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Points de vue - Page 116

  • Quand la Terre ne tourne plus !...

    Sixième semaine de confinement, mais Le Plus d’Éléments ne chôme pas. On ne passera pas du jour au lendemain de la nuit à la lumière, le monde d’après se fera attendre, mais il ne ressemblera pas au monde d’avant... Retrouvez ses rédacteurs avec ce rendez-vous hebdomadaire sur TV Libertés. Alain de Benoist et le monde d’après, François Bousquet et la biopolitique, Patrick Lusinchi et le pouvoir du rire. Un confinement tout en réflexion et relaxation !

     

                                    

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  • L’immunodéficience des élites...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur le site de la revue Eléments et consacré l'échec des élites du système face à la crise sanitaire. Journaliste et essayiste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a notamment publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017) et Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2019).

     

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    Biopolitique du coronavirus (4). L’immunodéficience des élites

    Un jour où Maurice Barrès, le chantre du nationalisme, comparait la France à un tableau avec en son centre la « colline inspirée », celle de Domrémy, dans les Vosges, où Jeanne d’Arc grandit, Aristide Briand, onze fois président du Conseil, vingt-six fois ministre sous la Troisième République, installé à vie dans le radical-socialisme (une fois passés les élans fiévreux de la jeunesse), lui répondit : « Fort bien ! Mais nous avons les cadres ! » C’est une réponse que ni Macron ni ses pairs ne pourraient faire, d’abord parce qu’ils n’ont pas suffisamment d’esprit, ne fût-ce que celui de l’escalier ; ensuite parce qu’ils ont fait disparaître le cadre et qu’ils voudraient effacer le tableau, la France, pour la grand-remplacer par une « smart nation » tropicale. Misère des élites !

    Comment expliquer cette déchéance, d’une République à l’autre, d’une génération de maîtres à l’autre ? L’éclairage de deux sociologies que tout oppose peut nous aider à y voir plus clair : celle de Vilfredo Pareto, le grand théoricien de la production des élites, et celle de Pierre Bourdieu, le grand théoricien de leur reproduction. Pareto disait dans un passage fameux de son très épais Traité de sociologie générale que l’histoire est un cimetière d’aristocraties. À remarquer qu’en France, ce serait plutôt une morgue, dans le double sens du mot, hautain et cadavérique. Les élites y sont mort-nées, faute de circulation sanguine. Pas assez de sang neuf – l’EPO des élites – pour les régénérer et en fouetter la vitalité. À ce stade de décrépitude, les élites ne sont plus que vampiriques, elles ne recherchent plus que du sang frais dans l’espoir d’y trouver un sursaut.

    La consanguinité est reine de France. Entre des boomers décolorés, des soixante-huitards défraîchis et des « fils et filles de », la reproduction des plus nuls a définitivement remplacé la sélection des meilleurs. Au sein des institutions, l’endogamie règne sans partage. Ce qui nous vaut cette société pétrifiée, stratifiée et calcifiée – « bloquée », comme disait Michel Crozier – , régentée par une armée de clones : les experts, les conseillers, les dircabs, les technos, les énarques, qui forment l’arête supérieure des cumulards à la tête de l’État. Une néobourgeoisie arc-en-ciel, américanomorphe, libérée d’on ne sait trop quoi parce que libérée d’à peu près tout, libérale avec le monde entier exception faite de ses compatriotes, ouverte à tout sauf quand ses intérêts sont en jeu, affranchie mais d’abord de la loi, passionnément remplaciste sauf des places qu’elle occupe. Plus une caste qu’une classe sociale.

    Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le Covid !

    Un exemple, un seul, digne du plus haut comique (républicain, cela va de soi). On se souvient que, sous Hollande, la ministre de la Santé était Marisol Touraine, autre « fille de », celle-ci du soporifique Alain Touraine, le plus puissant somnifère de la Faculté de sociologie. Il est désormais acquis qu’elle restera dans l’histoire du coronavirus comme la dame recyclage qui a envoyé au vide-ordures des centaines de millions de masques FFP2. Or, qui grenouillait dans son premier cercle ? Un joli carré d’as de l’embrouille : Benjamin Griveaux, Gabriel Attal, Jérôme Salomon, Olivier Véran. Griveaux est le premier mort du coronavirus, Piotr Pavlenski a débranché son respirateur. Le freluquet Gabriel Attal sévit auprès de Jean-Michel Blanquer comme secrétaire d’État. Mais Olivier Véran et Jérôme Salomon ? L’un dirige le ministère de la Santé, l’autre en est le directeur général. On se pince pour y croire. Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le Covid ! Passe-moi les masques, je les ferai disparaître !

    Cela s’appelle en bon franglais le système des revolving doors. Il fonctionne en France avec une belle efficacité. C’est même la dernière chose qui fonctionne. Mais là où les élites anglo-saxonnes se contentent de passer du public au privé, les françaises y ajoutent le passage public to public, comme diraient les snobs. Emmanuel Todd a très bien identifié cette exception française dans son dernier livre quand il parle d’une énarchie stato-financière dont l’archétype est Emmanuel Caméléon. Elle ne jure que par le marché, mais ne connaît que l’État dont elle est la classe parasitaire attitrée, cumulant les défauts du public et les tares du privé. L’inertie et la rapacité. Jamais on ne lui a appris à prendre des initiatives, on lui a plutôt appris à ne surtout pas en prendre.

    Y a-t-il jamais eu une élite en France ?

    Je ne sais plus qui a dit de l’Angleterre qu’elle avait toujours été sauvée par son élite et la France par son peuple. Un sage assurément. La phrase est moins pétaradante quand on en renverse les termes, du moins de ce côté-ci de la Manche : jamais les élites n’ont sauvé la France (sans quoi quelque historien charitable nous l’aurait appris). C’est sûrement cette fatalité qui a donné à notre histoire son cours ondulatoire, instable, erratique, avec des hauts et des bas. Le tempérament national, toujours en quête d’une figure providentielle, plus populiste que conservateur, plus insurrectionnel que réformiste, réactif à défaut d’être actif, ne favorise pas l’éclosion d’une élite. Il faut dire que celle qui nous en tient lieu va chercher ses modèles à l’étranger depuis le XVIIIe siècle. Voltaire a montré la voie. Depuis lors, elle pense en anglais, quand bien même son français est irréprochable, et celui de l’auteur des Lettres philosophiques (d’abord publiées sous le titre des Lettres anglaises) l’était plus que nul autre. Ah, le fouet verbal d’Arouet ! Si l’insipide Nicolas Baverez pouvait en apprendre le maniement, ils serait au moins lisible à défaut d’être intelligible…

    Dans ce panorama, il y a tout de même eu une exception notable, la Troisième République en ses jeunes années. On peut ne pas l’aimer, rien ne nous y prédispose d’ailleurs. Elle était terne, aussi grisonnante que les rouflaquettes de ses présidents du Conseil et de ses « frères » maçons à l’allure de prélats défroqués. Ils ne rataient jamais une occasion de faire une bonne affaire et tiraient sur les ouvriers avec un sang-froid que Christophe Castaner et Laurent Nuñez n’ont jamais cru pouvoir égaler, même en rêve. Oui, oui, on est en droit de ne pas l’aimer, cette jeune Troisième, elle n’en a pas moins créé une élite – ce qui n’a jamais été donné à Macron ni à La République en marche. Ses adversaires antidreyfusards – le sabre, le goupillon et surtout la plume, les plus belles plumes d’alors que ce bon Marcel Proust s’imaginait pouvoir concilier – ont parlé de République juive, plus encore de République protestante, mais elle fut d’abord et avant tout, au milieu des avocats, la République des professeurs, titre d’un petit ouvrage croustillant d’Albert Thibaudet, qui fut mieux qu’un grand critique, l’un des plus sûrs analystes de son temps. Une incubatrice de talents. Comment ? Grâce à un remarquable système de détection et de bourses. Si du reste elle a tenu aussi longtemps, c’est qu’elle a d’abord été un régime de hussards noirs, de normaliens sortis du rang, d’instituteurs maigres et affamés de savoir, de provinciaux montés à Paris la boue aux pieds.

