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europe - Page 35

  • La géopolitique des terres rares...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré aux rivalités géopolitiques autour de la question des terres rares. Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

     

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    La Géopolitique des Terres rares 

    C’est un sujet de plus en plus géostratégique.

    Qu’est-ce que les terres rares ? Les terres rares sont un groupe de métaux aux propriétés voisines comprenant le scandium, l’yttrium, et les quinze lanthanides. Elles sont appelées ainsi car on les a découvertes à partir de la fin du 18ème siècle dans des minerais oxydes réfractaires au feu, peu courants à cette époque, et à l’exploitation commerciale rendue compliquée par le fait que ces minerais étaient éparpillés et les terres difficiles à séparer les unes des autres.

    Il faudra attendre le projet Manhattan, c’est-à-dire l’invention de la Bombe A américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, pour que les terres rares soient purifiées à un niveau industriel, et les années 1970 pour que l’une d’elles, l’yttrium, trouve une application de masse dans la fabrication des tubes cathodiques utilisés dans les téléviseurs couleur. Du point de vue de l’économie mondiale, les terres rares font désormais partie des matières premières stratégiques.

    Leurs applications sont diverses et variées.
    Voici quelques exemples :

    Le Scandium est utilisé pour la confection d’alliages légers composés d’aluminium-scandium dans l’aéronautique militaire.
    L’Yttrium est retrouvé dans les supraconducteurs haute température et les filtres micro-onde.
    Le Cérium est lui est un agent chimique oxydant utilisé pour la poudre de polissage du verre, comme colorant jaune des verres et des céramiques, pour les revêtements de fours auto-nettoyants, le craquage des hydrocarbures, ou encore dans la fabrication des pots d’échappement.
    Le Néodyme permet la production d’aimants permanents pour les éoliennes, les voitures hybrides, et les centrales hydrauliques.
    Le Prométhium est intégré dans la fabrication des peintures lumineuses, des batteries nucléaires, et constitue une source d’énergie pour les sondes spatiales.
    Enfin, le Gadolinium permet la création de lasers, et est utilisé dans les réacteurs nucléaires et comme additif dans les aciers. Il possède de plus des propriétés de contraste pour l’imagerie à résonance magnétique.

    Du fait de leur dimension stratégique, les terres rares font l’objet d’une communication restreinte de la part des États, de sorte que les statistiques à leur sujet restent rarissimes.

    Premièrement, en termes de réserves mondiales, elles étaient estimées par l’Institut d’études géologiques des États-Unis à 120 millions de tonnes fin 2018, détenues à 37 % par la Chine, devant le Brésil (18 %), le Viêt Nam (18 %), la Russie (10 %), l’Inde (6 %), l’Australie (2,8 %), et les États-Unis (1,2 %). La Chine quant à elle dit détenir seulement 30% des réserves mondiales, bien qu’elle fournisse 90% des besoins de l’industrie. Pour y parer, de nombreux pays développent des techniques de recyclage des déchets électroniques. Mais aujourd’hui, moins d’ 1% des terres rares est recyclé. Afin d’ économiser les ressources primaires ou leur approvisionnement, le développement du recyclage des terres rares est donc une solution même s’il reste à ce jour très limité en raison de leur dilution dans de nombreux appareils à durée de vie très courte, d’un coût de recyclage supérieur à celui de l’extraction primaire, et du risque de ruptures technologiques qui rendraient ces ressources inexploitables d’un point de vue économique à long terme. 

    Du fait des conséquences environnementales de l’extraction et du raffinage des terres rares, de nombreuses exploitations ont été fermées en particulier dans les pays occidentaux, y compris aux Etats-Unis.

    Et il n’est pas surprenant que la Chine convoite des ressources supplémentaires en terres rares afin d’asseoir son hégémonie, via son projet des Routes de la Soie, notamment au Brésil, dont elle est devenue le premier partenaire commercial. Et ceci explique l’intérêt qu’elle porte sur deux des autres principaux détenteurs des terre rares que sont l’Inde et le Vietnam, là aussi au travers de la BRI.

    Deuxièmement, en termes de production, toujours selon l’Institut d’études géologiques des États-Unis sur les 170 000 tonnes produites en 2018, 71% soit 120 000 tonnes l’ont été par la Chine. Les autres producteurs dans le Top 3, à savoir l’Australie avec 20 000 tonnes et les États-Unis avec 15 000 tonnes sont loin derrière.

    Le faible taux de sites de traitement en dehors de la Chine, ainsi que la capacité de production que possède le pays, font de Pékin le principal acteur du marché des terres rares. L’importance de la Chine dans la chaîne d’approvisionnement de ces métaux a de quoi donner des sueurs froides aux États-Unis, dont les entreprises de hautes technologies, qu’elles soient civiles et militaires, dépendent énormément de ces terres rares.

    Ces craintes se sont cristallisées en 2019 lorsque le président chinois Xi Jinping a effectué une visite dans une usine de traitement de terres rares en pleine guerre commerciale avec Washington, laissant ainsi planer la menace d’un blocage par la Chine des exportations de terres rares raffinées. C’est une tactique que la Chine a déjà mise en pratique par le passé, notamment en 2010, quand Pékin avait brutalement interrompu ses exportations de terres rares vers le Japon en représailles à un différend territorial.

    C’est donc un enjeu et une arme géopolitiques majeurs dans la guerre d’influence que se livrent la Chine et les États-Unis.

    Ces deux hyperpuissances vont sans doute migrer leur rivalité sur les terres rares aux planètes Lune et Mars, car elles y sont abondantes en surface. Il n’y a donc pas de hasard si les USA et la Chine ont annoncé, depuis quelques années déjà, qu’ils avaient l’objectif d’envoyer ou de renvoyer des astronautes et des taïkonautes cinquante-deux ans après le premier alunissage humain. Somme toute, un effort lunaire très coûteux pour peu de retours d’expérience nouveaux pour l’avancée de la science spatiale en ce qui concerne la réaction et le comportement humain. Mais un retour sûr en ce qui concerne le minage. C’est donc assumé : « Un grand bond en avant pour l’extraction des terres rares, et un petit pas facile pour l’Humanité ».

    Depuis la fin des années 1990, la Chine est devenue le premier producteur mondial de terres rares au détriment des pays occidentaux qui ont perdu au fil des ans leur capacité de production et leur savoir-faire industriel et technologique. C’est donc devenu aussi un enjeu de souveraineté nationale.


