nous faire autre chose que créer les conditions pour qu’à nouveau, le sentiment du sacré nous emplisse de respect, de crainte et de retenue ?

    Hervé Juvin  (Site officiel d'Hervé Juvin, 15 septembre 2021)

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  • La critique du libéralisme de Juan Donoso Cortès, figure de la pensée contre-révolutionnaire...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une nouvelle vidéo d'Ego Non qui évoque la critique du libéralisme formulée par Juan Donoso Cortés (1809-1853), figure de la pensée contre-révolutionnaire et inspirateur de Carl Schmitt.

    On pourra trouver une présentation de cet auteur dans le livre de Philippe Baillet, Pour la contre-révolution blanche - Portraits fidèles et lectures sans entraves (Akribéia, 2010).

    On notera que plusieurs recueils de textes de Juan Donoso Cortés sont accessibles grâce à la politique de numérisation et de réédition mise en place par la BNF.

    Ceux qui apprécient le remarquable travail d'Ego Non, pourront désormais le retrouver en version écrite dans chaque numéro de la revue Éléments, à la rubrique "La leçon de philosophie politique"...

     

                                            

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  • Le libéralisme contre les peuples...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte de l'allocution d'Alain de Benoist prononcée à l'occasion du colloque de l'Institut Iliade qui s'est tenu à Paris le 29 mai 2021 sur le thème "L'économie au service des peuples".

     

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    Le libéralisme contre les peuples

    « Le libéralisme contre les peuples ». Cette expression peut s’envisager de deux façons différentes. Il y a d’un côté la théorie libérale, l’idéologie libérale, dont l’une des caractéristiques est en effet de nier l’existence des peuples. Il y a d’autre part la pratique. Elle s’exerce par l’intermédiaire d’un système, le système capitaliste, qui est à mes yeux indissociable du libéralisme en tant que doctrine ou idéologie, puisqu’il peut se définir comme un dispositif général d’arraisonnement du monde tendant à asseoir le primat de la valeur marchande sur toutes les autres, lequel implique précisément la généralisation du modèle anthropologique libéral, qui est celui de l’«homme économique», de l’"Homo œconomicus". C’est la raison pour laquelle parler du libéralisme tout en ignorant le capitalisme revient à parler dans le vide.

    Pourquoi la théorie libérale nie-t-elle l’existence des peuples ? Parce qu’elle repose sur un socle anthropologique à la fois « économiste » et individualiste. Historiquement parlant, la modernité libérale correspond au moment où la société n’est plus posée comme première, mais où c’est l’individu qui est posé comme précédant le tout social, lequel n’est plus dès lors qu’un simple agrégat de volontés individuelles. Considéré de manière abstraite comme un être fondamentalement indépendant de ses semblables, totalement propriétaire de lui-même, qui n’est tenu par aucune appartenance se situant en amont de lui-même, l’homme est parallèlement redéfini comme un agent qui cherche en permanence à maximiser son meilleur intérêt, adoptant ainsi le comportement du négociant au marché. Ce tournant sans précédent est précisément le fait du libéralisme, dont l’apparition coïncide avec la montée de la classe bourgeoise au sein des sociétés occidentales.

    Fondamentalement, le libéralisme pense le monde à l’échelle de l’individu. Pour les penseurs libéraux, l’homme, loin d’être constitué comme tel par ses liens avec les autres, doit être pensé comme un individu délié de toute appartenance constitutive, c’est-à-dire en dehors de tout contexte culturel ou social-historique. La liberté, posée comme un droit inaliénable, est réduite à la liberté individuelle conçue elle-même comme affranchissement vis-à-vis de tout ce qui excède l’individu. On considère, de même, que la souveraineté ne doit pas s’étendre au-delà de l’individu ou s’exercer au-dessus de lui, ce qui délégitime la notion de souveraineté nationale ou de souveraineté populaire. L’idée générale est que l’homme est avant tout ce qu’il a librement choisi d’être, qu’il est entièrement maître de ses choix et qu’il doit être laissé libre de se construire lui-même, non à partir d’un déjà-là, mais à partir de rien. Cette idée entraîne évidemment l’indifférence vis-à-vis des différentes conceptions du bien. Comme le dit fort justement Pierre Manent, le libéralisme est d’abord le renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin. Le résultat est la disparition de toute idée de bien commun.