    Quand les boursiers formaient l’élite

    « À nous deux Paris ! » lançaient-ils comme Rastignac, mais la géographie de leur ambition, plus sage, plus académique, plus ascétique aussi, n’était pas celle de Rastignac, trépignant sur le promontoire de Montmartre : elle se tenait sous les combles de la montagne Sainte-Geneviève, dans les chambres de la rue d’Ulm, les internats de Louis-le-Grand et d’Henri-IV. Ainsi, un demi-siècle après Balzac, la montagne Sainte-Geneviève, qui abritait la pension de Madame Vauquer où couvaient les féroces appétits des jeunes lions balzaciens, accueillerait d’autres ambitions, celles qui animeraient les futurs maîtres de la Troisième République, qui furent avant tout des maîtres d’école – et l’école, leur plus belle réussite.

    En ce temps-là, l’écrasante majorité des normaliens étaient boursiers. Combien aujourd’hui le sont-ils ? Même chose avec les agrégés, même chose avec les élèves des écoles normales d’instituteurs. Barrès, le grand Barrès, professeur lui aussi mais d’énergie, vomissait ce monde-là. Il l’a férocement croqué dans sa prodigieuse trilogie, « Le roman de l’énergie nationale ». Mais ne lui en déplaise, les vrais héritiers étaient alors les boursiers. Songez à Péguy. Quid de nos jours ? Les très rares profils sortis du peuple qui ont rejoint les rangs de l’élite, les Didier Eribon, les Édouard Louis, les Annie Ernaux, sont pour la plupart des « transfuges de classe ». Autrement dit des traîtres. Ils n’appartiennent plus au monde dont ils sont issus, mais aux minorités dont ils ont épousé la cause.

    Tel maître, tel valet

    Adieu la République des professeurs ! Celle des Rastignac est revenue, mais ils s’appellent Cahuzac ; et Marsay, l’autre jeune lion balzacien, splendide, comme tout ce qu’a conçu le Surhomme qui rédigea La Comédie humaine, a déchu au rang d’un Emmanuel Macron. La nôtre, de République, est un régime d’enfants gâtés, immatures et inconsistants, frappés dès la sortie de l’école du principe de Peter – et même de Peter Pan chez Macron – qui pose que toute personne, ici toute caste, a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence. Rien que des amateurs, Macron, parlant de son gouvernement, l’a lui-même concédé. Il faut dire que ses ministres ont tous été à bonne école. Tel maître, tel valet. Après tout, un pays qui s’affaisse lentement mais sûrement peut tolérer une élite aussi nulle. La gestion des affaires courantes s’accommode de la médiocrité générale. Elle requiert une médecine palliative que des gouvernants aux compétences limitées savent lui administrer en métronomes du déclin. Mais qu’une situation d’exception survienne, qu’une crise, qu’une pandémie apparaissent, impossible de cacher cette nullité sous la table de l’Élysée : elle est bien trop criante – insultante pour tout un peuple avide de comparaisons. Ô Allemagne qui nous donne une fois de plus la leçon, nous qui la lui faisons si souvent…

    D’une guerre à l’autre, notre bon Frankreich serait-il voué à être toujours en retard ? D’une stratégie, d’un vaccin, d’une technologie, d’une mise à jour. Depuis le début de la crise du coronavirus, Macron et Philippe traînent trois à quatre semaines de retard (Sibeth Ndiaye trois ou quatre siècles), retard incompressible, dans tous les domaines, prédictif, préventif, curatif. On n’est bon, on l’a dit, que dans le palliatif. Nul partout ailleurs. Dans l’anticipation du risque, dans la décision, dans la gestion, dans le calendrier. Pas seulement sur les masques, jugés superflus, ni sur les vaccins, déclarés inutiles, mais sur la réquisition, tardive, parcimonieuse, de nos dernières machines-outils, sur le recours – sacrilège – aux labos vétérinaires pour les tests sérologiques, sur la composition du Conseil scientifique, si prudent, si académique, si lié au privé, sur le maintien des municipales, sur la mobilisation des cliniques privées, etc.

    À chaque fois, quelques bonnes volontés ont alerté le gouvernement très en amont, mais autant parler à un sourd. À chaque fois, il a tergiversé, repoussé la prise de décision, prétextant un jour qu’on ne saurait confondre la médecine animale et la Grande Médecine, exit les vétos ; un autre jour reculant devant le refus du terrifique Gérard Larcher et des barons du Sénat, bonjour le veto sénatorial. Nul, zéro pointé, bonnet d’âne, au coin, au poteau !

    Le conformisme est son nom

    Quand Alain de Benoist a pour la première fois formulé la notion de pensée unique, il a mis un nom sur la plaie des élites en général et des françaises en particulier : le conformisme endémique. Pour elles, il n’y a jamais d’alternative, jamais de plan B, pas même des options – rien qu’une autoroute uniforme nous conduisant au bout de l’ennui. Partout un même conformisme, politiquement correct, médicalement correct, technocratiquement correct, qu’importe. Cette religion de l’unique et de sa propriété est « le » critère de sélection. Hors cela, hors la pensée unique, point de salut.

    À Sciences Po, à l’ENA, on ne fabrique plus des serviteurs de l’État, mais des serviteurs de la dette, des contrôleurs de gestion. Ces écoles sont des moules. Comment en sortirait-il autre chose que des séries ? Calibrées comme des produits industriels, programmées comme des logiciels – et c’est d’ailleurs ce qu’ils sont très exactement : ils sont là pour accomplir des programmes. On fabrique des pilotes automatiques, à peine des technocrates, tout au plus des techniciens, si médiocres qu’ils nous feraient regretter le temps des ingénieurs qui pilotaient eux du moins des programmes industriels. Comment cette espèce, qui gère si mal les situations ordinaires, aurait-elle pu faire face à une situation extraordinaire ? Impossible. À elle une fois pour toutes l’intendance et les dépendances, pas plus. À l’Élysée peut-être, mais alors à l’entretien des écuries !

    On est tellement accoutumé à ce pilotage automatique qu’on ne comprend plus les situations d’urgence et les régimes d’exception, là où l’essence schmitienne du politique se révèle. On est formaté à suivre des procédures de contrôle, à respecter des protocoles de gestion, à déchiffrer des règlements, à appliquer des process, ce qui revient à tous les niveaux à suivre scrupuleusement les critères de convergence maastrichtiens. La feuille de route tracée d’avance, sur la base de la règle des 3 %, on fait le « job », comme ils disent. Lequel job ne consiste plus qu’à trouver des marges de manœuvre et à mettre au régime sec toutes les administrations, dont les hôpitaux.

