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clausewitz - Page 3

  • Le bel avenir de la géopolitique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Olivier Zajec au site Comprendre Les Enjeux Stratégiques et consacré à la géopolitique. Saint-Cyrien, agrégé et docteur en Histoire des relations internationales, Olivier Zajec est maître de conférence à l'université Lyon III, où il dirige l’Institut d’études de stratégie et de défense, et enseigne également la géopolitique à l’École de Guerre. Il a notamment publié  Nicholas John Spykman - L'invention de la géopolitique américaine (Presses universitaires de la Sorbonne, 2016) et  Introduction à l'analyse géopolitique (Rocher, 2016).

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    Le bel avenir de la géopolitique

    Comment en êtes-vous venu à la géopolitique, puis avez-vous choisi d’orienter votre enseignement vers cette discipline ?

    Je suis venu à la géopolitique par l’histoire (maîtrise puis agrégation), avant de choisir la science politique comme enseignant-chercheur, à l’issue de ma thèse.

    Plus j’enseigne la géopolitique et les Relations internationales, que ce soit à mes étudiants de master à Lyon 3, ou aux officiers dans les écoles de guerre, en France comme à l’étranger, et plus le socle historique m’apparaît comme indispensable.

    En règle générale, les géopoliticiens qui ne se préoccupent que d’économie ou de science politique – pour ne rien dire de ceux qui ont un agenda purement idéologique – ont tendance à privilégier les dynamiques par rapport aux inerties, même inconsciemment.

    La géopolitique est l’art de pondérer ces deux forces, en tenant compte des conditionnements culturels et spatiaux.

    L’histoire, qui donne l’intuition de la longue durée, de ce qui est « lent à couler, à se transformer », comme l’écrivait Braudel, est donc l’une des ancres référentielles majeures de la géopolitique.

    Il n’y a pas d’analyse socio-spatiale utile sans prise en compte de la longue durée.

    Pour comprendre notre monde, où s’entremêlent sans cesse passé et présent, mémoires et espoirs, coopération et compétition, peut-être vaut-il mieux lire René Grousset que Robert Kaplan.

    Vous avez consacré votre thèse à Nicholas Spykman. Sa pensée ou à tout le moins sa méthode d’analyse sont-elles toujours utiles aujourd’hui ?

    Spykman est un personnage assez fascinant. De nombreux auteurs de géographie politique le classent parmi les géopoliticiens « matérialistes », uniquement préoccupés de quantification des facteurs de force, en particulier militaires, et obnubilés par les déterminismes liés à la localisation des acteurs étatiques.

    Tous les manuels répètent ce topos. C’est malheureusement une perspective complètement faussée, qui montre à quel point l’historiographie des concepts et théories géopolitiques est parfois mal connue en France, malgré les travaux récents de Martin Motte, de Pascal Vénier, de Florian Louis, de Philippe Boulanger et d’autres auteurs.

    L’originalité de Spykman réside en premier lieu dans sa formation sociologique, laquelle prend racine dans la thèse de doctorat qu’il consacre à la sociologie de Georg Simmel en 1923, et qui fut lue avec profit dans l’entre-deux guerres par de nombreux sociologues, philosophes et spécialistes de relations internationales, parmi lesquels le jeune Aron, comme je l’ai montré dans une biographie publiée en 2016.

    Cette culture sociologique, fondée sur une intégration fonctionnelle des interactions, des distances et du conflit, contribue à faire de Spykman un cas singulier chez les politistes et les « géopoliticiens » de l’entre-deux guerres : « Je suis, répétera-t-il souvent, un théoricien social, l’un de ceux qui adaptent un peu de leur théorie sociale dans le domaine des relations internationales… »

    Spykman, en raison de son éducation au regard sociologique, sera de fait l’un des rares pionniers des Relations internationales à penser le mot relations au même titre que le mot international.

    C’est extrêmement moderne, presque constructiviste, et cela se passe à la fin des années 1920 !

    La géopolitique de ce globe-trotter polyglotte est en réalité une géo-sociologie, une modélisation socio-spatiale qui fait la différence entre l’aspect quantitatif de la force, et l’aspect qualitatif de la puissance.

    Son concept de « rimland », par exemple, privilégie l’équilibre à l’opposition. Contrairement à ce que répètent les manuels à ce propos, c’est Mackinder, beaucoup plus que Spykman, qui inspire le containment de la Guerre froide.

    Spykman est mort prématurément en 1943. En quoi est-il utile dans le monde multipolaire qui est déjà le nôtre ?

    D’abord, par sa méthode. Pour lui, la géostructure demeure bien la plus permanente des réalités de la politique internationale.

    Mais il est également le premier, des décennies avant la Critical Geopolitics, à faire reposer sa théorie des Relations internationales sur un socle « social ». C’est d’une géopolitique interstitielle et contextualisée de ce type dont nous avons aujourd’hui besoin, me semble-t-il. La géopolitique n’est pas une « science » déterministe.

    C’est une méthode d’approche des conditionnements de la scène internationale.

    Elle nous suggère des modèles, plutôt que de nous imposer des lois. C’est cette approche dont Spykman a été le pionnier négligé.

    Redécouvrir la géopolitique à travers son regard est extrêmement enrichissant.

    Par quels autres auteurs, anciens ou actuels, avez-vous été marqué ?

    Bien entendu, en matière de géopolitique, il faut connaître et redécouvrir les « classiques » : Ratzel, Mackinder, Mahan, Haushofer, pour s’apercevoir tout à la fois de la richesse de leur pensée (les Allemands, Ratzel surtout, ont été caricaturés) mais également… de leurs limites. Mahan n’est pas très profond, il a beaucoup emprunté.

    Mackinder a un regard qui embrasse les continents et brasse les époques, mais son anglo-centrisme outré lui fait exagérer la dichotomie terre-mer d’une manière excessive.

    Les auteurs les plus intéressants, anciens ou nouveaux, sont pour moi ceux qui se situent généralement aux marges de la géopolitique.

    Par exemple le sociologue Robert Park et son concept de Human Ecology, l’approche d’économie géographique de l’économiste Paul Krugman, ou le travail pionnier et extrêmement pénétrant réalisé sur les frontières par le géographe Michel Foucher.

    Pour la synthèse entre géopolitique et stratégie, Coutau-Bégarie doit être lu et relu, car nul n’est plus clair et synthétique.