    Face à cette autre tenaille sino-américaine, que peut faire l’Europe ?

    Deux importants projets miniers sont à l’étude, à Norra Karr en Suède et à Kvanefjeld au Groenland. On comprend mieux pourquoi le Président Trump avait proposé au Danemark de lui racheter le Groenland, outre l’intérêt des bases militaires, l’existence de cette mine avait aiguisé son appétit. Ce n’était pas une blague, mais une proposition géopolitique réfléchie, délibérée et sensée de la part du président américain. Rares sont ceux qui en parlent. C’est donc sans doute sur le terrain du recyclage et du développement de mines éco-responsables que l’Europe a une carte à jouer.

    En proposant une offre plus vertueuse sur le plan environnemental à des consommateurs plus exigeants et responsables, et des investissements importants dans de nouvelles technologies, les pays occidentaux devraient pouvoir concurrencer à moyen terme le modèle chinois.

    Christopher Coonen (Geopragma, 12 juillet 2021)

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  • Merkel, la fin de règne...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Édouard Husson à Jean-Baptiste Mendes pour l'émission Lignes rouges sur Sputnik France, dans lequel il évoque la fin de règne de la chancelière Angela Merkel et les limites de la politique européenne de l'Allemagne. Historien et germaniste, Édouard Husson est professeur à l'université de Cergy-Pontoise et à l'Institut de sciences sociales, économiques et politiques. Il a publié récemment Paris-Berlin, la survie de l'Europe (Gallimard, 2019).

     

                                        

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  • En Laponie...

    Les éditions des Amis de la Culture européenne viennent de rééditer en un volume intitulé Laponies 1938 deux récits de Marc Augier, plus connu sous le nom de Saint-Loup, Solstice en Laponie et Les skieurs de la nuit. Aventurier, journaliste engagé et écrivain, sous le pseudonyme de Saint-Loup, Marc Augier (1908-1990), est l'auteur de nombreux récits et romans dont Face nord, La peau de l'Aurochs, La nuit commence au Cap Horn (Transboréal, 2015), La République du Mont-Blanc (Auda Isarn, 2020) et Nouveaux Cathares pour Montségur (Auda Isarn, 2020). 

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    " Avec son camarade Édouard de Thuisy, Marc Augier entreprend en décembre 1938 une expédition de 300 km à ski à travers la Laponie finlandaise. Dans les parages du 70ᵉ degré de latitude Nord, on vit farouchement. Les journées sont aussi fugitives que fantomatiques et les deux compagnons de devoir avancent dans une nuit complète. Chacun d’eux chargé d’un rucksack, tirant ensemble un traîneau traditionnel, ils sympathisent avec les nomades lapons. La patrie charnelle de ces hommes de grande tente, c’est ce désert froid, cet espace illimité où paissent les rennes et éclosent les aurores boréales.

    Talentueux romancier de l’humain comme du surhumain, Marc Augier souligne de sa plume et de ses skis les petites comme les grandes servitudes, les souffrances et les joies, les détails qui ont éveillé son attention.

    Sont ici réunis pour la première fois, le récit Solstice en Laponie, publié en 1940, et sa version révisée et mûrie par les tempêtes de l’Histoire, que l’auteur intitulera en 1944 Les skieurs de la nuit. "

    Pilote d’avion, motard, skieur et alpiniste, chantre de tous les « loisirs de conquête », Marc Augier (1908-1990) place d’emblée son œuvre sous le signe du Nord et du froid. Ces récits inauguraux posent les questions premières et éternelles : celles de l’engagement, du défi et de la nature.

    L’ouvrage est richement illutré de photos peu connues parues dans des revues de l’époque. "

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  • Sommes-nous toujours dans un régime capitaliste ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Guillaume Travers, cueilli sur le site de l'Institut Iliade et consacré au triomphe de l'idéologie marchande.

    Professeur d'économie, Guillaume Travers est chroniqueur à la revue Éléments et a déjà publié Pourquoi tant d'inégalités ? (La Nouvelle Librairie, 2020), un petit essai de réfutation des thèses de l'économiste Thomas Piketty, ainsi que Économie médiévale et société féodale (La Nouvelle Librairie, 2020), Capitalisme moderne et société de marché (La Nouvelle Librairie, 2020) et Corporations et corporatisme (La Nouvelle Librairie, 2021).

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    Sommes-nous toujours dans un régime capitaliste ?

    Il y a des raisons d’en douter : dans l’immense majorité des pays, en Europe mais pas uniquement, les dépenses publiques représentent autour de 50 % de la production nationale (PIB), un taux qui n’a aucun précédent dans l’histoire (on estime ce taux autour de 10 % au moment de la Révolution française) ; le volume des codes, normes, et réglementations diverses a connu une inflation considérable dans quasiment tous les domaines ; depuis la crise financière de 2008-2009, les banques centrales ont racheté des trillions d’euros d’actifs divers, de sorte que les prix sur les marchés financiers sont aujourd’hui assimilables à des prix administrés ; avec la crise de la Covid-19, les gouvernements ont pris en charge des pans entiers de l’économie, arrosant les entreprises d’aides diverses, payant les salaires des travailleurs mis au chômage forcé ; enfin, dans le monde, on assiste à un regain de protectionnisme et de nationalisations sur fond d’oppositions géopolitiques. Que reste-t-il du marché libre, du capitalisme dans tout cela ?

    Le rapport marchand au monde

    L’idée selon laquelle la montée en puissance des États et autres institutions publiques (banques centrales, etc.) marquerait la fin du capitalisme repose sur l’hypothèse que ces institutions obéiraient par nature à une logique non marchande. Le champ des interactions économiques s’organiserait donc selon une polarité État/marché, de sorte que toute croissance de l’État se ferait au détriment du marché. Dans cette perspective, le capitalisme serait défini avant tout par ses institutions matérielles, c’est-à-dire par le fait que les biens, services ou titres financiers, circulent directement entre individus (sur le « marché libre ») ou via la médiation de l’État. Dans les grandes lignes, cette vision est celle qui aujourd’hui domine le débat public.

