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enracinement - Page 5

  • Le socialisme populaire de Georges Orwell et de Simone Weil...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Kévin Victoire cueilli sur le site du Comptoir et consacré au socialisme populaire de Georges Orwell et de Simone Weil...

     

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    Avec Simone Weil et George Orwell, pour un socialisme vraiment populaire

    L’écrivain britannique George Orwell et la philosophe française Simone Weil connaissent tous deux depuis quelques années un regain d’intérêt. Alors que la gauche, notamment la gauche radicale — c’est-à-dire celle qui se donne pour objectif de trouver une alternative au capitalisme —, est en crise idéologique et perd peu à peu les classes populaires, on pense qu’elle aurait tout intérêt à se pencher sur ces deux penseurs révolutionnaires.

    Comme le note la philosophe Alice Holt dans un article publié en France dans la revue Esprit[i], « les convergences qui rapprochent Orwell et Weil sont frappantes, pas seulement en ce qui concerne leurs biographies hors du commun, mais aussi en ce qui concerne leurs conceptions politiques dissidentes, fondées sur une expérience directe et caractérisées par la reprise et le remodelage de thèmes traditionnellement de droite, ou encore en ce qui concerne leur critique originale des régimes totalitaires ». Les similitudes en effet sont nombreuses entre les deux contemporains, qui ne se sont jamais croisés et probablement jamais lus, mais qui sont aujourd’hui enterrés à quelques kilomètres l’un de l’autre, dans le sud de l’Angleterre.

    Sur le plan biographique d’abord, tous deux ont fréquenté des écoles très prestigieuses — Henri IV, puis l’École normale supérieure pour Weil, le Collège d’Eton pour Orwell — et en ont gardé de mauvais souvenirs ; sont issus de la classe moyenne éduquée — Orwell parle de « basse classe moyenne supérieure »— ; ont eu à cœur de partager les conditions de vie des prolétaires ; ont participé à la guerre d’Espagne — chez les anarcho-syndicalistes de la CNT pour la Française, chez les marxistes non-staliniens du POUM pour l’Anglais[ii] — ; ont contracté la tuberculose — bien que la privation intentionnelle de nourriture semble être la véritable cause de la mort de la philosophe. Mais la proximité est encore plus forte sur le terrain idéologique entre Orwell, socialiste difficilement classable — et parfois qualifié d’« anarchiste conservateur » qui n’hésite jamais à citer des écrivains libéraux ou conservateurs sans pour autant partager leurs conceptions politiques[iii] —, et Simone Weil, anarchiste chrétienne et mystique, capable d’exprimer sa « vive admiration » à l’écrivain monarchiste Georges Bernanos. Pour les libertaires des éditions de l’Échappée, les deux révolutionnaires préfigurent « à la fois la dénonciation de l’idéologie du progrès, l’attachement romantique à l’épaisseur historique, la critique totalisante du capitalisme sous tous ses aspects, la méfiance envers la technoscience »[iv]. Sans oublier que ces deux sont en premier lieu les défenseurs d’un socialisme original, qui accorde une importance particulière aux classes populaires et à leurs traditions.

    Aimer, connaître, devenir l’oppressé

    Selon le philosophe Bruce Bégout, « chaque ligne écrite par Orwell peut donc être lue comme une apologie des gens ordinaires ».[v] L’attachement politique d’Orwell aux « gens ordinaires » fait écho à leur définition en tant qu’ensemble majoritaire de personnes menant leur vie sans se préoccuper de leur position sociale ou du pouvoir — contrairement aux « gens totalitaires ». Le socialisme est la version ultime de l’abolition de « toute forme de domination de l’homme par l’homme ». Il doit donc être radicalement démocratique et se présenter comme « une ligue des opprimés contre les oppresseurs » qui rassemble « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer » (Le Quai de Wigan, The Road to Wigan Pier). Une coalition des classes populaires qui irait des prolétaires aux classes moyennes — des petits boutiquiers aux fonctionnaires — en passant par les paysans. Pour aboutir, le socialisme doit s’appuyer sur des mots d’ordre simples et rassembleurs, conformes au bon sens des gens ordinaires — comme la nationalisation des terres, des mines, des chemins de fer, des banques et des grandes industries, de la limitation des revenus sur une échelle de un à dix, ou encore de la démocratisation de l’éducation.

    Parallèlement, Simone Weil considère, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale — seul ouvrage publié de son vivant, en 1934 — que l’objectif du socialisme doit être la réalisation de la « démocratie ouvrière » et « l’abolition de l’oppression sociale ». Celle qui était surnommée « la Vierge rouge » — comme Louise Michel avant elle — étend son analyse de l’aliénation des travailleurs par la société industrielle à la classe paysanne. Ces travailleurs ont aussi été réduits à la « même condition misérable » que celle des prolétaires : ils sont tout autant soumis à l’échange marchand, en tant qu’ »ils ne peuvent atteindre la plupart des choses qu’ils consomment que par l’intermédiaire de la société et contre de l’argent ». Ne pas saisir dans sa propre chair le poids de cette aliénation est, pour la philosophe, la raison de l’échec des marxistes et de leur « socialisme scientifique », qui a mené à l’appropriation du mouvement ouvrier par une caste d’intellectuels.

    Pour Simone Weil, les disciples de Karl Marx — qui « rend admirablement compte des mécanismes de l’oppression capitaliste » —, et notamment les léninistes, n’ont pas compris l’oppression que supportent les ouvriers en usine car « tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas se rendre compte ». Et la philosophe de regretter : « Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux — Trotski sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus — n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté des ouvriers, la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade. »

    C’est pourquoi elle choisit d’abandonner provisoirement sa carrière d’enseignante en 1934 et 1935, pour devenir ouvrière chez Alsthom (actuel Alstom), avant de travailler à la chaîne aux établissements JJ Carnaud et Forges de Basse-Indre, puis chez Renault à Boulogne-Billancourt. Elle note ses impressions dans son Journal d’usine — publié aujourd’hui sous le titre La condition ouvrière — et conclut de ses expériences, à rebours de l’orthodoxie socialiste, que « la complète subordination de l’ouvrier à l’entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de l’usine et non sur le régime de la propriété » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale).