    « La société n’existe pas », déclarait Margaret Thatcher

    Dans cette optique, les peuples ne sont que de simples agrégats d’individus, ce qui veut dire qu’ils n’ont aucune caractéristique propre en tant que peuples leur permettant de se distinguer des autres peuples. Il en va de même des communautés, des nations et des cultures. « La France n’est qu’un agrégat d’êtres humains », affirme ainsi l’économiste libéral Bertrand Lemennicier. « La société n’existe pas » (« There is no society»), déclarait Margaret Thatcher. La société n’est plus en fait que le produit contingent des volontés individuelles, un simple assemblage d’individus cherchant tous à défendre et à satisfaire leurs intérêts particuliers. Une telle société n’a plus à être gouvernée, mais gérée comme auxiliaire du marché. On n’est pas très loin du vieux rêve saint-simonien visant à remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses.

    Le libéralisme, de ce point de vue, est directement antagoniste de l’affirmation des identités collectives. Une identité collective ne saurait en effet s’analyser de manière réductionniste, comme la simple somme des caractéristiques que possèdent des individus rassemblés au sein d’une collectivité donnée. Elle requiert que les membres de cette collectivité aient la claire conscience que leur appartenance englobe ou excède leur être individuel, c’est-à-dire que leur identité commune résulte d’un effet de composition. Elle implique aussi de reconnaître qu’il existe, au sein d’un ensemble donné, des propriétés émergentes distinctes des caractéristiques des individus singuliers qui le composent. Or, le libéralisme nie l’existence de ces propriétés émergentes– celles qui font qu’une forêt est plus qu’une addition d’arbres, un peuple plus qu’une somme d’individus.

    L’essence du capitalisme, c’est la négation des limites et des frontières

    Voyons maintenant ce qu’il en est du côté du capitalisme. Disons d’abord que la plus grande erreur que l’on pourrait faire serait de n’y voir qu’un système économique. Le capitalisme n’est pas d’abord un système économique, mais un « fait social total » (Marcel Mauss), d’où découle la forme fétichisée que prennent les rapports sociaux dans les sociétés libérales. Il est donc vain de chercher à en apprécier la valeur au regard de son « efficacité » réelle ou supposée. Le système capitaliste est sans conteste supérieurement efficace pour produire des marchandises, mais l’efficacité n’est pas une fin en soi. Elle ne qualifie jamais que les moyens mis en œuvre pour atteindre une fin, sans rien nous dire de la valeur de cette fin. Les marchandises rapportent de l’argent, qui permet de produire plus de marchandises, lesquelles permettent de créer plus d’argent. La plus-value ainsi dégagée permet la transformation de l’argent en capital, et la suraccumulation du capital permet à l’argent de s’augmenter perpétuellement de lui-même. Mais le capital est d’abord un rapport social qui met en forme un imaginaire spécifique et implique des façons de vivre mais aussi de concevoir le monde.

    L’essence du capitalisme, c’est l’illimitation, le « toujours plus », la négation des limites et des frontières, la négation de la mesure, et d’abord de la mesure humaine. Sa caractéristique fondamentale, c’est son orientation vers une accumulation sans fin au double sens du terme : processus qui ne s’arrête jamais et qui n’a d’autre finalité que la valorisation du capital. C’est cette illimitation dans la visée comme dans la pratique qui fait du capitalisme un système reposant sur la démesure (hybris), la négation de toute limite.

    L’abolition des frontières est nécessaire au libre-échange et au principe du « laissez faire, laissez passer ». Le capitalisme libéral exige en effet que tout ce qui peut faire obstacle à l’échange marchand soit progressivement éradiqué. Il exige la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’a rien à objecter à l’immigration, l’autre raison étant qu’il ne conçoit le peuplement des territoires qu’en termes d’individus : un million d’extra-Européens qui viennent s’installer en Europe, c’est simplement un million d’individus qui viennent en rejoindre des millions d’autres. S’y ajoute le principe de la liberté individuelle, la seule que reconnaissent les théoriciens libéraux : tout homme doit se voir reconnaître le droit de se déplacer à sa guise (étant entendu, comme le dit Hayek, que la liberté économique prime sur la liberté politique). « L’immigration, lisait-on récemment sur un site libéral, reste une expression de la liberté individuelle qu’il s’agit de sauvegarder » (Contrepoints, 23 avril 2020) !