    Dans les pages qui suivent, la perspective que nous adoptons pour comprendre le capitalisme est tout autre. À nos yeux, suivant la terminologie de Max Weber ou de Werner Sombart, le capitalisme est avant tout un « esprit », une manière pour l’homme de voir le monde : le capitalisme est avant tout considéré comme l’âge historique (qui s’ouvre au XVIIIe siècle et s’accentue depuis lors) au cours duquel toute chose dans le monde vient à être considérée comme une marchandise, comme des biens disponibles pour satisfaire des besoins individuels, pour être consommés. C’est ainsi que, au cours des trois derniers siècles, de nombreux biens qui échappaient à l’échange marchand y ont progressivement été soumis : on a commencé à acheter et vendre la terre, puis les charges de noblesse, puis la force de travail, pour finir aujourd’hui avec la vente d’organes et location du ventre des femmes (via la gestation pour autrui). Dans cette perspective, le marché n’est donc pas tant une institution matérielle, un mode concret de circulation des biens, qu’un rapport au monde. La mentalité capitaliste est celle qui, vis-à-vis de toute chose – une tradition séculaire, un paysage naturel, etc. – se demande constamment où est son plaisir personnel, son profit immédiat. Tant les biens que les rapports entre individus ne valent donc que pour leur utilité, pour leur valeur monétaire.

    Dans cette perspective, l’opposition État/marché devient relativement secondaire. En effet, un rapport marchand au monde peut bien sûr être le fait des individus et des entreprises privées, mais il peut aussi bien être entretenu par l’État lui-même. Il y a plus encore : quand l’esprit capitaliste devient dominant, il y a de grandes chances pour que l’État lui-même devienne une entreprise capitaliste presque comme les autres. Ses décisions ne seront plus motivées avant tout par des valeurs extra-économiques (rayonnement culturel d’un peuple, approfondissement de ses particularités civilisationnelles, etc.), mais par les seules valeurs marchandes. En un mot : le principal objectif politique, la première jauge pour mesurer le succès ou l’échec d’un gouvernement, sera le taux de croissance de l’économie ou des indicateurs similaires. Ce thème peut être décliné à l’infini. Les politiques sociales, par exemple, ne viseront pas à donner un statut aux plus démunis, à les intégrer dans un corps collectif, mais seulement à s’assurer que nul ne soit exclu de la société de consommation. Le pauvre doit être un consommateur comme les autres ! Les interventions des banques centrales, quand bien même elles perturbent la formation des prix « libres » sur les marchés financiers, ne visent rien d’autre qu’à fluidifier ces marchés, à leur permettre de tourner à plein régime pour qu’il y ait davantage de crédit, une hausse des valorisations boursières…

    Quant aux débats publics sur le rôle de l’État, ils ne visent pas à déterminer quelles sont les fins d’intérêt commun qui doivent être soustraites à l’empire du marché. Ils ont le plus souvent pour objectif de calculer le ratio coûts/bénéfices des activités publiques, de manière à progressivement éliminer toutes celles qui ne sont pas « rentables ». Les églises et les châteaux coûtent trop cher à entretenir ? Laissons-les se dégrader en silence. Les forêts ne sont pas assez rentables ? Privatisons-les. Notre propos n’est évidemment pas de dire que l’État doit être une grosse machine dont toute considération d’efficacité doit être exclue. Mais les considérations d’efficacité doivent porter sur les moyens, non sur les fins. Il faut s’interroger sur les meilleurs moyens de protéger le patrimoine naturel et culturel, déterminer si tel ou tel outil au service de cette fin est efficace ou pas. Mais c’est une chose bien différente de savoir si la fin elle-même – la protection du patrimoine – est une « bonne affaire » ou non. La détermination des fins de l’action publique doit échapper aux considérations marchandes. Et c’est précisément quand elle ne peut plus y échapper que l’État devient un acteur capitaliste presque comme les autres.

    Une telle vision des choses nous semble permettre une compréhension plus juste de la situation actuelle que les spéculations sur la « sortie du capitalisme ». Où que l’on regarde, on ne voit certes pas toujours de marché « libre », au sens de Ludwig von Mises, de Friedrich von Hayek ou de Milton Friedman, mais on voit des valeurs capitalistes : la quasi-totalité des décisions publiques qui sont adoptées, quand bien même elles sont très intrusives dans l’économie, le sont au nom de la « croissance », de la « relance de la consommation », de l’« efficacité », de la « flexibilité », etc. Nous sommes donc en plein dans le capitalisme, mais un capitalisme qui se passe de plus en plus de l’institution du marché libre. Rétrospectivement, ce dernier n’apparaîtra peut-être que comme un trait contingent du capitalisme, non comme sa caractéristique fondamentale.

    Quelques leçons historiques

    Nous pouvons même aller plus loin. Historiquement, on sait que la croissance de l’État et celle du marché sont allées de pair. Pour lever davantage d’impôts, les États modernes ont dû fiscaliser toute forme d’échange. Ce qui faisait obstacle à ces échanges (douanes intérieures au Moyen Âge, etc.) a dû être supprimé : ce sont les États qui, au sein de leurs frontières, ont forcé la création de marchés intérieurs à l’orée de l’époque moderne. Ce sont encore les États qui, pour fiscaliser les échanges, ont dû s’efforcer de les faire passer de l’économie informelle (troc donc et contre-don, solidarités communautaires diverses, etc.) vers l’économie monétaire. Plus généralement, pour prendre de l’ampleur, les États – dont la France est ici l’exemple le plus parlant – ont dû briser les attaches communautaires, régionales, faire table rase de tout ce qui séparait les individus et l’État. Il a été maintes fois montré, par exemple par Alain de Benoist, que l’anthropologie qui sous-tend le libéralisme est très proche de celle qui justifie la centralisation étatique : dans les deux cas, il s’agit d’extraire l’individu de ses appartenances concrètes, pour que rien ne s’interpose plus, soit entre l’atome humain et l’État, soit entre les atomes humains les uns vis-à-vis des autres. Depuis son bureau de Manhattan, le président d’une multinationale voit le monde à partir de statistiques abstraites portant sur des millions de consommateurs indifférenciés. Le ministre-technocrate d’un État moderne a les mêmes statistiques abstraites, les mêmes chiffres, les mêmes taux de croissance, pour le guider.

