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libéralisme - Page 2

  • Le libéralisme contre les peuples...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte de l'allocution d'Alain de Benoist prononcée à l'occasion du colloque de l'Institut Iliade qui s'est tenu à Paris le 29 mai 2021 sur le thème "L'économie au service des peuples".

     

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    Le libéralisme contre les peuples

    « Le libéralisme contre les peuples ». Cette expression peut s’envisager de deux façons différentes. Il y a d’un côté la théorie libérale, l’idéologie libérale, dont l’une des caractéristiques est en effet de nier l’existence des peuples. Il y a d’autre part la pratique. Elle s’exerce par l’intermédiaire d’un système, le système capitaliste, qui est à mes yeux indissociable du libéralisme en tant que doctrine ou idéologie, puisqu’il peut se définir comme un dispositif général d’arraisonnement du monde tendant à asseoir le primat de la valeur marchande sur toutes les autres, lequel implique précisément la généralisation du modèle anthropologique libéral, qui est celui de l’«homme économique», de l’"Homo œconomicus". C’est la raison pour laquelle parler du libéralisme tout en ignorant le capitalisme revient à parler dans le vide.

    Pourquoi la théorie libérale nie-t-elle l’existence des peuples ? Parce qu’elle repose sur un socle anthropologique à la fois « économiste » et individualiste. Historiquement parlant, la modernité libérale correspond au moment où la société n’est plus posée comme première, mais où c’est l’individu qui est posé comme précédant le tout social, lequel n’est plus dès lors qu’un simple agrégat de volontés individuelles. Considéré de manière abstraite comme un être fondamentalement indépendant de ses semblables, totalement propriétaire de lui-même, qui n’est tenu par aucune appartenance se situant en amont de lui-même, l’homme est parallèlement redéfini comme un agent qui cherche en permanence à maximiser son meilleur intérêt, adoptant ainsi le comportement du négociant au marché. Ce tournant sans précédent est précisément le fait du libéralisme, dont l’apparition coïncide avec la montée de la classe bourgeoise au sein des sociétés occidentales.

    Fondamentalement, le libéralisme pense le monde à l’échelle de l’individu. Pour les penseurs libéraux, l’homme, loin d’être constitué comme tel par ses liens avec les autres, doit être pensé comme un individu délié de toute appartenance constitutive, c’est-à-dire en dehors de tout contexte culturel ou social-historique. La liberté, posée comme un droit inaliénable, est réduite à la liberté individuelle conçue elle-même comme affranchissement vis-à-vis de tout ce qui excède l’individu. On considère, de même, que la souveraineté ne doit pas s’étendre au-delà de l’individu ou s’exercer au-dessus de lui, ce qui délégitime la notion de souveraineté nationale ou de souveraineté populaire. L’idée générale est que l’homme est avant tout ce qu’il a librement choisi d’être, qu’il est entièrement maître de ses choix et qu’il doit être laissé libre de se construire lui-même, non à partir d’un déjà-là, mais à partir de rien. Cette idée entraîne évidemment l’indifférence vis-à-vis des différentes conceptions du bien. Comme le dit fort justement Pierre Manent, le libéralisme est d’abord le renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin. Le résultat est la disparition de toute idée de bien commun.

    « La société n’existe pas », déclarait Margaret Thatcher

    Dans cette optique, les peuples ne sont que de simples agrégats d’individus, ce qui veut dire qu’ils n’ont aucune caractéristique propre en tant que peuples leur permettant de se distinguer des autres peuples. Il en va de même des communautés, des nations et des cultures. « La France n’est qu’un agrégat d’êtres humains », affirme ainsi l’économiste libéral Bertrand Lemennicier. « La société n’existe pas » (« There is no society»), déclarait Margaret Thatcher. La société n’est plus en fait que le produit contingent des volontés individuelles, un simple assemblage d’individus cherchant tous à défendre et à satisfaire leurs intérêts particuliers. Une telle société n’a plus à être gouvernée, mais gérée comme auxiliaire du marché. On n’est pas très loin du vieux rêve saint-simonien visant à remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses.

    Le libéralisme, de ce point de vue, est directement antagoniste de l’affirmation des identités collectives. Une identité collective ne saurait en effet s’analyser de manière réductionniste, comme la simple somme des caractéristiques que possèdent des individus rassemblés au sein d’une collectivité donnée. Elle requiert que les membres de cette collectivité aient la claire conscience que leur appartenance englobe ou excède leur être individuel, c’est-à-dire que leur identité commune résulte d’un effet de composition. Elle implique aussi de reconnaître qu’il existe, au sein d’un ensemble donné, des propriétés émergentes distinctes des caractéristiques des individus singuliers qui le composent. Or, le libéralisme nie l’existence de ces propriétés émergentes– celles qui font qu’une forêt est plus qu’une addition d’arbres, un peuple plus qu’une somme d’individus.

    L’essence du capitalisme, c’est la négation des limites et des frontières

    Voyons maintenant ce qu’il en est du côté du capitalisme. Disons d’abord que la plus grande erreur que l’on pourrait faire serait de n’y voir qu’un système économique. Le capitalisme n’est pas d’abord un système économique, mais un « fait social total » (Marcel Mauss), d’où découle la forme fétichisée que prennent les rapports sociaux dans les sociétés libérales. Il est donc vain de chercher à en apprécier la valeur au regard de son « efficacité » réelle ou supposée. Le système capitaliste est sans conteste supérieurement efficace pour produire des marchandises, mais l’efficacité n’est pas une fin en soi. Elle ne qualifie jamais que les moyens mis en œuvre pour atteindre une fin, sans rien nous dire de la valeur de cette fin. Les marchandises rapportent de l’argent, qui permet de produire plus de marchandises, lesquelles permettent de créer plus d’argent. La plus-value ainsi dégagée permet la transformation de l’argent en capital, et la suraccumulation du capital permet à l’argent de s’augmenter perpétuellement de lui-même. Mais le capital est d’abord un rapport social qui met en forme un imaginaire spécifique et implique des façons de vivre mais aussi de concevoir le monde.

    L’essence du capitalisme, c’est l’illimitation, le « toujours plus », la négation des limites et des frontières, la négation de la mesure, et d’abord de la mesure humaine. Sa caractéristique fondamentale, c’est son orientation vers une accumulation sans fin au double sens du terme : processus qui ne s’arrête jamais et qui n’a d’autre finalité que la valorisation du capital. C’est cette illimitation dans la visée comme dans la pratique qui fait du capitalisme un système reposant sur la démesure (hybris), la négation de toute limite.

    L’abolition des frontières est nécessaire au libre-échange et au principe du « laissez faire, laissez passer ». Le capitalisme libéral exige en effet que tout ce qui peut faire obstacle à l’échange marchand soit progressivement éradiqué. Il exige la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’a rien à objecter à l’immigration, l’autre raison étant qu’il ne conçoit le peuplement des territoires qu’en termes d’individus : un million d’extra-Européens qui viennent s’installer en Europe, c’est simplement un million d’individus qui viennent en rejoindre des millions d’autres. S’y ajoute le principe de la liberté individuelle, la seule que reconnaissent les théoriciens libéraux : tout homme doit se voir reconnaître le droit de se déplacer à sa guise (étant entendu, comme le dit Hayek, que la liberté économique prime sur la liberté politique). « L’immigration, lisait-on récemment sur un site libéral, reste une expression de la liberté individuelle qu’il s’agit de sauvegarder » (Contrepoints, 23 avril 2020) !

    La société libérale est donc à la fois une société des individus et une société de marché

    Dans tout ce système, l’argent occupe évidemment une place centrale. Dans Le Capital, Marx écrit à juste titre que « l’argent est la marchandise qui a pour caractère l’aliénation absolue, parce qu’il est le produit de l’aliénation universelle de toutes les autres marchandises ». Il ajoute que « le mouvement du capital n’a ni fin ni mesure, puisque la valorisation de la valeur n’existe que par la circulation de l’argent considéré comme capital ». Georg Simmel a de son côté bien montré que la nature intrinsèque de l’économie fondée sur l’argent est d’écarter la question des fins au profit de celles des moyens. En tant qu’équivalent universel, l’argent est ce qui permet de tout évaluer, de tout quantifier à l’aide d’une mesure unique, la valeur étant systématiquement rabattue sur le prix. En créant une perspective à partir de laquelle les choses les plus différentes peuvent être évaluées par un nombre, la monnaie les rend en quelque sorte égales : elle ramène toutes les qualités qui les distinguent à une simple logique du plus et du moins. Or, toute quantité, quelle qu’elle soit, peut toujours être augmentée d’une unité. À tout nombre il est toujours possible d’ajouter un chiffre, en sorte que le mieux s’y confond automatiquement avec le plus. Et ce dont on peut avoir toujours plus, on n’en a bien sûr jamais assez…

    La société libérale est donc à la fois une société des individus et une société de marché où la raison économique se subordonne toutes les relations sociales et dont elle fait le lieu de la concurrence généralisée, de la guerre de tous contre tous, où tout un chacun veut maximiser son intérêt propre aux dépens de celui d’autrui. Le règne du capitalisme se traduit finalement par une clôture du sens qui n’a pratiquement pas de précédent dans l’histoire. Cette clôture du sens, dont on voit aujourd’hui les effets, contribue puissamment à la montée du nihilisme. En conclusion, je dirai donc que la restauration du commun et du bien commun est le programme qui s’offre aujourd’hui à tous les antilibéraux si l’on veut sortir d’un monde où rien n’a plus de valeur, mais où tout a un prix.

    Alain de Benoist (Site de la revue Éléments, 3 juin 2021)

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  • Les ennemis de mes ennemis sont-ils vraiment mes amis ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du syndicat étudiant La Cocarde, cueilli sur Polémia et consacré à la question des faux amis dans le combat contre l'islamisme.

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    Islamisation. Les ennemis de mes ennemis sont-ils vraiment mes amis ?

    Face à l’islamisme et aux indigénistes, sommes-nous vraiment dans le même camp que la gauche républicaine ?