    Le terme « géopolitique » est aujourd’hui très utilisé, souvent de manière extensive, et parfois abusive. Tout ne se résume pas à la géopolitique. A contrario, certains auteurs considèrent aujourd’hui que la mondialisation, parce qu’elle ôte de l’influence aux Etats, donc relativise l’importance politique du territoire, rend la géopolitique, sinon obsolète, en tout cas moins légitime. Comment vous situez-vous dans ce débat ? Et d’une manière générale, dans quelle(s) direction(s) la géopolitique évolue-t-elle aujourd’hui ?

    L’interdépendance économique est certes une réalité. Elle l’était aussi à la veille de 1914.

    Son extension ne vaut nullement garantie d’un futur pacifique. Ainsi que le rappelait Hassner dans une optique tout aronienne, « l’universalité ne saurait faire fi de la pluralité, le cosmopolitique de l’interétatique, donc de la rivalité et du conflit ».

    La géopolitique a un bel avenir devant elle, contrairement à certaines théories performatives à obsolescence programmée qui promettent, semble-t-il, de disparaître avec les cohortes les plus idéologisées de la génération du baby-boom.

    Les années 1990-2000 ont été marquées par une illusion intellectuelle, parfois fortement polarisée idéologiquement.

    Après avoir diagnostiqué la fin de la géographie (O’Brien), de l’histoire (Fukuyama), ou des frontières (Ohmae), les analystes transnationalistes ou libéraux-institutionnalistes semblent aujourd’hui sur la défensive.

    Sans sous-estimer la force des phénomènes globaux de convergence normative, il nous faut effectivement constater que, dans la société internationale contemporaine, les dynamiques de différenciation politiques semblent bien progresser au rythme même des dynamiques d’uniformisation technologiques.

    Je fais souvent la comparaison avec le processus de mise à feu thermonucléaire, fondé sur la fission-fusion : nous voyons en effet à l’œuvre dans la géopolitique mondiale une concomitance de la fusion globale (économique, financière et technologique) et des fissions locales (culturelles et identitaires).

    La première s’accélère, les autres se multiplient. Mal régulé, ce mélange peut libérer des forces explosives d’une intensité accrue.

    Le plus urgent, pour préserver la paix, est sans doute de considérer avec attention les mutations dynamiques de la structure internationale actuelle, en estimant à leur juste poids les agendas politiques et culturels des acteurs qui la polarisent.

    Certains auteurs voudraient que le monde à venir ne soient fait que de lieux et d’espaces interconnectés d’où les appartenances auraient quasi-disparu.

    C’est une dangereuse illusion, qui sous-estime la centralité renouvelée du politique dans notre monde réticulé où la connexion, je le répète souvent aux étudiants, n’est pas forcément le lien.

    Entre le local et le global, il y aura toujours des territoires politiquement appropriés, représentés et défendus par des États.

    Ces derniers utiliseront le droit et la technologie comme des instruments et non des fins en soi, de manière à augmenter leur influence et densifier leur puissance, au nom de leur autonomie stratégique et de leur liberté d’action.

    C’est la raison pour laquelle la géopolitique est aussi intéressante : interprétative et non explicative, elle permet de tempérer nos projections, en modélisant les conditionnements qui agiront sur les matrices de coopération, de compétition et d’opposition de cette nouvelle scène internationale.

    En ce sens, les analyses que l’on pourrait appeler « statophobes » voilent la réalité des relations internationales.

    Il y a, me semble-t-il, un immense désir d’État dans le monde. Mais des États réformés. Représentatifs. Respectueux de leurs peuples. Que veulent d’ailleurs ces derniers ?

    Une connexion au niveau global qui ne détériore pas le respect de leur identité au niveau local.

    L’État, à la charnière du global et du local, est donc consubstantiel à la mondialisation, parce que dans un monde accéléré, on attend de lui qu’il assure la paix et la sécurité sur un territoire, en produisant du commun plutôt que de se soumettre aux seules lois du marché.

    Sur ce point de la place des États dans la mondialisation, vous avez parfaitement raison de dire que tout ne se résume pas à la géopolitique. Il faut aussi, entre autres, se tourner vers la théorie des relations internationales.

    Comme le rappelle ainsi avec raison Michael Williams, reprenant en cela des avertissements similaires du constructiviste Alexander Wendt, « Il est important de noter que l’État demeure une limite – non la limite de la communauté politique. Reconnaître la centralité continue des acteurs étatiques n’empêche en aucune manière le développement – et l’étude analytique – d’autres formes d’ordres, d’institutions, de solidarités transversales et de transformations par-delà les frontières ».

    Dans son récent essai, L’affolement du monde, Thomas Gomart dit que nous vivons un moment « machiavélien », au sens où l’analyse des rapports de force, qui était passée au second plan à l’ère des grandes conférences sur le désarmement, reprend une importance fondamentale dès lors que les trois principales puissances, Etats-Unis, Russie et Chine, réarment comme jamais. Après avoir contribué à stabiliser le monde, ce que le général Gallois appelait « le pouvoir égalisateur de l’atome » est-il en train de devenir obsolète ?

    L’analyse de Thomas Gomart est fondamentalement juste. Il faut également lire les développements qu’il a récemment consacrés à la notion d’intérêt national.

    En étant sur une ligne pour l’essentiel complémentaire, j’aurais simplement tendance à dire que le moment que nous vivons est sans doute autant « clausewitzien » que « machiavélien ».

    Machiavel raisonne en termes de rapports de force transactionnels. Il faut le compléter avec les aspects interactionnels de la théorie réaliste de la guerre clausewitzienne. Celle-ci ne peut pas être restreinte à la stratégie dite « classique ».

    Relire Clausewitz, c’est comprendre l’importance de distinguer, pour reprendre son expression, les genres de guerres dans lesquels s’engagent ou auxquelles se préparent les États, et les relations stratégiques qui en découlent au niveau international.

    Ceux qui ont négligé Clausewitz pendant la parenthèse idéaliste des années 1990-2000 ont eu tendance à oublier que De la Guerre était un ouvrage de théorie sociale, fondée non pas sur les seuls rapports de force, mais sur la dialectique des intérêts et des volontés.

    Et précisément, la dissuasion nucléaire est une dialectique, avant d’être un rapport de force. Les Français l’ont parfaitement compris avec leur concept de stricte suffisance.

    La dissuasion reste plus que jamais pertinente et stabilisatrice dans le monde qui vient. Simplement, elle ne peut pas résoudre tous les problèmes.

    Sous la voûte nucléaire qui nous garantit des guerres absolues, un considérable espace de conflits potentiels – y compris de guerres majeures – demeure, qu’il faut anticiper et auxquels il faut se préparer en renforçant l’autonomie stratégique de la France et de l’Europe.