    Une fois ces fondements posés, il est aisé de voir que l’idée selon laquelle l’État est assimilable à une entreprise n’est pas nouvelle – quand bien même cette histoire reste largement à écrire. Dès la naissance du mercantilisme aux XVIe et XVIIe siècles, les États ont été considérés par un nombre croissant d’auteurs comme des domaines qu’il fallait administrer pour en maximiser la valeur. Parmi d’autres, l’histoire des diverses Compagnies des Indes est là pour témoigner de l’imbrication étroite entre intérêts politiques et grand commerce privé. La conception économique de l’État se couplait alors à beaucoup d’autres, qui faisaient primer la puissance politique ou le rayonnement culturel. Le germe était néanmoins dans le fruit ; et la pensée de l’État comme acteur économique, comme entrepreneur, comme grand facilitateur des processus de production et de consommation n’a fait que gagner en ampleur. À un stade avancé dans le déploiement de l’idéologie marchande, il est probablement inévitable que l’État lui-même devienne un pur acteur marchand : pour liquider ce qui reste d’entraves aux intérêts capitalistes (valeurs traditionnelles, institutions fondées sur le don, etc.), utiliser la puissance « publique » devient nécessaire. Autrefois, le politique absorbait des ressources pour les consommer, cela faisait le rayonnement des peuples : c’est ainsi qu’ont été gagnées des terres, construits des palais et financés des artistes. Aujourd’hui, l’État fait consommer. On exagère à peine en disant que sa principale préoccupation est que chacun ait son téléphone, son écran de télévision, son supermarché et un fast food à moins de dix minutes. Tout ce qu’il pourrait dépenser à des fins proprement politiques, culturelles, civilisationnelles est scruté d’un œil suspicieux. Rénover Notre-Dame de Paris partie en flammes semble coûter une fortune, alors que sauver périodiquement le système bancaire ne soulève guère d’objections.

    États marchands contre États politiques

    La transformation des États en entreprises capitalistes ne touche cependant pas de manière égale tous les pays de la planète. La tendance est la plus vive en Europe, en raison notamment de l’influence exercée par l’Union européenne dans le démantèlement de tout ce qui reste d’institutions non marchandes. En revanche, dès que l’on élargit le regard vers d’autres aires continentales, on s’aperçoit vite que tous les États n’entretiennent pas un rapport purement marchand au monde. Les exemples sautent aux yeux de pays (Russie, Chine, Turquie, etc.) qui démontrent qu’ils sont portés par une solide conscience historique, civilisationnelle.

    Plus que dans l’intervention croissante des États dans le fonctionnement de l’économie, c’est dans la formation de blocs géopolitiques, dans la renaissance de nations anciennes que nous voyons peut-être poindre la fin du capitalisme. L’Europe est malheureusement la grande absente de ce processus. Un exemple : la France privatise ses forêts, pas assez rentables, quand la Chine rachète les terres agricoles européennes. Que nous restera-t-il quand nous aurons tout vendu ?

    Guillaume Travers (Institut Iliade, 2 juillet 2021)

     

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  • L'âge de la pierre...

    Les éditions Taschen viennent de publier en édition multilingue un livre de photographies de Frédéric Chaubin intitulé Stone age - Ancient castles of Europe. Un ouvrage indispensable pour tous les fanatiques des châteaux-forts !...

     

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    " Le travail photographique unique de Frédéric Chaubin nous embarque dans un périple à travers l’Europe et les siècles. Avec plus de 200 lieux photographiés dans 21 pays, Stone Age révèle l’histoire et l’architecture des châteaux médiévaux les plus dramatiques du continent, dans un recueil sans précédent. Encouragé par le succès de son immersion dans l’esthétique soviétique pour CCCP, Chaubin expose une nouvelle fois des structures éminemment spectaculaires, qui traversent le temps et profilent leur caractère insolite dans nos paysages modernes. Précurseurs du Brutalisme, ces châteaux ont établi la prépondérance de la fonction sur la forme, leurs silhouettes et leurs matériaux bruts ont défini des pans entiers de l’histoire architecturale. Prises avec une chambre photographique argentique Linhof, ces photos sont le résultat de cinq années de voyage et d’enquête. Accompagnées d’une carte et d’un essai explicatif, elles racontent 400 ans d’histoire, soit toute l’époque médiévale et féodale, jusqu’au XVe siècle. Étude photographique du déclin autant que de l’endurance, Stone Age retrace le destin de places fortes singulières qui continuent à enchanter un public nombreux et occupent une place à part, mystique, dans notre imaginaire collectif. "

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  • Face à la montée de l’indifférence, il faut rendre le pouvoir aux Français !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Etienne Lahyre cueilli sur Polémia et consacré à la rupture entre le peuple et la classe politique arrimée au système. Etienne Lahyre est haut-fonctionnaire et analyste politique.

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    Politique. Face à la montée de l’indifférence, il faut rendre le pouvoir aux Français !

    « Le crépuscule du devoir » :  tel est le titre d’un essai de Gilles Lipovetsky paru au début des années 1990. Cela pourrait être aussi la meilleure manière de qualifier le comportement de 31 millions de nos compatriotes qui, face à l’indigence inouïe de l’ensemble de la classe politique, n’ont même pas cru devoir se comporter en citoyens actifs lors des dernières élections régionales et départementales. En réponse aux manquements caractérisés de leurs dirigeants, les Français ont choisi de les ignorer. Ce comportement n’est pas excusable : le vote blanc, comptabilisé à part depuis la loi du 21 février 2014, permet d’exprimer un rejet de l’ensemble des candidats, tout en ne s’affranchissant pas de ses obligations de citoyen.

    Quand le politique ne gouverne plus, les citoyens s’abstiennent

    Quant aux motifs donnés par les abstentionnistes pour justifier leur passivité démocratique, ils sont de nature à disqualifier leurs auteurs : selon une enquête de l’IFOP mise en ligne le 20 juin, 40% des abstentionnistes ne sont pas allés voter car « ces élections ne changent rien à leur situation personnelle ». Le politique se bornerait donc à n’être qu’un prestataire de services que l’on n’actionnerait uniquement si l’on estime pouvoir en tirer avantage : l’individualisme, cette « rouille des sociétés » selon Tocqueville, a transformé l’animal politique en homo oeconomicus, soucieux exclusivement de maximiser son utilité. Jamais l’érosion du commun n’a paru aussi profonde dans les sociétés occidentales. Celles-ci s’apparentent au monde de Globalia, décrit par Jean-Christophe Ruffin en 2005 : « Fracture définitive entre les riches et les pauvres, dépolitisation totale, ignorance de l’histoire, hédonisme individualiste ; la peur obsessionnelle du terrorisme, des risques écologiques et de la paupérisation est alors utilisée comme facteur de cohésion sociale afin de justifier le contrôle de l’information et de la force publique par une oligarchie de sociétés multinationales. ».