    La pierre angulaire

    On fera valoir qu’on n’a jamais que les élites qu’on mérite. Certes. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’elles ont séquestré la représentation nationale. Tout un pays mis sous le boisseau, ce n’est pas rien, mais il aspire à retrouver la lumière. Si les Gilets jaunes ont montré une chose, c’est bien que le peuple ne consent pas à sa mort programmée, qu’il abrite, tout déglingué soit-il, tout abandonné, des réserves de colère et de vitalité. On ne voit rien de tel chez l’élite. La France d’en haut est couchée depuis si longtemps qu’on ne l’imagine pas pouvoir un jour se redresser. Il n’y a rien à attendre d’elle, on ne peut ni la réformer ni l’infiltrer, ni la changer, seulement la renverser. La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, enseignent les Évangiles à la suite des Psaumes, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire. Phrase fabuleuse. Il en a toujours été ainsi. Toujours. Le salut ne vient jamais du Système, mais de ses marges, de ses dissidences, là où on façonne la pierre angulaire. Persévérons à la façonner, elle finira par dominer l’édifice.

    François Bousquet (Éléments, 17 avril 2020)

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  • Coronavirus : l’Occident a-t-il échoué ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Dmitry Orlov cueilli sur De Defensa et consacré à l'échec de l'Occident au test civilisationnel du Coronavirus...  De nationalité américaine mais d'origine russe, ingénieur, Dimitry Orlov, qui a centré sa réflexion sur les causes du déclin ou de l'effondrement des civilisations, est l'auteur d'un essai traduit en français et intitulé Les cinq stades de l'effondrement (Le Retour aux sources, 2016).

     

    dmitry orlov,

    Coronavirus : l’Occident a échoué 

    Avec toute l’encre qui a coulé au sujet du SARS-CoV-2 et du COVID-19 et ses diverses ramifications et effets, vous pourriez penser qu’il y a peu à ajouter. Cependant, je n’ai pas encore vu d’article sur le coronavirus en tant que test – non pas dans le sens d’un test pour la présence du virus ou d’anticorps à celui-ci, mais en tant que test pour nous, en tant qu’individus, familles, communautés et nations entières. Nous constatons déjà que ses effets vont de relativement bénins à désastre complet. Comme toujours, blâmer le test pour son échec est une invitation au rire, à ses propres dépens.

    Les personnes susceptibles de rater un test peuvent préférer refuser de le passer. Mais refuser de passer le test du coronavirus n’est guère une option. Selon de nombreux épidémiologistes, environ 80 % de la population mondiale sera finalement exposée à ce virus. Un prince machiavélique régnant sur une société primitive qui ne dispose même pas d’un système de santé publique rudimentaire pourrait tout simplement l’ignorer. Ensuite, sur la base des chiffres actuellement disponibles, peu concluants certes, environ 4 % de la population mourra, mais la majorité d’entre eux seront soit âgés, soit malades, soit les deux. Le prince s’en féliciterait, pensant que les personnes âgées et malades sont un fardeau, alors bon débarras ! Il pourrait même essayer de tirer un profit politique de la situation : puisque le virus a une source étrangère, ceux qu’il infecte sont aussi d’une certaine manière étrangers, ou influencés par l’étranger, et donc des traîtres qui méritent cette affliction comme une sorte de punition surnaturelle. Le fait d’appeler le SRAS-CoV-2 “le virus chinois” va dans ce sens.

    Mais si cette principauté machiavélique dispose d’un système de santé publique, aussi modeste soit-il, elle n’a pas la possibilité de refuser toutes les personnes malades. Mais si l’on tente de les soigner sans préparation sérieuse, tous les médecins risquent d’être infectés. Le contact quotidien avec des personnes infectées leur fera accumuler une charge virale trop élevée pour que leur système immunitaire puisse la gérer. En conséquence, la principauté peut se retrouver rapidement à court de médecins. En retour, le taux de mortalité parmi la population qui aurait survécu au coronavirus augmentera parce que de nombreuses causes de décès de routine ne pourront plus être évitées. Cela pourrait amener le prince à faire une pause dans sa réflexion …

    Pourtant, les politiciens de plusieurs pays ont d’abord pris le chemin d’une passivité presque totale face à l’épidémie de coronavirus. Cette liste comprenait au départ les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suède, et ils n’ont commencé à réagir que lorsqu’ils ont vu leurs systèmes de santé publique commencer à céder sous la pression, et s’effondrer. Une stratégie commune a maintenant été mise au point. Elle comprend la fermeture de toutes les frontières et l’autorisation de rapatriement pour les touristes et les expatriés uniquement ; le dépistage et la mise en quarantaine des personnes rapatriées ; la fermeture de toutes les entreprises et organisations non essentielles et l’auto-isolement de la quasi-totalité de la population ; la mise en quarantaine de toutes les personnes infectées ; et la construction rapide d’installations hospitalières spécialisées avec de grandes unités de soins intensifs. En attendant, des travaux sont en cours sur de nombreux vaccins candidats, qui offrent la défense ultime contre le virus, mais ces travaux prendront de nombreux mois.

    L’auto-isolement est avant tout un test. Il est particulièrement difficile pour les personnes seules et sans enfant. Je ne sais pas ce qui est le pire : l’isolement ou l’enfermement avec un ou plusieurs enfants agités. L’effet sur les familles diffère selon le type de famille. D’une part, les communautés en confinement ont connu une augmentation de l’incidence des troubles domestiques. Ces situations sont probablement exacerbées lorsque l’isolement s’accompagne d’une perte de revenus, d’une menace de faillite personnelle, d’une incapacité à payer le loyer et d’autres problèmes financiers. D’autre part, certains couples ont accueilli favorablement la possibilité de passer plus de temps entre eux et avec leurs enfants. Certains d’entre eux ont même découvert les joies de l’enseignement à domicile et explorent celles de la cuisine familiale. C’est à peu près aussi positif que l’auto-isolement, mais dans une certaine mesure et pour presque tout le monde, l’auto-isolement est une épreuve.

    Au-delà de ces effets personnels, l’auto-isolement entraîne une réaction en chaîne d’effondrement commercial. Dans ce cas, l’effondrement commercial entraîne l’effondrement financier, car une baisse des revenus de l’entreprise entraîne des répercussions sous la forme d’une incapacité à assumer ses responsabilités financières. Les salaires restent impayés, les loyers, les baux et les remboursements de prêts deviennent caducs, la faillite et la liquidation commencent à sembler inévitables. Dans certains cas, les gouvernements peuvent intervenir et fournir un financement à taux zéro pour permettre aux entreprises de continuer à payer les salaires, d’accorder des délais de paiement sur les prêts et les impôts et d’autres mesures de ce type.

    De telles mesures peuvent atténuer la douleur à court terme, mais quels effets cela aura-t-il à long terme ? Les premières victimes de l’auto-isolement seront les industries qui dépendent des dépenses discrétionnaires des consommateurs grâce à leurs excédents de revenus : la restauration et le tourisme. Quel est l’intérêt de sauver ces entreprises – et les entreprises qui les approvisionnent, comme les compagnies aériennes et les avions, les hôtels, les bus touristiques, etc. – si la demande pour leurs services ne revient pas dans un avenir prévisible ? Et elle ne reviendra pas – à condition que les gens soient conscients que vivre au jour le jour, aller manger ou faire des voyages même s’ils n’ont pas d’économies, est un très mauvais plan. Beaucoup d’entre eux s’en rendront probablement compte, après avoir survécu à cette épreuve, tandis que les autres finiront tout simplement ruinés. Manger et partir en voyage pour le plaisir ne sont pas des nécessités ; avoir une bourse d’or et d’argent et un stock de nourriture dans la cave le sont. Vivre au-dessus de ses moyens et toujours à crédit peut être efficace, jusqu’à ce que la chance tourne. Et pour beaucoup de gens, avec l’arrivée du coronavirus, elle s’est épuisée.