    Un dangereux précédent : quand la droite devint libérale

    En pleine guerre froide, la France était géographiquement de facto dans le bloc occidental dès lors que les couloirs naturels est-ouest du continent européen formaient autant de trouées faisant de l’Hexagone un débouché des masses blindées du Pacte de Varsovie. La politique eut beau parfois freiner – et avec brio! ce déterminisme, l’idéologie s’y est rapidement pliée. Tandis qu’une généreuse fraction de la gauche espérait et recherchait un basculement de Paris aux côtes de Moscou ainsi que le triomphe du communisme sur tout le Vieux continent, la droite française, par dialectique, s’est largement rangée derrière la “défense de la liberté » face à une menace d’invasion ou de coup de force bolchéviques. Les historiens des idées ont depuis bien montré comment le libéralisme économique a colonisé les rangs de la droite, souvent à bas bruit, pour finir par triompher à la tête du RPR.

    Ce qui aurait pu n’être qu’une entente conjoncturelle entre droite et libéralisme s’est traduit, on le sait, par la digestion rapide de la première par le second, même si les vainqueurs ont toujours du mal à reconnaître leur victoire, et les perdants leur défaite.

    C’est ainsi que, face à une menace jugée existentielle, la droite s’est alliée à ceux qui tiraient dans la même direction qu’elle : les libéraux. Il fallait abattre le monstre étatique, collectiviste et totalitaire et tout ce qui pouvait de près ou de loin lui ressembler, jusque dans son propre camp. Mais elle ne s’est pas contentée de cela. Elle a voulu se rendre interopérable en reprenant le champ lexical, les concepts et les références intellectuelles du libéralisme qu’elle combattait jadis, et il est rapidement devenu impossible de les distinguer. Le communisme fut vaincu à l’extérieur et réduit à peu de chagrin à l’intérieur, mais la droite historique l’accompagna dans le tombeau malgré son triomphe dans les urnes.

    Si nous prenons le temps de ces quelques rappels historiques, c’est parce qu’il nous apparaît aujourd’hui que « notre camp » – c’est-à-dire, pour faire vite, ceux qui défendent le droit du peuple français à rester lui-même, la continuation de l’identité nationale et le maintien de nos principes civilisationnels – court le risque d’entrer dans une impasse tout aussi mortelle, cette fois dans la lutte qu’il mène contre l’islamisme et ses satellites indigénistes.

    Les dangers de l’illusion du consensus

    Face aux manifestations toujours plus pressantes de l’islam politique, face à l’inféodation de certaines fédérations religieuses à des puissances étrangères, face aux menaces qui pèsent sur les professeurs et l’enseignement de la laïcité, et face aux offensives « racialistes » dans nos universités, il se trouve qu’une bonne partie de l’échiquier politique tire plus ou moins sincèrement la sonnette d’alarme et soutient qu’il faut « faire quelque chose ». C’est même une partie non négligeable des journalistes et éditorialistes qui n’a désormais pas de mots assez durs pour ceux qui, depuis Paty, ne désignent pas clairement ce danger. Il suffit ici de penser au nombre d’occasions où les Insoumis et les Verts sont à juste titre pointés du doigt. Dans le discours au moins, l’anti-islamisme est aujourd’hui davantage rassembleur que clivant.  

    Alors quoi, ça y est, « nous » avons gagné, tout le monde s’est rallié à nos idées ? Non. Il se passe que, longtemps après qu’une poignée d’intellectuels et d’hommes politiques ait déclaré que l’islam représente une menace existentielle pour la France et le peuple français dès lors qu’il n’est plus le fait d’individus mais de masses, beaucoup se rendent compte aujourd’hui que la survie du projet républicain auquel ils sont tant attachés n’est plus assurée.

    Le casus belli n’est pas le même ! Ce qui inquiète par-dessus tout le Printemps républicain de Gilles Clavreul et de Laurent Bouvet, ce qui inquiète par-dessus tout Manuel Valls, Marlène Schiappa ou Élisabeth Badinter, ce n’est pas l’irruption d’une contre-civilisation sur notre sol français et européen, ce n’est pas la modification fondamentale de notre devenir historique en tant que peuple et la fin programmée de ce qu’ « être Français » veut dire. Ce qui les inquiète par-dessus tout, c’est que l’islamisme et ses sbires contreviennent à l’idée d’une société des individus libres de toute attache particulière, détachés de toute communauté, et ne partageant comme socle commun que l’adhésion à des « valeurs républicaines » vidées de toute substance. La gauche républicaine ne sonne pas la mobilisation générale pour sauver la patrie charnelle et défendre chaque coin de terre sur lequel nos ancêtres ont ferraillé face à l’ennemi. Elle ne fait pas briller ses boutons de guêtre pour sauver l’âme d’un peuple et sa continuité historique. Non, elle se raidit car son idée est en train d’être dévorée par l’enfant monstrueux qu’elle a elle-même engendrée !

    Nous le savons bien, et le disons en une phrase : la France ne sera plus la France si, demain, ceux qui la composent se rattachent majoritairement à une ou des autres culture(s), et ce alors même qu’ils respectent scrupuleusement les lois de la République. Sans les mœurs, la loi, quoique nécessaire, est insuffisante. Cela devrait nous interroger sur qui sont dès lors nos alliés.

    Comment offrir la victoire à ceux qui nous combattent

    Le déni des cultures, la certitude que le phénomène migratoire n’est qu’une simple addition « 1 individu + 1 individu », la dépossession de l’État des moyens de rejeter telle ou telle pratique culturelle dès lors qu’elle n’empiète pas sur « la liberté des autres », voilà comment la gauche républicaine – et la droite qui lui a servi de paillasson – a enfanté le « problème musulman » qui se pose à nous. Et elle prétend aujourd’hui le combattre farouchement au nom des mêmes principes qui lui ont donné naissance et ont permis son expansion. Engrenage infernal. Si nos armes pointent dans la même direction, c’est pour des motifs et des objectifs extrêmement différents.

    Il est urgent de se défaire de cette illusion rassurante d’avoir enfin beaucoup d’amis et peu d’ennemis. Les balles volent dans la même direction, mais ne sentez-vous pas ce bout du canon appuyé dans votre dos. Il s’appelle « tenaille identitaire ». Dans le schéma intellectuel de la gauche républicaine, vous n’êtes pas une case alliée, vous êtes l’autre partie du mécanisme qu’ils combattent, lequel forme un tout avec l’islamisme et l’indigénisme. Au mieux, vous êtes second sur la liste !

    Il faut cesser de croire que, parce qu’ils ne nous donnent pas tout à fait tort, parce qu’ils acquiescent à certaines de nos répliques, ils seraient prêts à nous serrer la main ou à nous prendre dans leurs bras dans une grande réconciliation. Quelle illusion ! Ils ne baisseront jamais la garde face à la Bête immonde et auront toujours une arme braquée sur nous.

    Et s’ils ne nous abattent pas directement par les ostracisations ou les tribunaux, ils nous avaleront par la puissance de leur morale, nous attirant à eux par l’attraction irrésistible d’être enfin accepté et toléré dans le cercle tant convoité de la Raison et du Bien. Ils tueront notre combat en le dénaturant, en le dépouillant, en l’aseptisant, en nous faisant reprendre à notre compte la défense de leurs idéaux. Que restera-t-il de nous, de ce pour quoi nous luttons, si la guerre contre l’islamisme et contre les ennemis de la France se fait au nom du Vivre-ensemble, de la Tolérance, de la République Inclusive, Universaliste et Laïque, de la Liberté pour chacun de « vivre comme il l’entend » ? Aucune victoire ne sera possible avec de telles munitions, et il serait sage qu’en faisant feu dans la même direction l’on ne se tire pas en même temps une balle dans le pied.

    Résistons à cette tentation qui nous pousse à reprendre l’étendard de l’universalisme républicain, laïc et progressiste abandonné par la gauche dans sa migration vers d’autres horizons multiculturels. Nous serions défaits si, dans le moment politique et historique où nous sommes, nous nous mettions à parler comme nos adversaires et à batailler à partir de leur logiciel idéologique. Ce ne serait alors pas « nos idées » qui seraient hégémoniques, mais celles de la gauche républicaine dont nous nous ferions les hérauts, aggravant encore l’étendue du mouvement sinistrogyre comme ce fut déjà le cas avec la conversion de la droite au libéralisme.  Ce qu’il faut, c’est marteler leur immense responsabilité dans le drame qui s’installe, c’est refuser que les agents de la débâcle puissent aujourd’hui donner des leçons de lucidité, c’est enfoncer les derniers clous dans le cercueil de cette gauche qui a rendu la France disponible à d’autres civilisations.

    Quand le Réel vient chaque jour valider les analyses que nous partageons, il est impensable que, par mégarde ou par facilité, nous enfilions l’uniforme des coupables et de ceux qui ont collaboré avec l’ennemi. « Dieu se rit des hommes … », vous connaissez la suite.

    La Cocarde (Polémia, 6 avril 2021)

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  • Ensauvagement et libéralisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la relation entre ensauvagement et libéralisme. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    Ensauvagement. « Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme » selon Jure Georges Vujic

    Polémia : Ces derniers temps, le terme d’« ensauvagement » est devenu à la mode, et renvoie avec justesse à une augmentation de la criminalité, de l’explosion brutale et sporadique d’actes de vandalisme et de pillages. S’agit-il selon vous d’actes de barbarie passagers, ou s’agit-il d’un phénomène plus profond qui témoigne d’un malaise de notre civilisation contemporaine ?