    Le processus de globalisation, à l’œuvre depuis le début des années 1970, dont on ne rappellera jamais assez qu’il n’est pas naturel, contrairement aux allégations des thuriféraires de la mondialisation heureuse, mais qu’il résulte de choix politiques, se manifeste essentiellement par un travail de sape effectué contre l’Etat-Nation, en tant que détenteur de la souveraineté et en tant qu’expression d’une identité. Jusqu’au début des années 1980, l’organisation politico-administrative de la France reposait sur le triptyque Etat / Département / Commune, légitime géographiquement et démocratiquement, cohérent et proche des gens. L’approfondissement de la construction européenne initié par l’Acte unique de 1985, aussi crucial que funeste, ainsi que les lois de décentralisation successives ont brisé cette architecture. Au triptyque précité, s’est substitué celui formé par l’Union européenne, la région et l’intercommunalité, présentant des caractéristiques opposées en termes de légitimité politique et démocratique, de répartition des compétences et de proximité. Des structures administratives ont remplacé des institutions politiques : l’administration des choses plutôt que le gouvernement des hommes. La progression vertigineuse de l’abstention est intimement corrélée à l’abandon délibéré par l’Etat-Nation de ses prérogatives et aux trahisons successives de nos dirigeants.

    La révision constitutionnelle destinée à permettre la ratification du Traité de Lisbonne, stade suprême de la forfaiture, a contribué de manière décisive à ancrer l’idée que voter ne servait à rien. Non seulement le politique n’exerce plus le pouvoir, mais il empêche le peuple souverain de contester cet état de fait. Les prétendus représentants du peuple se sont retournés contre lui ; ils ont renforcé leur propre impuissance, et partant, remis en cause leur légitimité. Le poids des partis dans la constitution des listes aux élections régionales, qui mêlent conjoints, politiciens au rencart et exécuteurs de basses œuvres, la définition fluctuante de l’intérêt communautaire des établissements publics de coopération intercommunale (métropoles, communautés d’agglomération et communautés de communes) et le caractère peu démocratique du mode de désignation de leur exécutif ont éloigné les Français de ces institutions. La réforme inepte consistant en la création de « grandes régions », si emblématique de l’incurie du quinquennat Hollande, ayant quant à elle aggravé le caractère « hors sol » du mandat de conseiller régional.

    Rien ne change depuis près de quarante ans

    Depuis 1978, toutes les majorités parlementaires sortantes ont été battues aux élections législatives (si l’on excepte le scrutin de 2007 remporté par les sarkozystes qui avaient affiché leur volonté de rompre avec l’inertie chiraquienne). Cette situation, inédite dans un pays européen, est révélatrice du profond mécontentement des Français, qui ont le sentiment que rien ne change malgré leur vote sanction. Comment leur donner tort ? Depuis quarante ans, la politique migratoire est laxiste, la politique étrangère est atlantiste, la politique européenne est bruxelloise, la politique économique et sociale conjugue le pire du socialisme et du néo-libéralisme, en alliant goût immodéré de la dépense publique et de l’assistanat et ouverture à tous vents (le « libéralisme à la française » selon Guillaume Sarlat). Le corset des traités européens, le tropisme saint-simonien des dirigeants français, leur volonté d’être les meilleurs élèves de la globalisation et les hérauts du politiquement correct ont concouru à l’extinction du politique. Lassés de cette impéritie, les Français se sont alors tournés vers le « nouveau monde », le « parti du mouvement », et son candidat, disciple du banquier Laffitte, Emmanuel Macron, qui a mené exactement la même politique, en s’aliénant, par son arrogance, la quasi-totalité du bloc populaire. La jacquerie des gilets jaunes n’a pas eu plus d’influence sur le cours de choses que les manifestations contre la loi Taubira ou la loi El Khomri ; le parti de la mondialisation avance à marche forcée : le parti de la déconstruction, du déracinement et du mépris de classe n’a que faire des élections ou des mouvements populaires. Ne procédant pas du peuple, il n’a pas de comptes à lui rendre.

    C’est cela que ressentent, sans le formaliser ainsi, de nombreux Français. C’est cela qui a abouti à l’émergence d’une « société de défiance ». Défiance renforcée par la crise du Covid 19 au cours de laquelle l’antagonisme entre les tenants du parti de la mondialisation et les gaulois réfractaires s’est notamment cristallisé autour de la figure du professeur Raoult. Chaque camp a alors rivalisé d’irrationalité, multipliant anathèmes et procès d’intention. Sans surprise, ce sont les sympathisants LFI et RN qui manifestent le plus de sympathie pour lui [1], alors que certains élus LREM n’hésitent pas à manifester ouvertement du mépris à son égard. Tout se passe comme si tout enjeu soumis au débat public opposait désormais « les deux clans » analysés par David Goodhart, organisés autour du clivage relatif à la mondialisation. Cette opposition ne s’est pas uniquement traduite en termes intellectuels : du fait de la nature-même de leur activité professionnelle, les habituels gagnants de la mondialisation, les prétendus « premiers de cordée », ont pu sortir indemnes des confinements successifs. La généralisation possible du télétravail a même amélioré le confort de vie de certains. À l’inverse, ce sont les classes populaires qui étaient en première ligne : dans les hôpitaux et les EHPAD, dans les entreprises de transport et de livraison, ou dans les services techniques des collectivités locales. Notre pays a tenu grâce à « ceux qui ne sont rien », ceux dont la rémunération est inversement proportionnelle à l’utilité sociale, ce qui démontre si besoin en était, la profonde indécence du capitalisme mondialisé façonné par et pour les « manipulateurs de symboles » (Robert Reich).

    Le RN désorienté face à des scrutins locaux sans enjeu national

    C’est dans ce contexte de covidisation des esprits que se sont tenues les élections municipales, puis départementales et régionales. Depuis le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, les élections locales sont fréquemment utilisées par les Français pour exprimer leur mécontentement vis-à-vis du pouvoir exécutif. La droite avait ainsi perdu les élections cantonales de 1976, les municipales de 1977 ou de 2008, et les régionales de 2004 et 2010, quand la gauche connaissait un sort identique aux cantonales de 1982, aux municipales de 1983 ou de 2014 et aux régionales de 1992 et 2015. Le pouvoir macroniste a quant à lui affronté les élections locales de 2020 et 2021 sans bastions à défendre, ce qui a eu pour effet direct de démotiver les électeurs habituellement adeptes du vote sanction. Le retour de l’obsolète clivage droite / gauche a contribué à mobiliser uniquement la frange la plus âgée de l’électorat, structurellement moins abstentionniste et continuant à se reconnaitre dans ce clivage artificiel. Pour paraphraser la célèbre boutade soviétique, les Français se sont dit en quelque sorte : « Ils font semblant de nous représenter, faisons semblant de voter pour eux ». Dans les grandes villes, les élections municipales ont vu aussi la mobilisation d’une partie de la jeunesse, diplômée, informée, très présente sur les réseaux sociaux, qui a largement contribué à la victoire des Verts à Lyon, Bordeaux ou Strasbourg.