    Est-il raisonnable de s’attendre à ce que, dans le courant de l’année, une fois que l’on aura gagné suffisamment de temps et que certaines des restrictions auront été levées – tandis que d’autres, comme les voyages à destination/en provenance de régions dangereuses, devront rester en place – les économies des pays mieux gérés se redresseront et afficheront une reprise en forme de V ? Cette attente peut être justifiée en ce qui concerne les économies qui ont une forte composante manufacturière en raison du phénomène de demande retardée : le monde continue à consommer un certain nombre d’ampoules, de liquides vaisselle et de filtres à eau, qu’il soit ou non sous confinement. Les usines peuvent fonctionner en équipes en 3/8 et rattraper le temps perdu. Mais il n’en va pas de même pour les économies de services, qui sont celles de la plupart des pays occidentaux – jusqu’à l’arrivée du virus – mais qui ne le seront probablement plus, d’abord parce que de nombreuses “industries” de services, comme le tourisme et les restaurants, ont été détruites, et ensuite parce que la demande pour ces services sera lente à revenir, si jamais elle revient, parce que les gens fauchés ne mangent pas au restaurant et que les gens effrayés ne prennent pas l’avion pour se rendre dans des endroits exotiques, potentiellement infectés par le coronavirus.

    Dans l’ensemble, ce qui aurait dû se produire se serait produit indépendamment de toute pandémie de coronavirus. Le virus offre une excuse commode pour expliquer l’effondrement de l’économie mondiale, mais elle s’était déjà bien effondrée des mois avant son arrivée sur la scène. Certains des chiffres financiers falsifiés semblaient encore relativement optimistes, mais la production industrielle déclinait de manière significative dans des nations productives clés telles que l’Allemagne et le Japon, tandis que la Chine et l’Inde affichaient les taux de croissance les plus faibles depuis plus d’une génération. Ce sont ces chiffres qui comptaient, alors que la “performance” d’économies de services presque purement parasitaires, axées sur les consommateurs, s’est avérée ne pas compter du tout. Et puis, en août 2019, il s’est avéré que la dette publique américaine n’était plus valable comme garantie, et elle ne l’est toujours pas. C’est à ce moment qu’il est devenu évident que les nations exportatrices non parasitaires, productives et non occidentales n’allaient plus accepter des promesses vides de sens, au lieu de paiements, avant longtemps. La réponse des nations occidentales a été de faire d’autres promesses vides – c’est-à-dire d’imprimer plus d’argent. Que pensez-vous que cela leur apportera ? Pas grand-chose, je pense.

    Compte tenu de cette tournure des événements, inévitable mais très joliment précipitée par l’arrivée du coronavirus, chacune des composantes majeures de l’économie mondiale est confrontée à une tâche différente. Pour la Chine, c’est la fin d’une longue période d’expansion économique et de développement social massif, nécessitant un passage à un modèle de développement durable à un rythme plus lent, car la demande étrangère pour les produits fabriqués en Chine ne peut plus être utilisée pour poursuivre l’expansion économique.

    Pour la Russie, la tâche reste la même : continuer à suivre la voie qu’elle a empruntée depuis au moins 2014 pour atteindre une souveraineté totale et une autarcie limitée tout en passant de l’exportation de matières premières à l’exportation de produits manufacturés. Elle est assez avancée sur cette voie et est déjà autosuffisante dans de nombreux domaines, y compris l’alimentation et pour de nombreux produits manufacturés, dont une grande partie du reste provient de Chine et d’autres nations non occidentales avec lesquelles la Russie entretient des relations amicales. Les sanctions occidentales antirusses ont été très utiles à cet égard. Les Russes ont d’abord été lents à reconnaître le danger de la dépendance occidentale et ont nourri l’espoir d’être traités équitablement. Les sanctions les ont aidés à se mobiliser.

    Quant à l’Union européenne et aux États-Unis, la tâche qui les attend est d’essayer de ne pas s’effondrer. Jusqu’à présent, ces deux unions semblent s’acquitter assez mal de cette tâche. Face à la crise du coronavirus, les nations de l’UE n’ont pas réussi à s’entraider et ont plutôt eu tendance à se voler mutuellement des fournitures médicales essentielles tout en réclamant l’aide de la Chine et de la Russie – qu’elles reçoivent. Pendant ce temps, le vaisseau-amiral de l’UE, ainsi que l’OTAN, se sont révélés complètement inutiles. Il y a eu tellement de désaccords entre les pays membres de l’UE qu’un retour à un statu quo ante optimiste semble peu probable. Pour l’instant, le seul point d’optimisme est que l’afflux de migrants a été stoppé. Mais c’est aussi un point de pessimisme pour la Turquie et l’Afrique du Nord où ces migrants ont été parqués par millions, dont beaucoup sont détenus dans des camps de réfugiés qui vont probablement devenir de puissants incubateurs de coronavirus.

    Aux États-Unis, divers États de l’Union semblaient initialement faire un effort pour venir en aide aux États les plus touchés par la crise, mais ce modèle ne fonctionne que si la crise touche quelques États alors que celle-ci les touchera tous et nécessitera une approche centralisée de la gestion des crises. À cet égard, Washington s’avère à peu près aussi utile que l’UE ; une combinaison d’incompétence et de tracasseries bureaucratiques a produit une situation dans laquelle les États-Unis ont une capacité très limitée à découvrir qui est infecté et qui ne l’est pas. L’une des principales lacunes des États-Unis, qui s’avère aujourd’hui fatale, est qu’ils ne disposent pas d’un système national de soins de santé. Chaque État dispose d’un système de prestation de services médicaux privés et commerciaux basé sur divers régimes d’assurance que la pandémie de coronavirus ne manquera pas de faire exploser. Les quartiers clochardisés des grandes villes américaines, peuplés entre autres de malades mentaux et de toxicomanes, offrent le même environnement fertile pour la propagation de la contagion que les camps de migrants et les enclaves ethniques d’Europe.

    Bien que tout cela soit plutôt triste, il y a une grande note d’optimisme qui se dégage. La Chine vient de donner au monde un cours de maîtrise sur la défense contre la guerre biologique. Peu importe que le SRAS-CoV-2 ait été concocté dans un laboratoire de guerre biologique américain ou non. Le fait est que cela aurait pu être le cas, car sinon, pourquoi les États-Unis auraient-ils des laboratoires de guerre biologique dispersés dans le monde entier ? Et pourquoi ont-ils collecté des échantillons d’ADN auprès des populations locales, si ce n’est pour les cibler à l’aide d’armes biologiques ? Après quelques incertitudes et hésitations, la Chine a donc choisi de traiter la lutte contre l’épidémie de SRAS-CoV-2 comme une guerre et a gagné ! La Russie a suivi le mouvement, et bien qu’il soit trop tôt pour déclarer la victoire, elle est également susceptible de remporter une victoire sur le front de la guerre biologique.