    La société libérale est donc à la fois une société des individus et une société de marché

    Dans tout ce système, l’argent occupe évidemment une place centrale. Dans Le Capital, Marx écrit à juste titre que « l’argent est la marchandise qui a pour caractère l’aliénation absolue, parce qu’il est le produit de l’aliénation universelle de toutes les autres marchandises ». Il ajoute que « le mouvement du capital n’a ni fin ni mesure, puisque la valorisation de la valeur n’existe que par la circulation de l’argent considéré comme capital ». Georg Simmel a de son côté bien montré que la nature intrinsèque de l’économie fondée sur l’argent est d’écarter la question des fins au profit de celles des moyens. En tant qu’équivalent universel, l’argent est ce qui permet de tout évaluer, de tout quantifier à l’aide d’une mesure unique, la valeur étant systématiquement rabattue sur le prix. En créant une perspective à partir de laquelle les choses les plus différentes peuvent être évaluées par un nombre, la monnaie les rend en quelque sorte égales : elle ramène toutes les qualités qui les distinguent à une simple logique du plus et du moins. Or, toute quantité, quelle qu’elle soit, peut toujours être augmentée d’une unité. À tout nombre il est toujours possible d’ajouter un chiffre, en sorte que le mieux s’y confond automatiquement avec le plus. Et ce dont on peut avoir toujours plus, on n’en a bien sûr jamais assez…

    La société libérale est donc à la fois une société des individus et une société de marché où la raison économique se subordonne toutes les relations sociales et dont elle fait le lieu de la concurrence généralisée, de la guerre de tous contre tous, où tout un chacun veut maximiser son intérêt propre aux dépens de celui d’autrui. Le règne du capitalisme se traduit finalement par une clôture du sens qui n’a pratiquement pas de précédent dans l’histoire. Cette clôture du sens, dont on voit aujourd’hui les effets, contribue puissamment à la montée du nihilisme. En conclusion, je dirai donc que la restauration du commun et du bien commun est le programme qui s’offre aujourd’hui à tous les antilibéraux si l’on veut sortir d’un monde où rien n’a plus de valeur, mais où tout a un prix.

    Alain de Benoist (Site de la revue Éléments, 3 juin 2021)

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  • Les ennemis de mes ennemis sont-ils vraiment mes amis ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du syndicat étudiant La Cocarde, cueilli sur Polémia et consacré à la question des faux amis dans le combat contre l'islamisme.

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    Islamisation. Les ennemis de mes ennemis sont-ils vraiment mes amis ?

    Face à l’islamisme et aux indigénistes, sommes-nous vraiment dans le même camp que la gauche républicaine ?

    Un dangereux précédent : quand la droite devint libérale

    En pleine guerre froide, la France était géographiquement de facto dans le bloc occidental dès lors que les couloirs naturels est-ouest du continent européen formaient autant de trouées faisant de l’Hexagone un débouché des masses blindées du Pacte de Varsovie. La politique eut beau parfois freiner – et avec brio! ce déterminisme, l’idéologie s’y est rapidement pliée. Tandis qu’une généreuse fraction de la gauche espérait et recherchait un basculement de Paris aux côtes de Moscou ainsi que le triomphe du communisme sur tout le Vieux continent, la droite française, par dialectique, s’est largement rangée derrière la “défense de la liberté » face à une menace d’invasion ou de coup de force bolchéviques. Les historiens des idées ont depuis bien montré comment le libéralisme économique a colonisé les rangs de la droite, souvent à bas bruit, pour finir par triompher à la tête du RPR.