    Quant au Rassemblement national, les premiers signes annonciateurs de la débâcle aux élections régionales étaient perceptibles. Si la réélection de la plupart des maires sortants et le miracle de Perpignan, face à un sortant héritier de la famille Alduy, qui tenait la ville depuis 1959 (!), avaient été mis en avant par Marine Le Pen, le parti n’en avait pas moins enregistré de cuisants revers dans les grandes villes en obtenant parfois des résultats inférieurs aux scores planchers de 2001 et 2008, années de vaches maigres pour le FN. Outre les évolutions sociologiques défavorables au RN dans les grandes villes, celui-ci avait payé la médiocre qualité de ses élus sortants, dont une part significative l’avait quitté avant le terme de leur mandat, l’érosion qualitative et quantitative de sa structure militante et l’absence de propositions relatives aux enjeux locaux, particulièrement problématique dans un scrutin dénationalisé. Le FN avait obtenu 1498 sièges de conseillers municipaux en 2014, le RN n’en a obtenu que 827 six ans plus tard.

    Les sondages flatteurs, des ralliements inattendus (tels celui du Sénateur Jean-Louis Masson en Moselle, ou de l’ancien directeur de cabinet de Georges Frêche dans l’Hérault), l’impopularité relative de l’exécutif, la volonté prêtée aux Français de protester contre les atteintes aux libertés publiques, avaient conduit Marine Le Pen à considérer que les élections régionales pouvaient constituer la rampe de lancement idéale de sa candidature à l’élection présidentielle. Las ! Le RN a perdu plus de la moitié des 6 millions de voix obtenues en 2015 : presque 910 000 voix pour Marine Le Pen dans les Hauts-de-France en 2015, moins de 325 000 pour Sébastien Chenu six ans plus tard ; 640 000 voix pour Christophe Boudot en Auvergne Rhône-Alpes 2015, 210 000 pour Andrea Kotarac en 2021. Le RN, qui a changé 11 de ses chefs de file sur 13, a particulièrement souffert face aux sortants de droite. Et le résultat de second tour enregistré par Thierry Mariani (42.7%) a démontré une énième fois qu’en duel, même face à un adversaire d’une insondable indigence politique et morale tel que Muselier, le candidat RN ne peut pas l’emporter à l’échelle d’un territoire relativement vaste.

    Pour la France, il faut saborder le RN !

    Marine Le Pen a commis plusieurs erreurs lourdes : la principale consistant à considérer que l’électorat populaire lui était acquis et que l’unique ressort de son adhésion était son opposition à l’immigration (en mésestimant notamment la fracture territoriale et ses conséquences [2]). Et qu’en conséquence de quoi, sa présence au second tour de l’élection présidentielle étant certaine, elle se devait d’aller à la conquête des quelques points manquants auprès de l’électorat bourgeois et âgé. Sa tribune parue dans l’opinion le 21 février dernier [3] consacrée à la dette avait pour but de démontrer qu’un fois élue président de la République, son gouvernement serait composé, selon la formule de Léon Blum au 38ème congrès de la SFIO, de « gérants honnêtes et loyaux des affaires du capitalisme ». Abandon du Frexit, de la sortie de la CEDH, silence sur les questions sociales et sociétales : la Présidente du RN a abandonné sa ligne social-souverainiste de 2017 au profit d’un discours attrape-tout, fondé sur la recherche éperdue de crédibilité. Sa volonté de normalisation lui a été fatale au premier tour, la rémanence de la diabolisation l’a été au second.

    Les palinodies et l’absence de sens stratégique de Marine Le Pen sont connues. Mais au fond, c’est le RN lui-même qui est une scorie, inadaptée aux institutions de la cinquième République, fondées sur le scrutin majoritaire, a fortiori depuis la promulgation de la loi constitutionnelle instaurant le quinquennat qui a vidé de leur sens les élections législatives qui ne sont désormais plus qu’un troisième tour confortant quasi-mécaniquement le président de la république élu quelques semaines plus tôt. François Mitterrand avait parfaitement compris que dans le cadre des institutions gaulliennes, un candidat issu du PCF ne parviendrait jamais à être élu à l‘Elysée, et qu’il pouvait s’engager dans une alliance avec les communistes alors même que le PS était plus faible. Le PCF, pourtant dominant à gauche jusqu’aux élections législatives de 1978, ne pouvait convaincre une majorité de Français au second tour d’une élection présidentielle. Le RN n’en est pas davantage capable aujourd’hui, quel que soit le candidat qu’il serait amené à présenter. Quant à l’ « union des droites », elle est chimérique et inopérante face au clivage relatif à la mondialisation. Nicolas Sarkozy en 2007 avait ainsi réuni des patriotes « de droite » (Buisson, Guaino) et des mondialistes « de droite » (Copé, Woerth et tant d’autres) : sa présidence fut celle de la trahison de Lisbonne, de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN et de la désastreuse guerre en Libye. Les expériences autrichienne (gouvernement Schüssel, 2000-2002) et italienne (gouvernements Berlusconi 1994-95, 2001-2006 et 2008-2011) ont montré qu’une telle union entre les « libéraux » et les « nationaux » bénéficie exclusivement aux premiers et aux intérêts de la droite du capital. Comment unir dans un même camp classes populaires et retraités dont les intérêts et les aspirations économiques sont aux antipodes ?

    Transformer l’élection présidentielle en référendum sur l’immigration ?