    Et si c’est le cas, la guerre est terminée et l’armée américaine peut faire ses valises et rentrer chez elle car elle n’a plus de stratégie gagnante. La guerre des étoiles était un rêve et elle n’a jamais développé de capacité nucléaire crédible de première frappe ; ses capacités conventionnelles ont été rendues obsolètes par les armes modernes de la Russie et de la Chine ; et maintenant il s’avère que ses laboratoires de guerre biologique très coûteux ont été un gaspillage complet d’argent. Les États-Unis devraient maintenant se sentir libres de réduire à zéro le budget du Pentagone et de dépenser l’argent qui leur reste pour mettre en place un système national de santé publique – tant qu’il y a encore un public et une nation.

    Dmitry Orlov (De Defensa, 17 avril 2020)

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  • Le virus du faux...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré à la guerre de l'information  autour du coronavirus. Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015), Fake news - La grande peur (VA Press, 2018), Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019) avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, et dernièrement L'art de la guerre idéologique (Cerf, 2019).

     

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    Le virus du faux

    Nous vivons dans un monde obsédé par les fausses informations (auxquelles on associe spontanément : complotisme, propagande, désinformation et manipulation en ligne).

    Pour au moins deux raisons : a) leur indéniable prolifération sur les réseaux sociaux (symptôme d’une méfiance populaire à l’égard de l’information « mainstream» et d’une certaine réceptivité) et b) la peur éprouvée par les élites après l’élection de Trump, le Brexit, etc. Phénomènes qu’elles tendent à d’attribuer à la désinformation (éventuellement russe et/ou par des communautés en ligne extrémistes) donc à une causalité intentionnelle plutôt qu’à des évolutions profondes des mentalités.

    Il est bien connu qu’en cas de guerre, la première victime est la vérité (Kipling). La guerre au virus n’a pas dérogé à la règle. La contamination informationnelle (notamment les fake en ligne) est parallèle à la contamination sanitaire, mais ses formes sont plus variées.

    Il y a d’abord le classique mensonge ou silence d’État. La Chine a commencé en tentant de cacher l’épidémie sous le tapis et en faisant taire les lanceurs d’alerte qui en parlaient : si le réel contrevient aux ordres du Parti, le réel a tort. Puis, la chose admise (le réel, c’est ce qui est irrémédiable disait un philosophe), Pékin a opéré un brillant retournement : ses victoires pour confiner puis restreindre l’épidémie sont exploitées pour montrer l’excellence de son modèle confuciano-capitalo-socialo-autoritaire. C’est la Chine qui aide ostensiblement les Occidentaux un peu laxistes et dépassés.

    Elle affirme son soft power à mesure de sa prééminence économique et technique et de sa force de résilience. Quand l’épidémie sera finie, sera-t-elle présentée comme la puissance hégémonique qui remplace les USA (et profite de la confusion européenne) ? En tout cas, elle tient à agir sur l’opinion occidentale, ce qui se manifeste notamment par une action croissante de « diplomatie publique » sur les réseaux sociaux (sans oublier ses médias internationaux classiques d’influence).

    Voir la virulence avec laquelle la « sinosphère » réagit aux moindres accusations. Le storytelling chinois (une épidémie vite maîtrisée par un peuple discipliné et un système efficace) appelle des messages plus agressifs sur les responsabilités de la pandémie, l’efficacité des réponses occidentales...

    Par contraste, les « trolls russes » et médias d’influence idéologique poutiniens semblent dépassés. Dans tous les cas les stratégies d’influence internationales se déploient dans la perspective du chaos - politique, géopolitique, économique, culturel, etc.. - que risque de provoquer la pandémie. Dans les pays autoritaires, il est tentant de doubler le contrôle de l’information disponible pour sa population d’une stratégie d’accusation ou de confusion à destination des publics étrangers.

    La position de déni française n’est pas sans conséquences ; l’art de feindre d’organiser les événements qui vous dépassent s’y est déployé : il ne sert à rien de fermer les frontières, de porter des masques si l’on n’est pas malade, de dépister les gens qui ne sont pas gravement atteints, nous dit-on. Mais ces erreurs que l’on appellera par charité de communication ont entretenu une méfiance populaire : on nous cache tout, on ne nous dit rien... D’où la tentation d’adhérer aux explications alternatives, « non officielles ». Ainsi des sondages montrent qu’une proportion remarquable de nos concitoyens est convaincue que le virus aurait pu être fabriqué en laboratoire. D’où il aurait été délibérément répandu ou aurait simplement fuité.

    Le coronavirus pose aussi le problème de la vérité idéologique. Son terrible principe de réalité a dissipé quelques illusions : l’Europe qui protège, la mondialisation irrésistible et bonne, l’ouverture et la fin des frontières, la ringardise de l’État-providence, l’inutilité de la Nation qui protège, les flux tendus, la communication de tous avec tous, l’économie avant tout, ... Les dirigeants occidentaux peinent à comprendre qu’un événement (une guerre, une révolte, un virus) soit imprévisible, que le tragique puisse revenir, que les courbes ne se prolongent pas toujours, et que les situations les plus archaïques (grandes épidémies, rupture des flux de circulation) puissent encore se reproduire. Elles tendent à nier ce qui les nie. Mais l’affaire du coronavirus stimule l’opposition idéologique au « système », donc, là aussi, la propension à croire en une réalité différente.

    Parallèlement, il est tentant de refuser la vérité du hasard, c’est-à-dire que des événements, parfois d’une importance tragique, adviennent sans cause ou finalité (sauf l’aléa d’une mutation génétique et de quelques voyages de sujets porteurs) : ni puissance obscure, ni dessein caché. Le phénomène n’est pas nouveau : en cas de catastrophe, accident tragique, disette, épidémie, les rumeurs portent vite sur ceux qui en profitent ou ceux qui en sont responsables. Ici, évidemment avec un effet démultiplicateur : la planète est touchée et nous pouvons tous communiquer sur Internet.

    Un exemple : en France le risque de mourir du Corona a provoqué des conséquences inimaginables il y a quelques mois (confinement, changement de politique économique et financère) et, paradoxalement, le 1° trimestre 2020 a connu la plus faible mortalité des cinq dernières années.

    Du coup, se développent des théories dite complotistes, surtout relatives à l’origine de la pandémie. Ainsi :

    - Les Chinois auraient fabriqué le virus dans un laboratoire militaire et l’auraient laissé s’échapper
    - Le virus aurait été fabriqué par les Américains pour déstabiliser la Chine
    - Ce sont des militaires américains qui ont contaminé la Chine à l’occasion de jeux
    - Le virus a été fabriqué par l’institut Pasteur comme le prouverait un brevet (en réalité, ancien, portant sur une autre variété du virus, et destiné à trouver un vaccin, pas un virus tueur).
    - Vient récemment de s’ajouter la thèse d’une manipulation du virus HIV un laboratoire chinois suivi d’une fuite accidentelle de SARs-CoV-2 (prof. Montagnier)

    Des contre-vérités relèvent du mécanisme ancien de la rumeur ou désinformation. Il suffit de consulter la rubrique fake news de son navigateur : fausses photos de morts, fausses informations sur les horreurs qui se produisent là ou là, faux remèdes de bonnes femmes pour se guérir ou se préserver, fausses révélations sur des plans secrets... Et bien entendu, faux espoirs et solutions miraculeuses.

