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Points de vue - Page 266

  • Tout le monde il est beau...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une chronique d'Éric Zemmour sur RTL, datée du 3 avril 2015 et consacrée au classement des lycées français publié par l'éducation nationale, opération de désinformation parfaitement menée avec l'appui des médias...

     

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  • Debord, réac ou révolutionnaire ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Galaad Wilgos, cueilli sur le site Le Comptoir et consacré à la position de Guy Debord par rapport à la question du progrès...

     

    GUY-DEBORD

     

    Debord, réac ou révolutionnaire ?

    « Quand être “absolument moderne” est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. » — Guy Debord

     

    Le titre peut paraître improbable aux yeux des pythies progressistes. Debord, dont on honorait le vingtenaire de la mort il y a peu, idole devenue consensuelle, dont l’ouvrage – ou devrait-on dire le titre – a enfanté quantité de lieux communs, semble faire partie du milieu. À l’instar d’un Camus, devenu social-démocrate progressiste, Debord l’irréductible s’est transformé, avec l’âge et la mort, en gentil critique des médias. On a détourné Debord.

    Pourtant, un certain Debord demeure ignoré du grand public. Et pour cause, l’homme qui refusait d’apparaître dans les médias, le contempteur du travail, le premier critique de son public, a développé une œuvre dotée en germes de fortes doses d’explosif. Debord, dynamite conceptuelle. Si on le connaît plus pour sa pulvérisation de la « société du spectacle » ainsi que ses remarques sur l’urbanisme, peu de gens connaissent l’auteur de ces lignes : « La décadence générale est un moyen au service de l’empire de la servitude ; et c’est seulement en tant qu’elle est ce moyen qu’il lui est permis de se faire appeler progrès. » (Panégyrique, in Œuvres, p.1684)

    Car en effet, Debord n’était pas un anticapitaliste typique. Malgré une conversion pleine et entière au marxisme, sa radicalité ainsi que son adhésion au conseillisme l’avaient amené à mener de front un combat radical contre la société moderne. Faisant constamment référence au passé afin d’y tirer des exemples, il détestait de nombreux phénomènes liés à la société moderne, fustigeait les travers moraux de ses contemporains [i] et émettait des critiques qui pourraient le faire passer aux yeux de certains de nos contemporains pour un « réac’ ». Ainsi, à propos des problèmes de banlieue, Debord disait :

    « Je pense que tu as noté un fait qui a été cité très vite, peu de jours après l’affrontement du pont de l’Alma. Les pompiers appelés à Montfermeil sous le prétexte d’un faux incendie sont en fait tombés dans un guet-apens, où on les attendait avec des pavés et des barres de fer. Nos vieilles chansons témoignent qu’il est après tout normal, quand on est trop dans le besoin, de “crever la panse et la sacoche” d’un contrôleur des omnibus. Mais attaquer des pompiers, cela ne s’est jamais fait quand Paris existait ; et je ne sais même pas si cela se fait à Washington ou à Moscou. C’est l’expression achevée, et pratique, de la dissolution de tous les liens sociaux. » (Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, 1998, p.137).

    Debord romantique révolutionnaire

    Pour comprendre cela, il faut revenir sur un concept analysé par Michael Löwy et Robert Sayre : le romantisme révolutionnaire. On ne peut pas comprendre ses critiques acerbes de la modernité sans voir qu’elles s’enracinent dans toute une tradition de pensée critique, élaborée en réaction à l’avènement du capitalisme industriel. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire de Debord un disciple de Hugo ou de Nerval – bien qu’il aimait tout particulièrement des gens comme Novalis, Coleridge ou Musset [ii]. Il s’agit en revanche de l’attacher à ce  « grand courant de protestation contre la civilisation capitaliste/industrielle moderne, au nom de valeurs du passé, qui commence au milieu du XVIIIe siècle, avec Jean-Jacques Rousseau et qui persiste, en passant par la Frühromantik allemande, le symbolisme et le surréalisme, jusqu’à nos jours ». Il se caractérise ainsi par plusieurs traits spécifiques, qui le distinguent d’une critique rationnelle et « froide » du capitalisme : « Déchiré entre nostalgie du passé et rêve d’avenir, il dénonce les désolations de la modernité bourgeoise : désenchantement du monde, mécanisation, réification, quantification, dissolution de la communauté humaine. Malgré la référence permanente à un âge d’or perdu, le romantisme n’est pas nécessairement rétrograde : au cours de sa longue histoire, il a connu aussi bien des formes réactionnaires que révolutionnaires. » [iii]

    Le concept de romantisme révolutionnaire avait déjà été mis en débat dans les années 1950, lorsqu’Henri Lefebvre se rapprocha de l’Internationale situationniste. C’était notamment autour de ce concept que les deux entamèrent un dialogue plus ou moins fécond. Et de prime abord, Debord n’y semblait pas favorable. Les situationnistes refusaient en effet la conception de l’art de Lefebvre, qui distinguait encore les genres et parlait d’« œuvre » (en opposition, du reste, avec la conception de l’ancien romantisme, qui mettait du flou dans ces délimitations), alors que les situs, changeant ainsi le terrain même de la discussion, ne considéraient plus que l’existence même comme œuvre véritable, désirant ainsi dépasser l’art et sa conception moderne en faisant de la vie elle-même une œuvre d’art. Par ailleurs, leur refus du monde ne pouvait être à leurs yeux romantique que dans la mesure où l’entreprise situationniste demeurait finalement un échec – incapable de porter un coup radical à la société capitaliste –, quand bien même ce refus était inconsciemment romantique. Les situationnistes semblent cependant admettre la qualification de romantique vers le début des années 1960, au moment même où Debord et Lefebvre rompirent leur relation amicale. [iv]

    La relation au passé de Debord est ainsi de tout intérêt. Comme Lefebvre, il n’acceptait pas l’idée d’un retour vers le passé comme solution au capitalisme. Romantique et antimoderne, oui, mais certainement pas réactionnaire. Alors que le situationnisme, avant-garde artistique, ne devait pas a priori s’opposer à une vision focalisée sur l’avenir, l’histoire et l’évolution de Debord ont été de magnifiques contradictions par rapport à ces visions avant-gardistes des origines. Passionné d’histoire, il puisait de nombreuses références dans le passé, afin d’en tirer des germes de négation de l’ordre capitaliste. Grand admirateur des époques et des auteurs anciens, il pouvait mentionner en des termes élogieux l’Athènes antique, la Florence de la Renaissance [v], mais aussi l’époque médiévale, avec ses récits du Saint-Graal et sa chevalerie, voire les communautés étrangères au capitalisme :

    « Ce qui intéressait les situationnistes dans ces communautés était leur existence indépendante de l’État et de l’accumulation capitaliste, soit parce qu’elles leur étaient antérieures, comme les sociétés archaïques ou la chevalerie médiévale, soit parce qu’elles échappaient à leur emprise, comme les Gitans. Il ne s’agissait pas, bien sûr, de reproduire tel quel, dans une société communiste, le mode de vie des chevaliers, des nomades ou des Amérindiens, mais de s’appuyer sur leur exemple pour concevoir de nouvelles formes de vie désaliénée. » [vi]

    Les situationnistes et le progrès

    Peu de place pour un progrès dogmatique, donc. Cette chimère sortie toute ailée des cerveaux aériens de l’aristocratie décadente et de la bourgeoisie montante postulait l’amélioration continue de la civilisation avec le temps. L’accumulation des enseignements, les découvertes scientifiques, la pensée rationnelle seraient autant de preuves de la supériorité des Modernes sur les Anciens. Le XVIIIe siècle et ses Lumières – Rousseau excepté – en furent les parangons, le XIXe siècle et sa révolution industrielle lui donnèrent une assise matérielle, sociale. La bourgeoisie, auréolée de ses victoires révolutionnaires et en bonne place sur le trône du monde, pouvait désormais rebaptiser l’optimisme qui en découlait du doux nom de Progrès, devenant ainsi un qualificatif mélioratif, là où il désignait autrefois un simple mouvement. L’idéologie du Progrès, avec son eschatologie, son sens de l’Histoire dirigé inéluctablement vers l’Éden – des droits de l’homme et du marché pour les libéraux, de la Révolution et de la fin du capitalisme pour les marxistes – put régner en maître par l’intermédiaire des maîtres du monde – et de nombre de leurs adversaires. Face à ce nouveau dogme moderne, le romantisme s’érigea aussi en réaction aux « illusions du progrès » (Sorel), à commencer par Rousseau, critique interne aux Lumières.