    Similairement, George Orwell déplore, dans Le Quai de Wigan, que « le petit-bourgeois inscrit au Parti travailliste indépendant et le barbu buveur de jus de fruits [soient] tous deux pour une société sans classe, tant qu’il leur est loisible d’observer le prolétariat par le petit bout de la lorgnette ». Il poursuit : « Offrez-leur l’occasion d’un contact réel avec le prolétariat […] et vous les verrez se retrancher dans le snobisme de classe moyenne le plus conventionnel. » Comme Weil, le Britannique se rapproche des opprimés, notamment en partageant plusieurs fois les conditions de vie des vagabonds. Dans Dans la dèche à Paris et à Londres (Down and Out in London and Paris), roman publié en 1933 qui s’inspire de ces expériences, il explique qu’il voulait « [s]’ immerger, descendre complètement parmi les opprimés, être l’un des leurs, dans leur camp contre les tyrans. » Par la suite, il se plonge dans l’univers des mineurs des régions industrielles, ce qui lui inspirera la première partie du Quai de Wigan et surtout le convertira définitivement au socialisme.

    Ces expériences ont très fortement influencé les deux auteurs. Alice Holt note d’ailleurs à ce propos que « c’est parce qu’Orwell et Weil ont tous deux fait l’expérience de la souffrance psychologique et physique qu’occasionne la pauvreté, qu’ils mirent autant l’accent sur le potentiel destructeur de l’humiliation, et la nécessité de préserver la dignité des plus pauvres ».

    Weil et Orwell : des socialistes conservateurs ?

    Le contact de Weil et d’Orwell avec le monde ouvrier leur a permis de comprendre la souffrance des travailleurs et l’impératif subséquent à préserver « ce qu’il leur reste ». C’est ainsi qu’ils ont tous les deux évolué politiquement vers une forme de conservatisme (ou à du moins à ce qui lui est apparenté aujourd’hui), par respect pour la culture populaire et pour la défense de la dignité des opprimés. Tout en étant profondément révolutionnaires, ils considèrent que la défense des traditions et de la mémoire populaire est un devoir formel. Ainsi, Simone Weil explique, notamment dans L’Enracinement, que : « l’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. » La common decency (traduit par « décence commune » ou « décence ordinaire ») d’Orwell et l’enracinement de Weil forment le pivot de leur philosophie.

    Bruce Bégout, qui a consacré un ouvrage au sujet (De la décence ordinaire), définit la common decency comme « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal ». « Plus qu’une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal », elle correspond « à un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l’injuste et une inclination naturelle à faire le bien ». D’après Orwell, ces vertus, qu’il certifie avoir rencontrées au contact des « gens ordinaires », proviennent de la pratique quotidienne de l’entraide, de la confiance mutuelle et des liens sociaux minimaux mais fondamentaux. À l’inverse, elles seraient moins présentes chez les élites, notamment chez les intellectuels, à cause de la pratique du pouvoir et de la domination.

    Pour Simone Weil, l’enracinement — titre de son ouvrage testament, sorte de réponse aux Déracinés du nationaliste d’extrême droite Maurice Barrès – est « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». Il est le processus grâce auquel les hommes s’intègrent à une communauté par le biais « [du] lieu, la naissance, la profession, l’entourage ». Pour la Française, « un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » Cet enracinement est la base d’obligations mutuelles entre les hommes – L’Enracinement a d’ailleurs pour sous-titre « prélude d’une déclaration des devoirs envers l’être humain ».

    Ainsi, Weil estime que « le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même ». Ce mécanisme passe notamment par la destruction du passé, déplorant que « la destruction du passé [soit] peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe ». C’est parce que le capitalisme déracine les classes populaires, comme le colonialisme déracine les indigènes, qu’il faut lutter contre ce système. Si le mot « enracinement » est absent de l’œuvre de George Orwell, il est probable qu’il y aurait largement adhéré. Le philosophe Jean-Claude Michéa relève ainsi que chez l’Anglais, « le désir d’être libre ne procède pas de l’insatisfaction ou du ressentiment, mais d’abord de la capacité d’affirmer et d’aimer, c’est-à-dire de s’attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre. »[vi]

    L’enracinement, la common decency et l’attachement aux lieux, traditions et à la communauté qui en émane, conduisent Weil et Orwell vers un patriotisme socialiste, qui s’exprimera dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale. La philosophe explique alors dans L’Enracinement qu’« il serait désastreux de [s]e déclarer contraire au patriotisme. Dans la détresse, le désarroi, la solitude, le déracinement où se trouvent les Français, toutes les fidélités, tous les attachements sont à conserver comme des trésors trop rares et infiniment précieux, à arroser comme des plantes malades. » Quant au Britannique, il lie patriotisme et socialisme dans Le Lion et la licorne : socialisme et génie anglais publié en 1940 – que l’un de ses principaux biographes, Simon Leys, considère comme « son manifeste politique le plus complet et le plus explicite »[vii] – afin de théoriser un « patriotisme révolutionnaire« [viii]. Orwell explique : « La théorie selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » […] finit toujours par être absurde dans la pratique. » Dans l’article De droite ou de gauche, c’est mon pays, il ajoute : « Aucun révolutionnaire authentique n’a jamais été internationaliste. »

    Pourtant, Orwell et Weil resteront tous deux fidèles à la tradition socialiste et à la solidarité internationale sans jamais tomber dans un nationalisme maurrassien. Orwell, que son service pour l’Empire britannique en Birmanie a converti à l’anti-colonialisme, considère dans ses Notes sur le nationalisme que le patriotisme est un « attachement à un mode de vie particulier que l’on n’a […] pas envie d’imposer à d’autres peuples », tandis que le nationalisme est « indissociable de la soif de pouvoir ». De son côté, Simone Weil écrit à Bernanos à propos du Traité de Versailles : « Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir. » Mais c’est surtout leur engagement en Espagne, motivé par l’envie de combattre le fascisme et de défendre le socialisme, qui prouve que la solidarité internationale n’est pas un simple concept pour eux, mais bien une réalité. À l’image de leur patriotisme, leur conservatisme populaire ne s’oppose jamais à leur socialisme, il en est au contraire un fondement.