    Contrairement à Marine Le Pen, la défaite de LREM aux élections régionales n’aura aucune incidence sur Emmanuel Macron, quand bien même le mouvement présidentiel n’est qu’un « parti Potemkine ». Le président de la République, élu en 2017 sans l’appui d’une quelconque structure partisane, se moque des élections locales : celle-ci ne sont pour lui qu’une sorte de « Ligue 2 » de la compétition électorale, sans talents, et surtout sans spectateurs. Macron répond parfaitement aux attentes de ses mandants et du bloc élitaire, minoritaire en voix mais dépositaire de l’idéologie dominante. Face à Marine Le Pen, Emmanuel Macron a rassemblé bourgeoisies de gauche et de droite au premier tour, puis les électeurs issus de l’immigration au second. La carte électorale du macronisme de 2017 correspond ainsi parfaitement à la superposition des cartes du oui au référendum de 2005 et du vote François Hollande en 2012. Macron obtient ainsi 93,4 % dans le troisième arrondissement de Paris, 88,8 % à Neuilly-sur-Seine et 79,4 % à Clichy-sous-Bois. Il sait parfaitement que l’opposition, si elle est incarnée au second tour par Marine Le Pen, ou par tout autre candidat issu de la droite nationale, ne peut pas s’unir face à lui en raison de la fracture identitaire autour de la question de l’immigration et de l’islam. La fracture identitaire brise l’unité du bloc national, tout comme la fracture sociale brise celle du bloc populaire.

    À la faveur des sondages d’opinion mettant en lumière une attente forte des Français en matière d’immigration [4], d’aucuns espèrent faire des trois « I » (Immigration – Islam – Insécurité), l’enjeu central, voire unique de l’élection présidentielle. Passons sur le caractère réducteur et lacunaire de la démarche, qui néglige délibérément des pans essentiels du débat public. Cette stratégie ne perçoit pas davantage l’évolution inquiétante d’une partie de la jeunesse, qui a toujours connu une forte présence immigrée en France, et ne s’en offusque pas. Un récent sondage a montré que 67% des 18-24 ans était favorable à l’autorisation du burkini dans les piscines [5]. C’est cette même tranche d’âge qui est la plus favorable à la PMA dite « pour toutes » [6], et qui a le plus de sympathie pour la marche dite « des fiertés » [7]. L’américanisation de la jeunesse française est en marche : elle adhère de plus en plus au mythe de l’individu législateur de lui-même et, sans le savoir, à la phrase du Pape François : « Qui suis-je pour juger ? ». Qui suis-je pour juger une femme qui porte le voile islamique ? Elle peut tout à fait le porter dans la mesure où son choix ne m’ôte aucun droit. Qui suis-je pour juger l’émigré syrien ou érythréen demandant l’asile à la France dès lors qu’il fuit la misère et la guerre ? Qui suis-je pour juger nos compatriotes qui, bien que Français, donnent des prénoms non européens à leurs enfants dans la mesure où je peux continuer à appeler mon fils Théo et ma fille Océane ? Cette montée de l’indifférence au commun dès lors que les droits individuels ne sont pas remis en cause par les choix des autres est fondamentale pour appréhender l’évolution intellectuelle de la jeunesse. Pour méritants qu’ils soient, les jeunes militants identitaires n’ont jamais été aussi isolés. Cette politisation inconsciente de la jeunesse se réalise, non plus par le truchement des partis politiques, mais au sein des établissements d’enseignement supérieur, et par l’influence des piliers de la société du spectacle (mass médias, grandes marques, fédérations sportives entre autres). Les gaullistes ont commis, dans les années 1960, les mêmes erreurs que les Républicains américains, en négligeant le combat culturel, et en ne percevant pas la dynamique déconstructrice du marché. L’historien Russell Jacoby voit là la posture schizophrénique de la droite traditionnelle qui « vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre ». La jeunesse française hanounisée, tiktokisée, hermétique à la culture classique, est à mille lieues des attentes de ceux qui virent en la mobilisation de masse contre la loi Taubira un avatar de la prétendue « droitisation » de la société, voire « une révolution des valeurs » ou un « mai 68 conservateur ».  Ce fut un contraire le dernier sursaut du vieux monde moribond.

    En deuxième lieu, à la supposer établie, l’hostilité d’une majorité de nos compatriotes à l’égard de l’immigration n’a pas vocation à se traduire par une poussée des mouvements politiques censés incarner ladite hostilité. 62.5% des Allemands seraient hostiles à l’accueil de migrants [8] ; or, dans les intentions de vote mesurées avant les élections législatives prévues en septembre prochain, l’union CDU/CSU est donnée à moins de 30%, ce qui constituerait le pire résultat de son histoire, l’AFD, particulièrement focalisée sur les questions d’immigration, plafonne à 12%, quand les Verts obtiendraient plus de 20% de voix.

    Par ailleurs, dans le cadre de la recension de l’ouvrage de Jérôme Fourquet « Karim vote à gauche, son voisin vote FN » [9], nous avions rappelé le caractère homogène et massif du vote afro-musulman contre les candidats les plus hostiles à l’immigration. C’est cet électorat qui avait assuré la défaite de Sarkozy en 2012. C’est cet électorat, qui est le plus abstentionniste lors des scrutins intermédiaires (ainsi aux régionales de 2021, on a relevé 86.7% d’abstention à Clichy-sous-Bois, 82,4% à Roubaix ou 80% à Grigny), et qui est en capacité de se mobiliser dans la cadre d’un scrutin national à enjeu. Plus la question de l’islam sera au cœur des débats, plus la possibilité d’élection d’un candidat opposé à l’islamisation sera élevée, plus la mobilisation de cet électorat, dont le poids dans le corps électoral ne cesse d’augmenter, sera forte. Et parallèlement, on sous-estime largement le poids de la droite du capital dans la promotion de l’immigration, dans laquelle elle continue à trouver son armée de réserve [10].

    Enfin, si par extraordinaire un candidat hostile à l’immigration venait à l’emporter, il aurait les mains liées par les traités européens et la CEDH. L’adoption par référendum d’une loi restreignant le droit d’asile ou instaurant l’éloignement automatique des délinquants étrangers serait parfaitement inopérante. En effet, rappelons que la CJUE, alors CJCE, avait jugé dès 1978 que le juge national a « l’obligation d’assurer le plein effet des normes communautaires, en laissant au besoin inappliqué, de sa propre autorité, toute disposition contraire nationale, même postérieure, sans qu’il y ait à demander ou attendre l’élimination de celle-ci par voie législative ou tout autre procédé constitutionnel [11]. ».  Toute mesure d’éloignement d’un étranger fondé sur des dispositions législatives contraires au droit dérivé de l’UE ou aux stipulations de la CEDH sera immanquablement annulée par les juges nationaux, privant de tout effet utile la loi référendaire. Rappelons-le à nouveau : il est fallacieux de prétendre pouvoir contrôler l’immigration dans le cadre de la CEDH et de l’UE, cette dernière ayant l’obligation juridique d’adhérer à la CEDH depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne et du protocole 14 à ladite convention.