    Le phénomène n’est pas nouveau et on devait en raconter de rudes dans les tavernes au moment de la peste antonine ou du choléra. Plus un sujet touche à nos vies et nos passions - ici la peur- plus nous avons envie d’échanger à son propos, plus nous sommes ouverts à l’information alternative (et donc méfiants à l’égard de l’information venue d’en haut), plus nous nous intéressons aux révélations sensationnelles, plus nous les diffusons... Avec, évidemment, l’effet multiplicateur des réseaux sociaux...

    Dernier paradoxe : le virus médical favorise le virus informatique : les cyberattaques opportunistes se multiplient basées sur le principe que, si l’on envoie un message piégé qui porte dans son titre quelque chose en rapport avec le coronavirus (un appel urgent de l’OMS, une demande d’aide, des instructions importantes), les
    destinataires vont plus facilement cliquer, être moins vigilants, et introduire plus facilement des logiciels malveillants dans leur système.

    D’autres éléments :

    Tout cela s’ajoute à des phénomènes déjà repérés : doute sur l’efficacité des vaccins, la dangerosité de tel ou tel produit, le réchauffement climatique, les médecines alternatives. Il s’agit, sinon d’une remontée d’obscurantisme, du moins d’une dévaluation de l’autorité scientifique. En principe, celle du vérifiable. L’époque permet à chacun – surtout s’il pioche des révélations de « gens comme lui » sur les réseaux sociaux – d’étendre le champ de son opinion et de fantasmer son expertise.

    Il n’y a rien de mal, en démocratie, à ce que nous divergions sur ce qui est souhaitable et probable demain. Mais il faut s’entendre pour parler du même monde des événements avérés et principes démontrés (dans 1984 d’Orwell, le héros réclame la liberté de dire que 2+2=4, pas le contraire).

    On a vu des sondages sur la chloroquine. Que l’on interroge le public sur une question sur laquelle les experts se disputent est en soi comique. Nous sommes (moi en tout cas) incompétents pour en trancher. Que veut le peuple en physique quantique ? Il y a des domaines où la logique libérale du choix individuel doit connaître des limites. Le recours aux experts et aux comités ne garantit en rien l’autorité de la science.

    Ici, elle a d’autant plus de mal à apporter preuves et vérifications qu’il s’agit souvent de projections et anticipations (par exemple de taux futurs de contaminations, d’immunité, de létalité, etc.). De nombreux biais cognitifs bien repérés nous empêchent comprendre des raisonnements basés sur les probabilités. D’où la tentation d’une « autre » explication ou interprétation des risques, de leurs causes et de l’efficacité de leurs remèdes. Ou la confusion : voir les débats sur l’efficacité de la chloroquine et sa vérification (représentativité des échantillons testés, par exemple). Le fait que les professeurs Raoult ou Montagnier (prix Nobel) émettent des thèses controversée et qu’une partie de la communauté scientifique se dresse contre eux n’aide pas le citoyen moyen à bien distinguer ce qui est scientifique et ce qui est fake news. Cette complexité n’excuse pas la prolifération des thèses douteuses, mais l’explique en partie.

    Dernier élément : il y a une base sociologique et culturelle indéniable à l’adhésion à la version « officielle » ou « alternative ». Un indice entre cent : il y a une forte corrélation statistique entre le vote anti-système (RN, LFI, blanc ou nul + abstention) et le scepticisme à l’égard du « discours officiel », l’adhésion aux thèses alternatives de type « le virus s’est échappé d’un laboratoire », etc. Le bloc populiste, qui ne profite pas de la mondialisation, celui qui a le plus besoin de l’État protecteur et qui appartient souvent aux professions les plus exposées en cas d’épidémie, a déjà accumulé de la colère au moment des Gilets jaunes et de la réforme des retraites. Et comme ce sont les populations qui souffriront le plus des conséquences économiques et sociales du « jour d’après »…, ce seront les plus persuadées qu’on leur a menti, que les services publics ont été démantelés, que la Nation a besoin de frontières et de souveraineté, que la mondialisation est une folie, que l’Europe ne peut rien pour nous.

    Il y aura donc, après l’épidémie, des tensions entre les protestataires (par ailleurs divisés), le parti de la colère, et les partisans d’un retour à l’ordre fût-il agrémenté de considérations sur une nécessaire gouvernance ou une économie de l’humain (cf. Attali). Tout le monde proclame que « plus rien ne sera comme avant », mais chacun y met ce qu’il croyait auparavant. Et l’Histoire nous enseigne que d’effroyables épidémies n’ont pas forcément bouleversé l’ordre politique. Le pouvoir peut se renforcer du chaos.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 16 avril 2020)

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  • Économie : En territoire inconnu

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré aux conséquences économiques de la crise sanitaire. Économiste de formation, vice-président de Géopragma et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Économie : En territoire inconnu

    Wall Street a connu début avril sa meilleure semaine depuis… 1938 ! Au moment même où les États-Unis annonçaient un nombre record d’inscriptions au chômage : 16 millions ! Malgré l’extension mondiale de la pandémie de Covid19, la paralysie d’un nombre croissant d’économies et la réduction du commerce international, de l’ordre de 30 %, ni les produits de taux, ni les actions n’ont subi les conséquences de la crise en proportion des effets attendus sur les résultats des entreprises, à l’exception des valeurs directement impactées ; tourisme, aéronautique, etc.

    Les marchés lead l’économie

    Que se passe-t-il ? Aucun hasard dans cet apparent paradoxe, aucune raison non plus d’en appeler à la ritournelle de ceux qui veulent que tout ça n’ait aucun sens, que les marchés aient perdu toute utilité, et qu’il suffise de fermer les Bourses, d’interdire le versement des dividendes, et accessoirement de nationaliser les entreprises. Les Cassandre finissent toujours par avoir raison, elles ne savent ni quand ni pourquoi, ce qui les rend dérisoires.

    Mieux vaut regarder en face les trois faits révolutionnaires qui changent tout ce que nous croyions savoir sur les marchés.

    D’abord, ce ne sont plus les chiffres d’affaires et les résultats qui font les mouvements des valeurs d’actifs, c’est l’action des Banques centrales. Business ne fait plus-value. Ceux qui croient encore que les sociétés privées dirigent le monde doivent y réfléchir. Depuis un mois, les États décident du versement des dividendes et des rachats d’action, les États décident de l’implantation des usines et des autorisations de vente à l’étranger ou d’importation de produits industriels, et les États décident de la vente ou non d’entreprises privées à d’autres entreprises privées, le blocage de la vente de Photonis à Télédyne en France en donnant un bon exemple !

    Nous sommes loin de l’abandon d’Alcatel, d’Alstom, de Morpho-Safran, de Technip, des Chantiers de l’Atlantique, etc. Et ceux qui croient encore que les marchés s’autorégulent doivent abandonner leurs illusions ; les banques centrales ont tiré la leçon de 2008, elles savent que les marchés s’autorégulent encore moins qu’ils ne sont transparents et équitables, et elles en tirent la conséquence ; à elles de faire les prix de marché — pour le meilleur ou pour le pire, c’est une autre histoire !