    Un socialisme populaire et antibureaucratique

    Pour Orwell et Weil, le socialisme ne doit pas être l’émancipation forcée des prolétaires, mais leur affirmation, à travers leur enracinement.En ce sens, ils peuvent être tous deux rattachés à la famille du socialisme libertaire, qui s’oppose au socialisme autoritaire depuis l’exclusion de Bakounine et ses partisans de la Ire Internationale, en 1872. À rebours des révolutionnaires, notamment marxistes-léninistes, qui veulent créer un « homme nouveau », les deux auteurs prônent un socialisme qui prend racine dans les valeurs défendues par les classes populaires. Ainsi, Simone Weil exprime dans L’Enracinement son souhait d’une révolution qui « consiste à transformer la société de manière que les ouvriers puissent y avoir des racines » , et s’oppose à ceux qui entendent avec le même mot « étendre à toute la société la maladie du déracinement qui a été infligée aux ouvriers ».

    À l’identique, le romancier anglais estime que « l’ouvrier ordinaire […] est plus purement socialiste qu’un marxiste orthodoxe, parce qu’il sait ce dont l’autre ne parvient pas à se souvenir, à savoir que socialisme est justice et simple bonté » (Le Quai de Wigan). Il déplore : « Les petites gens ont eu à subir depuis si longtemps les injustices qu’elles éprouvent une aversion quasi instinctive pour toute domination de l’homme sur l’homme. » À ce titre, le socialisme doit reposer sur la common decency, qui constitue chez lui d’après Bruce Bégout « une base anthropologique sur laquelle s’édifie la vie sociale ». Pour ce dernier, la « décence ordinaire est politiquement anarchiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué ». La confiance d’Orwell dans les gens ordinaires s’accompagne d’une défiance à l’égard des intellectuels qui souhaiteraient prendre la direction du mouvement socialiste. Car selon lui, « les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires ». Une critique du pouvoir constitué également très présente chez Simone Weil. Fidèle à la tradition anarchiste, l’ex-combattante de la CNT invite dans La pesanteur et la grâce à « considérer toujours les hommes au pouvoir comme des choses dangereuses ».

    Cette méfiance à l’égard du pouvoir les conduit à critiquer la bureaucratie et la centralisation, incarnées par l’URSS. Pour George Orwell, « rien n’a plus contribué à corrompre l’idéal originel du socialisme que cette croyance que la Russie serait un pays socialiste ». L’écrivain arrive même à la conclusion que « la destruction du mythe soviétique est essentielle […] pour relancer le mouvement socialiste ». Outre la dissolution des liens communautaires induit par le totalitarisme, qui a pour caractéristique le contrôle de l’histoire – et donc du passé –, George Orwell déplore « les perversions auxquelles sont sujettes les économies centralisées » et la prise de pouvoir d’une « nouvelle aristocratie ». Dans son célèbre roman 1984, il décrit celle-ci comme « composée pour la plus grande part de bureaucrates, de scientifiques, de techniciens, [et] d’experts », issus pour la plupart « de la classe moyenne salariée et des rangs plus élevés de la classe ouvrière ». Pour Simone Weil, qui considère qu’un État centralisé a nécessairement pour but de concentrer toujours plus de pouvoir entre ses mains, l’URSS possède « une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique ». Sur la critique de la centralisation, elle va même plus loin et se distingue radicalement du marxisme, auquel elle a appartenu dans sa jeunesse. Alors que pour Lénine et les bolcheviks, le parti communiste est le véritable créateur de la lutte des classes et l’instrument qui doit permettre au prolétariat de conquérir le pouvoir afin de libérer la société, Simone Weil propose de détruire toutes organisations partisanes (Notes sur la suppression générale des partis politiques). La Française voit dans le parti « une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres », qui a pour fin « sa propre croissance et cela sans aucune limite » et estime donc que « tout parti est totalitaire en germe et en aspiration ».

    Les pensées de ces deux auteurs difficilement classables convergent ainsi sur des points essentiels – dont certains n’ont pu être approfondis ici, comme leur critique du Progrès ou de la technique –, parfois ignorés par les socialistes, et terriblement actuels. Selon Albert Camus, à qui nous devons la publication posthume de L’Enracinement, « il paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies ». Alors que la gauche n’a jamais semblé aussi éloignée du peuple qu’aujourd’hui, nous pourrions, pour commencer, dire qu’il paraît impossible d’imaginer une renaissance du mouvement socialiste qui se passerait des écrits de Simone Weil et de George Orwell. À travers leur œuvre, ces deux contemporains se sont efforcés de nous rappeler l’importance pour un révolutionnaire d’être en accord avec les aspirations des classes populaires, tout en nous mettant en garde contre certaines dérives, telles que l’autoritarisme.

    Kévin Victoire (Le Comptoir, 22 juin 2015)

     

    Notes :

    [i] Holt Alice et Zoulim Clarisse, « À la recherche du socialisme démocratique » La pensée politique de George Orwell et de Simone Weil, Esprit, 2012/8 Août. En ligne ici (payant)

    [ii] Il est intéressant de noter que George Orwell écrit dans Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia, 1938) : « Si je n’avais tenu compte que de mes préférences personnelles, j’eusse choisi de rejoindre les anarchistes. »

    [iii] Pour George Orwell, « le péché mortel c’est de dire “X est un ennemi politique, donc c’est un mauvais écrivain” ».