    Les situationnistes étaient ambigus par rapport à la question du progrès, plus particulièrement du progrès technique. L’urbanisme en est une preuve flagrante : la New Babylon élaborée par Constant Anton Nieuwenhuys était un bijou de technophilie. Reposant sur une automatisation totale du travail – abolissant dès lors, selon Constant, le travail – elle fonctionnait à l’aide des technologies les plus avancées et des matériaux les plus « modernes » pour son temps (aluminium, nylon,…). Tout y était artificiel, des bruits d’ambiance aux changements météorologiques programmés. C’était une « expression typique de la phase de modernisation que traversent les sociétés occidentales dans l’après-guerre » [vii], avec son cortège joyeux et extatique d’enthousiastes du progrès techno-scientifique. Ouvrage de science-fiction qui allait engendrer de nombreux monstres – émules d’un Constant, lui-même déconcerté (tant il n’adhérait pas non plus à une négation totale du passé) –, New Babylon assortie des productions artistiques du « peintre industriel » situationniste Giuseppe Pinot Gallizio et des affinités futuristes du mouvement, étaient de grandiloquentes proclamations technophiles.

    Cependant, ce serait oublier que le mouvement s’était aussi érigé contre une certaine modernisation devenue folle. À l’instar de Rousseau, les situs critiquaient la modernité au sein de la modernité. Les rêves de récupération des développements techniques créés par le capitalisme à des fins socialistes étaient toujours présents, marxisme et imaginaire moderniste obligent, mais en dépit de cela, le projet radical de critique s’insurgeait contre les dégâts provenant de cette société. La « dérive » [viii] est un exemple notable : il s’agit d’une nouvelle forme d’activité, une forme de vie novatrice à la fois poétique et subversive, qui se construit en partie par opposition à la ville moderne. Alors que celle-ci dispose des destinations comme autant de points abstraits, séparés les uns des autres et reliés par des trajectoires généralement rectilignes – en raison d’une rationalisation instrumentale et d’un utilitarisme capitaliste – la dérive ne suit aucun schéma et préfère les chemins spontanés, les ambiances.

    Celui qui dérive s’oppose à la vision purement utilitaire du déplacement urbain, avec son cortège de « non-lieux » (ces lieux de passage qui relient les points de départ et d’arrivée d’un même ensemble géographique), de sas, d’écrans, d’accélérateurs de déplacements (ascenseurs, routes, etc.) et de contraintes policières (le situ Abdelhafid Khatib ayant été incarcéré à deux reprises en cherchant à définir l’ambiance des Halles la nuit, en raison de son origine nord-africaine). La dérive était généralement effectuée ivre. « Le sens de la dérive réside bien dans son opposition à ce conditionnement, au cloisonnement de la ville, à la canalisation des trajets, à la déqualification des lieux. Il est dans la guérilla que mènent les marcheurs libres contre le quadrillage et la gestion de l’espace rendus nécessaires par une société fondée sur la division du travail et la lutte des classes. “On nous impose où il faut aller, par où il faut marcher. Et la dérive, c’est le contraire. […] On découvre des parcours inapparents dans les villes, dans les cités, dans les rues” déclarera le situationniste Ralph Rumney. » [ix] Anecdote intéressante et témoignage dramatique des ravages de la modernisation, quand Raoul Vaneigem et Debord cherchèrent à faire une dérive dans les Sarcelles, ils durent renoncer bien vite et retourner à leurs lieux habituels… Le lieu ne se prêtait en rien à la recherche d’une atmosphère et aux déplacements incongrus des situs. Il faut bien le dire, les endroits préférés des situs demeuraient les endroits historiques et préservés, des villes telles que Venise ou Amsterdam, où toute une ambiance et une géographie persistaient dans leur être, contre la modernisation galopante des villes. Ces nomades n’avaient, en réalité, jamais assez de railleries et de vitupérations contre les immondes amas de béton que sont les HLM, ou contre les buildings titanesques des grandes métropoles.

    Debord écolo, anti-industriel et anti-moderne

    Mais au-delà de ses ambigüités, c’est la trajectoire particulière de Guy Debord qui est la plus intéressante. Ce dernier n’a pas été épargné par les paradoxes du mouvement auquel il a appartenu, mais à l’inverse de plusieurs de ses membres, ainsi que de nombreux héritiers proclamés du situationnisme, Debord a effectué une mue en vieillissant – et notamment au contact d’intellectuels comme Jacques Ellul et Cornélius Castoriadis – vers un positionnement franchement anti-industriel, anti-moderne et écologiste. Au cours des années 1950, déjà, il commençait à lancer quelques foudres affirmées contre le modernisme échevelé. En 1957, contre l’appréciation du futurisme de certains de ses camarades, Debord dénonçait « la puérilité de [son] optimisme technique » (Rapport sur la construction des situations). Des années plus tard, son célèbre ouvrage La société du spectacle fustigera le « système économique fondé sur l’isolement [qui] est une production circulaire de l’isolement. L’isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De l’automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d’isolement des “foules solitaires”. » (§28). La note 45 démolit le secteur tertiaire des services, qu’il décrit comme étant l’ « immense étirement des lignes d’étapes de l’armée de la distribution et de l’éloge des marchandises actuelles », dont le développement rencontrait à ce moment-là la demande d’emploi liée à l’automatisation du travail – anticipant par là les « jobs à la con » de David Graeber. Dans la note 192, Debord déplore la dissolution de la communication, du langage, et donc de la communauté, et il n’hésite pas, dans la note 115, à se revendiquer du « général Ludd », figure mythique du mouvement de bris des machines anglais !

    En 1971, après de nombreuses évolutions personnelles, il rédigea un texte alors inédit, au titre qui donnait d’emblée le ton : « La planète malade ». Singulière proclamation techno-critique et écologiste (bien qu’ambiguë par moments), il y aborde la question de la pollution. L’article fait office de critique exhaustive des dégâts industriels, et notamment de la production de pollution : « augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matières plastiques qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des maladies mentales […] ».

    Avec prescience, il y détecte déjà les récupérations de l’écologie par la société du spectacle : « la soi-disant “lutte contre la pollution”, par son côté étatique et réglementaire, va d’abord créer de nouvelles spécialisations, des services ministériels, des jobs, de l’avancement bureaucratique ». Et il conclut par un vibrant plaidoyer pour la démocratie des soviets, dite « démocratie totale », ainsi que pour la révolution : « Ce printemps [de mai 68] obtint aussi, sans précisément y monter à l’assaut, un beau ciel, parce que quelques voitures avaient brûlé et que toutes les autres manquaient d’essence pour polluer. Quand il pleut, quand il y a de faux nuages sur Paris, n’oubliez jamais que c’est la faute du gouvernement. La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps. »

    Sans concession avec une société moderne produisant tant de nuisances, il approfondit certaines critiques émises à l’encontre de la nourriture moderne dans un autre texte, peu connu, nommé « Abat-faim » et publié en 1985 dans la fameuse Encyclopédie des Nuisances (tome I, fascicule 5). On sait que Debord et ses amis situs adoraient la bonne gastronomie, mais aussi les bons breuvages. Le palais est un palais, le bon goût ne touche pas uniquement l’art mais aussi la victuaille et la boisson. Si dans le texte précédent, Debord affirmait que « pour la pensée bourgeoise, méthodologiquement, seul le quantitatif est le sérieux, le mesurable, l’effectif ; et le qualitatif n’est que l’incertaine décoration subjective ou artistique du vrai réel estimé à son vrai poids », ce texte sera pour lui l’occasion d’approfondir ceci en décortiquant les dégâts industriels sur l’évolution du goût des aliments… et donc des hommes. Pour Debord en effet, avec le progrès de la technique, nous ne mangerions plus que des abats-faims, soit « une pièce de résistance qu’on sert d’abord pour apaiser, abattre la première faim des convives » (Larousse).