    Jure Georges Vujic : La barbarie est une thématique classique de la philosophie de la culture, et l’on se souvient du fameux paradoxe de la barbarie soulevé par Montaigne dans la confrontation entre le royaume des cannibales, et les cannibales du royaume, mais aussi Victor Hugo qui pose l’importante distinction entre « les barbares de la civilisation » et « les civilisés de la barbarie ». Bref, si l’on admet que la perception et la signification de la barbarie, de la sauvagerie, dépendent de la confrontation des cultures, des mœurs, des coutumes, des comportements, comme des pratiques politiques, économiques, sociales, idéologiques, ethniques, alors l’on peut relativiser ce phénomène à outrance. Le paradoxe de la modernité réside dans le fait que, en dépit des promesses salutaires et irénistes des Lumières puis kantiennes, de la foi au progrès continu, elle n’a pas pacifié l’humanité, et qu’au contraire elle a créé les conditions techniques, sociales et culturelles propres à générer non seulement les irruptions de sauvagerie criminelle et sociétale mais aussi les grandes formes de barbaries industrielles totalitaires du xxe siècle, qui ont abouti à ce qu’Hannah Arendt désignait par la banalisation du mal. En revanche, ce qui est nouveau et récent, c’est que l’ensauvagement a pris la forme d’un iconoclasme violent et d’un vandalisme révolutionnaire lorsque, dans le sillage de manifestations anti-racistes, des statues, monuments de l’histoire européenne, ont été vandalisées, décapitées, voire carrément déboulonnées. Dans cette forme de sauvagerie, il faut voir en acte un véritable nihilisme dont le but non avoué est loin de réparer une discrimination, de détruire une mémoire historique ainsi qu’un espace public commun. D’autre part, le vandalisme et l’iconoclasme révolutionnaire, en épurant le passé, entendent s’approprier et imposer leur souveraineté, ce qui équivaudrait dans le cas présent à une tyrannie des minorités.

    Quels sont les différents types d’ensauvagement et peut-on assimiler la délinquance urbaine, la criminalité avec la violence et la radicalité politique ?

    On peut disséquer ad vitam aeternam les différents sens et formes de la notion d’ensauvagement en raison de sa polysémie et de son utilisation dans la sphère scientifique et publique. La popularisation de ce terme par le milieu médiatique et sa paternité idéologique pour évoquer la croissance de la violence urbaine et de la délinquance très souvent liée à l’immigration pandémique, me paraissent insuffisantes pour expliquer un phénomène complexe protéiforme, qui dépasse le seul débat des statistiques. La violence urbaine de groupe, de masse, le phénomène des « casseurs » dans leur forme sporadique et éruptive sont une constante sociale, je dirais même qu’ils sont consubstantiels à notre modernité tardive, mais ce qui a changé dans la perception et le traitement de ces phénomènes d’« ensauvagement », c’est leur banalisation, et, pour reprendre Baudrillard, leur « viralité », l’amplification médiatique et la vitesse de propagation de cette violence en temps réel permettant leur banalisation. C’est ce qu’avait vérifié la politologue Thérèse Delpech, dans son ouvrage L’Ensauvagement – Le retour de la barbarie au xxie siècle, dans lequel elle constatait que « la passivité qui accompagne la montée de la violence est plus inquiétante encore que la violence montante. Car elle rend sa victoire possible. Celle-ci bénéficie de l’inaction ».

    On constate que, avec les attentats islamistes, les émeutes ethniques et raciales aux USA, la guerre des gangs, l’ensauvagement prend une tournure globale ? Y a-t-il un phénomène de mimétisme ?

    Oui, l’ensauvagement est un phénomène mondial et, tout comme le constatait Baudrillard, il y a une violence du mondial. Cette violence moléculaire et systémique qui rend compte de ce que Bourdieu appelait la violence symbolique de notre société, qui légitime le pouvoir diffus du grand marché, et de l’oligarchie mondialiste, est une violence structurelle qui s’efforce d’évacuer toute forme de mal au nom du « bien absolutisé », sanctifié. Il s’agit d’une « violence d’un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qu’est la mort elle-même – violence d’une société où nous sommes virtuellement interdits de conflit, interdits de mort ». Cette violence du mondial, cette « virulence » globalisante s’efforce de mettre en place un monde uniforme affranchi de différences, de tout ordre naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la mort. Il n’y a qu’à voir le degré de la platitude iréniste et de déni du réel dans le traitement accordé par les classes dirigeantes mondialistes aux phénomènes de violence criminelles et politiques, face aux attentats islamistes. Le danger du phénomène de l’ensauvagement serait non pas dans leurs manifestations spectaculaires et leur onde de choc, mais dans leur viralité mimétique : car il s’agit d’une violence qui opère par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immunités et notre capacité de résistance.

    Que pensez-vous des mesures de répression et de prévention prises par les classes dirigeantes, des programmes de déradicalisation et de réinsertion des anciens délinquants voire des ex-terroristes ?

    L’ensemble de ces mesures palliatives d’intégration, d’éducation et de prévention, le plus souvent se réduisent à une approche thérapeutique qui nous renvoie à la sempiternelle sous-jacente question de savoir si la culture, ou telle ou telle mesure pédagogique éducative « nous permet d’échapper à la barbarie ». La réponse est bien sûr négative, et la culture, le discours de socialisation n’ont jamais neutralisé la nocivité, la déviance de comportements violents en société. On peut même constater que la culture postmoderne dominante, technicienne, marchande et hyperindividualiste, loin d’être une antithèse de la barbarie a été le ferment des grandes barbaries totalitaires de la modernité.

    Ainsi la culture, voire la civilisation dans son acception moderne du terme, ne nous absout point de la barbarie, lorsque cette même civilisation tente de s’imposer aux autres cultures par la seule force brutale, en témoigne la période de colonisation et les expéditions impérialistes américaines au Moyen-Orient. On se souvient de la phrase de Lévi-Strauss : « Le barbare est celui qui croit à la barbarie », et combien l’ethnocentrisme a pu fonctionner comme miroir déformant, quant à la perception du couple barbare-civilisé. Les guerres mondiales, le terrorisme, les pratiques génocidaires du xxe siècle, qui constituent l’armature de l’âge des extrêmes évoqué par E. Hobsbawn, ne sont pas le produit d’une régression de la civilisation dans une sauvagerie archaïque, mais bien au contraire l’aboutissement d’un long processus d’aliénation et de rationalisation extrême, qui ont généré les conditions d’un auto-anéantissement de l’humanité. C’est bien cette dialectique entre culture, civilisation et barbarie qui rend compte du double visage de la culture, l’homo sapiens pouvant en même temps être « homo demens » (Edgar Morin, Culture et barbarie européennes). Au début des années 2000, l’historien américain George Mosse parlait de brutalization, « brutalisation » ou « ensauvagement » du monde, pour dénoncer une culture de guerre née au creux du long conflit de 1914-1918, faite de banalisation de la violence, puis de glorification de la virilité, une culture qui aurait permis de légitimer les dérives de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, on pourrait très bien dire que l’on assiste à une double brutalisation : brutalisation sociétale et médiatique de la violence gratuite voir ludique (cinématographie, Internet), et brutalisation de l’angélisme, de la repentance, qui aboutit à un déni de réalité. Avec la pandémie de Covid-19, la brutalisation contemporaine prend la forme d’une ingénierie biopolitique qui, par la propagation d’une culture hygiéniste, masque les dérives totalitaires.

    Il s’agit bien d’une barbarie internalisée, une « barbarie intérieure », quand les forces de stérilité et de violence, toujours latentes dans l’humanité, ont pris le dessus, sur les forces créatrices. Nietzsche répétait, devant le spectacle offert par son époque : « Le désert croît. » Le drame de notre temps, en effet, c’est l’apparition d’une nouvelle sorte de barbarie, une barbarie intérieure à notre conception de l’homme qui s’est développée avec l’avènement du Grand Sujet autocentré des Modernes. Le plus souvent, les phénomènes sociopathologiques d’ensauvagement sont les multiples manifestations de ce même sujet despotique et anxieux, replié sur son identité stérile et narcissique, même lorsqu’il défend le droit à la différence, qui constituent le témoignage de la barbarie intérieure d’une civilisation qui, dans la pratique de la vie quotidienne, tend à abdiquer des principes sur lesquels elle est fondée. La barbarie intérieure s’apparente à l’autoproduction, l’auto-institution du Sujet, qui se coupe de Dieu, du monde et des autres hommes.

    Dans votre dernier livre, Nous n’attendrons plus les barbares – Culture et résistance au xxie siècle, aux éditions Kontre Kulture, vous évoquez le phénomène d’une sorte de barbarie interne, vous constatez que « les barbares sont en nous », qu’ils ont « colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen ». Est-ce un aveu d’impuissance ou un appel ā la résistance ?

    C’est en effet un essai sur les multiples visages de la barbarie moderne parfois diffuse, et difficile à identifier. Une douce barbarie, sous la forme de narratif hédoniste techno-scientiste, a colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen, de sorte que l’on peut parler de colonisation interne pure et simple. En effet, la culture dominante de notre époque est éminemment une culture de la quantité, de l’aliénation de la volonté et de l’asservissement des esprits. C’est une forme de culture du prophylactique, du placebo qu’on retrouve aujourd’hui dans cette culture hygiéniste du masque. À l’inverse de la menace d’une barbarie extérieure d’invasion, je persiste à croire que les maux qui accablent l’Europe et les peuples européens d’aujourd’hui ne viennent pas d’un ennemi externe, elles ne viennent pas des barbares eux-mêmes, car la crise morale, démographique, politique et civique actuelle n’est qu’un épiphénomène d’un mal intérieur plus insidieux et dévastateur : celui du fatalisme, de l’entropie, de l’inaction, de la vieillesse et de l’attentisme.

    Assistons-nous à un ensauvagement de la mondialisation, et quels sont les liens entre globalisation du crime et libéralisme ?

    Depuis les années 1990, on assiste à une globalisation du crime, la criminalité connaissant une hybridation dans laquelle interfèrent et s’imbriquent les revendications politiques et la criminalité. À cet égard, « l’ennemi intérieur criminel », même lorsque qu’il s’agit d’un agent isolé, est difficilement repérable et identifiable en raison de l’opacité de l’hybridation entre opérateurs « politiques » et organisations criminelles. D’autre part, il n’y a plus de frontière étanche entre violences politiques et crimes crapuleux. Les deux se rapprochent dangereusement, comme le montre l’imbrication du terrorisme, du narcotrafic ou de la corruption des élites financières. Depuis la fin du crime organisé classique et territorialisé (réseaux mafieux Cosa Nostra) et la recomposition globale et déterritorialisée de la criminalité, qui va du microniveau des cités périphériques jusqu’aux zones de production de drogue en Colombie ou en Afghanistan, comme le constate Alain Bauer, « l’entreprise criminelle est peu à peu devenue l’étalon de la société économique libérale avancée, donnant totalement raison à Adam Smith : la main invisible du marché existe. Mais c’est une main criminelle ». Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme qui s’est détaché de toute référence morale et suprapersonnelle, puisque la maximisation des profits et l’accumulation des richesses en tant que buts suprêmes justifient tous les moyens. Ils sont le versant sociopathologique de modes de vie déstructurants, comme le souligne Mark Hunyadi dans La Tyrannie des modes de vie sur le paradoxe moral de notre temps, qui reproduisent les normes d’un système dominant et qui échappent à tout contrôle éthique ou démocratique. C’est en ce sens que l’ensauvagement pourrait être traité de symptôme révélateur de la phase finale du « désenchantement du monde » de la modernité.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 25 novembre 2020)

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  • L’irrésistible ascension de « l’État-civilisation »...