    Ce qui aurait pu n’être qu’une entente conjoncturelle entre droite et libéralisme s’est traduit, on le sait, par la digestion rapide de la première par le second, même si les vainqueurs ont toujours du mal à reconnaître leur victoire, et les perdants leur défaite.

    C’est ainsi que, face à une menace jugée existentielle, la droite s’est alliée à ceux qui tiraient dans la même direction qu’elle : les libéraux. Il fallait abattre le monstre étatique, collectiviste et totalitaire et tout ce qui pouvait de près ou de loin lui ressembler, jusque dans son propre camp. Mais elle ne s’est pas contentée de cela. Elle a voulu se rendre interopérable en reprenant le champ lexical, les concepts et les références intellectuelles du libéralisme qu’elle combattait jadis, et il est rapidement devenu impossible de les distinguer. Le communisme fut vaincu à l’extérieur et réduit à peu de chagrin à l’intérieur, mais la droite historique l’accompagna dans le tombeau malgré son triomphe dans les urnes.

    Si nous prenons le temps de ces quelques rappels historiques, c’est parce qu’il nous apparaît aujourd’hui que « notre camp » – c’est-à-dire, pour faire vite, ceux qui défendent le droit du peuple français à rester lui-même, la continuation de l’identité nationale et le maintien de nos principes civilisationnels – court le risque d’entrer dans une impasse tout aussi mortelle, cette fois dans la lutte qu’il mène contre l’islamisme et ses satellites indigénistes.

    Les dangers de l’illusion du consensus

    Face aux manifestations toujours plus pressantes de l’islam politique, face à l’inféodation de certaines fédérations religieuses à des puissances étrangères, face aux menaces qui pèsent sur les professeurs et l’enseignement de la laïcité, et face aux offensives « racialistes » dans nos universités, il se trouve qu’une bonne partie de l’échiquier politique tire plus ou moins sincèrement la sonnette d’alarme et soutient qu’il faut « faire quelque chose ». C’est même une partie non négligeable des journalistes et éditorialistes qui n’a désormais pas de mots assez durs pour ceux qui, depuis Paty, ne désignent pas clairement ce danger. Il suffit ici de penser au nombre d’occasions où les Insoumis et les Verts sont à juste titre pointés du doigt. Dans le discours au moins, l’anti-islamisme est aujourd’hui davantage rassembleur que clivant.  

    Alors quoi, ça y est, « nous » avons gagné, tout le monde s’est rallié à nos idées ? Non. Il se passe que, longtemps après qu’une poignée d’intellectuels et d’hommes politiques ait déclaré que l’islam représente une menace existentielle pour la France et le peuple français dès lors qu’il n’est plus le fait d’individus mais de masses, beaucoup se rendent compte aujourd’hui que la survie du projet républicain auquel ils sont tant attachés n’est plus assurée.

    Le casus belli n’est pas le même ! Ce qui inquiète par-dessus tout le Printemps républicain de Gilles Clavreul et de Laurent Bouvet, ce qui inquiète par-dessus tout Manuel Valls, Marlène Schiappa ou Élisabeth Badinter, ce n’est pas l’irruption d’une contre-civilisation sur notre sol français et européen, ce n’est pas la modification fondamentale de notre devenir historique en tant que peuple et la fin programmée de ce qu’ « être Français » veut dire. Ce qui les inquiète par-dessus tout, c’est que l’islamisme et ses sbires contreviennent à l’idée d’une société des individus libres de toute attache particulière, détachés de toute communauté, et ne partageant comme socle commun que l’adhésion à des « valeurs républicaines » vidées de toute substance. La gauche républicaine ne sonne pas la mobilisation générale pour sauver la patrie charnelle et défendre chaque coin de terre sur lequel nos ancêtres ont ferraillé face à l’ennemi. Elle ne fait pas briller ses boutons de guêtre pour sauver l’âme d’un peuple et sa continuité historique. Non, elle se raidit car son idée est en train d’être dévorée par l’enfant monstrueux qu’elle a elle-même engendrée !

    Nous le savons bien, et le disons en une phrase : la France ne sera plus la France si, demain, ceux qui la composent se rattachent majoritairement à une ou des autres culture(s), et ce alors même qu’ils respectent scrupuleusement les lois de la République. Sans les mœurs, la loi, quoique nécessaire, est insuffisante. Cela devrait nous interroger sur qui sont dès lors nos alliés.