    Bien avant les scandales de Findus, il y dénonce déjà les colossales malversations liées à l’industrie agro-alimentaire et à ses aliments « dont l’apparence colorée n’y garantit pas la saveur, ni la fadeur l’innocuité ». La chimie fait des ravages, couplée avec la mondialisation et la logique marchande elle permet des horreurs : viandes composées à plus de 30% de matières végétales fabriquées en laboratoire, bières infectes, voire bières concentrées (permettant le remplacement des brasseurs par de vulgaires embouteilleurs chargés de réunir les éléments séparés – le tout au profit des grandes industries brassicoles, détruisant les brasseries locales et donc du même coup tout un savoir-faire ancestral), pains composé d’ingrédients imbitables (farines non-panifiables, levures chimiques, fours électriques), fruits gardés au froid afin de résister à toutes les saisons (perdant au passage, selon un journaliste enthousiaste du Cosmopolitan, beaucoup de leur saveur naturelle), etc. Constat presque prophétique : aujourd’hui, on sait désormais scientifiquement que les fruits ne sont plus que des succédanés des fruits d’antan, une pomme des années 1950 en valant 100 des années 2000…

    La nourriture est un sujet peu abordé par les révolutionnaires – si ce n’est par l’angle quantitatif. Or, c’est un enjeu tout aussi important, sinon majeur, et Debord l’avait bien compris. La logique du capitalisme tend à tout réduire à des abstractions et à nuire à l’authenticité des productions humaines. Elle crée des ersatz, et ce au profit des personnes qui possèdent le capital, seules aptes à payer des laboratoires pour toujours progresser dans la réduction des coûts, et les machines permettant de recomposer les aliments séparés. Cette réduction des coûts (et du temps), on le sait désormais, passera bientôt par la disparition des animaux, bien trop coûteux pour ceux qui ne veulent plus avoir à faire à de la chair vivante. Au nom du quantitatif, on détruit le qualitatif. Raisonnements d’esthètes ? Les premiers perdants de ces avancées sont en réalité les classes populaires. Des petites entreprises familiales en Occident transmettant un legs gastronomique séculier jusqu’aux agriculteurs vivriers qui en Afrique sont incapables de rivaliser avec la production à bas coûts (et à bas goûts) des grandes fermes industrielles occidentales, tous y perdent, et tout s’y perd : les traditions alimentaires, l’autonomie alimentaire, tout ce qui a pu se faire grâce à une production spontanée du peuple et une longue formation historique.

    Mais comment a-t-on pu en arriver là ? Debord, en antimoderne, ne peut que constater la lente déliquescence des mœurs. Il fut un temps où l’on pouvait « pendre à la lanterne » les falsificateurs de nourriture, alors que la falsification demeurait artisanale ; elle est aujourd’hui d’autant plus endémique qu’elle est acceptée passivement. « Autre temps, autres mœurs ». Le goût des hommes s’est perdu avec l’homogénéisation capitaliste. « Toute tradition historique doit disparaître, et l’abstraction devra régner dans l’absence générale de la qualité (voir l’article Abstraction). Tous les pays n’avaient évidemment pas les mêmes caractéristiques (géographiques et culturelles) dans l’alimentation. Pour s’en tenir à l’Europe, la France avait de la mauvaise bière (sauf en Alsace), du très mauvais café, etc. Mais l’Allemagne buvait de la bonne bière, l’Espagne buvait du bon chocolat et du bon vin, l’Italie du bon café et du bon vin. La France avait du bon pain, de bons vins, de nombreux fromages, beaucoup de volaille et de bœuf. Tout doit se réduire, dans le cadre du Marché Commun, à une égalité de la marchandise polluée. »

    Une mise en garde d’autant plus salutaire que la question du goût n’est pas anodine. Au contraire, elle est le corollaire de celle de l’intelligence, dans tout ce que ce concept embrasse. Une vision bien trop cartésienne de l’être humain a tendu à séparer le corps et l’esprit, dans une dichotomie qui oppose finalement un matérialisme vulgaire à un idéalisme désincarné. Caricature radicale, car comme le rappelait Charles Péguy, « le spirituel couche dans le lit de camp du temporel ». L’éveil à la curiosité sous toutes ses formes est toujours passé par une forme quelconque de passion et de sensualité. Goût des mathématiques, goût de la politique, tout passe par un enracinement des activités dans les désirs et plaisirs charnels des uns et des autres – le corps, réceptacle et formateur des idées. Et les Athéniens de l’Antiquité le savaient, eux qui voyaient notamment dans la tragédie une fonction éminemment critique et démocratique : la leçon de la tragédie passait par les passions qu’elle véhiculait, transmises à l’audience. Plus on ressentait les choses, mieux c’était ; l’apathie – étymologiquement « absence de passion » – était radicalement méprisée chez les Grecs, particulièrement en politique. Plus tard, de nombreuses formes de socialisme tenteront de revaloriser le désir et la libido (parfois jusqu’à l’outrance, ce que récupèrera le capitalisme consumériste), car l’accomplissement de soi passe aussi par une adéquation entre travail, désir et plaisir.

    Si Castoriadis pouvait affirmer qu’il fallait remplacer « la passion pour les objets de consommation » par « la passion pour les affaires communes » (Une société à la dérive), c’est bien parce qu’il savait qu’on ne pratiquait pas quelque chose sans que cette chose soit valorisée socialement et apprécié individuellement. La fadeur morne de la politique et des luttes sociales contemporaines est ainsi, désormais, compensée par le Spectacle et ses nuisances. Les valeurs se perdent dès lors par recul de la sensualité, qui est tout à la fois moteur d’ouverture spirituelle et médiatrice des passions.

    La perte de sensualité, le mépris des sens, est finalement l’ami pervers d’un capitalisme voué à tout rationaliser, à assécher un monde où l’austérité forcée traverse le monde de la production – et la désinhibition par l’overdose de stimuli celui de la consommation. « La répétitivité et l’affadissement des discours sur la sensualité ont également à voir avec une prise de distance généralisée vis-à-vis du monde sensuel. La pacification politique, le primat de la sécurité, la défiance à l’égard des passions ont des effets anesthésiants. Sans cesse stimulées par des signaux audio et vidéo, la vue et l’ouïe – les deux sens les moins charnels – ont pris l’ascendant sur le goût, et surtout sur l’odorat et le toucher. Les corps, soumis à une infinité de stimulations externes (consommer, embellir, faire du sport, etc.) sont dépossédés d’eux-mêmes. Car l’injonction contemporaine à jouir de la vie selon des principes bien davantage hédonistes et consuméristes que sensuels est le plus souvent un moyen de canaliser les désirs et les énergies, avec une visée normalisatrice. Chacun doit être capable de rendre compte de ses manières d’accéder à des plaisirs qui ne dépassent pas les limites de ce qui est décrété acceptable ; l’éthique de la transparence, aujourd’hui triomphante, repose sur une limitation des libertés communes et sur un autocontrôle des individus. » (Thomas Bouchet, Les fruits défendus. Socialisme et sensualité du XIXe siècle à nos jours.)

    Réac ou révolutionnaire ?

    Alors, Guy Debord était-il réactionnaire ? Ou révolutionnaire ? La question est importante, car elle dépasse la personne, elle-même significative, de Guy Debord pour toucher les mouvements radicaux et révolutionnaires en général. L’on sait trop bien désormais le lien néfaste entre tout un pan de la tradition révolutionnaire et les idéologies du Progrès. La « table rase » du passé a justifié la diabolisation de ce dernier, et il est, encore aujourd’hui, difficile de tenir une position de valorisation du passé sans passer pour un odieux nostalgique des vieilles dominations. L’eschatologie révolutionnaire n’a pourtant pas toujours été accolée à la Révolution, qui elle-même, étymologiquement, signifie un retour au point originel.

    Régis Debray le rappelle régulièrement : « C’est le présentisme qui est effrayant. La perte des anachronismes. L’instant qui scintille, sans recul pour s’en démarquer, sans l’aune pour le juger. Si maintenant tout est maintenant, disons adieu aux rébellions de demain, que le jeunisme tuera dans l’œuf. Pas de révolution sans l’insistance, l’assistance du révolu. […] Tous les révolutionnaires que j’ai rencontrés avaient un temps de retard sur le leur : le Che voulait refaire San Martín, Marcos, Zapata, Chávez, Bolívar. Comme nos jacobins en 1789, lecteurs de Plutarque et de Tite-Live, les Gracques ; et Lénine, la Commune de Paris. Les réfractaires ont la manie d’antidater, en faisant d’un anachronisme leur agenda » (Dégagements). Et comme une preuve par l’histoire, la défunte revue libertaire Offensive avait publié un dossier entier sur ces révolutions ayant précédé la Révolution française. Ces dernières se caractérisaient par un conservatisme populaire qui visait à garder ce qu’il y avait de mieux dans la société tout en restaurant les dégâts commis par les dominants. « Que la révolution soit aussi une restauration, cela devait donc être entendu au sens le plus exact de ce terme : restaurer, c’est bien remettre à neuf une bâtisse, une statue ou un meuble anciens qui ont été abîmés, pour leur permettre de se conserver dans le temps. Révolutionner, ce n’était pas “faire table rase”, cela signifiait au contraire conserver autant que possible un certain état de la société, qui n’avait pu être troublé que par la soif de richesse et de puissance des gouvernants. Par conséquent, loin de se concevoir comme des “bousculeurs”, les révolutionnaires de jadis se voulaient des mainteneurs. » (Patrick Marcolini, « Révolte et conservatisme », Offensive).