    Nous reproduisons ci-dessous un article d'Aris Roussinos, cueilli sur Le Saker Francophone et consacré à la montée, face à l'Occident, du modèle de l'Etat-civilisation. Aris Roussinos est un journaliste gréco-britannique.

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    L’irrésistible ascension de « l’État-civilisation »

    Un spectre hante l’Occident libéral : la montée de « l’État- civilisation ». Alors que le pouvoir politique de l’Amérique s’effrite et que son autorité morale s’effondre, les nouveaux adversaires eurasiens ont adopté le modèle de l’État-civilisation pour se distinguer d’un ordre libéral paralysé, qui va de crise en crise sans vraiment mourir, ni donner naissance à un successeur viable. Résumant le modèle de l’État-civilisation, le théoricien politique Adrian Pabst observe qu’« en Chine et en Russie, les classes dominantes rejettent le libéralisme occidental et l’expansion d’une société de marché mondiale. Elles définissent leurs pays comme des civilisations distinctes, avec leurs propres valeurs culturelles et institutions politiques uniques ». De la Chine à l’Inde, de la Russie à la Turquie, les grandes et moyennes puissances d’Eurasie tirent un soutien idéologique des empires pré-libéraux dont elles se réclament, remodèlent leurs systèmes politiques non démocratiques et étatiques pour en faire une source de force plutôt que de faiblesse, et défient le triomphalisme libéral-démocrate de la fin du XXe siècle.

    Le déclin de l’Amérique est impossible à dissocier de l’ascension de la Chine, il est donc naturel que la rapide remontée de l’Empire du Milieu vers sa primauté mondiale historique domine les discussions sur l’État-civilisation. Bien que cette expression ait été popularisée par l’écrivain britannique Martin Jacques, le théoricien politique Christopher Coker a observé dans son récent, et excellent, livre sur les civilisations et les États que « le virage vers le confucianisme a commencé en 2005, lorsque le président Hu Jintao a applaudi le concept confucéen d’harmonie sociale et a demandé aux cadres du parti de construire une « société harmonieuse »« . Ce n’est pourtant que sous le règne de son successeur Xi que la Chine, en tant qu’État-civilisation rivale, a réellement pénétré la conscience occidentale. L’avènement de Xi Jinping comme président chinois en 2012 a propulsé l’idée d’ » État-civilisation » au premier plan du discours politique », remarque le spécialiste indien des relations internationales Ravi Dutt Bajpai, « car Xi croit qu’une civilisation porte sur son dos l’âme d’un pays ou d’une nation ».

    Cette éthique civilisationnelle émane de l’analyse chinoise de l’avenir du pays. Dans son influent livre de 2012, The China Wave : Rise of a Civilizational State, le théoricien politique chinois Zhang Weiwei observe avec fierté que « la Chine est désormais le seul pays au monde qui a fusionné la plus longue civilisation continue du monde avec un immense État moderne… Le fait d’être la plus longue civilisation continue du monde a permis aux traditions de la Chine d’évoluer, de se développer et de s’adapter dans pratiquement toutes les branches des connaissances et des pratiques humaines, telles que la gouvernance politique, l’économie, l’éducation, l’art, la musique, la littérature, l’architecture, l’armée, les sports, l’alimentation et la médecine. La nature originale, continue et endogène de ces traditions est en effet rare et unique au monde ». Contrairement à l’Occident en constante évolution, en quête de progrès et réorganisant ses sociétés en fonction des modes intellectuelles du moment, Weiwei observe que « la Chine s’inspire de ses traditions et de ses sagesses anciennes », et que son retour à la prééminence en est le résultat naturel.

    C’est à ces traditions sacrées, un État centralisé avec une histoire de 4 000 ans, une classe bureaucratique efficace adhérant aux valeurs confucéennes et un accent mis sur la stabilité et l’harmonie sociale plutôt que sur la liberté, que les théoriciens chinois attribuent l’essor de leur État-civilisation, désormais « apparemment imparable et irréversible ». Faisant le point sur un Occident en déclin et un Moyen-Orient enlisé dans un chaos sanglant, Weiwei remarque avec un détachement froid que « si l’ancien empire romain ne s’était pas désintégré et avait pu se transformer en un État moderne, alors l’Europe d’aujourd’hui pourrait aussi être un État civilisationnel de taille moyenne ; si le monde islamique actuel, composé de dizaines de pays, pouvait s’unifier sous un régime de gouvernement moderne, il pourrait aussi être un État civilisationnel de plus d’un milliard d’habitants, mais la possibilité de réaliser tous ces scénarios a disparu depuis longtemps et, dans le monde actuel, la Chine est le seul pays où la civilisation continue, la plus longue du monde, et un État moderne ont fusionnés en un seul. ”

    Pourtant, l’attrait du modèle État-civilisation ne se limite pas à la Chine. Sous Poutine, l’autre grand empire eurasien, la Russie, a publiquement abandonné les projets de libéralisation centrés sur l’Europe des années 1990 – une période d’effondrement économique et sociétal dramatique due à l’adhésion aux politiques des théoriciens libéraux occidentaux – pour son propre sonderweg culturel c’est à dire le chemin spécial d’une civilisation uniquement russe centrée sur un État tout-puissant. Dans un discours prononcé en 2013 devant le Club Valdai, Poutine a fait remarquer que la Russie « a toujours évolué comme une civilisation d’État, renforcée par le peuple russe, la langue russe, la culture russe, l’Église orthodoxe russe et les autres religions traditionnelles du pays. C’est précisément le modèle d’État-civilisation qui a façonné notre politique d’État ». Dans un discours prononcé en 2012 devant l’Assemblée fédérale russe, Poutine a également affirmé que « nous devons valoriser l’expérience unique que nous ont transmise nos ancêtres. Pendant des siècles, la Russie s’est développée comme une nation multiethnique (depuis le tout début), un État-civilisationnel lié par le peuple russe, la langue et la culture russes qui nous sont propres, nous unissant et nous empêchant de nous dissoudre dans ce monde diversifié ».

    Il convient de noter que si la Russie est souvent considérée par les commentateurs libéraux et les partisans de l’extrême droite, en particulier les Américains, comme un terreau fertile pour le nationalisme blanc soutenu par l’État, cette affirmation découle plus des obsessions raciales des États-Unis que de l’idéologie réelle de l’État russe. En effet, pour Poutine, c’est l’héritage de la Russie en tant qu’empire polyglotte qui fait que l’État qu’il dirige est un État-civilisation plutôt qu’une simple nation, soulignant explicitement que « l’autodéfinition du peuple russe est celle d’une civilisation multiethnique ».

    Dans un essai révélateur de 2018, le conseiller de Poutine, Vladislav Surkov, qui a été licencié en février dernier, a mis en avant cette hybridité, mi-européenne et mi-asiatique, comme la caractéristique centrale de l’âme russe. « Notre identité culturelle et géopolitique rappelle l’identité volatile de celui qui est né dans une famille métisse », écrit Surkov. « Un métis, un métissage, un type bizarre. La Russie est une nation métisse de l’Ouest et de l’Est. Avec son statut d’État bicéphale, sa mentalité hybride, son territoire intercontinental et son histoire bipolaire, elle est charismatique, talentueuse, belle et solitaire. Tout comme un métis l’est ». Pour Surkov, le destin de la Russie en tant que État-civilisation, comme celui de la Byzance à laquelle elle a succédé, est celui d’une « civilisation qui a absorbé l’Orient et l’Occident. Européenne et asiatique à la fois, et pour cette raison ni tout à fait asiatique ni tout à fait européenne ».

    Cette tension non résolue entre l’Est et l’Ouest, l’Europe et l’Asie définit la position politique de l’autre État successeur de Byzance et enfant à problèmes de l’Otan, la Turquie. Comme la Chine, un grand empire prémoderne éclipsé par la montée de l’Occident vers sa domination mondiale, la Turquie d’Erdogan dissimule désormais ses désirs revanchards sous le somptueux manteau du passé ottoman, insultant l’Occident alors même qu’Erdogan dépend de l’Amérique de Trump et de l’Allemagne de Merkel pour la survie de son régime. Lorsque le nouvel imam de la nouvelle mosquée Sainte-Sophie est monté en chaire le mois dernier, sabre en main, pour proclamer la renaissance de la Turquie et maudire la mémoire d’Ataturk, le modernisateur du pays qui l’a tourné vers l’Europe, c’était pour souligner que l’avenir glorieux de la Turquie dépend de la renaissance de son passé ottoman. La date de la cérémonie, le 97e anniversaire du traité de Sèvres qui a dissout l’Empire ottoman et l’a remplacé par la République turque, était tout aussi symbolique. Tout comme Justinien, en entrant dans sa nouvelle grande cathédrale, a fait remarquer qu’il avait dépassé Salomon, Erdogan a dépassé Atatürk. L’ère de la supplication pour rejoindre l’Europe, en tant que suppliant appauvri, est terminée ; l’ère de la conquête est revenue.

    Piégés dans les rêves post-historiques du libéralisme, de nombreux observateurs occidentaux de l’agression croissante d’Erdogan ont manqué ces indices symboliques, ou les ont rejetés comme une rhétorique vide, un luxe dont ne peuvent bénéficier les anciens peuples sujets de la Turquie dans les Balkans et au Moyen-Orient. Lorsqu’en mars, la Turquie a tenté de forcer l’ouverture des frontières grecques avec des milliers de migrants rassemblés depuis les bidonvilles d’Istanbul, le drone Bayraktar qui planait au-dessus de la clôture frontalière contestée portait l’indicatif 1453, date de la chute de Constantinople, tout comme les navires de forage qui menacent constamment de violer la souveraineté grecque et chypriote portent les noms des amiraux et des corsaires ottomans qui ont ravagé les côtes de la Grèce et de l’Europe.