    [iv] Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini, Radicalité : 20 penseurs vraiment critiques, L’Échappée, 2013

    [v] Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée fondamentale de George Orwell, Allia, 2008

    [vi] Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Castelneau-Le-Lez, Éditions Climats, 1995

    [vii] Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Hermann, 1984 ; Plon, 2006

    [viii] Il oppose cependant ce « patriotisme révolutionnaire » au conservatisme. Il écrit notamment dans Le lion et la licorne : « Le patriotisme n’a rien à voir avec le conservatisme. Bien au contraire, il s’y oppose, puisqu’il est essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante et que l’on sent pourtant mystiquement identique à elle-même. »

     

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  • L’idéologie dominante exècre toute forme d’enracinement...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à l'antiracisme comme nouvelle idéologie dominante...

     

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    « L’idéologie dominante est une idéologie universaliste qui exècre toute forme d’enracinement. »

    Manuel Valls vient d’annoncer la mise en place d’un nouveau programme de « lutte contre le racisme ». Plus qu’une mode, l’« antiracisme » semble en passe de devenir une nouvelle religion. Laquelle, assez logiquement, pratique aussi une nouvelle Inquisition. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

    L’idéologie dominante est une idéologie universaliste qui exècre toute forme d’enracinement. Ce qu’elle aime, c’est la mobilité, la flexibilité, le déracinement, le nomadisme, bref le programme de Jacques Attali : « L’acceptation du neuf comme une bonne nouvelle, de la précarité comme une valeur, de l’instabilité comme une urgence et du métissage comme une richesse »» (Le Monde, 7 mars 1996). Dans cette optique, l’accusation de « racisme » n’est rien d’autre que le procédé commode qu’elle a trouvé pour délégitimer les particularités concrètes, obstacles à faire disparaître pour mettre en œuvre la fusion rédemptrice, le salut par l’hybridité.

    « L’antiracisme » ne vise plus ceux qui défendent le racisme, mais ceux qu’on accuse de le professer en leur for intérieur même lorsqu’ils disent explicitement le contraire. Le « racisme » lui-même ne désigne plus tant la croyance en l’inégalité des races, qui a de nos jours (fort heureusement) presque disparu, ni même l’hostilité de principe envers une catégorie d’hommes, mais toute forme d’attachement à un mode de vie spécifique, à un paysage natal, à une identité particulière. Tout cela relèverait d’un mauvais penchant révélant une nature corrompue. Comme l’écrit Chantal Delsol dans son dernier livre, « quand des gens simples annoncent qu’ils préféreraient conserver leurs traditions plutôt que de se voir imposer celles d’une culture étrangère »», on en déduit « qu’ils sont égoïstes et xénophobes ». « Est-ce raciste, demandait récemment Jean Raspail, que de vouloir conserver ses traditions et sa manière de vivre, et ne pas les laisser dénaturer ? »

    Pour Lionel Jospin, la « menace fasciste » incarnée naguère par Jean-Marie Le Pen n’était finalement, à l’en croire, que du « théâtre ». Le « racisme » qu’on dénonce aujourd’hui ne serait-il pas aussi une comédie ?

    C’est surtout une imposture. Heidegger a maintes fois expliqué que se définir comme « anti »-quelque chose (antiraciste, anticommuniste, antifasciste) revient paradoxalement à ériger en norme, c’est-à-dire en critère de validité, ce à quoi l’on prétend s’opposer, ce qui amène finalement à penser comme lui. L’antiracisme contemporain n’échappe pas à la règle. Le culte actuel du « métissage » n’est en effet que le renversement du culte nazi de la « pureté ». Le « métis » est le modèle idéal comme l’était « l’Aryen » sous le IIIe Reich. Vanter la race blanche au nom de sa prétendue « supériorité » ou la fustiger comme faisant obstacle au « métissage » relève d’une même obsession de la race, d’une même surestimation de l’importance du facteur ethnique dans l’évolution des sociétés humaines. Xénophobie systématique et xénophilie systématique, c’est tout un. L’injonction au mélange a seulement succédé à l’appel à la pureté. Pour paraphraser ce que Joseph de Maistre disait de la Révolution, on pourrait dire que le contraire du « racisme », c’est un racisme en sens contraire.

    L’exaltation de l’Autre jusqu’à la négation de soi ayant succédé à l’exaltation de soi jusqu’à la négation de l’Autre, celui qui pense que le refus de soi n’est pas la meilleure façon de s’ouvrir aux autres peut ainsi être assimilé aux hallucinés de la « guerre raciale ». « Qu’untel se plaigne d’une trop forte proportion de Juifs, Noirs, Arabes ou Asiatiques, c’est du racisme ; mais que le même critique une trop forte proportion de Blancs – ainsi que l’a récemment fait Libération à propos des cabinets ministériels –, cela devient de l’antiracisme. Si un entrepreneur utilise l’origine des candidats comme critère de sélection au détriment des personnes d’origine étrangère, c’est une discrimination inacceptable ; mais s’il décide de faire jouer ce critère au détriment des “Français de souche”, c’est une louable action de lutte contre les discriminations », écrivait voici peu Stéphane Perrier dans la revue Le Débat.

    Viennent ensuite les inévitables contradictions. Comment nier l’existence des races tout en prônant le métissage ? Pour que le second survienne, il faut bien que les premières existent !

    Ceux qui veulent instaurer la parité partout sauf dans le mariage n’ont, en effet, pas encore compris que le « mariage forcé » (Pierre-André Taguieff) de la diversité et du métissage les condamne l’un et l’autre au divorce. La même schizophrénie se retrouve quand on veut l’égale représentation de groupes ethniques dont on nie par ailleurs l’existence, quand on se réclame à la fois de l’idéal normatif du pluralisme et de celui du « mélangisme », ou quand on déclare prendre acte du caractère « multi-ethnique » des sociétés contemporaines tout en réagissant toujours plus durement à toute manifestation d’altérité.