    L’un des apports intéressants de Guy Debord réside dans son évolution, qui a été aussi une évolution contre cette conception progressiste, modernisatrice de la Révolution. Comme la majeure partie des authentiques radicaux du XXe siècle, sa volonté d’aller à la racine du capitalisme le conduisit à prendre des positions de plus en plus opposées à la vision linaire, déterministe de l’Histoire. Il adhérait ainsi au célèbre passage du Manifeste du Parti communiste disant que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. […] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ». Cela s’accompagnait d’une remise en cause toute aussi radicale des normes véhiculées par le clivage gauche-droite. Considéré comme un auteur de gauche, certaines de ses positions semblaient pourtant déroutantes, désignant le problème de l’immigration comme significatif de l’évolution du monde occidental américanisé, les délinquants de banlieue comme les symptômes d’une dissolution radicale des liens sociaux, et les thèmes sociétaux comme les nouveaux cadres de la pensée bourgeoise. Cela le conduisait même à dire que « les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment. ».

    Alors, Debord, réac’ ou révolutionnaire ? Gageons qu’il aurait réfuté cette opposition stupide, en montrant que la Révolution a besoin de conservation et donc du passé. Le capitalisme n’ayant plus besoin de la bourgeoisie conservatrice, il a continué sa mutation, chamboulant jusqu’aux mœurs sexuelles afin de conserver sa domination. Désormais, toute opposition authentique ne pourra se revendiquer du Progrès ou de la modernité, moteurs des changements perpétuels nécessaires au renouvellement du capitalisme. Il s’agit dès lors de puiser consciemment dans la mémoire collective pour trouver matière à créer un avenir. Des germes afin que poussent de nouvelles fleurs révolutionnaires. Guy Debord n’était pas réactionnaire, c’était un révolutionnaire sans le Progrès.

    Galaad Wilgos (Le Comptoir, 23 mars 2015)

     

    Notes :

    [i] « Le fait de n’avoir jamais accordé que très peu d’attention aux questions d’argent, et absolument aucune place à l’ambition d’occuper quelque brillante fonction dans la société, est un trait si rare parmi contemporains qu’il sera sans doute parfois considéré comme incroyable, même dans mon cas. » (Panégyrique, p.1662).

    [ii] « Géographie littéraire », in Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, pp.1290-1291.

    [iii] « Consumé par le feu de la nuit – le romantisme noir de Guy Debord »

    [iv] http://noesis.revues.org/723#tocto1n2

    [v] « Il est juste de reconnaître la difficulté et l’immensité des tâches de la révolution qui veut établir et maintenir une société sans classes. Elle peut assez aisément commencer partout où des assemblées prolétariennes autonomes, ne reconnaissant en dehors d’elles aucune autorité ou propriété de quiconque, plaçant leur volonté au-dessus de toutes les lois et de toutes les spécialisations, aboliront la séparation des individus, l’économie marchande, l’État. Mais elle ne triomphera qu’en s’imposant universellement, sans laisser une parcelle de territoire à aucune forme subsistante de société aliénée. Là, on reverra une Athènes ou une Florence dont personne ne sera rejeté, étendue jusqu’aux extrémités du monde ; et qui, ayant abattu tous ses ennemis, pourra enfin se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique. » (Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle)

    [vi] http://noesis.revues.org/723#tocto1n2

    [vii] Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, p.173

    [viii] « Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience. », « Définitions », IS, n°1, juin 1958, p.13.

    [ix] Le mouvement situationniste, p.93

     

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  • La Syrie illustre-t-elle une crise de la diplomatie française ?...

    Nous reproduisons ci-dessous une excellente analyse d'Alexandre Latsa, cueilli sur son blog Dissonance et consacré à la faillite de la politique syrienne de la France...

     

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    La Syrie illustre-t-elle une crise de la diplomatie française ?

    Ces dernières semaines, plusieurs nouvelles du front syrien ont pu laisser penser aux observateurs les plus attentifs que notre diplomatie avait commis de lourdes erreurs d’appréciation, et qu’une prise de conscience était en cours.

    Victime d’une agression extérieure à haute intensité qui a commencé en 2011, l’Etat syrien mène une guerre pour maintenir l’unité nationale et éviter une désintégration qui transformerait le pays en un Irak bis.

    Dès le début des événements, en 2011, la France a pris sans réfléchir des positions tranchées qui semblaient ne laisser aucun avenir au système Assad. Notre ministre des Affaires étrangères nous ressassait en 2011 et 2012 que Bachar el-Assad n’en avait plus « que pour quelques mois », ajoutant que même les Russes « envisageaient de laisser tomber le président syrien ».Visiblement très mal informée de la réalité de la situation sur le terrain, notre diplomatie n’avait pas envisagé un quelconque scénario alternatif. Pourtant, de nombreux experts non alignés avaient fait à l’époque d’autres prévisions qui se sont finalement réalisées: au cours des années 2013 et 2014, la coalition syrienne, c’est à dire l’appareil politique et militaire syrien et ses nombreux soutiens intérieurs et extérieurs, allait petit a petit regagner du terrain et connaître d’importants succès militaires et politiques.

    Ces succès militaires engrangés au cours des deux dernières années permettent au régime de contrôler aujourd’hui 60% du territoire et environ 75% de la population du pays. En parallèle de cette dynamique positive pour le pouvoir syrien, l’opposition dite démocratique s’est retrouvée de plus en plus écrasée entre la puissance des loyalistes et l’éclosion d’une multitude de fractions islamistes radicales à l’influence croissante. Parmi ces dernières, le front Al-Nosra qui tient une grande poche entre Idlib et Alep, ou l’Emirat islamique qui contrôle la zone allant de l’est d’Alep à la frontière irakienne dans le nord du pays. Cette carte éditée par le blogueur Peto_Lucem illustre à titre informatif les rapports de force sur le terrain fin janvier 2015.Alors que la France s’apprêtait à frapper militairement la Syrie et l’Etat syrien à la fin septembre 2013, c’est finalement une coalition militaire de 22 pays impliquant puissances occidentales et arabes qui procéda à une intervention militaire au cœur de l’été 2014 mais cette fois contre… l’Etat islamique et non le régime syrien! Un renversement historique total.

    Il faut rappeler que si l’abominable décapitation du journaliste James Foley a été l’un des déclencheurs médiatiques de cette opération militaire contre l’Etat islamique, le mainstream médiatique n’a cessé ces derniers mois d’insinuer que ce dernier avait été kidnappé par les forces d’Assad, comme on peut le voir ici.

    Alors que l’EI connaît actuellement ses premières défaites militaires importantes que ce soit face aux forces kurdes (Kobane) ou face à l’armée syrienne (Deir ez-Zor, Palmira…), après presque cinq ans de guerre, Assad est toujours là et il y a désormais peu de chances qu’il s’en aille aussi rapidement que certains avaient envisagés ou que l’Armée syrienne ne soit militairement défaite, sans une intervention extérieure très appuyée. La récente et courageuse visite de parlementaires français en Syrie confirme que l’homme est visiblement « tout sauf isolé (…) parfaitement informé de la situation (…) Et ne compte pas quitter la barque ».Alors que pour le président, le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères français aucune négociation avec le président syrien ne semble encore envisageable, ce n’est apparemment plus le cas pour la diplomatie américaine dont la ligne de conduite semble connaître une inflexion assez importante: John Kerry lui-même a admis la possibilité de négociations avec le président syrien. Washington peine, il est vrai, à trouver les milliers de volontaires qu’elle souhaitait former pour aller combattre le régime syrien dans un premier temps, mais dont l’objectif serait désormais d’aller combattre au sol l’Etat islamique.