    Que peut apporter une culture géopolitique aux futurs managers qui auront à évoluer dans une économie mondialisée ?

    Le sens des permanences, qui seul donne l’intelligence des transformations. Et je ne vois pas d’aptitude professionnelle qui soit plus précieuse aujourd’hui.

    Que faudrait-il enseigner concrètement aux étudiants en matière de géopolitique ?

    Je constate depuis une dizaine d’années, à l’occasion des cours et des conférences que je donne en stratégie, géopolitique ou relations internationales, que le niveau de culture historique, artistique, religieuse et surtout littéraire décroît de manière dramatique. Ce n’est pas un lamento régressif.

    C’est un fait brut, massif, inquiétant. Or, il ne peut y avoir de compréhension, d’interprétation, de saisie de ce qui porte l’autre, de ses traumatismes historiques, de ce qui l’attache à un territoire, sans prise en compte de sa matrice spirituelle, de ses modes de représentation du bien et du mal, du beau et du laid, du juste et de l’injuste.

    On ne saisit pas la spécificité iranienne sans connaître sa poésie millénaire. Balzac permet toujours de comprendre ce pays déconcertant qu’est la France. Kennan – l’un de mes auteurs préférés – conseillait au Département d’Etat de lire Tchekhov plutôt que les briefs de la CIA pour mieux comprendre les Russes.

    Sans les humanités, nous analysons à vide.

    Du point de vue des apprentissages, la « géopolitique » n’y fera rien, ni l’économie, ni la « communication ».

    Le rejet de la culture générale dans les écoles qui forment les élites françaises est une stupidité sans nom. L’économie, le marketing, sont importants. Mais c’est la culture, pas l’économie, qui nous empêche de nous jeter les uns sur les autres.

    La culture n’est pas un produit de nos déterminismes sociaux, elle n’est pas un outil de reproduction de ces derniers, c’est au contraire ce qui permet de leur échapper. Elle est tout ce qui peut parfois paraître inutile de prime abord.

    Mais c’est cette culture générale qui donne son prix à une analyse géopolitique, à une dissertation d’économie, à un policy paper de think-tank, parce qu’elle permet de lever le nez des chiffres ou des oracles liés aux taux de croissance, au débit internet, ou au nombre de porte-avions.

    Je conseillerais aux étudiants en géopolitique de ne pas utiliser exclusivement les méthodologies instrumentales et quantifiées qu’on leur présente parfois comme plus efficaces, et d’investir aussi dans les outils d’analyse qui permettent d’approfondir l’inquantifiable des vies humaines.

    Simone Weil avait saisi cette dimension lorsqu’elle écrivait que « La perte du passé, collective ou individuelle, est la grande tragédie humaine, et nous avons jeté le nôtre comme un enfant déchire une rose. C’est avant tout pour éviter cette perte, concluait-elle, que les peuples résistent désespérément à la conquête. »

    Lire cette phrase, la retenir, la méditer, permet de mieux comprendre la raison pour laquelle un petit pays peut résister à un grand pendant si longtemps.

    La géopolitique, méthode d’approche multidisciplinaire des Relations internationales, permet de mieux saisir l’altérité.

    À condition de l’ouvrir à l’histoire et à la littérature : celles-ci nous fournissent les clés d’un passé qui, en transmettant ce qui fut, nous murmure parfois ce qui sera.

    Comment a été reçu votre dernier livre ?

    Frontières, paru en 2017, a été bien reçu. Je suis très fier que l’Armée de terre l’ait distingué par le prix « L’Épée ».

    Mieux nous comprendrons la nécessité fonctionnelle et indépassable des frontières, moins il y aura de murs dans le monde.

    Faire de la géopolitique, c’est également, me semble-t-il, comprendre ce type de paradoxes.

     

    Olivier Zajec, propos recueillis par Jean-François Fiorina (Comprendre Les Enjeux Stratégiques, 28 novembre 2019)

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  • Le citoyen-soldat, le seul système d'arme apte à restaurer la cité...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Bernard Wicht à l'Académie de géopolitique de Paris dans lequel il évoque l’articulation entre puissance militaire et légitimité politique et le rôle du citoyen-soldat. Universitaire, historien des idées et spécialiste en stratégie, Bernard Wicht a récemment publié Une nouvelle Guerre de Trente Ans (Le Polémarque 2011), Europe Mad Max demain ? (Favre, 2013), L'avenir du citoyen-soldat (Le Polémarque, 2015), Citoyen-soldat 2.0 (Astrée, 2017) et Les loups et l'agneau-citoyen - Gangs militarisés, État policier et citoyens désarmés (Astrée, 2019).

     

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    L’entretien de Géostratégiques : Bernard Wicht

    Question : Pourriez-vous nous expliquer pourquoi votre démarche de stratégie prospective se place le plus souvent au niveau des problématiques fondamentales de l’articulation entre puissance militaire et légitimité politique, et la question récurrente dans vos analyses du citoyen-soldat ?

    Bernard Wicht : Au plus tard avec les travaux de Clausewitz, la stratégie moderne a opéré une distinction stricte entre armée / gouvernement / population. Cette dernière est alors complètement passive ; elle n’est plus un sujet mais seulement objet de protection. Cette distinction trinitaire fonctionne tant que l’Etat-nation demeure la forme d’organisation politique la plus appropriée pour faire la guerre, c’est-à-dire pour combattre un autre Etat, un ennemi extérieur commun au moyen d’armées régulières. Cette réalité est codifiée par la formule clausewitzienne, « la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens ». En d’autres termes, la guerre est alors un acte politique à la disposition exclusive de l’Etat. Ce dernier est désormais pacifié à l’intérieur, toute forme de justice privée est bannie et le crime est poursuivi par la police et la justice – l’ennemi est à l’extérieur et le criminel à l’intérieur.  Mais une telle situation est aujourd’hui caduque : avec l’effondrement des nations européennes au cours de la tragédie Verdun-Auschwitz-Hiroshima et, ensuite à partir de 1945, avec le développement exponentiel de la guérilla, des guerres révolutionnaires et des mouvements de libération populaire, le peuple maoïste ou marxiste-léniniste fait son grand retour comme acteur central de la stratégie. Il importe dorénavant de l’encadrer, de lui montrer la voie de sa libération, de lui expliquer les raisons de son combat et de lui fournir le récit idéologique correspondant. Il serait faux de croire que la chute du Mur de Berlin, puis l’implosion du bloc soviétique ont mis fin à ce tournant « populaire » de la stratégie et que celle-ci peut revenir « tranquillement » au modèle clausewitzien de la guerre comme acte étatique au moyen d’armées professionnelles, voire de mercenaires (contractors, sociétés militaires privées). Daech et ses épigones, les gangs latino-américains et les milices ethniques de tout poil en ont fait malheureusement la « brillante » démonstration aux yeux du monde entier : les techniques maoïstes ou marxistes-léninistes de prises en main des populations se sont franchisées (au sens du franchising commercial), elles se sont dégagées du message révolutionnaire, elles sont au service du djihad ou tout simplement d’un contrôle des populations (des favelas, des bidons-villes, des banlieues) par la terreur. On a pu penser un temps que tout ceci ne concernait que le « Sud », que les sociétés n’ayant pas le niveau de modernisation des pays occidentaux. Avec les attentats, les fusillades et les tueries en France, au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne et ailleurs, il a fallu déchanter. Cette réalité a désormais franchi la Méditerranée ; elle est désormais présente chez nous en Europe occidentale, dans les banlieues des grandes métropoles et c’est la principale menace qui pèse aujourd’hui sur nous …. et sur nos enfants – l’ennemi est à l’intérieur !