    Comment offrir la victoire à ceux qui nous combattent

    Le déni des cultures, la certitude que le phénomène migratoire n’est qu’une simple addition « 1 individu + 1 individu », la dépossession de l’État des moyens de rejeter telle ou telle pratique culturelle dès lors qu’elle n’empiète pas sur « la liberté des autres », voilà comment la gauche républicaine – et la droite qui lui a servi de paillasson – a enfanté le « problème musulman » qui se pose à nous. Et elle prétend aujourd’hui le combattre farouchement au nom des mêmes principes qui lui ont donné naissance et ont permis son expansion. Engrenage infernal. Si nos armes pointent dans la même direction, c’est pour des motifs et des objectifs extrêmement différents.

    Il est urgent de se défaire de cette illusion rassurante d’avoir enfin beaucoup d’amis et peu d’ennemis. Les balles volent dans la même direction, mais ne sentez-vous pas ce bout du canon appuyé dans votre dos. Il s’appelle « tenaille identitaire ». Dans le schéma intellectuel de la gauche républicaine, vous n’êtes pas une case alliée, vous êtes l’autre partie du mécanisme qu’ils combattent, lequel forme un tout avec l’islamisme et l’indigénisme. Au mieux, vous êtes second sur la liste !

    Il faut cesser de croire que, parce qu’ils ne nous donnent pas tout à fait tort, parce qu’ils acquiescent à certaines de nos répliques, ils seraient prêts à nous serrer la main ou à nous prendre dans leurs bras dans une grande réconciliation. Quelle illusion ! Ils ne baisseront jamais la garde face à la Bête immonde et auront toujours une arme braquée sur nous.

    Et s’ils ne nous abattent pas directement par les ostracisations ou les tribunaux, ils nous avaleront par la puissance de leur morale, nous attirant à eux par l’attraction irrésistible d’être enfin accepté et toléré dans le cercle tant convoité de la Raison et du Bien. Ils tueront notre combat en le dénaturant, en le dépouillant, en l’aseptisant, en nous faisant reprendre à notre compte la défense de leurs idéaux. Que restera-t-il de nous, de ce pour quoi nous luttons, si la guerre contre l’islamisme et contre les ennemis de la France se fait au nom du Vivre-ensemble, de la Tolérance, de la République Inclusive, Universaliste et Laïque, de la Liberté pour chacun de « vivre comme il l’entend » ? Aucune victoire ne sera possible avec de telles munitions, et il serait sage qu’en faisant feu dans la même direction l’on ne se tire pas en même temps une balle dans le pied.

    Résistons à cette tentation qui nous pousse à reprendre l’étendard de l’universalisme républicain, laïc et progressiste abandonné par la gauche dans sa migration vers d’autres horizons multiculturels. Nous serions défaits si, dans le moment politique et historique où nous sommes, nous nous mettions à parler comme nos adversaires et à batailler à partir de leur logiciel idéologique. Ce ne serait alors pas « nos idées » qui seraient hégémoniques, mais celles de la gauche républicaine dont nous nous ferions les hérauts, aggravant encore l’étendue du mouvement sinistrogyre comme ce fut déjà le cas avec la conversion de la droite au libéralisme.  Ce qu’il faut, c’est marteler leur immense responsabilité dans le drame qui s’installe, c’est refuser que les agents de la débâcle puissent aujourd’hui donner des leçons de lucidité, c’est enfoncer les derniers clous dans le cercueil de cette gauche qui a rendu la France disponible à d’autres civilisations.

    Quand le Réel vient chaque jour valider les analyses que nous partageons, il est impensable que, par mégarde ou par facilité, nous enfilions l’uniforme des coupables et de ceux qui ont collaboré avec l’ennemi. « Dieu se rit des hommes … », vous connaissez la suite.