    L’endettement

    Ensuite, la Nouvelle Politique Monétaire (NPM) et son application signifient que l’émission de monnaie est devenue le vrai moteur des économies, et que tout peut être fait, rien ne doit être exclu, qui assure le maintien des valorisations boursières. Les banques centrales sont le premier acteur de l’économie nouvelle. Les marchés ont été nationalisés ; ou, plutôt, les marchés financiers sont devenus trop importants pour les laisser à la confrontation des acheteurs et des vendeurs. Le citoyen avait disparu, effacé par le consommateur, le consommateur disparaît, effacé par l’investisseur, devenu l’acteur central de la société globale, ou par son symétrique, le consommateur endetté, État ou particulier, qui doit avoir la certitude, non de rembourser ses dettes, ne rêvons pas, mais de pouvoir s’endetter davantage !

    Nous sommes passés d’un univers dans lequel le crédit bancaire et les aides d’État déterminaient l’activité, au monde dans lequel la valorisation boursière commande la propriété et in fine décide de l’activité du crédit. Quelle Nation pourrait accepter que les plus belles entreprises nationales soient rachetées à vil prix parce que les cours de leurs actions ont baissé ? Trois solutions : la nationalisation, à la fois suspecte et coûteuse ; l’interdiction par la loi, qui trouve vite ses limites géopolitiques ; le soutien des cours. D’où cette conviction appliquée, il faut faire tout ce qu’il faut pour que les valorisations demeurent élevées, et progressent, c’est la condition de la stabilité économique ! La surabondance monétaire booste les cours des actions. Est-ce la nouvelle règle du jeu ? 

    Enfin, c’en est fini de la diversité des anticipations, cette fiction convenable des marchés où les prix étaient le résultat de l’appréciation du risque, et des anticipations d’acteur divers par leurs horizons de gestion, leurs objectifs de rendement, leur appétence pour le risque, etc. Jamais la détention d’actions n’a été aussi massivement concentrée entre les mains des 1 % de « superriches » — aux États-Unis, de toute leur histoire ! Et jamais la concentration des pouvoirs (ou la confiscation de la démocratie) n’a joué aussi manifestement pour protéger les super-riches contre tout événement fâcheux, et leur garantir la poursuite accélérée de leur enrichissement !

    Les banques centrales sont prêtes à tout

    Les données publiées par le site « Zerohedge » indiquent plus de 16 000 milliards de dollars ont été engagées par la FED pour sauver les banques américaines, leurs actionnaires et leurs dirigeants, de la faillite et de ses conséquences judiciaires pour les uns, financières pour les autres ! Ce qu’elles n’indiquent pas, c’est ce phénomène bien connu et si bien exploité ; la surrèglementation nourrit l’hyperconcentration. Seuls, les très gros, très riches et très forts bénéficient des seuils réglementaires et normatifs qui excluent les plus petits, plus faibles, moins riches.

    Le temps est venu de ranger au bazar des accessoires défraîchis les enseignements de l’économie classique sur la fabrication des prix et les racontars sur « la concurrence libre et non faussée » que nul n’a jamais rencontrée nulle part ailleurs que dans les manuels d’économie et les discours de la Commission européenne à la Concurrence ! Les marchés actions doivent progresser, les Banques centrales en sont garantes, et on ne gagne jamais contre les banques centrales, c’est bien connu ! Voilà qui met à bas tout ce que nous croyions savoir sur les politiques de gestion d’actifs. Les politiques de gestion raisonnables, différenciées, basées sur les fondamentaux des entreprises ou des États n’ont plus de sens quand ce sont les injections de liquidités et les politiques de rachat de tout et n’importe quoi par les banques centrales qui font les cours. S’il est une conclusion à tirer de l’énormité des engagements des banques centrales, Fed comme BCE, c’est bien qu’elles sont prêtes à acheter n’importe quoi pour que la musique continue !

    Dans ces conditions, le couple risque-rentabilité qui dirigeait les allocations d’actifs raisonnées n’est plus de saison. La sélection des titres est un exercice vain. Tout simplement parce que la partie « risque » s’est évanouie, ou que l’action des banques centrales fait qu’il est impossible de l’évaluer. Il n’y a plus de prix pour le risque, ce qui interroge au passage sur le nouveau tour du capitalisme et le sens du mot « entrepreneur ». La logique est : qui va bénéficier des actions de la FED et du Congrès, de la BCE et des décisions du Conseil et de l’Eurogroupe ?

    La richesse ne vient plus du travail

    Au moment d’entrer en territoire inconnu, que conclure ? D’abord, essayer de comprendre les règles du « new normal ». Les règles ne sont pas les mêmes, ce qui ne signifie qu’il n’y a pas de règles ; elles sont nouvelles, c’est tout. Ensuite, s’efforcer de prévoir l’évolution dans le temps de ces règles et de leurs impacts, leur nouveauté même pouvant réserver toutes les surprises. Enfin, reconnaître l’intérêt de la France, et faire en sorte que la France sorte gagnante d’un jeu qui fera des gagnants et des perdants.

    Sauver l’effet richesse, c’est la nouvelle règle du chef d’orchestre. La richesse dans les pays riches ne vient plus du travail, mais de la détention ou de l’attraction du capital (cas exemplaire des start-up qui ne sont riches ni de produits, ni de clients, ni de chiffre d’affaires, mais du capital qu’elles lèvent sans limites, et qu’elles consomment également sans limites ; voir Uber, Tesla, etc. !) Et voilà comment des compagnies aériennes américaines qui ont racheté pour 45 milliards de leurs propres actions (soit 96 % de leur cash flow disponible) pour enrichir leurs actionnaires demandent… 54 milliards d’aides au gouvernement pour ne pas faire faillite (Boeing a suivi la même politique, consacrant la totalité de son cash flow disponible en dix ans au rachat de ses propres actions et demande également le sauvetage par l’argent public) !

    Le compromis entre le capital et le travail a été rompu dans les années 1990 pour être remplacé par un compromis entre les détenteurs du capital et les banques centrales ; il ne s’agit plus de partager des gains de productivité, il s’agit de s’enrichir sans fin ! Il ne s’agit plus de redouter une « stagnation séculaire » de la croissance dans les pays riches, il s’agit d’assurer l’enrichissement des plus riches par la création monétaire déversée sur les marchés d’actifs ! Ce ne sont plus les plus vulnérables qui sont protégés, ce sont les plus riches qui peuvent se servir. Il est permis d’espérer, mais ce n’est pas demain que le monde du travail retrouvera les leviers qui lui avaient permis de négocier le partage des gains de productivité qu’assurait l’industrie — d’ailleurs, il n’y a plus chez nous ni industrie ni gains de productivité ! Pour s’en convaincre, et contrairement à tout ce que suggèrent la situation actuelle et la célébration méritée du courage des soignants, des gendarmes et des policiers, des caissières et des livreurs, il suffit de regarder où va l’argent émis par les banques centrales ; les marchés ont l’argent, les soignants ont l’ovation de 20 heures aux fenêtres chaque soir ! Paradoxalement, la pandémie marque un nouveau bond en avant du capitalisme libéral. Certains peuvent rêver que ce soit le dernier.