    Après cette longue entrée en matière, je peux répondre assez simplement à votre question en disant que le paradigme clausewitzien n’est absolument plus pertinent et qu’il est impératif d’en trouver un autre remettant au centre de la réflexion stratégique l’interface armée/cité. C’est pourquoi j’insiste tant sur l’articulation entre puissance militaire et légitimité politique et, surtout, sur ce système d’arme qu’est le citoyen-soldat parce qu’il est un acteur politique et militaire incontournable, le seul et unique apte à restaurer la cité. On le retrouve chez des auteurs aussi différents que Machiavel, Locke, Rousseau, Mirabeau ou Jean Jaurès. En ce qui me concerne, je suis plutôt machiavélien : la res publica, la liberté comme droit de participer à la gestion des affaires de la cité et le peuple en armes. Je suis convaincu que le paradigme machiavélien peut nous apporter des outils de raisonnement décisifs dans le contexte actuel. N’oublions pas que le Chancelier florentin vit une période assez semblable à la nôtre avec la lutte entre factions rivales au sein de la cité, l’importance des intérêts privés au détriment du bien commun et une importante fracture sociale entre citadins riches et paysans pauvres.

    Question : Comment expliquez-vous la difficulté pour les Etats européens de canaliser par la motivation et la mobilisation, le capital guerrier des jeunes générations ?

    Bernard Wicht : L’Etat-nation est en panne de cause. Le récit national est clôt ; il n’est plus en mesure de fournir les repères nécessaires pour se projeter « en avant » et, surtout, il n’est plus adapté pour opérer la distinction ami/ennemi. L’Etat ne parvient donc plus à mobiliser les énergies autour d’un projet commun. Par ailleurs, l’économiste italien Giovanni Arrighi le dit clairement : « L’Etat moderne est prisonnier des recettes qui ont fait son succès », c’est-à-dire l’Etat-providence. Mais, il ne s’agit plus de l’Etat providence au sens bismarckien, garantissant à chacun sa place dans la pyramide sociale sur le modèle des armées nationales. La révolution de 1968, les crises économiques des années 1970, la disparition de l’ennemi soviétique et la globalisation financière ont complètement ébranlé cette pyramide. Aujourd’hui, l’Etat-providence ne parvient plus à garantir « à chacun sa place » ; il n’est plus qu’un distributeur d’aides et de subventions cherchant à maintenir un semblant de stabilité sociale. Tout ceci explique que le capital guerrier des jeunes générations ne s’investit plus dans les institutions étatiques (l’armée notamment). L’historien britannique John Keegan en faisait le constat dès le début des années 1980. De nos jours, le capital guerrier des jeunes a plutôt tendance à migrer vers des activités et des groupes marginaux, là où ils retrouvent un code de valeurs, une forte discipline, la fidélité à un chef et d’autres éléments similaires de socialisation. Le phénomène de radicalisation et de départ pour le djihad en est une illustration particulièrement frappante.

    Question : Pourquoi l’organisation militaire actuelle des Etats est de moins en moins adaptée à la nouvelle donne stratégique ? Et pourquoi affirmez-vous que l’émergence de nouvelles forces sociales est une rupture civilisationnelle ?

    Bernard Wicht : Les différents groupes armés qui s’affirment depuis la fin du XXème siècle, représentent un modèle d’organisation politico-militaire en adéquation parfaite avec la mondialisation parce qu’ils savent 1) se brancher sur la finance globale (en particulier le trafic de drogue), 2) s’adapter à la révolution de l’information en diffusant un récit et une mobilisation des énergies via internet et les médias sociaux, 3) se déplacer furtivement en se fondant dans les flux migratoires. Face à cela, les armées régulières apparaissent comme des dinosaures d’un autre temps : elles sont incapables de fonctionner sans infrastructures lourdes (bases, aéroports, etc.), leurs chaînes de commandement sont à la fois lourdes et excessivement centralisées. Elles n’ont aucune liberté d’action au niveau stratégique. En revanche, les groupes armés bénéficient d’une flexibilité remarquable leur permettant d’agir aussi bien de manière criminelle que politique : c’est ce qu’on appelle l’hybridation de la guerre. Ainsi, un groupe armé subissant des revers sur le champ de bataille conventionnel est capable de basculer très rapidement dans la clandestinité pour entreprendre des actions terroristes. Il ne s’agit pas là d’un simple avantage tactique ou technique, mais d’une mutation en termes structurels. En effet, la formation de ces nouvelles formes d’organisation politico-militaire que sont les groupes armés, relève d’une dynamique d’ensemble à contre-pied de la mondialisation libérale : c’est la réponse-réaction des sociétés non-occidentales qui n’ont pas réussi à accrocher le train de la mondialisation – là où les structures étatiques se sont affaissées (les Etats faillis) – et qui, par réflexe darwinien de conservation, se sont retournées vers des modes d’organisation politique simplifiés et pré-étatiques aussi rustiques que la chefferie et l’appartenance à une forme de « clan » assurant protection. Cette dynamique n’est donc ni irrationnelle, ni passagère ; elle révèle une mutation de l’ordre mondial, une vague de fond. Forgés ainsi à l’aune de la survie, ces groupes armés sont les nouvelles machines de guerre à l’ère de la mondialisation, au même titre que la chevalerie a façonné le Moyen Age et que les armées révolutionnaires françaises ont façonné l’époque moderne. C’est pourquoi il est possible de parler de rupture civilisationnelle. En outre, ces nouvelles machines de guerre ne représentent pas qu’une adaptation réussie de l’outil militaire aux conditions de la mondialisation. Elles s’inscrivent dans une dialectique empire/barbares traduisant la résistance à l’ordre global.