    L’intention de la Turquie, dont le ministre de l’intérieur du pays, Suleyman Soylu, s’est vanté lors de la crise frontalière, est de détruire l’Union européenne. « L’Europe ne peut pas supporter cela, ne peut pas gérer cela », a-t-il affirmé. « Les gouvernements en Europe vont changer, leurs économies vont se détériorer, leurs marchés boursiers vont s’effondrer. » Dans un discours ce mois-ci, au moment même où la marine turque menaçait la Grèce de guerre, Soylu a exposé la vision civilisationnelle du nouvel ordre mondial de la Turquie : « Sur cette voie », a-t-il dit à l’assemblée des dignitaires militaires, « nous concevrons en embrassant le monde entier avec notre civilisation, en tenant l’Ouest et l’Est d’une main, le Nord et le Sud de l’autre, le Moyen-Orient et les Balkans d’une main, le Caucase et l’Europe de l’autre ».

    Dans les régions nouvellement annexées du nord de la Syrie, les milices rebelles proxy turques, dominées par l’ethnie turkmène, portent le nom de sultans ottomans, adoptent le sceau ottoman comme logo et donnent des interviews devant des cartes de l’Empire ottoman à son époque la plus étendue, tout en expulsant les Kurdes et les chrétiens de la région. En Syrie comme en Libye et en Irak, la vision expansionniste d’Erdogan cite explicitement l’Empire ottoman comme légitimation de son chemin de conquête, traçant les « frontières du cœur » d’Erdogan bien au-delà de la portée de la Turquie moderne, de Thessalonique à l’Ouest à Mossoul à l’Est. Saisissant la faiblesse partout où il la trouve, même le cœur de l’Europe libérale elle-même se trouve dans le viseur de l’homme fort turc.

    Lorsque ses ministres se sont vu interdire de s’adresser à des foules de Turcs ethniques aux Pays-Bas et que ses partisans se sont révoltés à La Haye, Erdogan a traité le gouvernement néerlandais de « nazi » avant de dire aux turcs d’Europe : « Ne faites pas trois, mais cinq enfants. Parce que vous êtes l’avenir de l’Europe. Ce sera la meilleure réponse aux injustices dont vous êtes victimes ». Alternant, avec toute l’incohérence passionnée d’un étudiant de la SOAS, entre l’expansionnisme islamique triomphaliste et les accusations de racisme et d’islamophobie partout où sa volonté est contrariée, l’homme fort turc chante son rôle de vedette dans le déclin du continent, se vantant que « l’Europe paiera pour ce qu’ils ont fait. Si Dieu le veut, la question de l’Union européenne sera à nouveau sur la table », et exultant que « alors qu’il y a un siècle, ils disaient que nous étions « l’homme malade », maintenant ils sont « l’homme malade » ». L’Europe est en train de s’effondrer ».

    Comme pour les Pays-Bas, où il a exhorté les Turcs d’Europe à surpasser démographiquement leurs hôtes indigènes, puis a traiter les dirigeants européens de nazis lorsqu’ils protestent, le discours civilisationnel d’Erdogan est en étrange symbiose avec l’extrême droite occidentale, comme en témoigne de façon particulièrement dramatique sa réaction à la fusillade de Christchurch l’année dernière. Lorsque le tueur Brandon Tarrant a abattu 51 fidèles musulmans dans la mosquée de Christchurch, c’était avec un fusil sur lequel il avait griffonné les noms de diverses batailles européennes contre les Ottomans. Dans son manifeste, Tarrant avait explicitement cité Erdogan comme « chef de l’un des plus anciens ennemis de notre peuple » et avait menacé les Turcs, qu’il décrivait comme des « soldats ethniques occupant actuellement l’Europe », que « nous tuerons et chasserons comme des cafards de nos terres. Nous venons pour Constantinople et nous allons détruire toutes les mosquées et tous les minarets de la ville. Sainte-Sophie sera libérée de ses minarets et Constantinople redeviendra une ville chrétienne à part entière ». En réponse directe, Erdogan a diffusé le massacre de Tarrant lors de ses rassemblements de campagne, à l’horreur du gouvernement néo-zélandais, déclarant quelques jours après les meurtres que « vous ne transformerez pas Istanbul en Constantinople » et jurant que « Sainte-Sophie ne sera plus un musée. Son statut va changer. Nous l’appellerons une mosquée », une promesse qu’il a tenu le mois dernier, en menant les fidèles à la prière lors de la deuxième conquête de la grande cathédrale.

    Au grand dam des politiciens européens libéraux, comme le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, dont le ministre des affaires étrangères turc, Mevlut Çavuşoğlu, a averti qu’il « entraînait l’Europe dans l’abîme » et que « les guerres saintes commenceront bientôt en Europe », le parti AKP d’Erdogan se délecte de la rhétorique du conflit des civilisations. Intentionnellement ou non, Erdogan fait beaucoup pour entraîner les politiciens centristes du continent vers la droite. Par ses actions, il alimente la peur et la méfiance à l’égard de la minorité musulmane d’Europe, et récolte ensuite les fruits de la réponse que son discours guerrier apporte au niveau national. Mais comme pour beaucoup de ses fanfaronnades, les gains à court terme d’Erdogan peuvent avoir des conséquences involontaires qui se répercuteront loin dans le futur, à la fois pour la Turquie et pour l’Europe.

    Les provocations navales croissantes de la Turquie en Méditerranée suscitent une telle colère de la part des politiciens européens, colère dirigée par Emmanuel Macron, que le ministre des affaires étrangères de l’UE, Josep Borrell, a récemment déclaré avec exaspération au Parlement européen qu’en écoutant l’humeur des députés européens réunis, « j’ai cru voir dans l’hémicycle que le pape Pie V avait refait surface en appelant à la Sainte Alliance contre la Turquie et en mobilisant les troupes de la chrétienté pour faire face à l’invasion ottomane ». Il n’est pas difficile de prévoir que Macron, virant à droite alors qu’il se dirige vers la saison électorale, fusionnera sa campagne contre les Frères musulmans dans son pays avec une position européenne affirmée contre la Turquie en politique étrangère. Une civilisation, tout comme un groupe ethnique, se définit autant par son opposition à un autre rival que par son contenu culturel intrinsèque, et Erdogan et Macron ont peut-être trouvé en l’autre le parfait équilibre pour leurs projets civilisationnels.

    Il est en effet frappant que le soi-disant sauveur libéral de l’Europe soit l’occidental qui ait le plus adopté la nouvelle langue des États-civilisations : sans doute que cet ancien érudit de Hegel a discerné le Weltgeist. L’année dernière, lors d’un discours qui a peu attiré l’attention, prononcé devant une assemblée d’ambassadeurs de France, Macron a laissé entendre que la Chine, la Russie et l’Inde n’étaient pas seulement des rivaux économiques, mais « de véritables États-civilisation… qui ont non seulement perturbé notre ordre international, assumé un rôle clé dans l’ordre économique, mais ont également remodelé avec beaucoup de force l’ordre politique et la pensée politique qui l’accompagne, avec beaucoup plus d’inspiration que nous ». Macron a fait observer que « aujourd’hui ils ont beaucoup plus d’inspiration politique que nous les Européens. Ils ont une approche logique du monde, ils ont une véritable philosophie, une débrouillardise que nous avons, dans une certaine mesure, perdue ».

    Il a averti son auditoire que « nous savons que les civilisations disparaissent ; les pays aussi. L’Europe va disparaître », a salué les projets civilisationnels de la Russie et de la Hongrie, qui « ont une vitalité culturelle et civilisationnelle inspirante », et a déclaré que la mission de la France, son destin historique, était de guider l’Europe dans un renouveau civilisationnel, en forgeant un « récit et un imaginaire collectifs. C’est pourquoi je crois très profondément que c’est notre projet et qu’il doit être entrepris comme un projet de civilisation européenne ».

    Il y a beaucoup de choses ici qui plairaient aux conservateurs britanniques, certainement bien plus que les fantasmes de Grande Bretagne Global que les néoconservateurs et les penseurs néolibéraux s’obstinent à essayer de vendre au gouvernement Johnson. Écrivant pour un public britannique dans le Guardian, l’année dernière, Macron a fait remarquer que « les nationalistes sont malavisés lorsqu’ils prétendent défendre notre identité en se retirant de l’UE, parce que c’est la civilisation européenne qui nous unit, nous libère et nous protège ». Au contraire, il a insisté sur le fait que « nous sommes à un moment charnière pour notre continent, un moment où nous devons, ensemble, réinventer politiquement et culturellement la forme de notre civilisation dans un monde en mutation. Le temps est venu pour une renaissance européenne ». Pourtant, pour la Grande-Bretagne, comme pour le reste de l’Europe, définir la nature essentielle de cette civilisation est une question plus difficile que pour la Chine ou la Russie.

    Alors que les États civilisateurs émergents de l’Eurasie se définissent contre l’Occident libéral, l’Occident et l’Europe luttent pour définir leur propre nature et mettent davantage l’accent intellectuel sur sa déconstruction que sur sa défense : un besoin qui, comme l’impulsion à nier l’existence des civilisations en tant qu’entités ayant des frontières, est lui-même ironiquement un marqueur unique de notre propre civilisation. Peut-être qu’une civilisation n’est qu’un empire qui a survécu à l’ère des États-nations, et même au-delà, et pourtant ce sont les États-nations, taillés dans les décombres sanglants des empires passés, qui définissent l’Europe moderne. Peut-être Guy Verhofstadt, le risible Brexiter, avait-il raison après tout lorsqu’il observait que « l’ordre mondial de demain n’est pas un ordre mondial basé sur des États-nations ou des pays. C’est un ordre mondial qui repose sur des empires ».