    Il est plausible que les chancelleries européennes, France en tête, vont sans doute dans les mois qui viennent devoir revoir leur copie sur le dossier syrien et prendre en compte quelques réalités de terrain.— Tout d’abord, si le régime syrien semble ne pas pouvoir l’emporter militairement aussi rapidement qu’il l’envisageait, il continue sa reconquête militaire et territoriale.

    — Il n’existe quasiment plus en Syrie d’opposition modérée au régime d’Assad (ayant un poids militaire ou politique suffisant) avec qui discuter.

    — Un fort consensus international s’établit progressivement sur le fait que la priorité est de neutraliser la nébuleuse « Etat islamique » pour éviter qu’elle ne devienne un élément supplémentaire et décisif de déstabilisation régionale. Une priorité d’autant plus importante pour l’Occident et la Russie que des milliers de citoyens européens et russes combattent au sein des milices islamiques, ce qui représente un gros risque pour leurs pays d’origine.

    Cette équation complexe implique donc que si la guerre continue, l’armée syrienne devrait progresser dans sa reprise de contrôle du territoire syrien; dans le même temps, il n’existe plausiblement pas d’interlocuteurs crédibles pour remplacer Assad. Dans un tel cas de figure, ce dernier, après avoir déjoué l’agenda des grandes puissances impérialistes (occidentales ou pays du Golfe) pourrait potentiellement apparaître comme un symbole d’un genre nouveau, une sorte de De Gaulle arabe, héros de la souveraineté nationale. L’équation syrienne pourrait constituer un piège pour la France si notre diplomatie devait s’entêter, pour des raisons idéologiques et non pragmatiques, à refuser de constater que non seulement Assad n’est pas prêt à partir, mais qu’il est aussi la clef du dossier syrien.

    Un dossier dont la solution est strictement politique, comme ne cesse de le répéter la diplomatie russe depuis maintenant près de cinq ans.

    Alexandre Latsa (Dissonance, 5 avril 2015)

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  • Être française ?...

    Après nous avoir amenés à réfléchir sur ce que signifiait "être français", la fondation Polémia nous livre une belle réflexion sur l'identité des femmes françaises ou européennes...

     

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  • Europe-Russie, indispensable entente en Méditerranée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Philippe Migault, cueilli sur le site d'information russe Sputnik et consacré à l'intérêt d'un partenariat stratégique entre la Russie et l'Europe pour stabiliser la Méditerranée. Philippe Migault est Directeur de recherche à l'Institut de Relations Internationales et stratégiques (IRIS).

     

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    Europe-Russie, indispensable entente en Méditerranée

    L'opposition déterminée du Kremlin à toute intervention armée de la « communauté internationale » en Syrie en 2013, afin de soutenir la rébellion au régime de Bachar el-Assad, a été l'élément précipitant l'émergence d'un nouveau paradigme international en gestation lente depuis 2003, caractérisé par une tension croissante entre la Russie d'une part, les Etats-Unis et leurs alliés les plus fidèles de l'autre.

    S'il est exagéré de parler d'une nouvelle guerre froide, les paramètres géopolitiques et idéologiques différant très sensiblement de ceux qui prévalaient avant 1989, l'expression n'en fait pas moins florès dans la presse occidentale et, notamment, lorsqu'il s'agit d'évoquer la diplomatie russe en Méditerranée. Cette zone, pourtant, n'est pas considérée par les autorités russes comme la plus cruciale du point de vue de leurs intérêts vitaux et, à ce titre, se prête moins que l'Europe orientale à un affrontement avec les Etats-Unis et l'Union européenne.

    Certes la Méditerranée, dans l'inconscient collectif russe, est un espace chargé de symboles historiques forts. Ceux-ci ne sont pas à négliger dans le cadre de la politique intérieure de la Fédération de Russie, caractérisée par une montée en puissance du patriotisme transcendant toutes les orientations politiques. Espace traditionnel de projection de puissance sous les Tsars, la Méditerranée est considérée comme une aire dans laquelle la voix de la Russie doit être entendue.

    Du point de vue de la religion en premier lieu. Depuis la chute de Constantinople en 1453, Moscou a toujours prétendu à la succession spirituelle de l'empire byzantin et, à ce titre, s'est érigée en protectrice des communautés chrétiennes d'Orient. Prétendant régner sur la « troisième Rome » les Tsars ont, en conséquence, multiplié les guerres de conquête contre l'empire ottoman au nom de la défense des communautés chrétiennes des Balkans. La guerre de Crimée, rappelons-le, prend sa source dans la volonté russe de réaffirmer le Primat orthodoxe sur les Lieux Saints de Palestine. Cette vision, toujours vivace au sein d'une opinion publique russe qui, depuis la chute de l'URSS, a opéré un important retour vers la religion, n'est pas à négliger alors que, sur le pourtour méditerranéen, les chrétiens sont aujourd'hui persécutés, que ce soit sur le théâtre syro-irakien, en Egypte ou, précédemment, au Liban.

    Du point de vue stratégique ensuite. Menées au nom de la religion, les guerres livrées par la Russie Tsariste en Méditerranée n'avaient pourtant rien de croisades. Plus que la défense de la foi chrétienne, simple prétexte visant à obtenir l'adhésion de la population russe, le véritable objectif a toujours été d'obtenir l'accès aux mers chaudes qui faisait défaut à la Russie, en conquérant Constantinople et les Détroits. Cette politique a produit quelques-unes des plus grandes victoires russes: Tchesmé, Patras, Navarin…La Russie a renoncé depuis longtemps à ses vieilles ambitions. Mais elle entend bien, si nécessaire, défendre ses positions dans la région à l'aide de ses forces armées.

    Pour autant la Méditerranée n'est pas cruciale pour la Russie. Le débouché de Suez ne lui est pas aussi indispensable. Figurant parmi les premiers producteurs mondiaux de pétrole et de gaz, la Russie n'a pas besoin de garantir un accès permanent et rapide aux hydrocarbures du golfe Persique.

    Certes le port de Novorossiïsk, en mer Noire, est le plus important de Russie pour le trafic containers. Installé en eaux profondes (les fonds de la baie Tsemes oscillent entre 21 et 27 mètres), il peut accueillir les plus grands navires. Débouché du Caspian Pipeline Consortium, acheminant en mer noire le pétrole kazakh du gisement de Tengiz, il joue un rôle important dans la politique russe de l'énergie. Port privilégié pour l'importation des produits d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, notamment les produits agricoles, il retrouve aussi depuis 2003 une importance militaire relative, 300 millions d'euros d'investissements ayant été consentis pour les infrastructures de la base navale depuis 2007.

    Mais il ne faut pas oublier que ce potentiel ne peut être exploité à plein. L'activité commerciale de Novorossiïsk est nécessairement limitée compte tenu des règles de navigation du Bosphore, limitant le transit à des bâtiments d'un tonnage maximal de 100 000 tonnes. Incapable d'accueillir, par exemple, les plus grands supertankers, jaugeant 250 000 tonnes, Novorossiïsk est de surcroît enclavée, mal desservie par route et par rail, ce qui restreint son rôle dans le cadre de l'économie russe. Et les autres ports russes en mer noire sont nettement moins aptes encore au grand commerce maritime. Taganrog et Azov sont situés en eaux peu profondes (respectivement 5 et 8 mètres). Le trafic est faible à Touapsé. Il existait un grand projet portuaire à Taman, à l'extrémité de la péninsule éponyme, avec notamment la volonté d'en faire le principal port russe dédié à l'exportation d'ammoniac. Mais le rattachement de la Crimée semble avoir interrompu le projet, les infrastructures portuaires de cette dernière dotant la Russie de nouveaux et précieux atouts maritimes.

    L'apport de la Crimée est de nature à accroître très sensiblement les capacités navales russes en Mer Noire, donc, dans une certaine mesure, en Méditerranée. Les ports et chantiers navals de Sébastopol, Eupatoria, Féodosia, Kertch, le site d'entraînement pour avions de combat embarqués NITKA de Novofedorovka, additionnés aux capacités navales et aéronavales de Novorossiïsk et de Yeysk, offrent à la Russie la possibilité théorique d'accélérer la modernisation de la flotte de la mer Noire. Celle-ci, vieillissante, devrait recevoir six nouveaux sous-marins et six nouvelles frégates d'ici 2020, ce qui lui permettrait de demeurer la flotte la plus puissante de la région hors Turquie.
    Il convient cependant de relativiser le potentiel de croissance qu'offrira la Crimée à la politique russe en Méditerranée, du moins à moyen terme.