    Question : Pourquoi pensez-vous que la nouvelle forme de conflit n’est plus celle du choc classique de puissance mais bien une longue suite de conflits de basse intensité conduisant à l’effondrement progressif des sociétés européennes ?

    Bernard Wicht : Selon les théories du système-monde proposées par Immanuel Wallerstein et d’autres auteurs à sa suite, les successions hégémoniques d’une grande puissance à une autre sont généralement le fruit de ce qu’ils appellent « une grande guerre systémique ». Typiquement, les guerres de la Révolution et les guerres napoléoniennes accouchent de l’hégémonie anglaise qui se maintiendra jusqu’en 1914. De même, la Première- et la Deuxième Guerre mondiale accouchent de l’hégémonie étatsunienne. Ceci présuppose cependant que le système international soit dominé par plusieurs grandes puissances en concurrence les unes avec les autres. Une telle situation disparaît au plus tard avec la désintégration du bloc soviétique. Et, si aujourd’hui la super-puissance américaine est en déclin, il n’y a aucun challenger digne de ce nom capable de disputer l’hégémonie mondiale et, par conséquent, susceptible de déclencher une guerre systémique de succession hégémonique comme l’Allemagne l’a fait en 1914. De nos jours en effet, la Chine est économiquement très dynamique, mais elle reste un nain en termes financiers et son outil militaire n’est en rien comparable à celui des Etats-Unis. C’est pourquoi, dans ces circonstances, certains historiens de la longue durée émettent l’hypothèse que la prochaine grande guerre systémique pourrait être, en fait, une longue suite de conflits de basse intensité (guérilla, terrorisme épidémique, guerres hybrides, etc.). Or cette hypothèse me paraît particulièrement plausible compte tenu de la réalité actuelle de la guerre. A titre d’exemple, depuis la guerre civile libanaise (1975-1990) le Proche- et Moyen-Orient s’est peu à peu complètement reconfiguré sous l’effet de ce type de conflits : d’anciennes puissances militaires (Syrie, Irak, Lybie) sont en pleine déconstruction tandis que de nouveaux acteurs locaux-globaux (Hezbollah, Hamas) s’affirment avec succès dans la durée ; longtemps acteur stratégique central de cette région, Israël est aujourd’hui totalement sur la défensive. A moyen terme, l’Europe risque fort de subir le même sort. Car j’interprète les actes terroristes intervenus à partir de 2015 comme des signes avant-coureur d’un phénomène semblable ; la dynamique enclenchée au sud de la Méditerranée a atteint dorénavant sa masse critique. Pour reprendre une comparaison tirée de la médecine, la tumeur cancéreuse moyen-orientale commence à diffuser ses métastases. C’est la vague de fond, la mutation à laquelle je faisais référence précédemment.

    Question : Qu’est-ce que la « guerre civile moléculaire » ?

    Bernard Wicht : Pour tenter de conceptualiser la menace susmentionnée à l’échelle de l’Europe, nous avons utilisé la notion de « guerre civile moléculaire » empruntée à l’essayiste allemand Hans-Magnus Enzensberger. Il me semble qu’elle est bien adaptée pour décrire la forme de violence qui touche nos sociétés, à savoir au niveau de la vie quotidienne (sur les terrasses, dans des salles de spectacle, dans des trains), en plein cœur de la foule, employée par des individus seuls ou par de très petits groupes (des fratries dans plusieurs cas) à la fois complètement atomisés dans- et en complète rupture avec le corps social : d’où la pertinence de cette notion mettant en évidence, d’une part, la dimension civile de cette nouvelle forme de guerre et, d’autre part, l’échelle moléculaire à laquelle elle se déroule. Ceci permet également de re-positionner l’équilibre de la terreur. Ce dernier se place désormais non plus au niveau étatique (équilibre militaro-nucléaire), mais à celui immédiat du citoyen qui est devenu tant la cible que l’acteur de cet affrontement. Autrement dit, le couteau, la hache ou le pistolet remplacent l’arme atomique comme outil de dissuasion : d’où l’urgence de repenser le citoyen-soldat dans ce contexte, non plus comme conscrit, mais comme système d’arme à part entière, comme la nouvelle unité militaire de la société. En ce sens, la diffusion du port d’armes et l’échelle du citoyen armé ayant une existence politique et étant acteur stratégique, redeviennent pertinentes face à la nouvelle menace C’est ce que nous nous sommes efforcés d’expliquer dans ce petit ouvrage.

    Question : Du constat terrible que vous faites de la situation des sociétés européennes, ne devrions-nous pas en tirer la conclusion de la nécessité du « tout sécuritaire » ?

    Bernard Wicht : Selon la doctrine classique de l’Antiquité grecque, seul l’hoplite peut restaurer la cité, c’est-à-dire dans notre cas le citoyen-soldat. Comme je l’ai dit plus haut, c’est lui le système d’arme, c’est lui le dépositaire des valeurs civiques de la communauté politique. Aujourd’hui malheureusement, l’Europe prend exactement le chemin inverse ; on assiste à une dérive pénal-carcéral de l’Etat moderne dont la principale préoccupation est précisément le désarmement de ses propres citoyens (voir la nouvelle Directive européenne à ce sujet, élaborée rappelons-le à la demande expresse de la France suite aux attentats de 2015). C’est une réaction typique, mais aussi une grossière erreur que l’on retrouve presque systématiquement lorsque l’Etat se sent menacé de l’intérieur. Plutôt que de chercher l’appui de ses concitoyens, celui-ci se centralise au point de devenir un Etat policier qui finit par s’aliéner toute la population précipitant ainsi, à terme, son propre effondrement. Le spécialiste australien de la contre-guérilla et du contre-terrorisme David Kilcullen qui a fait ses classes sur le terrain au Timor oriental puis en Irak, souligne dans un de ses derniers livres que l’Etat voulant absolument éradiquer le terrorisme, va obligatoirement détruire l’essence même de sa substance, à savoir la société civile et la démocratie. C’est aussi l’analyse que fait le politologue israélien Gil Merom dans son ouvrage, How Democracies Lose Small Wars. Signalons que l’historien français Emmanuel Todd n’est pas très éloigné de telles considérations dans son étude intitulée, Après la démocratie.