    La Cocarde (Polémia, 6 avril 2021)

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  • Ensauvagement et libéralisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la relation entre ensauvagement et libéralisme. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    Ensauvagement. « Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme » selon Jure Georges Vujic

    Polémia : Ces derniers temps, le terme d’« ensauvagement » est devenu à la mode, et renvoie avec justesse à une augmentation de la criminalité, de l’explosion brutale et sporadique d’actes de vandalisme et de pillages. S’agit-il selon vous d’actes de barbarie passagers, ou s’agit-il d’un phénomène plus profond qui témoigne d’un malaise de notre civilisation contemporaine ?

    Jure Georges Vujic : La barbarie est une thématique classique de la philosophie de la culture, et l’on se souvient du fameux paradoxe de la barbarie soulevé par Montaigne dans la confrontation entre le royaume des cannibales, et les cannibales du royaume, mais aussi Victor Hugo qui pose l’importante distinction entre « les barbares de la civilisation » et « les civilisés de la barbarie ». Bref, si l’on admet que la perception et la signification de la barbarie, de la sauvagerie, dépendent de la confrontation des cultures, des mœurs, des coutumes, des comportements, comme des pratiques politiques, économiques, sociales, idéologiques, ethniques, alors l’on peut relativiser ce phénomène à outrance. Le paradoxe de la modernité réside dans le fait que, en dépit des promesses salutaires et irénistes des Lumières puis kantiennes, de la foi au progrès continu, elle n’a pas pacifié l’humanité, et qu’au contraire elle a créé les conditions techniques, sociales et culturelles propres à générer non seulement les irruptions de sauvagerie criminelle et sociétale mais aussi les grandes formes de barbaries industrielles totalitaires du xxe siècle, qui ont abouti à ce qu’Hannah Arendt désignait par la banalisation du mal. En revanche, ce qui est nouveau et récent, c’est que l’ensauvagement a pris la forme d’un iconoclasme violent et d’un vandalisme révolutionnaire lorsque, dans le sillage de manifestations anti-racistes, des statues, monuments de l’histoire européenne, ont été vandalisées, décapitées, voire carrément déboulonnées. Dans cette forme de sauvagerie, il faut voir en acte un véritable nihilisme dont le but non avoué est loin de réparer une discrimination, de détruire une mémoire historique ainsi qu’un espace public commun. D’autre part, le vandalisme et l’iconoclasme révolutionnaire, en épurant le passé, entendent s’approprier et imposer leur souveraineté, ce qui équivaudrait dans le cas présent à une tyrannie des minorités.

    Quels sont les différents types d’ensauvagement et peut-on assimiler la délinquance urbaine, la criminalité avec la violence et la radicalité politique ?

    On peut disséquer ad vitam aeternam les différents sens et formes de la notion d’ensauvagement en raison de sa polysémie et de son utilisation dans la sphère scientifique et publique. La popularisation de ce terme par le milieu médiatique et sa paternité idéologique pour évoquer la croissance de la violence urbaine et de la délinquance très souvent liée à l’immigration pandémique, me paraissent insuffisantes pour expliquer un phénomène complexe protéiforme, qui dépasse le seul débat des statistiques. La violence urbaine de groupe, de masse, le phénomène des « casseurs » dans leur forme sporadique et éruptive sont une constante sociale, je dirais même qu’ils sont consubstantiels à notre modernité tardive, mais ce qui a changé dans la perception et le traitement de ces phénomènes d’« ensauvagement », c’est leur banalisation, et, pour reprendre Baudrillard, leur « viralité », l’amplification médiatique et la vitesse de propagation de cette violence en temps réel permettant leur banalisation. C’est ce qu’avait vérifié la politologue Thérèse Delpech, dans son ouvrage L’Ensauvagement – Le retour de la barbarie au xxie siècle, dans lequel elle constatait que « la passivité qui accompagne la montée de la violence est plus inquiétante encore que la violence montante. Car elle rend sa victoire possible. Celle-ci bénéficie de l’inaction ».

    On constate que, avec les attentats islamistes, les émeutes ethniques et raciales aux USA, la guerre des gangs, l’ensauvagement prend une tournure globale ? Y a-t-il un phénomène de mimétisme ?