    En premier lieu parce qu'en dépit de la volonté réitérée à de multiples reprises par les autorités russes de moderniser le secteur de la construction navale, celui-ci ne parvient pas à atteindre les objectifs assignés malgré les investissements consentis. Alors que Moscou a concentré 70% des capacités du pays en la matière au sein d'une holding publique, OSK, les programmes d'armement engagés ont tous du retard, que ce soit sur le segment des escorteurs (destroyers, frégates, corvettes) ou sur celui des submersibles (SNA, nouveaux bâtiments à propulsion anaérobie). L'Amirauté russe est aujourd'hui contrainte de faire du neuf avec du vieux, en rétrofitant d'anciens bâtiments aux qualités éprouvées, ou en présentant comme des unités d'un nouveau type des navires qui ne sont que les ultimes versions modernisées de classes développées dans les années 80. Il convient d'apprécier à cette aune l'annonce d'un déploiement permanent de la flotte russe en Méditerranée, qui n'est possible qu'en concentrant sur zone des moyens provenant des flottes du Pacifique, de la Baltique et du Nord. Bien loin de ressusciter la fameuse 5ème Eskadra soviétique, évoquée par la presse occidentale à la moindre incursion d'un croiseur ou d'un porte-aéronefs russe hors d'âge en Méditerranée orientale, cette présence russe, suivant les déclarations mêmes de Moscou, doit d'ailleurs se concevoir comme une « réserve opérationnelle » de bâtiments, vouée aussi bien à l'action en Méditerranée que dans l'océan Indien, dans le cadre notamment de la lutte anti-piraterie.

    Au-delà de l'actuelle faiblesse des moyens industriels et navals, la Russie ne peut guère envisager de mener une politique agressive en Méditerranée pour des raisons géostratégiques évidentes. D'une part en raison de la barrière que continue de représenter le goulet des détroits, dont les deux rives sont contrôlées par la Turquie, Etat membre de l'OTAN. D'autre part parce que la flotte russe est sans doute condamnée à long terme à évoluer en Méditerranée en situation d'infériorité quantitative face aux marines de l'Alliance Atlantique, cette dernière ayant la capacité, de surcroît, d'assurer très facilement sa supériorité aérienne dans l'ensemble du bassin Méditerranéen. Enfin parce que la Russie, en dehors du point d'appui de Tartous, ne dispose d'aucune base navale d'importance sur ce théâtre.

    Acteur de second rang comparativement aux puissances riveraines et aux Etats-Unis, la Russie effectue cependant un retour sur la scène méditerranéenne, dont elle s'était retirée depuis la dislocation de l'Union Soviétique. Les autorités russes profitent de circonstances favorables, endogènes et exogènes, les autorisant de nouveau à mener une politique aux ambitions raisonnables.

    Endogènes en premier lieu: En dépit de ses actuelles difficultés économiques, la Russie a acquis entre 2000 et 2013 les moyens financiers lui permettant d'apporter son soutien aux Etats de la région, d'acheter amitiés et alliances.

     
    Exogènes ensuite: Alors qu'une désaffection certaine se manifeste en Grèce, à Chypre et dans les Balkans vis-à-vis du modèle européen, compte tenu de la crise affectant l'Union Européenne et des politiques d'austérité drastiques imposée par Bruxelles, la Russie trouve une occasion d'accroître son influence au sein de ces Etats proches par la culture, qu'elle soit slave et/ou orthodoxe. La possibilité pour les forces russes de se voir octroyer des facilités à Chypre, sur la base aérienne de Paphos et dans le port de Limassol, a été évoquée. Membres de l'Union Européenne, la Grèce et Chypre n'ont également pas hésité à acquérir des armes russes, tandis que Vladimir Poutine et Alexis Tsipras, qui doivent se rencontrer le 8 avril prochain, ont multiplié les messages d'amitié l'un envers l'autre.

    Les exportations d'armement évoquées supra sont l'un des principaux vecteurs permettant à la diplomatie russe de renforcer son influence en Méditerranée. Parce qu'elle a très tôt dénoncé les conséquences des « Printemps arabes » — arrivée au pouvoir de l'Islamisme radical (Egypte, Tunisie), guerres civiles (Syrie), Etats faillis (Libye) — la Russie est considérée par les pays menacés de troubles similaires comme un allié précieux, en mesure de leur fournir les armements susceptibles de maintenir l'ordre en interne et de les protéger d'une éventuelle intervention occidentale.

    Réédition du syndrome du barrage d'Assouan, la Russie n'aurait peut-être jamais repris pied en Egypte si les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux n'avaient dénoncé avec une telle véhémence la répression de la confrérie des Frères musulmans par le régime du maréchal al-Sissi. Aujourd'hui ce dernier négocie des contrats d'armement avec Moscou représentant un montant total de plus de deux milliards de dollars, discute d'une aide russe permettant à l'Egypte d'élargir le dispositif du Canal de Suez, tandis que les denrées agricoles égyptiennes sont venues remplacer sur les étals russes les marchandises européennes sur lesquelles Moscou a décrété l'embargo.

    Le partenariat militaro-industriel avec l'Algérie s'est encore renforcé malgré les mésententes survenues en 2007 lors d'un contrat portant sur la livraison de Mig-29 défectueux.

    Quant à l'alliance russe avec la Syrie, alors qu'on évoque timidement la nécessité de rechercher la coopération de Bachar al-Assad pour combattre les Islamistes radicaux de l'Etat Islamique (EI), elle n'a jamais été aussi solide, tant la pertinence des mises en garde russes contre la chute des régimes baasistes a été démontrée par l'absurde.

    Et l'influence russe n'est pas spécifique aux Etats arabes. Israël, où vivent aujourd'hui plus d'un million de russophones, entretient également des liens de plus en plus étroits avec la Russie, dans le domaine notamment du renseignement antiterroriste. Tel-Aviv s'est abstenu de voter la résolution des Nations Unies condamnant l'intervention russe en Crimée. L'Etat hébreu, qui a annexé ouvertement (Golan) ou de facto (colonies de Cisjordanie) des territoires étrangers, pouvait, il est vrai difficilement, fustiger la Russie sur ce point alors que Moscou dispose de solides capacités de nuisance à son égard via, notamment, les matériels militaires qu'elle peut fournir à la Syrie ou à l'Iran.

    La Russie, au total, ne pèse pas en Méditerranée du même poids qu'une des principales puissances riveraines. Elle n'en renforce pas moins méthodiquement ses positions, notamment depuis le début des « Printemps arabes ».

    Cette influence croissante est parfois perçue comme une menace, l'expression d'une volonté expansionniste. Il est pourtant possible de considérer différemment le rôle croissant de la Russie en Méditerranée. Nous partageons avec elle de nombreux intérêts dans la zone, tant du point de vue économique que sécuritaire. Alors que le risque d'attentats islamistes n'a jamais été considéré comme aussi élevé dans l'UE, que l'EI multiplie les atrocités sur le front syro-irakien, que la Libye et la bande sahelo-saharienne sombrent dans l'anarchie et le terrorisme, chacun est conscient que la menace n'est pas la Russie, mais les mouvements wahhabites armés, qui campent aujourd'hui sur les côtes libyennes, à 350 kilomètres de l'Italie.

    Dans ce cadre la coopération avec Moscou, qui mène depuis 1994 une guerre sans trêve à ces groupes fondamentalistes, est un atout dont il serait absurde et dangereux de se passer. La France ne serait pas capable d'intervenir au Mali et en République Centrafricaine sans les avions gros porteurs Antonov-124 d'une entreprise détenue à 50% par des actionnaires russes, Volga-Dnepr. Les services de renseignement russes ont régulièrement livré des informations à leurs homologues américains, britanniques, français sur les mouvements terroristes islamistes et réciproquement. Parallèlement les Russes et les Iraniens ont été les premiers, par leur aide matérielle, à soutenir les régimes de Damas et de Bagdad qui, pour être autoritaires, n'en sont pas moins jugés préférables aujourd'hui aux partisans d'Abou Bakr al-Baghdadi par les chancelleries occidentales.

    Russes et Européens, nous avons le même ennemi, le fanatisme sunnite, menaçant dans l'ensemble de la Méditerranée, quelle que soit la rive considérée. Le plus grand péril, dans l'immédiat, est celui-là. Il faut déterminer en conséquence notre politique de défense et de sécurité et nos relations avec la Russie. 

    Philippe Migault (Sputnik, 27 mars 2015)

     

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  • Conspirationnisme et idéologie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site et consacré au conspirationnisme.

    Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François Bernard Huyghe a récemment publié Think tanks - Quand les idées changent vraiment le monde (Vuibert, 2013).

     

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    Conspirationnisme et idéologie

    Le développement du phénomène dit conspirationniste comme sa dénonciation ne datent pas d'hier ; ces dernières années, il s'est écrit force livres sur les théories délirantes qui expliquent les malheurs du monde par le protocole des Sages de Sion, le retour des Illuminati, les services secrets qui ont mis en scène le onze septembre, la Trilatérale ou la réunion de Bilderberg.
    Par ailleurs, des sites (type hoaxbuster ou conspiracywatch) traquent l'apparition des rumeurs en ligne, trucages, "hoaxes", légendes urbaines et de ce qui les accompagne presque automatiquement, une explication, opposée à la "version officielle", et qui suppose l'action de forces cachées et groupes occultes capables de tromper les masses (sauf, bien sûr, les malins qui ont détecté le trucage). Les travaux qui démontent les mécanismes du démontage conspirationniste ne manquent donc pas et personne ne peut plaider la surprise.

    Alors où est le problème ? Il est d'abord dans la capacité de résilience dudit conspirationnisme, capacité nourrie par le scepticisme de masses (ce que nous avons appelé la mentalité X Files : la vérité est ailleurs) : aucune tentative de réfutation de la réfutation ne vient à bout du soupçon. Les livres, émissions ou sites tentant de démontrer que l'homme a vraiment débarqué sur la lune et que le onze septembre a bien été provoqué par des avions détournés sont sans effet sur des millions de gens. Au contraire les efforts des autorités scientifiques ou a fortiori politiques renforcent la conviction que les soupçons sont justifiés puisque le système fait de tels efforts pour les éradiquer.
    De plus, les réseaux sociaux sont intrinsèquement favorables à l'éclosion des théories du complot : chacun peut y jouer au détective, rencontrer des milliers de gens qui cherchent dans le même sens (et trouvent forcément des bizarreries et coïncidences troublantes dans la "version officielle"). Il va ainsi s'isoler avec ses nouveaux amis pour ne se confronter qu'aux arguments qui vont dans son sens en ignorant les autres (c'est ce que l'on nomme biais de confirmation).

    Conspirationniste toi-même !

    Mais le problème pourrait aussi naître des stratégies "anti-conspirationnistes" et de politiques de réfutation qui finissent par nourrir (voire imiter) ce qu'elles combattent.
    Dans le conflit ukrainien les pro-russes expliquent que les tireurs de la place Maïdan ont tiré sur les deux camps pour provoquer un affrontement et que les activistes dits pro-Européens étaient formés par une aide étrangère comme les "tech camps" pour activistes subventionnés Département d'État. Côté pro Maïdan on soutient que Poutine avait des plans pour l'invasion de la Crimée, et que tous les comptes pro-indépendantistes sur les réseaux sociaux sont manipulés par les services de propagande du Kremlin. Dans l'affaire de l'avion malaisien abattu au dessus de l'Ukraine, les théories ont fleuri. Les deux camps (ou plutôt des gens dans les deux camps) se sont mutuellement accusés de ce crime sur la base de documents falsifiés (conversations radios remontés pour les pro Maïdan, fausse photo satellite pour les pro-indépendantistes). Qui fait de la théorie du complot dans cette affaire et comment réfuter l'une sans prendre un peu de l'autre ?
    D'autant que l'État s'en mêle. Comme le fait remarquer une récente et excellente note de la fondation Jean Jaurès sur le conspirationnisme "Les attentats de Paris des 7 et 9 janvier ont eu un effet collatéral inattendu : la désignation de la part des plus hautes autorités l'Etat du conspirationnisme comme problème public." De fait l'accusation de conspirationnisme rentre dans l'arsenal idéologique, à la rubrique armes de réfutation massive. Les déclarations présidentielles et ministérielles se sont multipliées. Elles s'expliquent par des sondages inquiétants. Ils disent qu'environ 17% de la population croit que les massacres de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher dissimulent un complot, sur la base d'indices plus que ténus (des rétroviseurs qui semblent avoir changé de couleur ou une vidéo presque illisible ou Coulibaly abattu par la police paraît avoir les mains jointes ce qui fut aussitôt interprété comme la preuve qu'il était menotté et que tout était mis en scène). Pour autant suffira-t-il d'opposer la "force lumineuse de la vérité" à ces pauvres gens dans l'erreur ?

    Un incident récent nous montre comment la catégorie "conspirationniste" peut fonctionner de façon autonome et passablement contre-productive.
    Un fait simple au départ : lors de son accrochage verbal avec Marion Maréchal Le Pen 10 mars, le Premier ministre est saisi d'un irrépressible tremblement de la main gauche. C'est du moins ce que montre la caméra de l'Assemblée Nationale. Le site Panamza de Hichem Hamza relaie la vidéo qui devient virale. Sur ce tremblement naissent les commentaires que l'on peut imaginer, notamment sur des sites proches de Soral ou Dieudonné qui spéculent sur l'état mental ou l'Alzheimer de Valls. Avant que la classe politique ne s'en empare et que Philippot et Sarkozy n'ironisent à leur tour sur une nervosité qui colle mal avec la fonction.
    Et les médias de réagir le Huffington Post suivi par l'Express, etc. s'empressent de révéler qu'une cassette sur la fatale tremblotte circule et de dénoncer "la thèse complotiste et dieudonniste que le FN récupère".
    Le problème étant précisément qu'il n'y a pas de thèse. Le fait de dire que quelqu'un perd ses nerfs peut être insultant mais ne présuppose aucune théorie du complot. Que, par ailleurs Hamza ou Dieudonné soient obsédés par une gigantesque machination sioniste n'a aucun rapport, du moins tant qu'ils ne mettent pas Nethanyaou ou les extra-terrestres en cause dans l'état neuro-musculaire du premier ministre. Si des trotskystes ont constaté que Sarkozy est de petite taille et souvent agité de tics, il est permis de s'offusquer que l'on se moque du physique de l'ancien président, mais pas d'y voir une preuve automatique d'allégeance à la quatrième internationale.
    Et dans l'affaire de la main révélatrice, à suggérer que Sarkozy imite Philippot qui prend ses sources sur un site dieudonniste qui s'est renseigné sur un site anti-sioniste et donc, CQFD, qu'il faut être antisémite pour rire de cette pauvre mimine, que fait-on d'autre que du complotisme à l'envers ?
    Qualification ("conspirationnistes!") n'est ni réfutation ni explication. Faute de rigueur dans l'usage des mots, ils deviennent des armes idéologiques pour se rassurer et pour disqualifier (à ce compte quelle critique du système, du capitalisme, de l'influence internationale de tel ou tels pays ou du lobbying de tel ou tel groupe n'est pas une théorie du complot ?).

    Qu'est-ce que le conspirationnisme ?

    Comment s'accorder sur une définition du complotisme ou conspirationnisme ?
    On ne peut les réduire à la croyance qu'il existe des conspirations (après tout, il doit quand même y avoir de véritables conjurations, des gens qui discutent la façon d'atteindre leurs buts politiques, économiques ou autres, à travers des relais et réseaux plus ou moins discrets, en usant de manœuvres et stratagèmes, le tout sans convoquer BFM TV).
    Le conspirationnisme comme système suppose :
    - la croyance que lesdites conspirations (ou au moins une) réussissent et qu'une poignée d'hommes jouit d'un pouvoir immense puisqu'ignoré, provoquant les événements en cascade et maniant les foules à sa guise ;
    - la conviction que le hasard ne joue guère de rôle dans les affaires humaines et qu'une logique occulte explique en quoi elles se conforment à ce dessein unique ;
    - la méfiance à l'égard de la réalité telle qu'elle est présentée par les médias ou les élites autorisées à s'exprimer, méfiance qui amène à déceler systématiquement des contradictions, bizarreries et coïncidences troublantes dans la "version officielle". Corolaire : un discours si hypercritique et hyper-rationnel qu'il résiste à toute argumentation adverse (comprenez : toute affirmation que la réalité pourrait bien être comme l'ont constaté des milliers de gens) au profit du mécanisme plus rassurant du plan caché. Au cours de son développement et en dépit de sa monstrueuse puissance, la conspiration laisserait filtrer toutes sortes de signes, perceptibles par les esprits démystificateurs, et il y aurait des indices évidents pour qui regarde bien. Du coup les conspirationnistes développent l'art de la réinterprétation : il y a des contradictions (ou au moins des coïncidences troublantes) donc la contre-explication, par un plan caché, s'impose.
    La démarche du complotisme pousse le culte de l'unité à l'extrême : un dessein se réalise, un plan se développe sous les apparentes contradictions des événements, une réalité seconde transparaît sous l'accumulation des trucages, mensonges et leurres.
    Cette trilogie - pouvoir des volontés, plus rationalité des événements, plus intelligibilité des ressorts par la critique- apporte à celui qui la pratique à la fois le sens d'une supériorité - il a déchiré les voiles de l'illusion - et une certaine espérance - si tout le mal vient de causes mauvaises, elles-mêmes réductibles à des volontés perverses, il lui est permis d'espérer renverser un jour les imposteurs-. Au pire il pourra nommer la cause de son malheur.