    Question : Votre ouvrage ne réduit-il pas exagérément le rôle de la relation politique dans la Cité ?

    Bernard Wicht : Permettez-moi une réponse que vous jugerez sans doute iconoclaste. Hormis les utopies pacifistes du type flower power considérant chaque individu comme un « petit flocon unique et merveilleux », toute forme d’organisation politique viable est généralement basée sur la relation protection contre rémunération. Hobbes est probablement le philosophe qui a le mieux décrit cette équation dans le cas de l’Etat moderne. Dans le Léviathan, il poursuit sa réflexion en rappelant toutefois que le droit à la légitime défense est un droit naturel de la personne humaine que celle-ci récupère immédiatement si l’Etat ne remplit plus son obligation de protection. Or c’est précisément la situation qui se met en place à l’heure actuelle. Le problème, à mon avis, est que le discours politique contemporain brouille complètement les cartes à ce propos : le citoyen n’est plus présenté que comme un contribuable, le peuple qui vote contre l’avis de sa classe politique est victime des sirènes du populisme, toute solution durable ne peut venir que du niveau supra-national et, last but not least, le défi sécuritaire posé par le terrorisme nécessite une limitation drastique des libertés. Répétées en boucle, ces affirmations créent un brouillard suffisamment dense pour laisser croire que la relation politique dans la cité est devenue si complexe, si délicate à gérer, que le citoyen n’est plus en mesure de la saisir et doit, par conséquent, se contenter de payer ses impôts.

    Bernard Wicht (Académie de Géopolitique de Paris, 10 juillet 2018)

     

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  • Qu'est-ce que la stratégie au XXIe siècle ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par le général Vincent Desportes au Figaro Vox à l'occasion de la sortie de son essai intitulé Entrer en stratégie (Robert Laffont, 2019). Spécialiste de la stratégie, le général Desportes est notamment l'auteur de Comprendre la stratégie (Economica, 2001) et Décider dans l'incertitude (Economica, 2004).

     

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    Général Vincent Desportes : « Qu'est-ce que la stratégie au XXIe siècle ? »

    FIGAROVOX.- Pourquoi faut-il «entrer en stratégie»?

    Vincent DESPORTES.- C'est simplement vital, tant pour le succès de toutes les entreprises humaines d'une certaine ampleur… que pour la survie du monde que nous aimons. Et pourtant, toujours davantage, les dirigeants, quel que soit leur champ d'action, sont dévorés par l'instantané. Si l'on n'y prend garde, la tentation du court terme frappe. Partout. Sauf exception, le politique se consacre d'abord au succès des prochaines élections. Il délaisse le long terme qui, quoi qu'il arrive, ne lui appartient pas et ne lui profitera pas ; il abandonne aisément les grands principes pour les petits choix et les faciles arrangements. La focalisation se fait sur les questions locales de court terme où des progrès tangibles peuvent être produits au cours des cycles électoraux. On promet beaucoup pour l'avenir - on y rasera gratis! - mais on ne le construit pas, puisqu'il sera celui des autres. L'entrepreneur succombe à la même obsession. Les patrons de petites ou moyennes entreprises, peu secondés, sont accaparés par leur quotidien qu'accélèrent les flux croissants d'information. Ceux des grandes entreprises cotées, obsédés par la dictature des résultats trimestriels, sont facilement victimes de «myopie managériale» ; ils privilégient les bénéfices rapides au détriment de la création de valeur à long terme. L'actionnaire, souvent anonyme, attend des résultats immédiats dont l'absence le priverait de revenus et dégraderait le cours de Bourse. Les responsables sont jugés et remerciés sur leur capacité à mettre en œuvre de soi-disant stratégies… dont les résultats sont évalués toutes les douze semaines! Il faut donc absolument que les dirigeants s'obligent à «entrer en stratégie»: c'est la seule solution pour sauver le monde qui vient.

    Mais «entrer en stratégie», n'est-ce pas une démarche incertaine et risquée?

    Certes… mais infiniment moins que de ne pas oser le faire! Oui, la pratique stratégique est aussi nécessaire que périlleuse. Elle est en effet engagée en sens unique: ce qui fut ne sera plus jamais. La stratégie modifie de manière définitive le champ dans lequel elle se déploie. Elle se développe d'états nouveaux en états nouveaux, non rationnellement anticipables mais aussi irréversibles que le temps. La boîte de vitesses stratégique ne dispose pas de marche arrière et le billet d'envol ne peut qu'être qu'un aller simple et définitif pour un temps qui n'a pas de limite: en stratégie jamais de victoire définitive, pas de début, de milieu et de fin de partie, celle-ci n'étant que le début de la partie suivante. Le temps ne s'arrête jamais dans l'espace stratégique en reconfiguration permanente. L'exercice stratégique est hasardeux: mieux vaut s'y engager plus fort d'une bonne compréhension de ce qu'il est et de ce qu'il sera. Fruit de mes réflexions et de mon expérience, mon dernier ouvrage veut y aider.

    Y a-t-il véritablement des écoles stratégiques différentes?

    Toute pensée stratégique est spécifique: la stratégie et son stratège sont indissolublement liés. C'est là tout l'intérêt de la notion même de culture stratégique. L'inné, la culture du stratège jouent un rôle important. La relation de tout acteur stratégique au monde, à son adversaire et à lui-même est spécifique. Confronté au même dilemme stratégique, un Occidental, habitué à l'action ponctuelle et rapide, en puissance, dans le temps court, choisira une stratégie très différente de celle d'un Asiatique penchant naturellement à l'action progressive dans le temps long, à l'économie des moyens par le contournement indirect de la volonté adverse. Au sein de cultures plus proches, comment pourrait-on imaginer qu'un Français - pétri de centralisme, de hiérarchie et de cartésianisme - puisse juger de la même manière qu'un Allemand naturellement fédéraliste, cogestionnaire et kantien? Ou que le même Français, imprégné des alignements symétriques des jardins «à la française» saisis d'un seul coup d'œil, puisse aborder son espace concurrentiel avec le même esprit que son camarade britannique amoureux des courbes et des recoins, des irrégularités et surgissements successifs des jardins «à l'anglaise» d'un pays où la jurisprudence remplace Code civil et Code pénal? Inévitablement, les uns et les autres auront des lectures différentes de la réalité.

    La pensée stratégique française a donc de vraies particularités?