    Oui, l’ensauvagement est un phénomène mondial et, tout comme le constatait Baudrillard, il y a une violence du mondial. Cette violence moléculaire et systémique qui rend compte de ce que Bourdieu appelait la violence symbolique de notre société, qui légitime le pouvoir diffus du grand marché, et de l’oligarchie mondialiste, est une violence structurelle qui s’efforce d’évacuer toute forme de mal au nom du « bien absolutisé », sanctifié. Il s’agit d’une « violence d’un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qu’est la mort elle-même – violence d’une société où nous sommes virtuellement interdits de conflit, interdits de mort ». Cette violence du mondial, cette « virulence » globalisante s’efforce de mettre en place un monde uniforme affranchi de différences, de tout ordre naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la mort. Il n’y a qu’à voir le degré de la platitude iréniste et de déni du réel dans le traitement accordé par les classes dirigeantes mondialistes aux phénomènes de violence criminelles et politiques, face aux attentats islamistes. Le danger du phénomène de l’ensauvagement serait non pas dans leurs manifestations spectaculaires et leur onde de choc, mais dans leur viralité mimétique : car il s’agit d’une violence qui opère par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immunités et notre capacité de résistance.

    Que pensez-vous des mesures de répression et de prévention prises par les classes dirigeantes, des programmes de déradicalisation et de réinsertion des anciens délinquants voire des ex-terroristes ?

    L’ensemble de ces mesures palliatives d’intégration, d’éducation et de prévention, le plus souvent se réduisent à une approche thérapeutique qui nous renvoie à la sempiternelle sous-jacente question de savoir si la culture, ou telle ou telle mesure pédagogique éducative « nous permet d’échapper à la barbarie ». La réponse est bien sûr négative, et la culture, le discours de socialisation n’ont jamais neutralisé la nocivité, la déviance de comportements violents en société. On peut même constater que la culture postmoderne dominante, technicienne, marchande et hyperindividualiste, loin d’être une antithèse de la barbarie a été le ferment des grandes barbaries totalitaires de la modernité.

    Ainsi la culture, voire la civilisation dans son acception moderne du terme, ne nous absout point de la barbarie, lorsque cette même civilisation tente de s’imposer aux autres cultures par la seule force brutale, en témoigne la période de colonisation et les expéditions impérialistes américaines au Moyen-Orient. On se souvient de la phrase de Lévi-Strauss : « Le barbare est celui qui croit à la barbarie », et combien l’ethnocentrisme a pu fonctionner comme miroir déformant, quant à la perception du couple barbare-civilisé. Les guerres mondiales, le terrorisme, les pratiques génocidaires du xxe siècle, qui constituent l’armature de l’âge des extrêmes évoqué par E. Hobsbawn, ne sont pas le produit d’une régression de la civilisation dans une sauvagerie archaïque, mais bien au contraire l’aboutissement d’un long processus d’aliénation et de rationalisation extrême, qui ont généré les conditions d’un auto-anéantissement de l’humanité. C’est bien cette dialectique entre culture, civilisation et barbarie qui rend compte du double visage de la culture, l’homo sapiens pouvant en même temps être « homo demens » (Edgar Morin, Culture et barbarie européennes). Au début des années 2000, l’historien américain George Mosse parlait de brutalization, « brutalisation » ou « ensauvagement » du monde, pour dénoncer une culture de guerre née au creux du long conflit de 1914-1918, faite de banalisation de la violence, puis de glorification de la virilité, une culture qui aurait permis de légitimer les dérives de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, on pourrait très bien dire que l’on assiste à une double brutalisation : brutalisation sociétale et médiatique de la violence gratuite voir ludique (cinématographie, Internet), et brutalisation de l’angélisme, de la repentance, qui aboutit à un déni de réalité. Avec la pandémie de Covid-19, la brutalisation contemporaine prend la forme d’une ingénierie biopolitique qui, par la propagation d’une culture hygiéniste, masque les dérives totalitaires.