    On comprend la difficulté qu'il y a à réfuter une thèse conspirationniste
    - Si vous vous attaquez à l'affirmation de fond - l'omnipotence des conjurés - vous devez démontrer un fait négatif et hypothétique. Ainsi vous devez faire admettre au conspirateur qu'il est impossible que des milliers de gens aient participé au trucage du onze septembre par exemple, en truffant les immeubles d'explosifs, en manipulant des dizaines de jihadistes inconscients et en détruisant des milliers de traces, le tout sans se faire prendre, sans que personne n'avoue, sans qu'il y ait un Whistelblower etc. Bref qu'il y a peut-être des conjurations, mais que, comme toute action stratégique, elles se heurtent aux aléas, aux faiblesses des acteurs, à la résistance du réel... Le conspirationniste vous prendra pour un naïf, au mieux il en retira une conviction supplémentaire que le système trompe même les gens intelligents : il lui apparaît si évident que les événements ont unanimement servi des intérêts cachés et qu'avec les moyens que possèdent ces gens là....
    - Si vous lui dites qu'il surinterprète et qu'il y a vraiment du fortuit dans la vie - par exemple, il est possible que quelqu'un qui mitraille au hasard un musée juif tombe sur deux citoyens israéliens ayant eu des rapports avec le Mossad - il vous regarde avec consternation. Et essayez de suggérer qu'un ministre et un journaliste célèbres, fréquentant le même milieu social, s'informant aux mêmes sources et ayant la même formation idéologique peuvent défendre les mêmes causes parce qu'ils sont formatés pour cela et pas parce qu'un groupe qui organise un dîner mensuel leur en donne la consigne ! Le refus de croire aux coïncidences voire aux probabilités, l'intentionnalité étant présumée omniprésente et omnipotente, renvoie à un monde sans hasard. Mais aussi un monde sans lois générales : pourquoi faire une analyse des causes géopolitiques, économiques, sociales, culturelles, etc. des actions humaines et de leur interaction puisqu'il suffit de nommer des coupables ?
    - Si vous essayez d'attaquer sur le troisième point - la surabondance de témoignages et d'indices montrant que les choses se sont passées comme il a été dit - vous vous exposez à une rafale de contres. Consacrant un énorme temps de cerveau humain à cette tâche, et soutenus par les idées mijotées en vase clos de leurs semblables, les complotistes ont développé une capacité à douter de tout et à repousser tout argument que ce soit en raison de sa source, de ses conséquences, de son incapacité à tout expliquer, de son obligation de s'appuyer sur des sources externes (elles mêmes discutables en vertu du même principe). Et comme vous ne pouvez pas vous engager dans une argumentation à l'infini - la preuve de la preuve de la preuve - vous ne pouvez jamais certifier la thèse dite "officielle", ce qui est aussitôt interprété comme la démonstration qu'il n'y en a que deux et que la thèse inverse, complotiste, est prouvée ipso facto et a contrario sans qu'il faille davantage argumenter. Difficile, en effet, de contredire la contradiction : la thèse conspirationniste s'octroie à elle-même une indulgence - des indices deviennent des preuves, des hypothèses ne sont pas soumises à réfutation - qui fait contraste avec sa façon de démolir la croyance commune en la soumettant à des exigences probantes impossibles à satisfaire.

    La réfutation du conspirationnisme oblige à lutter non seulement contre des raisonnements douteux (mais séduisants par leur supposée valeur éclairante) mais aussi contre une communauté de croyants qui soutiennent l'interlocuteur d'un flux incessant de confirmations supplémentaires (particulièrement sur les réseaux sociaux où toutes les inventivités peuvent se coaliser).

    Pas un complot, mais des stratégies d'influence

    Ce n'est pas une raison pour faire du «conspirationnisme» une sorte d'injure ou de catégories politique ("les éternels obsédés du complot") qui psychiatrise quasiment l'opinion suspecte. Et qui sous-entend que les niais qui s'y rallient ne relèvent pas de la dialectique mais du diagnostic : on ne combat plus leurs opinions, on les qualifie. Elles traduiraient par exemple des "réflexes de peur", une paranoïa ou des "crispations" et haines face à un monde changeant et complexe.Ce qui n'explique rien et surtout permet tout, y compris de censurer. À considérer le complotiste comme un débile (avec parfois des connotations de mépris antipopuliste ou antipopulaire : il faut être un peu primitif pour croire de telles calembredaines), ou comme une conséquence négative de l'Internet sur les masses incultes, on se rassure d'abord sur sa propre intelligence. Mais on suggère aussi implicitement que la pensée s'inscrit dans les limites d'un cercle du pensable : il y aurait un certain ordre des choses, donc des interprétations, donc des contestations admissibles. À pousser par là, c'est être complotiste que de supposer derrière les débats médiatiques la propagation de thèmes par des groupes intellectuels, de prêter du pouvoir d'influence à tel pays dans les affaires d'un autre ou de supposer que des forces politiques puissent obéir à des puissances financières et que des choix puissent refléter des intérêts qui se présentent sous le masque de valeurs ou nécessités techniques.
    Bref l'accusation de complotisme peut servir d'arme du paresseux contre toute critique générale du système en termes de rapports de force et d'influence, ou contre toute tentative,justifiée ou pas, d'analyser le jeu des intérêts, solidarités et des alliances derrière les comportements publics.
    Sans compter que l'on finit par toujours être le complotiste de quelqu'un. Qui est complotiste ? Poutine qui pense que les Occidentaux ont conspiré produire Maïdan et pour tenter de le renverser ? Ou ceux qui pensent que Poutine trompe le peuple russe qui le soutient à 85% en manipulant les médias à sa botte relayés par des complices occidentaux stipendiés ? Ceux qui croient que le Front National est persécuté et caricaturé par les médias pleins de bobos gauchos ? Ou ceux qui attribuent la montée du FN à la complaisance des mêmes médias ? Ceux qui pensent que Patrick Buisson, en tant que gourou de Sarkozy, a déterminé les orientations idéologiques d'un quinquennat, ou ceux qui croient qu'il est un épouvantail destiné à culpabiliser la droite ?
    Ce n'est pas parce qu'il y a des allumés qui croient que les extra-terrestres ou une secte d'origine médiévale nous manipulent dans l'ombre que toute accusation d'influence ou de concertation est forcément idiote. Or, par glissement progressif, le mot "complotisme" peut finir par s'interdire de déceler un effet de domination ou de critiquer l'explication prédominante de la réalité (en gros la thèse la plus répandue par les médias et les élites). Ceux qui pensent que tout relève d'une stratégie unitaire, que tout se justifie d'une explication unique et que tout est truqué sont effectivement délirants. Pour autant inspirations et propagations, falsifications et dominations existent, certes multiples, contradictoires, imparfaites, aléatoires, échouant souvent et produisant des effets inattendus. Entre croyance en un plan caché et conviction que tout résulte du jeu transparent des institutions et des intérêts individuels, il y a la place de la stratégie.
    Nous ne préconisons pas une position "centriste" (rire des théories énormes sur les templiers ou les extra-terrestres, accorder un moment d'attention aux accusations plus raisonnables), mais il nous semble indispensable de distinguer les thèses complotistes trop "irréfutables", celles qui fonctionnent trop bien puisque toute contre-argumentation vient les renforcer, de l'hypothèse - difficile à démontrer matériellement mais quand même pas délirante- que certains groupes sociaux ou organisations spécialisées dans l'influence (d'un lobby à un service secret) défendent des intérêts par des solidarités discrètes et des actions concertées sur l'opinion.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 16 et 25 mars 2015)

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