    Mais alors, bien qu’il y ait de forts tabous politiques contre le fait de le dire, nous vivons déjà comme les sujets d’un empire américain, même si peu de gens voudraient prétendre que l’Amérique est une civilisation ; moins de gens, en effet, que ceux qui considèrent l’hegemon en difficulté comme une anti-civilisation, dissolvant les nombreuses cultures européennes et autres dans le dur solvant du capital mondial. L’Occident lui-même existe-t-il en tant qu’entité cohérente et limitée ? Comme le note Coker, « Ni les Grecs ni les Européens du XVIe siècle… ne se considéraient comme « occidentaux, un terme qui ne remonte qu’à la fin du XVIIIe siècle ». Macron nous exhorte à ancrer notre sentiment d’appartenance à une civilisation européenne spécifique dans le Siècle des Lumières, mais cette perspective est loin d’être convaincante. Après tout, ce sont les tendances universalistes contenues dans le libéralisme des Lumières qui nous ont conduits dans cette impasse. Comme l’a fait remarquer l’ancien ministre portugais des affaires étrangères, Bruno Macaes, dans un récent et perspicace essai, ce sont précisément les aspirations globales du libéralisme qui ont coupé l’Occident, et l’Europe en particulier, de ses propres racines culturelles.

    « Les sociétés occidentales ont sacrifié leurs cultures spécifiques au profit d’un projet universel », note Macaes. « On ne peut plus trouver dans ces sociétés la vieille tapisserie de traditions et de coutumes ou une vision de la belle vie ». Notre foi naïve dans le fait que le libéralisme, issu des traditions politiques et culturelles de l’Europe du Nord, allait conquérir le monde, a maintenant été brisée pour de bon. Au lieu de cela, ce sont les États-civilisation de l’Eurasie, non libéraux, qui menacent de nous engloutir. Où cela nous mène-t-il alors, et que devons-nous faire du libéralisme ? « Maintenant que nous avons sacrifié nos propres traditions culturelles pour créer un cadre universel pour toute la planète », demande Macaes, « sommes-nous censés être les seuls à l’adopter ? »

    En 1996, le théoricien politique Samuel P. Huntington observait que « dans le monde émergeant des conflits ethniques et du choc des civilisations, la croyance de l’Occident dans l’universalité de la culture occidentale souffre de trois problèmes : Elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. L’impérialisme est la conséquence logique nécessaire de l’universalisme ». Pourtant, Huntington, comme ses détracteurs, écrivait à une époque où la prééminence américaine était incontestée. Les critiques de la thèse civilisationnelle de Huntington, tout comme les critiques académiques modernes du concept d’États-civilisation, soutiennent une construction qui n’existe plus, celle d’un Occident tout-puissant qui rejette avec arrogance le reste du monde de toute sa supériorité politique. Mais aujourd’hui, c’est nous, en Occident, qui sommes en déclin et c’est dans les mythes universels du libéralisme que nos puissants rivaux civilisationnels trouvent les causes profondes de notre échec.

    En tout cas, même au sein de l’empire américain, l’effondrement de la puissance américaine à l’étranger et la défaveur croissante avec laquelle la civilisation européenne est tenue aux États-Unis mêmes ne sont pas de bon augure pour la survie à long terme d’une civilisation occidentale cohérente. Si l’Occident, comme le libéralisme, n’est à ce stade qu’une idéologie justifiant l’empire américain, nous serons alors contraints de le remplacer assez vite par autre chose. C’est précisément ce problème de détermination de ce que sera ce remplacement qui définira la politique de la Grande-Bretagne et de l’Europe pour le reste de notre vie. Les idéologues libéraux vieillissants de l’Europe, la génération de 1968 qui a dominé notre politique pendant si longtemps, ne semblent pas avoir de réponses à ces questions ; en fait, ils ne semblent même pas réaliser, encore maintenant, que ces questions existent.

    Ce n’est que lorsque nous voyons Macron lutter pour rallier la civilisation européenne à l’âge des empires à venir, ou que nous observons des hommes forts européens comme Viktor Orban, salué par de nombreux conservateurs anglo-saxons comme le sauveur de la civilisation occidentale, se dresser contre l’Occident avec toute la passion et la fureur d’un révolutionnaire anticolonialiste, que nous entrevoyons un futur plus étrange et plus complexe que ne le permet notre discours politique actuel. Lorsque nous voyons la Pologne imposer l’étude du latin à l’école afin d’inculquer aux élèves la compréhension des « racines latines de notre civilisation », ou la jeune étoile montante de la droite radicale néerlandaise, Thierry Baudet, affirmant que nous vivons un « printemps européen », « en contradiction avec le spectre politique qui domine l’Occident depuis la Révolution française », qui va  » changer la direction que tous nos pays vont prendre dans les deux générations à venir « , nous discernons, tout comme nous le faisons pour les manifestations Black Lives Matter ou la propagation de la foi américaine en la justice sociale dans nos rues et nos universités, les champs de bataille politiques de l’avenir européen.

    La critique la plus perspicace de la thèse civilisationnelle de Huntington a toujours été que les confrontations les plus sanglantes se déroulaient au sein des civilisations et non entre elles. Dans la nouvelle ère des États-civilisation, le plus grand défi à notre harmonie sociale vient peut-être non pas des adversaires au-delà de nos frontières culturelles, mais de la bataille qui se déroule dans nos frontières pour définir qui et quoi défendre.

    Aris Roussinos (Le Saker Francophone, 6 août 2020)

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  • Le retour au commun...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur le site de la revue Rébellion et consacré à la question du libéralisme. Philosophe et essayiste, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017), Décroissance ou toujours plus ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2018) et Contre le libéralisme (Rocher, 2019).

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    Entretien avec Alain de Benoist : Le retour au commun

    Vous montrez que les différentes formes de libéralisme partagent une même conception de l’homme. Quelle est cette définition dans la pensée libérale ?

    L’unité profonde du libéralisme réside dans son anthropologie – une anthropologie dont les deux piliers sont, indissociablement, l’individualisme et l’économisme.

    Le libéralisme fait de l’individu la seule et unique source des valeurs et des finalités qu’il se choisit. Cet individu est considéré en soi, abstraction faite de tout contexte social ou culturel. C’est un être fondamentalement indépendant de ses semblables, entièrement propriétaire de lui-même, ne devant rien à la société, déterminant librement ses choix, qui vise toujours et uniquement à maximiser rationnellement son utilité, c’est-à-dire son meilleur intérêt matériel et son profit privé. Cette thèse fait de l’homme un être de calcul et d’intérêt. Le modèle est celui du négociant au marché : c’est l’Homo œconomicus.

    L’individu étant censé venir en premier, soit qu’on le suppose antérieur au social dans une représentation mythique de la « pré-histoire » (antériorité de l’état de nature), soit qu’on lui attribue un simple primat normatif (l’individu est ce qui vaut le plus), les peuples et les nations n’ont plus de propriétés intrinsèques ou de statut d’existence autonome : ce sont de simples agrégats d’individus. « La France n’est qu’un agrégat d’êtres humains », écrit l’économiste libéral Bertrand Lemennicier. C’est dans le même esprit que Margaret Thatcher pouvait affirmer que « la société n’existe pas » (« there is no society »).

    Dans ces conditions, l’homme est censé se construire lui-même à partir de rien, non à partir d’un déjà-là. L’homme se comporte comme un être social, non parce que cela est dans sa nature, ainsi que le soutenait Aristote, mais parce qu’il est censé y trouver son avantage, ce qui signifie qu’il n’a pas de rapport éthique avec lui-même. Dans le libéralisme, le lien social dépend entièrement du système contractuel : la société est censée pouvoir être entièrement régulée par le contrat juridique et l’échange marchand. C’est la fin du bien commun, faussement assimilé à un « intérêt général » qui n’est qu’une somme d’intérêts particuliers. Dans la mesure où le libéralisme prétend mettre les institutions au service de l’individu, il s’oppose inévitablement au bien commun, qu’il considère comme inconsistant. Le monde libéral, c’est le monde du non-commun

    La liberté n’est pas le propre du libéralisme. La « liberté » des libéraux est-elle un moyen de créer un individu égoïste détaché de toutes attaches ?

    Le libéralisme se présente volontiers comme l’« idéologie de la liberté », ce qui peut évidemment séduire. En fait, il n’est pas tant l’idéologie de la liberté que l’idéologie qui met la liberté au service du seul individu. La seule liberté qu’il proclame est la liberté individuelle, conçue comme affranchissement vis-à-vis de tout ce qui excède l’individu. Elle rejette d’emblée toute détermination, notamment celles qui relèvent de l’ancrage historique ou de l’appartenance culturelle. Benjamin Constant n’a cessé de le dire : « La liberté individuelle, voilà la véritable liberté moderne ! » A cette conception « moderne » de la liberté on peut opposer celle des Anciens, qui fait de la liberté la possibilité donnée à chacun de participer aux affaires publiques, ou encore celle de la tradition « républicaine », de Tite-Live et Machiavel à Harrington, qui affirme que je ne peux être libre si la communauté politique à laquelle j’appartiens ne l’est pas. Cette liberté « républicaine » a le souci de la société en tant que telle, tandis que la liberté libérale l’ignore superbement.

    Le libéralisme se fonde par ailleurs sur la conviction qu’il existe des droits individuels fondamentaux et inaliénables qui sont à la fois antérieurs et supérieurs à toute institution humaine, et que le premier de ces droits est le droit de poursuivre librement son meilleur intérêt. Ces droits sont évidemment purement formels (le droit au travail n’a jamais donné un emploi), mais là n’est pas le point important : le droit fondamental, c’est le droit d’avoir des droits. Les droits individuels peuvent de ce fait être opposé à toute obligation sociale ou à tout impératif politique. Cette conception des droits subjectifs rompt avec toute la philosophie traditionnelle du droit, qui se bornait à déterminer la juste part qui devait être attribuée à chacun (« suum cuique tribuere »).

    Comme vous le rappelez justement, les communautés authentiques ne sont pas des réunions ou des additions d’individus. Pourtant, dans le monde post-moderne, les néo-communautés se regroupent de manière très artificielle. Les modèles de consommation ou les pratiques sociétales créent des « communautés de consommation ». Pensez-vous que c’est un « triomphe du libéralisme » ?