    Oh, oui: elle est le fruit de notre géographie, de notre histoire, de notre culture. Mieux vaut connaître ses racines pour comprendre la force mais aussi les pièges de notre culture stratégique. Fortement influencée depuis le XIXe siècle par la pensée positive d'Antoine de Jomini, la réflexion stratégique française souffre d'une faiblesse historique.

    Chez le général suisse, l'ennemi n'est pas considéré comme une volonté en conflit, mais comme une addition de capacités destinée à recevoir les effets de la stratégie de son adversaire plus qu'à y réagir. Cette objectivation trompeuse de l'adversaire permet à Jomini de postuler l'existence d'un adversaire passif, privé d'initiative, et donc de définir des règles précises pour la conduite de la guerre. Ce paradigme jominien a favorisé en France une représentation positive de la guerre, formulable en principes autonomes. Cet effacement du caractère éminemment dialectique de la confrontation stratégique s'est renforcé de la tendance naturellement cartésienne de notre pensée. Ceci est un vrai piège qui nous a valu de cuisantes défaites, en 1870, 1940 et même août 1914 face à une culture stratégique allemande fondamentalement clausewitzienne et concevant donc au contraire l'espace stratégique comme celui de la confrontation de deux volontés libres et indépendantes.

    La pensée stratégique militaire s'applique-t-elle dans d'autres domaines d'action?

    Absolument! La stratégie est «une»: ce n'est pas parce que la stratégie est née dans les champs de guerre et n'a imprégné que beaucoup plus tard les autres champs de l'action humaine que les grands principes ne sont pas identiques. Il est même fascinant de constater que l'entreprise est un arrivant fort tardif dans le monde de la stratégie. Il a fallu pour cela que les entreprises aient à faire face à des conditions concurrentielles sévères dans un monde devenu à la fois plus ouvert et plus opaque. La stratégie des affaires est ainsi encore un art nouveau: la fin des Trente Glorieuses, le choc pétrolier des années 1970, la progressive transformation du marché de la demande en un marché de l'offre, la croissance de la concurrence étrangère en ont engendré le besoin. Il faut attendre le milieu des années 1960 pour que le premier livre de stratégie d'entreprise soit publié, qu'un premier cours de stratégie soit mis sur pied à la Harvard Business School, que les cabinets de consultants commencent à proliférer. L'un des précurseurs en ce domaine, Bruce Henderson - le fondateur du fameux BCG, le Boston Consulting Group - observe alors que «la plupart des principes de base de la stratégie proviennent de l'art de la guerre». A cette brève expérience entrepreneuriale, s'opposent en effet des millénaires de pensée et d'action stratégiques militaires. Puisque la stratégie est une quel que soit le milieu dans lequel elle se déploie, il est raisonnable de s'appuyer sur cette solide expérience militaire pour réfléchir la stratégie, et donc la complexité qui la rend nécessaire.

    Au fond, faire une stratégie n'est-il pas simplement un pari sur l'avenir!

    Inévitablement, mais un pari conscient et réfléchi! Le premier point est que l'explorateur-stratège doit «entrer en stratégie» en conscience des multiples pièges tendus, afin de les déjouer et de construire l'avenir qu'il s'est choisi. L'avenir y est difficilement prévisible même si, aujourd'hui, les grands prêtres du big data tentent de nous faire croire le contraire: aucune conjonction de données et de calculs ne permettra de percer le secret des ricochets des réactions d'acteurs aussi indénombrables que toujours plus interconnectés. La connaissance stratégique ne peut prétendre à la perfection et toute décision stratégique est subjective par essence. Elle ne peut être qu'un pari étroitement lié au parieur-stratège, relatif à son inclination et à l'état momentané de sa compréhension de l'espace stratégique. Notre parieur-stratège doit décider sans aucune certitude quant aux résultats de sa décision.

    Ici se conjuguent l'angoisse et l'espoir volontariste du stratège. Si l'avenir est toujours conditionné par le passé, il n'est en rien déterminé à l'avance: chaque instant possède un nombre infini de futurs possibles. Et c‘est l'objet même de la stratégie que de peser sur le cours des événements pour les conduire, malgré les volontés antagonistes, vers l'avenir que le stratège a choisi. Rappelons-nous la belle perception d'Henri Bergson: «L'avenir, ce n'est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons faire»! La stratégie, c'est d'abord la question d'un avenir à vouloir puis à construire avec et malgré le présent. Mais, ne pouvant prédire l'avenir, le stratège va le créer afin de se libérer de l'incertitude et de la fatalité, puis modifier le présent pour le conduire vers son ambition: il choisit et façonne le monde.

    Vous avez effectivement raison, la nature même de l'espace stratégique implique que toute stratégie soit fondée sur des présuppositions - dont on recherchera cependant la robustesse par le biais de la science et du raisonnement - et que toute action humaine y relève du pari.

    N'est-ce pas un peu inquiétant tout de même? Il n'y a donc pas de vérité, de recette stratégique?

    Et non! Aucune stratégie n'a de garantie de bon fonctionnement. Penser que la vérité, traduite en plan, permet d'atteindre l'objectif témoigne d'une prétention irréaliste à ce que la stratégie puisse maîtriser le réel. La tentation de vérité stratégique est dangereuse car elle conduit à l'aliénation intellectuelle, à l'idéologie, c'est-à-dire à l'inverse du doute, donc à l'échec. Pas de projet stratégique qui puisse se construire sur la certitude de la connaissance et de la compréhension: il s'agira tout au plus de parvenir à une approximation fiable de l'environnement et de la capacité causale des décisions. Dans ces conditions, il est évidemment illusoire de rechercher le succès stratégique à partir d'artifices et de raisonnements qui ne varient pas. Pas de livre de cuisine en stratégie, ni de solution universelle: pas de drill, mais un lent apprentissage de l'art du questionnement. Il existe des vérités techniques, il en existe de tactiques, mais il n'existe de vérités stratégiques que ponctuelles et momentanées, forgées d'adaptations, donc d'initiatives. La stratégie ne peut prétendre qu'à un compromis idéal sans cesse remis en cause: l'équilibre stratégique est par nature un équilibre dynamique qui ne se trouve que dans le mouvement et sa propre déformation. La vérité, le prêt-à-porter stratégique, sont des leurres pour stratèges incompétents. S'il en existait, la stratégie ne servirait à rien!