    Autrefois, on admirait la diversité des cultures mais on trouvait assez normal que les gens se ressemblent à l’intérieur de chacune d’elles. Aujourd’hui, c’est l’inverse : il faut à la fois toujours plus de « diversité » dans chaque pays et toujours plus de conformité à l’échelle planétaire. Toutes les différences sont admises à l’intérieur, mais à l’extérieur tous les États doivent communier dans l’idéologie des droits de l’homme et le culte de la marchandise. On espère ainsi faire naître un monde homogène de l’addition de sociétés toujours plus hétérogènes, unifier la planète et programmer l’hybridation généralisée. C’est la quadrature du cercle.

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  • Chantal Delsol réhabilite le populisme...

    Chantal Delsol, auteur de l'essai intitulé Populisme, les demeurés de l'histoire (Rocher, 2015), était reçu le 12 février 2015 par Martial Bild, dans le cadre du journal de TV Libertés. Elle a évoqué à cette occasion la question du populisme au travers de la rupture entre les élites et le peuple...

     

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  • Localisme, écologie et enracinement...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Laurent Ozon, président du mouvement localiste et identitaire Maison commune, au site Le Rouge & le Noir. Il y précise sa vision d'une écologie enracinée...

     

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    Laurent Ozon : « Travailler et militer dans un cadre local écologique et enraciné »

    R&N : Pouvez-vous vous présenter ainsi que l’association Maison Commune dont vous êtes le président ?

    Laurent Ozon : J’ai 46 ans, je suis père de quatre enfants, ma famille est originaire de l’ouest des Pyrénées, des Ardennes, du Limousin et de Flandres. Depuis quinze ans, je dirige les entreprises que j’ai créées. Pour le reste, vous trouverez des détails sur mes engagements et responsabilités sur internet ou dans la presse. Maison Commune est un une organisation dont l’activité est l’identification puis la formation de potentiels politiques. Notre but est de mailler, d’influencer, d’aider les jeunes cadres de la périphérie politique sans chercher à les contrôler ni à les coordonner. Nous laissons chaque personne évoluer dans sa sociologie naturelle sans chercher à rassembler artificiellement nos membres autrement qu’à l’occasion de séminaires ou de projets nés de leurs initiatives. Lorsque l’un d’entre-eux à besoin d’aide, nous tentons de le mettre en relation avec ceux qui peuvent l’aider. Nous pensons que le modèle des cellules politiques est obsolète. Nous pensons que le gramcisme est obsolète. Nous préférons le Go aux Échecs [1]... Nous sommes sélectifs et notre fonctionnement n’est pas démocratique. De mon côté, au-delà des activités de Maison Commune, je m’attache à faire connaître mes analyses aussi largement que possible. Je reste un politique et j’aspire à y revenir pour jouer mon rôle au plus vite.

    R&N : Acceptez-vous le qualificatif d’« écologiste » ? Que signifie t-il pour vous ?

    Laurent Ozon : Je crois connaître le monde de l’écologie dans le détail. Je crois pouvoir dire que c’est la source de mon engagement. L’écologie me passionne mais elle n’est qu’un aspect de mon parcours et de mon histoire.

    R&N : Quels sont à vos yeux les enjeux écologiques les plus pressants ?

    Laurent Ozon : A la grosse louche : la mise à bas du système financier international reposant sur l’arnaque dollar et les institutions oligarchiques de Bretton-Wood, l’affaiblissement des transnationales irresponsables ; la maîtrise des flux migratoires et la transition énergétique et démographique.

    R&N : En quoi le système financier international est-il anti-écologique ?

    Laurent Ozon : Parce qu’il est la force la plus déterminante dans l’intensification du saccage du monde et qu’il est le dispositif de pouvoir le plus radicalement contraire à l’avènement de sociétés souveraines, conscientes de leur patrimoine, capables d’actions à long terme, responsables des effets de leurs décisions. Conditions nécessaires mais pas suffisantes, j’en conviens.

    R&N : Vers quelle(s) énergie(s) une transition crédible nous amènerait-elle ?

    Laurent Ozon : Vaste question là encore. Disons que qu’une bonne énergie est celle qui permet de satisfaire, pour l’essentiel, à quatre objectifs :

    1) satisfaire les besoins réels (il faut s’intéresser à ce paramètre et à ce qui permet de les faire diminuer) en puissance et en durée ;
    2) assurer l’autonomie et la sécurité de ses approvisionnements énergétiques ;
    3) limiter les impacts, risques écologiques et sanitaires (pollutions, attentats, etc.) ;
    4) avoir un coût compatible avec les besoins de l’économie.

    Toute décision en termes de stratégie énergétique qui laisserait de côté l’un de ces quatre critères ne serait pas pertinente. La question de l’indépendance ne sera donc jamais suffisante.

    Nous insistons pour notre part sur la nécessité de privilégier les investissements et les recherches visant à favoriser la relocalisation de la production énergétique, au moins pour ce qui concerne les besoins domestiques. Cette relocalisation sera facteur de stabilité, d’autonomie et moins consommatrice d’infrastructures (toujours fragiles, coûteuses et polluantes).

    Pour le reste, le mix énergétique  [2] et les investissements sur les alternatives énergétiques constituent la solution au problème. Il faut diversifier et appliquer des règles d’intérêt public aux choix énergétiques en France sur la base des quatre points cités précédemment. La France a massacré sa filière solaire alors que nous avions un savoir-faire de haut niveau dans ce secteur d’activité. J’ai eu l’occasion de rencontrer les responsables de la filière "solaire" en France et je reste persuadé qu’elle est une alternative sérieuse.