    Je ne dirais pas cela. Les « communautés authentiques » ne sont pas forcément des communautés fondées sur des liens hérités. Il y a aussi des communautés « acquises », mais il faut les distinguer des « tribus » éphémères et des associations sans autre raison d’être qu’un intérêt partagé. Une communauté authentique donne (ou contribue à donner) un sens à l’existence. Elle peut aussi donner des raisons de mourir. Une communauté qui se forme autour d’un certain nombre de convictions politiques, idéologiques ou philosophiques est par définition une communauté « acquise » (même si cette acquisition peut être transmise). Un homme qui sacrifie sa vie à ses idées meurt pour une chose à laquelle il a décidé d’adhérer. Mais personne n’est prêt à mourir pour une « communauté de consommation » !

    Plus globalement, comment juger de l’impact du libéralisme dans les sociétés occidentales ? La « grande transformation » capitaliste est-elle résorbable ?

    L’impact du libéralisme au sein de la société se mesure à la montée de l’individualisme et de l’utilitarisme, à la prédominance des seules valeurs marchandes. La société capitaliste libérale est tout naturellement une société de marché, c’est-à-dire une société d’individus étrangère à la notion de gratuité, à l’éthique de l’honneur, au système du don et du contre-don, une société où règne le fétichisme de la marchandise et où ce qui n’est pas calculable ne compte pas.

    Le marché peut être considéré comme une loi régulatrice de l’ordre social sans législateur. C’est pourquoi le libéralisme tend à faire de ce modèle le paradigme de tous les faits sociaux (d’où l’analyse libérale du marché politique, du mariage, du crime, de la famille, etc.), tout en prétendant, à tort, que le marché au sens moderne du terme est la forme naturelle de l’échange, alors qu’il a été institué sous l’impulsion d’Etats-nations en formation, désireux de monétariser à des fins de prélèvement fiscal des échanges intracommunautaires non marchands, auparavant insaisissables. Or, le marché exige la disparition de tout ce qui peut faire obstacle aux échanges marchands, et donc que les frontières soient tenues pour inexistantes. Le libéralisme n’a de ce point de vue rien à objecter au mondialisme. Il aspire à l’élimination des frontières (« laissez faire, laissez passer », libre circulation des hommes et des capitaux). Un million d’extra-Européens venant s’installer en Europe, c’est à ses yeux seulement un million d’individus venant s’ajouter à d’autres millions d’individus. « Un marchand, écrit Smith dans un passage célèbre, n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier. Il lui est, en grande partie, indifférent en quel lieu il tienne son commerce, et il ne faut que le plus léger dégoût pour qu’il se décide à emporter son capital d’un pays dans un autre, et avec lui toute l’industrie que ce capital mettait en activité ». C’est déjà une apologie des délocalisations !

    La montée de l’individualisme libéral, accompagnant l’ascension des valeurs et des classes bourgeoises, aux dépens des valeurs aristocratiques comme des valeurs populaires, s’est traduite, d’abord par une dislocation progressive des structures d’existence organiques caractéristiques des sociétés traditionnelles, ensuite par une désagrégation généralisée du lien social, et enfin par une situation de relative anomie sociale, où les individus se retrouvent à la fois de plus en plus étrangers les uns aux autres et potentiellement de plus en plus ennemis les uns des autres, puisque pris tous ensemble dans cette forme moderne de « lutte de tous contre tous » qu’est la concurrence généralisée. A terme, cette anomie sociale peut aussi bien déboucher sur une société, non plus « liquide », mais « gazeuse », c’est-à-dire sur le chaos.

    On ne pourra en sortir que par un retour au commun. Dans cette perspective, le bien commun n’a d’autre sens que celui d’un bien qui a été institué en commun, et qui est inappropriable par nature. Dans l’expression « bien commun », le second terme compte d’ailleurs tout autant que le premier, car le commun est à lui seul déjà un bien qui se définit comme ce dont chacun peut jouir sans qu’on ait à en faire le partage. Restaurer le commun et le bien commun est le programme qui s’offre aujourd’hui à tous les antilibéraux si l’on veut sortir d’un monde où rien n’a plus de valeur, mais où tout a un prix.

    Le bourgeois post-moderne est-il très différent de celui de l’époque de Flaubert ?

    En apparence, il a beaucoup changé. Le bobo d’aujourd’hui paraît à première vue bien différent du bourgeois austère, frugal et épargnant, de la fin du XIXe siècle. Le premier est aussi cool que le second était rigide, il est aussi hédoniste et ouvert à toutes les suggestions les plus extravagantes que le second veillait de façon minutieuse au respect des conventions sociales. C’est que la société globale a elle-même beaucoup changé. Elle se veut « ouverte », fluctuante, relativiste, indifférente à la vérité. Mais ce qui, sur le fond, caractérisait le plus l’esprit bourgeois, le souci prioritaire de son intérêt, sa façon de concevoir la société sous le seul horizon du plus ou du moins, n’a pas varié. François Bégaudeau montre tout cela très bien cela dans son dernier livre, Histoire de ta bêtise.

    Autrefois, pour maximiser son avoir, le bourgeois vieux-style devait faire des efforts, s’astreindre à une discipline. Aujourd’hui, on peut s’enrichir tout en s’éclatant et en se bourrant le nez. Mais le but est resté le même. L’entreprise post-moderne est elle aussi bien différente de l’usine, tout comme le capitalisme spéculatif et déterritorialisé d’aujourd’hui diffère du vieux capitalisme industriel qui ne s’était pas encore dégagé de ses ancrages nationaux. Pourtant, dans les deux cas, le but est toujours de transformer l’argent en capital.

    Peut-être pourrait-on dire aussi que le bourgeois a créé son monde, et que dans ce monde les anciennes vertus n’ont plus besoin d’être incarnées de façon exemplaire par des individus, tout simplement parce qu’elles ont été reportées sur la société globale. Désormais, c’est la société elle-même qui doit être gérée de façon rationnelle, précautionneuse, fiable économiquement et commercialement. Werner Sombart l’avait très bien montré dans le cas de l’entreprise : le capitalisme moderne conserve toutes les vertus bourgeoises, mais il les soustrait aux personnes pour les reporter sur les firmes, qui cessent alors « d’être des propriétés inhérentes à des hommes vivants, pour devenir des principes objectifs de la conduite économique ». Or, aujourd’hui, les nations ne sont plus elles-mêmes que de grandes firmes, dirigées par des experts et des techniciens de la gestion.

    La démocratie et le libéralisme furent unis par l’idéologie des droits de l’homme. Désormais, il semble que ce couple soit au bord de la rupture comme modèle. Pensez-vous que le libéralisme est possible sans son habillage démocratique ?

    C’est d’autant plus possible que cet habillage n’a jamais été qu’un déguisement. A force d’entendre parler de « démocratie libérale », on s’est habitués à penser que libéralisme et démocratie sont en quelque sorte synonymes. C’est une énorme erreur. La démocratie implique le pouvoir souverain du démos ou, si l’on préfère, la souveraineté populaire en tant que pouvoir constituant titulaire de la légitimité politique. La démocratie est la forme de gouvernement répondant au principe de l’identité de vues des gouvernants et des gouvernés, l’identité première étant celle d’un peuple concrètement existant par lui-même en tant qu’unité politique. Le libéralisme est tout différent puisqu’il prétend que la « sphère économique » doit être rendue autonome vis-à-vis du pouvoir politique. L’économie, considérée à l’origine comme le royaume de la nécessité, devient ainsi par excellence celui de la liberté.

    Redéfinie dans un sens libéral, la démocratie n’est plus le régime qui consacre la souveraineté du peuple, mais celui qui « garantit les droits de l’homme ». Les droits de l’homme priment la souveraineté du peuple au point que celle-ci n’est plus respectée que pour autant qu’elle ne les contredise pas : l’exercice de la démocratie est ainsi placé sous conditions. Le libéralisme est en outre fondamentalement hostile à la notion de souveraineté – sauf bien entendu à la souveraineté de l’individu. Pour lui, toute forme de souveraineté excédant l’individu est une menace pour sa liberté. Il condamne donc la souveraineté politique et la souveraineté populaire au motif que la légitimité n’appartient qu’à la volonté individuelle. Toutes les démocraties libérales sont aussi des démocraties parlementaires représentatives, ce qui signifie que la souveraineté parlementaire s’y substitue à la souveraineté populaire. Pour le libéralisme, le pouvoir n’a pas fondamentalement pouvoir à diriger, mais à représenter la société. Dès l’origine, la démocratie représentative n’avait en fait d’autre but que de se prémunir contre les « débordements » du peuple et la colère des « classes dangereuses ». Jacques Julliard parle même d’une « barrière de sécurité imaginée par la classe gouvernante à l’égard des débordements possibles de la souveraineté populaire ». Or, le peuple a d’autant moins vocation à se faire représenter qu’il n’est vraiment souverain que lorsqu’il est présent à lui-même. C’est la raison pour laquelle Carl Schmitt disait qu’une démocratie est d’autant moins démocratique qu’elle est plus libérale.

    Les « démocraties illibérales » sont-elles une réponse à cette crise de légitimité ?

    Leur apparition répond de toute évidence à la crise actuelle de la démocratie libérale, et plus précisément à « l’éloignement du libéralisme de la démocratie, c’est-à-dire au non-respect de la souveraineté du peuple dès lors qu’il ne valide pas les choix économiques ou politiques des élites qui le gouvernent » (Laurent Bouvet). Plus profondément, les démocraties illibérales naissent d’une prise de conscience que le système formel de l’Etat de droit, conçu sous la forme d’un empilement de normes abstraites, ne répond pas à la question fondamentale de savoir ce que peut être une bonne société, ni quel sens nous pouvons donner à nos existences.

    L’Etat libéral s’abstient par principe de tout jugement concernant la façon dont les gens choisissent de vivre. Il n’a pas à trancher entre les conceptions concurrentes en matière de morale, il ne doit pas contribuer à donner un sens à l’existence, il ne doit pas proposer un modèle de « vie bonne » (Aristote), il n’a pas à encourager certaines attitudes ou à en décourager d’autres. Le gouvernement, souligne Robert Nozick, doit être « scrupuleusement neutre face à ses citoyens ». Comme le dit très bien Pierre Manent, le libéralisme est d’abord un renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin ». Comment s’étonner dès lors de l’incapacité des sociétés libérales à légiférer de façon cohérente sur des « questions de société » (bio-éthique, procréation assistée, mariage homosexuel, immigration, etc.) qui impliquent inévitablement un jugement en termes de moralité substantielle ?