    Il s’agit bien d’une barbarie internalisée, une « barbarie intérieure », quand les forces de stérilité et de violence, toujours latentes dans l’humanité, ont pris le dessus, sur les forces créatrices. Nietzsche répétait, devant le spectacle offert par son époque : « Le désert croît. » Le drame de notre temps, en effet, c’est l’apparition d’une nouvelle sorte de barbarie, une barbarie intérieure à notre conception de l’homme qui s’est développée avec l’avènement du Grand Sujet autocentré des Modernes. Le plus souvent, les phénomènes sociopathologiques d’ensauvagement sont les multiples manifestations de ce même sujet despotique et anxieux, replié sur son identité stérile et narcissique, même lorsqu’il défend le droit à la différence, qui constituent le témoignage de la barbarie intérieure d’une civilisation qui, dans la pratique de la vie quotidienne, tend à abdiquer des principes sur lesquels elle est fondée. La barbarie intérieure s’apparente à l’autoproduction, l’auto-institution du Sujet, qui se coupe de Dieu, du monde et des autres hommes.

    Dans votre dernier livre, Nous n’attendrons plus les barbares – Culture et résistance au xxie siècle, aux éditions Kontre Kulture, vous évoquez le phénomène d’une sorte de barbarie interne, vous constatez que « les barbares sont en nous », qu’ils ont « colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen ». Est-ce un aveu d’impuissance ou un appel ā la résistance ?

    C’est en effet un essai sur les multiples visages de la barbarie moderne parfois diffuse, et difficile à identifier. Une douce barbarie, sous la forme de narratif hédoniste techno-scientiste, a colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen, de sorte que l’on peut parler de colonisation interne pure et simple. En effet, la culture dominante de notre époque est éminemment une culture de la quantité, de l’aliénation de la volonté et de l’asservissement des esprits. C’est une forme de culture du prophylactique, du placebo qu’on retrouve aujourd’hui dans cette culture hygiéniste du masque. À l’inverse de la menace d’une barbarie extérieure d’invasion, je persiste à croire que les maux qui accablent l’Europe et les peuples européens d’aujourd’hui ne viennent pas d’un ennemi externe, elles ne viennent pas des barbares eux-mêmes, car la crise morale, démographique, politique et civique actuelle n’est qu’un épiphénomène d’un mal intérieur plus insidieux et dévastateur : celui du fatalisme, de l’entropie, de l’inaction, de la vieillesse et de l’attentisme.

    Assistons-nous à un ensauvagement de la mondialisation, et quels sont les liens entre globalisation du crime et libéralisme ?

    Depuis les années 1990, on assiste à une globalisation du crime, la criminalité connaissant une hybridation dans laquelle interfèrent et s’imbriquent les revendications politiques et la criminalité. À cet égard, « l’ennemi intérieur criminel », même lorsque qu’il s’agit d’un agent isolé, est difficilement repérable et identifiable en raison de l’opacité de l’hybridation entre opérateurs « politiques » et organisations criminelles. D’autre part, il n’y a plus de frontière étanche entre violences politiques et crimes crapuleux. Les deux se rapprochent dangereusement, comme le montre l’imbrication du terrorisme, du narcotrafic ou de la corruption des élites financières. Depuis la fin du crime organisé classique et territorialisé (réseaux mafieux Cosa Nostra) et la recomposition globale et déterritorialisée de la criminalité, qui va du microniveau des cités périphériques jusqu’aux zones de production de drogue en Colombie ou en Afghanistan, comme le constate Alain Bauer, « l’entreprise criminelle est peu à peu devenue l’étalon de la société économique libérale avancée, donnant totalement raison à Adam Smith : la main invisible du marché existe. Mais c’est une main criminelle ». Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme qui s’est détaché de toute référence morale et suprapersonnelle, puisque la maximisation des profits et l’accumulation des richesses en tant que buts suprêmes justifient tous les moyens. Ils sont le versant sociopathologique de modes de vie déstructurants, comme le souligne Mark Hunyadi dans La Tyrannie des modes de vie sur le paradoxe moral de notre temps, qui reproduisent les normes d’un système dominant et qui échappent à tout contrôle éthique ou démocratique. C’est en ce sens que l’ensauvagement pourrait être traité de symptôme révélateur de la phase finale du « désenchantement du monde » de la modernité.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 25 novembre 2020)

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