    Pour le nucléaire, aujourd’hui, malheureusement, encore indispensable, il faut poursuivre les recherches et en particulier financer le maintien d’un parc sécurisé. Cette énergie est dangereuse. Il faut fermer les centrales situées en zones sismiques et rendre les autorités de sûreté nucléaire indépendantes à l’égard des pressions des politiques et de celles des acteurs économiques de la filière. L’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) n’a qu’une seule mission : la protection des populations. Elle doit pouvoir s’en acquitter de la manière la plus satisfaisante.

    Le gaz de schiste est pour le moment dangereux car les techniques d’extraction par fracturation dite « hydraulique » – en fait chimique –, sont polluantes. On constate que face à cette soi-disant « alternative énergétique », les réserves véritables seront de courte durée et si, aujourd’hui, les multinationales du pétrole cherchent à activer l’exploitation dangereuse du schiste, c’est pour deux raisons : 1) augmenter leurs profits ; 2) détendre l’approvisionnement de l’Europe à l’égard de la CEI (Communauté des Etats Indépendants) et le rapprochement quasi-tectonique entre l’Europe et l’Euro-sibérie, dont cette situation est porteuse.

    R&N : Quelle place pour les États-nations face à ces enjeux ?

    Laurent Ozon : Les États-Nations sont des formes transitoires d’organisation politique. Elles peuvent permettre de faire face à des enjeux à court terme car nous aurons besoin de souder des populations, et les barrières linguistiques constituent le principal frein à la diffusion des « stress collectifs » qui permettent la formation de collectivités actives dans l’histoire. Pour autant, il n’existe pas une seule forme de nation. Je rappelle souvent à mes amis souverainistes que les pays qui font régulièrement leur admiration pour leurs capacités de résilience ou de puissance, la Russie (CEI), la Suisse et l’Allemagne, sont tous trois des États fédéraux. Non des États centralisateurs. Le jeu est ouvert. Ayons un point de vue pragmatique avec nos institutions. Pas de fétichisme organisationnel.

    R&N : Que pensez-vous du « réchauffement climatique » ? Est-ce une thèse discutable ou une réalité à prendre en compte politiquement ?

    Laurent Ozon : Tout doit pouvoir être discuté. Le doute s’installe lorsque l’on cherche à imposer des stress collectifs autour de problèmes qui semblent échapper à l’action des citoyens politiques pour ne plus regarder que des institutions internationales et des actions de consommateurs. Je crois que nous pouvons dire qu’il y a des présomptions qui nécessiteraient des décisions politiques et qui justifieraient des remises en question des multiplicateurs de la puissance des hommes sur le monde. Je crois qu’il faut poursuivre ces études et pouvoir débattre de leurs résultats. Mais je constate que les médias et certains réseaux de pouvoir se servent de ces questions comme des armes de sidération mentale et de démoralisation politique. Ces campagnes de sidération révèlent bien la façon dont les élites considèrent le corps social, presque du bétail.

    R&N : D’où vient selon vous ce que vous avez appelé dans une conférence la « crise relationnelle entre l’homme et la nature ? » Quelle est, ou quelles sont, la ou les cause(s) des destructions écologiques contemporaines ?

    Laurent Ozon : Sans faire une généalogie de cette crise, vous pourrez consulter d’autres textes ou conférences pour ce faire, disons que la crise écologique n’est pas simplement une crise de gestion de ressources. Elle révèle la nature des relations que nous avons instauré avec la vie non-humaine sur Terre. Le terme de « ressource » est d’ailleurs en lui-même tout un programme. Quelle est la valeur intrinsèque d’une ressource ? Aucune. La seule valeur d’une « ressource » réside dans son utilité pour celui qui la désigne comme telle. La chosification du monde, la mise en « ressource » du vivant, sont les conséquences d’un changement lent mais profond de notre culture. La crise écologique est l’occasion de dévoiler que nous ne sommes pas simplement confrontés à un problème de gestion de moyens, de gestions de ressources, mais à une crise culturelle profonde dont les prolongements dépassent largement ce qu’il est convenu d’appeler la problématique écologiste. L’homme est devenu une force géologique planétaire et l’Europe a été au cœur de ce processus. Elle a donc produit une partie des anticorps qui permettront de mettre fin à la destruction de la beauté, de la grâce, de la vie libre et sauvage. Les Européens, comme premiers hôtes de la maladie, sont aussi ceux qui portent le remède. Nous portons ainsi le nouveau sens de la Terre en ce que nous pouvons, avec d’autres, fabriquer les anticorps qui permettront de résorber la mise en magasin de la vie. Pour cela il faut exister, pour cela il faut vivre, pour cela, il faudra assumer l’impératif de puissance.

    R&N : Êtes-vous, à l’instar de Serge Latouche ou de Paul Ariès, partisan de la décroissance ? Par ailleurs, pensez-vous que cette dernière, qu’on le souhaite ou non, soit inéluctable en raison, notamment, des pénuries énergétiques à venir, découlant du pic de pétrole ou d’uranium ?

    Laurent Ozon : Je parle de localisme car je ne trouve pas intéressant ce concept de décroissance. Il est publicitaire et polémique et me semble induire une sorte de linéarité du temps humain qui nous empêche de concevoir qu’il s’agit d’un dépassement, d’une réponse, et non d’une réaction ou d’un retour. Il a pour seul mérite d’interroger un concept central de la machine qui nous détruit : cette idée absurde d’un toujours plus mesurable et souhaitable, sans autre perspective que le trou noir d’une vie privée de sens, d’un monde privé de beauté. La décroissance ne sera pas une anti-croissance. Mais l’antithèse d’un prêt-à-penser sur le monde, sur la nature, sur la vie.

    R&N : Toutefois, partagez-vous les analyses qui font des pénuries énergétiques la cause d’un déclin à venir des économies occidentales ? Si oui, comment cela va t-il se concrétiser à vos yeux ? Si non, pourquoi ?