    La répression du mouvement des Gilets Jaunes est sans précédent, c’est un basculement durable dans le maintien de l’ordre libéral pour vous ?

    Oui, on peut dire cela. Lors des manifestations des Gilets jaunes, les forces de police n’ont pas fait du maintien de l’ordre, mais de la répression. Celle-ci a atteint un niveau de violence et de brutalité que l’on n’avait pas vu en France depuis la guerre d’Algérie. Cette brutalité témoigne de la peur que ce mouvement a inspiré à la classe dirigeante (souvenez-vous de cet hélicoptère qui volait au-dessus de l’Elysée afin d’« exfiltrer » le président de la République en cas de nécessité), mais aussi de ce que cette même classe dirigeante ne recule devant rien pour défendre ses positions. Si besoin était, elle n’hésiterait pas un instant à faire tirer sur la foule à balles réelles, j’en suis convaincu. 

    La crise des Gilets Jaunes a fait revenir l’idée d’une démocratie directe à travers le RIC. Que pensez-vous de cette idée et des travaux d’Étienne Chouard ?

    Je défends moi-même depuis longtemps l’idée d’une démocratie participative et d’une démocratie plus directe ; vous devez donc vous douter de ma réponse. Quant aux travaux d’Etienne Chouard, je trouve qu’ils mériteraient d’être mieux diffusés et plus abondamment discutés. L’idée, également avancée par Chouard, d’une assemblée constituante tirée au sort, mériterait notamment d’être sérieusement examinée. Quant au référendum d’initiative populaire (ou d’initiative citoyenne) dont ce critique résolu de l’idéologie libérale est un chaud partisan, je partage à ce sujet tout à fait son opinion, même si je ne fais pas du référendum une panacée. Qu’Etienne Chouard ait joué un rôle de « conseiller informel » auprès de certains Gilets jaunes ne me surprend pas, et me le rend d’autant plus sympathique.

    Pourquoi l’idée de la fin du capitalisme est aujourd’hui devenue synonyme de fin du monde ?  Le mythe du collapsus est-il devenu un moyen de légitimer le monde actuel ? Une autre fin du monde est possible pour vous ?

    Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du système capitaliste, a-t-on pu dire en effet. La raison en est que ce système a depuis des décennies façonné les imaginaires de toutes les façons possibles et imaginables. Il y a un demi-siècle, l’opinion dominante était également convaincue que le système soviétique n’était pas près de s’effondrer. On sait ce qu’il en est advenu. Je pense pour ma part qu’il peut très bien en aller de même du système capitaliste, qui se heurte actuellement à des contradictions internes insurmontables. Une nouvelle crise financière mondiale, plus ravageuse encore que celles de 1929 et de 2008, pourrait encore accélérer les choses. Mais, qu’on se rassure, ce ne sera pas la fin du monde ! Ce sera seulement la fin d’un monde qui, dans tous les sens du terme, a fait son temps.

    On remarque l’émergence d’une réflexion transversale visant à proposer des alternatives concrètes au système. Les notions de communauté, d’autonomie et d’entraide peuvent-elles devenir un nouvel élan vers le bien commun ?

    Oui, sans doute. Mais dans l’époque de transition que nous vivons actuellement, il reste encoree beaucoup à faire. Il serait déjà bien, dans l’immédiat, de susciter et d’organiser la réflexion en gardant l’œil ouvert sur ce qui s’annonce, de façon parfois confuse, afin de faire apparaître des directions à suivre.

     

    Alain de Benoist (Rébellion n°87, novembre 2019)

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  • Vers une crise économique d'une ampleur au moins égale à celle de 1929 ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh Info, dans lequel il évoque les conséquences possibles de la crise du Coronavirus... Philosophe et essayiste, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017), Décroissance ou toujours plus ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2018) et Contre le libéralisme (Rocher, 2019).

     

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    Alain de Benoist : « Je m’attends à une crise économique qui aura au moins l’ampleur de celle de 1929 »

    BREIZH INFO : Tout d’abord, que vous inspire la direction du gouvernement, qui semble ne pas vraiment savoir où donner de la tête depuis le début de cette pandémie ? Michel Onfray évoque une fin possible de régime en conséquence, y croyez-vous alors que les cotes d’opinion d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe n’ont jamais été aussi hautes ?

    ALAIN DE BENOIST. Michel Onfray a dit, avec plus de talent que je n’en ai, tout ce qu’il y avait à dire sur la désastreuse gestion de la crise sanitaire actuelle par l’équipe d’Emmanuel Macron. J’avais écrit il y a quelques années que c’est dans le cas d’exception que l’on pourrait prendre la pleine mesure du personnage. On sait maintenant ce qu’il en est. Un homme d’État décide, ordonne, réquisitionne. Macron s’en remet au conseil des « experts » qui, comme d’habitude, ne sont pas d’accord entre eux. Il redécouvre les vertus de la « souveraineté nationale et européenne », mais c’est après avoir multiplié les réformes libérales qui ont favorisé les délocalisations et la dépendance aux importations. Il salue et remercie ceux qui se battent et qui se dévouent, mais nul n’a oublié qu’avant l’arrivée du Covid-19, il s’était refusé à entendre leurs revendications.

    En témoigne l’état lamentable de nos services de santé, à qui l’on a imposé des objectifs de rentabilité à courte vue, et dont on mesure aujourd’hui le délabrement : masques et tests de dépistage manquants, lits supprimés, personnel soignant au bord du collapsus, services hospitaliers saturés. On a voulu inclure dans la logique du marché un secteur qui est par définition hors marché. On a systématiquement affaibli et détruit les services publics. Nous en payons le prix. Et ce n’est qu’un début, car le confinement va encore durer des semaines, sinon des mois. Nous ne sommes pas à la fin du début, et encore moins au début de la fin.

    Je ne crois pas un instant à la montée de la cote de popularité d’Emmanuel Macron. Dans un premier temps, comme il est de règle, tout le monde s’est serré les coudes. Mais quand on en sera arrivé au « jour d’après », et que le moment sera venu de rendre des comptes, le jugement du peuple sera impitoyable. Si, comme je le crois, toute cette affaire débouche sur une crise sociale de première ampleur, le mouvement des Gilets jaunes apparaîtra plus que jamais comme une répétition générale. On voit bien d’ailleurs dès maintenant que c’est pour les classes populaires et les classes moyennes que le confinement est le plus difficile à vivre.

    La figure du Professeur Raoult, qui a émergé récemment, ne vous apparaît-elle pas comme un besoin pour les médias, une fois de plus, de dresser des icônes (d’un côté, l’icône gouvernementale, de l’autre l’icône un peu rebelle ?) à proposer à nos concitoyens. N’est-on pas finalement en plein cœur de la société du spectacle dans cette crise ?

    Le professeur Raoult est apparemment le seul qui ait commencé à obtenir des résultats dans la lutte contre l’épidémie. Au lieu de lui en tenir gré, on l’a présenté comme un rigolo et comme l’« idole des conspirationnistes » ! On annonce maintenant des recherches « plus approfondies » qui ont surtout pour objet de mettre au point un médicament qu’on présentera comme « bien meilleur » que la chloroquine et qui aura surtout pour avantage de coûter (et donc de rapporter) beaucoup plus cher. Société du spectacle ? Nous avons plutôt affaire ici à une guerre des egos et à une querelle de gros sous.

    Il y a un mois, vous nous évoquiez votre scepticisme eu égard à la fermeture des frontières. L’êtes-vous toujours alors que l’intégralité des États ont pris ces mesures ?

    Je suis bien sûr partisan de la fermeture et du contrôle des frontières. J’ai seulement voulu dire qu’il est techniquement presque impossible d’empêcher quiconque d’entrer ou de sortir d’un pays, et qu’une frontière fermée n’est pas une frontière étanche. La preuve en est que le coronavirus fait aujourd’hui des ravages dans tous les pays, y compris ceux qui ont été les premiers à fermer leurs frontières.

    L’Union européenne n’est-elle pas en train de définitivement se suicider du fait de cette crise sans précédent ? Il semblerait en effet que ce soit chacun pour soi désormais…

    Elle ne s’est pas suicidée pour la simple raison qu’elle était déjà morte. L’un des mérites de la crise a seulement été de permettre à tout le monde de voir son cadavre. Devant l’épidémie, les dirigeants de la Commission européenne sont apparus en état de sidération. Ils vont maintenant débloquer de l’argent qu’ils distribueront par « hélicoptère », après avoir fait fonctionner un peu plus la planche à billets. Mais concrètement, rien n’a suivi. Ce n’est pas l’Europe qui est venue au secours de l’Italie, mais la Chine, la Russie et Cuba. Revanche posthume de Fidel Castro !

    Quelles conséquences économiques voyez-vous à l’horizon, dans les mois, années à venir… Le fait que l’on ne puisse plus acheter de l’or, que les États fassent tourner la planche à billets, est-ce que cela devrait nous inquiéter ?

    Je m’attends à une crise économique qui aura au moins l’ampleur de celle de 1929. Elle durera beaucoup plus longtemps que l’épidémie actuelle, fera beaucoup plus de dégâts et tuera beaucoup plus de monde. Si elle se double d’une crise financière planétaire, on assistera à un tsunami : crise économique, et donc sociale, crise financière, crise sanitaire, crise écologique, crise migratoire. J’avais publié en 2011 un livre intitulé Au bord du gouffre. Il me semble que nous y sommes.

    Mais il faut s’attendre aussi à des conséquences politiques et géopolitiques de première grandeur. Le développement de l’épidémie dans un pays comme les États-Unis, dont le système de santé, organisé bien sûr sur le mode libéral, est l’un des moins performants du monde, est appelé à jouer un rôle décisif et mérite d’être suivi de très près (l’épicentre mondial de l’épidémie se trouve aujourd’hui à New York). Les États-Unis risquent de s’en sortir beaucoup plus affaiblis que la Russie et la Chine, qui sont leurs deux seuls rivaux du moment. Encore une fois, nous n’en sommes qu’au commencement.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh Info, 2 avril 2020)

     

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