C’était bon d’y croire
On y a cru – et c’était bon d’y croire. Tous les samedis, on lisait la consternation sur le visage de Ruth Elkrief – rien que pour ça, ça valait le coup.
« Ils sont des milliers ! »
Elle n’en revenait pas, Elkrief : la France des bistrots d’avant Evin et des Grosses têtes d’avant Ruquier, elle vivait encore : non seulement elle avait survécu aux sucres ajoutés et aux graisses saturées, mais elle sautait hors de l’avenir en marche que les Hors-Sols lui promettaient.
Ça lui a fait un choc, à Elkrief, de revoir la France de Nutella et de Leader Price, la France cul-terreuse du rouge en cubi, la pollueuse pour qui un plein est un vide : dans son quartier, Elkrief, elle ne croise que des retraités à trottinette électrique et des trentenaires à tatouages maoris – et, quand elle rentre tard, le Malien qui passe l’aspirateur dans son bureau. Cette France, elle la croyait morte – jusqu’à ce qu’elle la voit débarquer dans les villes qui ont réussi à s’en débarrasser.
« Et ils sont au cœur de Paris ! »
Eh oui, ça s’approche – et pas dans le calme : ça dépave, ça dresse des barricades et ça fout le feu à « la plus belle avenue du monde ». Cette France-là, elle n’a plus de temps ni de dents à perdre : s’il faut casser, elle cassera – elle ne crèvera pas toute seule. Cette France-là, qui ne sait plus à quoi servent ses bras, qui enrage de n’être rien, Castaner l’a matraquée, éborgnée, amputée, fichée, arrêtée, il lui a mis dans les pattes des Foulards-Rouges, des Gilets-Bleus, des Moutons-Noirs – mais, chaque samedi, elle est revenue.
« Et sur les Champs-Elysées ! Comment on va vendre nos skis et nos doudounes ? Mais que veulent-ils ? Et qui sont-ils ? »
Dans une vidéo au son coupé, on vit un retraité à lunettes tendre spontanément le bras devant la caméra.
« L’ultra-droite ? »
Ce n’était pas un skin avec son svastika tatoué dans le cou, mais plutôt Marcel-le-débonnaire, d’Ambérieu-en-Bugey, venu dire qu’il en avait mal au pis de se faire traire. Ça devait faire l’affaire – seulement on retrouva la bande-son :
« Avé, Macron ! » disait Marcel, rigolard.
Un cretinus alpetris de France 2 consulta le Gaffiot :
« Ave : bonjour en latin, accompagné du salut romain… »
Un petit journaliste tout seul dans son petit costume demanda à Guillaume Durand :
« Que va-t-il se passer, Guillaume ? »
Durand ne savait pas, évidemment : il essaya des phrases, qui se cherchèrent un but et finirent par échouer devant le sens à donner à tout ça.
« Mais c’est quoi, leur problème ? » finit-il par dire, désemparé.
Mais c’est vous, Durand, leur problème ! C’est votre mépris, votre propagande, c’est tout ce que vous leur avez volé, et d’abord la vérité. C’est ça ce qu’il vient chercher, Marcel, chaque samedi depuis l’hiver 2018.
Très vite, évidemment, tout périclita : il y eut le Gilet-Jaune du matin, trépignant de fureur ; l’antifa d’après-midi, cassant des vitrines pour dire que le capitalisme le révolte ; et le pilleur du crépuscule, venu accomplir sa vocation prédatrice. Et bientôt, il n’y eut plus que les deux derniers, contre-feux espérés par le pouvoir et choyés par les cognes.
« Honte à ceux qui ont violenté les forces de l’ordre et des journalistes », twittait cependant le président.
C’est l’homme des travestis en bas résille cambrés comme des putains, et de la photo entre deux petites frappes exotiques, qui parlait de honte ; c’est l’homme des mutilés, des éborgnés, des amputés, qui parlait de violence.
Depuis le début, le président, il ne comprend pas qu’on ne le comprenne pas : lui, il se bat pour sauver la planète.
« Vous aurez des voitures à l’eau de source ! Du diesel propre ! Du Français dégradable et afro-compatible ! »
Alors, il s’est mis en bras de chemise et a fait un grand tour de chant pour demander aux pue-la-sueur de le laisser faire leur bonheur.
« Nous avons reçu le message, a-t-il conclu en terminant son “grand débat national”. Les citoyens nous invitent à aller plus loin. »
Sur les ronds-points, un dernier brasero brilla comme de l’ironie, il y eut des élections et ce fut la fin.
On n’y a pas cru, mais c’était bon de faire semblant d’y croire – comme à une rémission après un cancer. Ça nous a fait du bien de la revoir, cette France-là, avec ses pleins de fioul et ces factures de gas-oil. Elle n’a pas gagné ? Elle n’était pas là pour ça, mais pour dire qu’elle survivait, et qu’on ne la remplacerait pas si vite, parce qu’elle est la France qui cogne, et qui cognera les cognes s’ils y viennent. Elle, elle s’en fout : elle n’a plus de dents.
Bruno Lafourcade (Blog de Bruno Lafourcade, 22 juin 2019)