    Un conseil encore pour l'explorateur-stratège?

    sûrement. Une idée forte: la stratégie, c'est la question d'un avenir à vouloir puis à construire avec et malgré le présent. Cela exige vision, volonté et adaptation permanente focalisée sur l'ambition. En dépit des contestations que ne manquent jamais d'engendrer ses décisions, il «veut» fermement, afin de dépasser les difficultés rencontrées par son action dans un monde toujours nouveau, modifié de surcroît par ses propres agissements. Interface entre la pensée et l'action, navigant entre rationalisme et empirisme, rigoureux dans sa démarche mais jamais rigide, il doit à la fois douter et croire, concilier l'inconciliable et faire preuve de capacités rarement rassemblées chez un être humain

    Aussi, celui qui entre en stratégie doit-il penser en architecte et non en maçon. Loin de construire le futur à partir du passé et du présent, prêt à affronter ce qui n'a jamais été, il doit accueillir le flot continu des circonstances nouvelles comme autant d'opportunités et, sans s'en abstraire, se dresser au-dessus d'elles pour aller vers son ambition. Il doit refuser toute attitude seulement réactive face aux circonstances émergentes: ce serait nier la capacité de l'homme à engendrer des opportunités nouvelles. Il ne peut se contenter d'anticiper les évolutions prévisibles et de s'y préparer. Par son action, il s'efforce au contraire de modeler le futur, de provoquer les changements nécessaires à la réalisation de son ambition. Ne pouvant prédire l'avenir, il va le créer afin de se libérer de l'incertitude et de la fatalité, puis modifier le présent pour le conduire vers son ambition: il choisit et façonne le monde qui vient.

    L'homme entre en stratégie parce qu'il ne se résigne pas: il entend créer son destin.

    Général Vincent Desportes, propos recueillis par Etienne Campion (Figaro Vox, 1er février 2019)

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  • Carl Schmitt et alentours...

    Les Editions du Lore viennent de publier un recueil de textes de Robert Steuckers  intitulé Sur et autour de Carl Schmitt - Un monument revisité. Figure de la Nouvelle Droite européenne, spécialiste des penseurs non-conformistes européens, Robert Steuckers est l'auteur de plusieurs recueils d'articles comme La Révolution conservatrice allemande (tomes 1 et 2) (Lore, 2014 et 2018), Généalogie du fascisme français (Lore, 2017), Pages celtiques (Lore, 2017) et, dernièrement, les trois tomes d'Europa (Bios, 2018).

     

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    " Considéré à raison comme le plus grand juriste allemand du XXe siècle, Carl Schmitt est très certainement l’homme dont l’œuvre est actuellement la plus étudiée, avec un nombre impressionnant d’études universitaires et d’ouvrages divers publiés de par le monde.

    Dans ce recueil de grande densité, Robert Steuckers ne se limite pas à présenter le maître et ses divers concepts, mais explore les sources et la postérité de Carl Schmitt au travers de figures telles que Clausewitz, Gustav Ratzenhofer, Othmar Spann ou encore Otto Koellreutter, Rüdiger Altmann et Bernard Willms.

    De la décision dans l’œuvre de Carl Schmitt, en passant par le droit naturel et l’essence du politique, sans oublier la notion d’Ernstfall, cet ouvrage de Robert Steuckers regroupe tous les attributs pour devenir une référence dans nos bibliothèques juridico-philosophiques. "

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  • La mesure de la force...

    Les éditions Tallandier viennent de publier sous le titre La mesure de la force, le traité de stratégie de l’École de guerre rédigé par Martin Motte, Georges-Henri Soutou, Jérôme de Lespinois et Olivier Zajec. On doit notamment à Martin Motte et Georges-Henri Soutou un ouvrage consacré aux vues de Charles Maurras sur la politique extérieure de la France, Entre la vieille Europe et la seule France : Charles Maurras, la politique extérieure et la défense nationale (Economica, 2009). Olivier Zajec est l'auteur, en particulier, de Nicholas John Spykman - L'invention de la géopolitique américaine (PUPS, 2016).

     

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    " La pensée stratégique occidentale peine à définir une ligne d’action crédible face aux « nouvelles conflictualités » : elle est écartelée entre la tentation du tout-technologique et la fascination pour les approches venues de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie, etc. Or, la technique n’est qu’un facteur de l’équation stratégique et les sciences sociales, certes indispensables, ne sauraient se substituer aux connaissances militaires fondamentales. Ces connaissances sont au cœur du présent ouvrage. La guerre reste le « caméléon » dont parlait Clausewitz : sous des apparences toujours évolutives, son essence ne change pas. La compréhension des conflits actuels suppose de savoir décrypter les formes guerrières d’aujourd’hui d’après les principes stratégiques de toujours. Les auteurs de ce livre prolongent ici leur enseignement à l’École de guerre. Leur contact permanent avec les armées les fait bénéficier d’une information inégalée sur les évolutions stratégiques en cours – « guerres hybrides », « stratégie du flou », concurrence pour la haute mer, robotisation, militarisation de l’espace extra-atmosphérique, cyberattaques, retour du nucléaire… Leur formation d’historiens de la stratégie et des relations internationales leur permet de replacer ces évolutions dans la longue durée d’une réflexion jalonnée par les écrits de Sun Tzu, Thucydide, Xénophon, Machiavel, Napoléon, Clausewitz, Jomini, Mahan, Corbett, Foch, Douhet, Fuller, Castex, Lawrence, Liddell Hart, De Gaulle, et bien d’autres encore. "

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  • Les trois colonnes de la strategie occidentale...

    Les éditions Economica viennent de publier un essai de Bernard Pénisson intitulé Guibert, Jomini, Clausewitz - Les trois colonnes de la stratégie occidentale. Docteur en histoire, membre de l’Institut de Stratégie Comparée, Bernard Pénisson est l'auteur d'une Histoire de la pensée stratégique (Ellipses, 2013).

    Pénisson_Guibert, Jomini, Clausewitz.jpg

    " Plutôt que trois monographies juxtaposées, ce livre présente une étude comparée de grands classiques de la pensée stratégique occidentale : Guibert, Jomini et Clausewitz. Il montre leurs différences et leurs convergences, leurs oppositions et leurs complémentarités. Il éclaire les chemins variés qui les conduisent de la tactique à l'opératique et à la stratégie, de la guerre conventionnelle à la guerre populaire et révolutionnaire, de la guerre limitée à la guerre absolue. Chaque partie esquisse la biographie des stratégistes, puis propose l'essentiel de leur pensée, mise en dialogue avec celle des deux autres, et enfin retrace une évaluation critique de l'impact de Guibert, Jomini et Clausewitz sur les grands lecteurs contemporains. "

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