    Laurent Ozon : Je pense que les sociétés complexes ont un temps de vie. Que ce temps de vie est limité par leurs ressources, leur modèle énergétique et bien d’autres choses. En ce sens, je ne crois pas au collapse énergétique comme cause d’effondrement direct de notre pays à court terme. Il faudrait un livre entier pour répondre à votre question. Je vous renvoie au livre de Joseph Tainter : L’effondrement des sociétés complexes (2013).

    Pour faire simple, disons que notre avenir peut être de deux ordres : écroulement ou translation. Je m’explique. L’Empire romain ne s’est pas effondré à cause des grandes invasions, mais, sur une période de 140 années approximativement, durant lesquelles il a du faire face à la nécessité de faire fonctionner son organisation par sa propre production, sans compter sur de nouvelles conquêtes qui finançaient jusqu’alors le renforcement de sa complexification (administration, réseau routier, etc.) Lorsqu’il n’a pu continuer à financer sa complexification par de nouvelles conquêtes, il a du augmenter sa pression fiscale pour maintenir le même niveau d’organisation et assurer la sécurité des territoires vastes à complexifier. Plus la pression était forte et l’hétérogénéité de population importante, plus il a du faire face à des comportements asociaux et à une dégradation du civisme. Pour la compenser, il a dû renforcer son appareil administratif, son armée, etc.

    Le transfert de la communauté de proximité à l’État puis de l’État au marché, est une tendance lourde de nos sociétés actuelles. Lorsque les charges et taxes augmentent et que l’État, en contrepartie, ne peut plus fournir le même niveau de prestation, l’incivilité augmente aussi et donc les coûts de fonctionnement de l’État en sont encore augmentés, ce qui rétroagit sur tout le reste : maîtrise des frontières, lutte contre le crime organisé, délinquance, efforts pour échapper à l’impôt, baisse du niveau de l’enseignement, dégradation des compétences, et j’en passe. La complexité d’une société se mesure, pour faire simple, à la différenciation/spécialisation horizontale et à la hiérarchisation verticale.

    En clair, une société complexe (comme la nôtre) est déjà largement engagée dans ce processus. Elle se désintégrera dans l’anarchie, la violence et l’incompétence sous le poids des révoltes sociales, fiscales, ethnico-religieuses ou sanitaires. Il y aura bien sûr des évènements déclencheurs ; mais ils ne seront que des révélateurs non des causes suffisantes et nécessaires.

    L’alternative c’est la translation, c’est à dire la reconstruction d’un ordre économico-politique plus durable qui permettra de donner, sur des bases d’organisation renouvelées, des solutions à ce que nous ne pouvons plus résoudre dans celui-ci. Il y a eu de nombreux exemples de translations politiques dans le passé de l’Europe. Nous en vivrons d’autres. Le plus important n’est pas là.

    R&N : Que répondez-vous à ceux qui, de bonne foi, craignent de voir dans le localisme une tendance utile à la bureaucratie bruxelloise pour affaiblir les nations ?

    Laurent Ozon : C’est un discours classique des souverainistes qui pensent vraiment que toute décentralisation des pouvoirs est un abandon de puissance organisé par les adversaires de la France. Je ne dis pas que ce calcul-là n’existe pas, mais il faut relativiser cette analyse. Les États les plus souverains ou puissants ne sont pas les plus centralisés, les plus républicains et les plus jacobins. J’évoquais précédemment la Suisse, l’Allemagne ou la Russie. La France peut engager sa décentralisation autrement qu’en transférant les tares de ses élites nationales et les dysfonctionnements de ses institutions nationales à l’échelon régional, départemental ou local. Les diplodocus s’inquiètent mais le localisme n’est absolument pas incompatible avec l’existence d’un État souverain et puissant, au contraire. Il est un facteur de densification territoriale, culturelle, économique et de stabilité. Il sera l’une des clés de notre reconquête de souveraineté, pour peu qu’on n’oublie pas que la souveraineté n’est pas seulement une affaire nationale mais doit se penser de la famille à l’État. Il n’est pas raisonnable, et fort peu « souverainiste », de ne dépendre que de nœuds de productions d’énergies centralisés, d’infrastructures d’approvisionnement fragiles, de bassins céréaliers dédiés aux monocultures, de denrées dont l’approvisionnement ne repose que sur les échanges internationaux, de composants électroniques importés, et j’en passe.

    L’intérêt général est aujourd’hui de donner à chaque peuple les moyens de subvenir à une part importante de ses besoins, en particulier ce qui relève de l’économie de subsistance, par ses propres moyens et de reconquérir ainsi sa souveraineté. Seule notre capacité à satisfaire nos besoins vitaux pourra conjurer les explosions de violences qui ne manqueront pas d’arriver si la situation devait continuer à se dégrader.
     
    J’estime qu’une politique de relocalisation est inévitable à terme et qu’elle serait, si les politiques voulaient bien sortir de leur autisme, la seule option réaliste à suivre pour anticiper les déstabilisations sociales, économiques et identitaires à venir. Cette politique localiste sera un complément utile à un néo-protectionnisme dont je perçois mieux l’efficacité au niveau européen. La France peut créer l’électrochoc en Europe. C’est aussi dans ce cadre là que nous devons agir. Nos outils sont locaux, régionaux, nationaux.

    R&N : Quelles sont, de nos jours, les forces réellement « écologistes » à vos yeux ?

    Laurent Ozon : Toutes celles qui poursuivent les objectifs précédemment évoqués. Tous ceux qui cherchent à renverser l’oligarchie de l’argent, la mafiacratie des transnationales et à soutenir les alternatives économiques, énergétiques, technologiques, etc. Tous ceux qui luttent contre la souffrance animale, tous ceux qui luttent pour protéger les paysages, tous ceux qui cherchent à satisfaire leurs besoins autours d’eux et à servir leur environnement proche.