    « Let’s take back control ! »

    Il est donc fort peu probable de gagner la prochaine élection présidentielle en se bornant à déplorer le « grand remplacement ». Les opposants au parti de la mondialisation doivent se poser une seule question : quand, au cours de ces quarante dernières années, ont-ils été dans le camp des vainqueurs lors d’une soirée électorale ? À une seule reprise : le 29 mai 2005, quand 54.7% des Français ont rejeté le traité établissant une Constitution pour l’Europe, en dépit d’un intense blitzkrieg médiatique et des pressions internationales. Tout le défi consiste à trouver un candidat susceptible d’incarner les aspirations hétéroclites et parfois contradictoires de ce bloc du non, et de passer d’un vote dépersonnalisé, de statu quo, à un choix politique pouvant constituer un saut dans l’inconnu.

    Il s’agit d’une gageure à laquelle la fiction a pu trouver une réponse non dénuée d’intérêt. Dans la série « Baron noir », une jeune technocrate, euro-libérale, dont le profil rappelle celui d’Emmanuel Macron, est élue présidente de la République en 2017 face au représentant du Front National. L’exercice de son mandat est difficile, marqué par le terrorisme et la contestation sociale ; la Présidente est même giflée par un manifestant au cours d’un déplacement en province, et chacun anticipe une élection présidentielle de 2022 à haut risque, avec un Front National aux portes du pouvoir. À quelques mois du scrutin, un vidéaste, inconnu des médias et populaire sur les réseaux sociaux, annonce sa candidature articulée autour de la critique radicale de la démocratie représentative et de la promotion du tirage au sort. Ce candidat connaît une ascension fulgurante, siphonne une partie des voix FN et parvient à se qualifier au second tour, sans véritable programme mais s’étant montré plus « disruptif » que le candidat frontiste.

    Plus que dans le contenu programmatique, la radicalité semble devoir se manifester dans l’attitude générale vis-à-vis du système : les victoires de Trump en 2016 et du mouvement cinq étoiles italien en 2018 ont procédé de cette logique. Emmanuel Macron lui-même n’avait pas hésité à affirmer en décembre 2016 : « On se fout des programmes ! ». Plus que dans la cohérence et le sérieux des propositions, la capacité à emporter l’adhésion repose sur la tonalité d’espoir imprégnant le discours du candidat. « Un chef est un marchand d’espérance » selon Napoléon. « Make America Great Again ! » proclamait Donald Trump, reprenant le slogan de Reagan en 1980, quand Macron nous enjoignait à « penser Printemps » (!) en construisant ses discours à coups de truismes lénifiants dignes d’Obama et d’incantations de télévangéliste.

    Trump et le mouvement cinq étoiles ont échoué dans l’exercice du pouvoir, non en raison de leurs excès mais de leur incompétence et de leur incapacité à faire « turbuler le système », le « Deep State » américain et le carcan européen ayant eu raison de leurs velléités respectives.

    Boris Johnson, quant à lui, s’est inscrit avec brio dans le sillon tracé par Theresa May, entérinant la rupture avec le thatchérisme [12] et renouant avec les accents sociaux des Tories de Benjamin Disraeli. Il a fait du parti conservateur le parti des « brexiteurs », en marginalisant le mouvement de Nigel Farage et en présentant le Labour comme le parti des seules minorités. BoJo l’excentrique a su jouer de ses extravagances et appréhender le Brexit non comme une fin en soi, mais comme la condition sine qua non permettant de recouvrer pleinement les prérogatives d’un Etat souverain (« take back control ») pour réinventer le modèle britannique : un « populisme décent » au service de l’intérêt national.

    La victoire face au bloc élitaire n’est possible qu’en affirmant avec force une volonté de rupture par rapport au modèle de la mondialisation visant à l’extinction du politique, en ayant le courage de réunir enfin au sein d’une plate-forme politique commune, épigone du Conseil National de la Résistance, patriotes de gauche comme de droite, fondée non sur l’absurde tirage au sort, mais sur un engagement principal consistant à rendre le pouvoir aux Français. Le candidat, représentant les populares, devra composer un gouvernement de salut public et s’engager à soumettre au référendum dans les plus brefs délais une révision constitutionnelle permettant à la France de quitter l’Union européenne et instaurant le référendum d’initiative citoyenne. C’est à ces conditions nécessaires que le peuple français, à nouveau maître de son destin, pourra trancher lui-même les questions essentielles liées à la préservation de l’identité nationale et aux enjeux stratégiques de demain.

    Etienne Lahyre (Polémia, 04 juillet 2021)

     

    Notes :

    [1] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/le-professeur-raoult-apprecie-par-un-francais-sur-deux-selon-un-sondage-20200916

    [2] https://www.lopinion.fr/edition/politique/ayons-idees-claires-bon-sens-dette-tribune-marine-lepen-237103

    [3]  https://www.lopinion.fr/blog/a-front-renverse/si-vous-fermez-bureau-poste-on-vote-front-national-98673

    [4] https://observatoire-immigration.fr/lopinion-des-francais-sur-limmigration/

    [5] https://www.fdesouche.com/2021/06/25/73-des-francais-sont-pour-interdire-le-burkini-dans-les-piscines/

    [6] https://www.bfmtv.com/societe/67-des-francais-en-faveur-de-la-pma-pour-toutes-53-a-la-gpa-pour-les-couples-homosexuels_AN-202106070009.html

    [7] https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2021/06/118228_Rapport_Ifop_ADFH_MarcheFierte_2021.06.22.pdf

    [8] https://www.fdesouche.com/2021/06/23/sondage-625-des-allemands-estiment-que-leur-pays-ne-doit-plus-accueillir-de-migrants-un-desaveu-pour-angela-merkel/

    [9] https://www.polemia.com/karim-vote-a-gauche-et-son-voisin-vote-fn-dirige-par-jerome-fourquet/

    [10] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/2011/04/16/97002-20110416FILWWW00429-immigration-parisot-s-oppose-a-gueant.php

    [11] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A61977CJ0106

    [12] https://www.lesechos.fr/2016/07/le-programme-tres-social-de-theresa-may-214050

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