    R&N : Dans ces conditions, le Front National est-il une force « écologiste » ? Plus largement, quelles sont les propositions ou initiatives politiques, émanant de partis ou d’autres structures, en France ou ailleurs, qui vous semblent utiles ?

    Laurent Ozon : Le Front National est indispensable pour déstabiliser le système politique et faire avancer les thèmes de souveraineté et d’arrêt des flux migratoires dans la vie politique française. Pour le reste, il faut une force politique d’un nouveau genre aux français. Une force qui ne devra pas contrarier les épuisantes activités du FN, au moins jusqu’à 2017 mais qui avancera des propositions et une organisation crédible. Il faudra vite ouvrir les fenêtres. L’air devient irrespirable.

    R&N : Ne pensez-vous pas que la sémantique de « droits des animaux » est une erreur de marketing politique portant préjudice à la cause de la défense animale ? Ne faut-il pas plutôt, tout simplement, défendre un principe de compassion envers les plus faibles ?

    Laurent Ozon : Vaste question. Dans une société hyper-normative, certains ont pensé que c’était la meilleure façon de faire avancer ce combat. Je partage vos réserves sans oublier que le résultat reste le plus important. Pour défendre les animaux, il y a de nombreuses choses concrètes à faire. La première et la plus simple : ne plus acheter de produits industriels ou testés sur les animaux.

    R&N : Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui voudrait mettre sa vie quotidienne en cohérence, dans la mesure du possible, avec une prise de conscience écologique ? Peut-être pouvez-vous nous donner quelques exemples personnels ?

    Laurent Ozon : En six points :
    1) travailler et militer dans un cadre local écologique et enraciné ;
    2) rester en bonne santé mentale et physique ;
    3) ne pas s’isoler ;
    4) s’assurer d’être capable de maintenir son autonomie et sa sécurité ;
    5) faire des enfants ;
    6) être un vecteur d’informations alternatives et argumentées.

    R&N : Y a t-il des livres et/ou des auteurs phares que vous conseilleriez ?

    Laurent Ozon : Ne lisez pas trop, vivez, parlez, sentez, battez-vous. Tout est déjà en vous. Les livres ne vous apporteront pas ce qui vous manque. Éveillez par l’exemple plutôt que de chercher à convaincre par les mots en ayant toujours à l’esprit cette phrase de Nietzsche : « Là où il n’y a plus rien à aimer, passe ton chemin ».

    Laurent Ozon (Le Rouge & le Noir, 5 décembre 2013)

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  • Un Vincenot en poche pour l'été !...

    Publié en 2012 chez Anne Carrière, Prélude à l'aventure, un récit oublié d'Henri Vincenot, est réédité en Livre de poche. A fourrer dans sa valise ou son sac à dos, pour emporter avec soi le merveilleux conteur de La billebaude ou du Pape des escargots...

     

    Prélude à l'aventure LP.jpg

    " L’aventure, ce n’est pas forcément aller chasser le tigre en Birmanie : cela peut être de partir vivre dans une vieille ferme sans confort perdue au fond d’une combe bourguignonne. C’est ainsi qu’Henri Vincenot avait rêvé sa vie, et c’est ce rêve qu’il réalisa, avec sa femme et ses enfants. Avec son talent de conteur, il sait parler de la nature sauvage, des animaux, du passage des saisons, des bonheurs de la vie de pionniers, « dans la recherche permanente de la minute rare qui, comme une perle, gît dans la coquille de chaque journée. » « Vincenot, un jeune écolo bourguignon » (Bernard Pivot) "

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  • Demain, le Grand Ferré ?...

    Les éditions Perrin publient cette semaine Le Grand Ferré - Premier héros paysan, une étude historique de Colette Beaune. Médiéviste et spécialiste, notamment, de Jeanne d'Arc, Colette Beaune revient sur cette belle figure, un peu oubliée, symbole d'une résistance populaire et enracinée...

     

    Grand Ferré.jpg

    " Le Grand Ferré était connu de tous les Français à l'aube des années 60, occupant une place de choix à l'école élémentaire. Son histoire apparaît dès 1360 en pleine guerre de Cent ans sous la plume d'un frère mendiant né près de Compiègne. Il raconte comment les paysans du lieu ont réussi grâce à la force herculéenne du Grand Ferré à repousser les mercenaires anglais qui avaient assailli leur village pour le piller. La France traverse alors une crise terrible. Depuis le début du siècle, un climat particulièrement rude engendre de mauvaises récoltes affamant les populations. A cela s'ajoute la grande peste qui sévit en 1348, tuant le tiers des Européens. Le roi (Jean II) est prisonnier des Anglais et à Paris, le jeune régent est contesté par Etienne Marcel. De nombreux soulèvements paysans se déchaînent alors contre les nobles. La bravoure du Grand Ferré illustre d'emblée le courage du peuple qui, abandonné par les élites, se prend en charge lui-même. Pour les élites, cette revendication a le parfum du soufre. Pour retrouver la vérité du Grand Ferré, Colette Beaune a mené une véritable enquête. L'historienne est allée sur place, en Picardie où la popularité du paysan est encore intacte. Elle a retrouvé sa trace la plus ancienne dans les fonds d'archives d'une abbaye et suivi le fil de son histoire… jusqu'au XIXe siècle. A l'aube de la Troisième république, Michelet fait de sa bravoure légendaire l'acte de naissance de la nation France. Désormais, les historiens le mobilisent pour tous les combats patriotes du roman national : symbole de la Revanche après 1870 (sous les traits de Gambetta), ou défenseur des pauvres contre toutes les formes d'oppressions. Jaurès était lui-même surnommé le Grand Ferré… Durant la guerre 39-45, les résistants du Beauvaisis se placèrent sous son patronage. D'âge en âge, le Grand Ferré aura incarné la force du Non en France."

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