    L’Europe laissée de côté pour le véritable affrontement

    Éviter la confrontation au réel et ruiner l’adversaire, c’est le jeu du moment. Un jeu impitoyable dans la confrontation des faibles aux forts. La Chine est annoncée grande gagnante de l’épreuve actuelle. Attendons. Il serait paradoxal que le pays d’où est parti la pandémie, qui l’a probablement aggravé par sa politique de censure des informations critiques, ou simplement des mauvaises nouvelles, et par le retard mis à en reconnaître le caractère expansif et non maîtrisé, en tire un bénéfice géopolitique et financier, mais nous sommes installés en plein paradoxe (le fait qu’une chose et son contraire puissent être affirmés en même temps est caractéristique de la situation présente, c’est-à-dire du chaos cognitif et de la confusion mentale) ! Attendons pour en juger de voir quels engagements en faveur de la relocalisation massive de nos productions stratégiques seront effectivement tenus.

    Tout indique que les États-Unis se détournent de l’Europe pour engager la confrontation avec le pays qu’ils jugent leur premier adversaire du XXIè siècle, une confrontation dont tout indique qu’elle mobilisera la gamme entière des stratégies non conventionnelles et des armes non militaires, les moyens de paiement, les systèmes d’information et les attaques biologiques constituant quelques-uns des moyens d’un arsenal varié. Bitcoin, 5G, biotech — nous n’avons encore rien vu des ressources que la monnaie et la finance de marché peuvent mobiliser pour appauvrir l’ennemi, pour diviser l’ennemi, pour obliger l’ennemi à composer.

    Plus besoin des canonnières du commodore Perry pour obliger un pays à s’ouvrir et à se plier ! Au choix, on considérera les milliers de milliards de dollars mis sur la table par la FED depuis ces dernières années comme une arme de destruction massive pour les détenteurs de papier libellé en dollar, ou pour le système financier occidental lui-même… les paris sont ouverts ! Et on sera attentif au projet attribué au macronisme de confier la gestion des réserves d’or de la France à une banque américaine ; après le pillage d’Alstom, le pillage de la Banque de France ? Pendant la pandémie, le hold-up continue !

    Protéger le patrimoine national et l’activité nationale devient une priorité pour chaque État. C’est la priorité de la France. La sécurité monétaire, la sécurité économique et patrimoniale, s’imposent au premier rang des enjeux de sécurité globale. Derrière les soubresauts boursiers, les risques de prise de contrôle de tel ou tel fleuron technologique ou industriel sont multipliés. Derrière la suppression de la monnaie papier, les enjeux de contrôle, de détournement, et de vol, sont gigantesques. Derrière la naïveté avec laquelle les administrations européennes prétendent se moderniser en substituant au papier et au guichet l’Internet obligé se cache mal l’exploitant américain ou chinois et un retour au temps des colonies, quand quelques compagnies privées, aventureuses et pirates, se partageaient des continents.

    Et qu’en sera-t-il si le traçage individuel grâce aux données collectées à partir des téléphones portables se justifie par des motifs sanitaires pour devenir la règle imposée à toute la population, au bénéfice des prestataires qui s’en félicitent déjà ? La pandémie n’arrête pas les (bonnes) affaires d’Atos et de ses concurrents (écouter à ce sujet sur RTL l’étonnant discours du commissaire européen Thierry Breton, ex-PDG d’Atos, ouvrant sereinement la voie au contrôle numérique de la population européenne !) Derrière l’échappée belle de toutes les règles budgétaires de rigueur imposées par l’Union, s’annonce une course qui fera des gagnants et des perdants.

    La France doit saisir dans la pandémie une bonne occasion de rompre avec les contraintes que l’Union européenne impose aux choix nationaux, à la protection du marché national, à la préférence pour les entreprises nationales. La France doit utiliser au maximum les facilités qui sont offertes par la BCE, par un mécanisme européen de solidarité (MES) débarrassé de toute conditionnalité, par le fonds européen de relance annoncé.

    Elle doit le faire au profit des entreprises françaises, des projets français, de l’indépendance de la France – et sauver les entreprises familiales du commerce et de la restauration, contre les ambitions prédatrices des chaînes mondiales de « malbouffe ». Elle doit mobiliser toutes les capacités que l’Union européenne peut offrir dans son propre intérêt, comme l’Allemagne, comme les Pays-Bas, comme les autres Nations le font. Et elle doit plus encore considérer les marchés financiers pour ce qu’ils sont, un outil à la disposition de qui choisit de s’en servir. Voilà qui n’invalide pas le rôle des marchés, mais qui le transforme.

    Tout simplement parce que nous sortons du monde du bon père de famille qui savait que rembourser des dettes enrichies. Dans le nouveau monde, non seulement les dettes ne seront jamais remboursées, mais celui qui s’enrichit est celui qui peut émettre le plus de dettes. Dans le nouveau monde, ce ne sont plus des créanciers exigeants et sourcilleux qui achètent la dette, ce sont des banques centrales d’autant plus accommodantes qu’elles jouent elles-mêmes leur survie — au cours des dernières semaines, la nouvelle Présidente de la BCE, Christine Lagarde, l’a bien compris !

    Et l’impensable arrive. La France de 2020 doit savoir s’enrichir de sa dette et mobiliser sans freins la dépense publique, si elle sait l’employer à relocaliser son industrie, à relancer une politique territoriale qui commence par le soutien au secteur de l’hôtellerie, de la restauration familiale et du petit commerce, à relancer de grands projets (le second porte-avion, le cloud français ?) et à réduire le coût du financement de son économie, l’exemple allemand étant sur ce sujet à méditer.

    Mieux vaut danser en cadence quand s’arrêter donne le vertige. Les colonnes du temple européen s’effondrent les unes après les autres, de Maastricht à Schengen, ce n’était que des colonnes en papier. Mais que l’entreprise privée, libre de sa stratégie, que les marchés concurrentiels où se forment les prix, que l’allocation des capitaux selon le rapport rendement-risque disparaissent par la magie complaisante des banques centrales, voilà qui mérite attention ; ce sont cette fois les bases du libéralisme qui sont mises à mal. Certains diront ; changeons de partition ! D’autres diront plus simplement ; tant que la musique joue, il faut continuer à danser, seuls ont tort ceux qui pensent d’en tirer en s’isolant dans leur coin. Mais la seule question qui compte est tout autre ; vaut-il mieux être celui qui joue dans l’orchestre, celui qui danse sur la piste, ou celui qui agite son mouchoir sur le quai en regardant partir le Titanic, tous pavillons flottant au vent ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 13 avril 2020)

     

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  • Pourrissement des élites : pour une analyse du cas français...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Denis Collin, cueilli sur le site La Sociale et consacré à la décomposition accélérée des élites françaises. Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Denis Collin est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la philosophie, à la morale et à la pensée politique, dont Introduction à la pensée de Marx (Seuil, 2018) et Après la gauche (Perspective libres, 2018).

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    Pourrissement des élites

    Pour une analyse du cas français

    Il n’y a pas de société sans élite. Ce cons­tat est désa­gréa­ble pour tous ceux qui, comme moi, tien­nent l’égalité pour une vertu fon­da­men­tale. Mais c’est un fait. Nous ne pou­vons guère nous passer de chefs capa­bles de pren­dre des bonnes déci­sions sans trop ter­gi­ver­ser, de pen­seurs qui voient un peu plus loin que le bout de leur nez. Aucun État ne peut se passer d’un corps de fonc­tion­nai­res com­pé­tents, intè­gres et connais­sant les lois et les tech­ni­ques de l’admi­nis­tra­tion. Qu’on le veuille ou non, toutes ces tâches ne peu­vent être exer­cées par tous. Pour deve­nir un bon méde­cin, il faut beau­coup de temps et de connais­san­ces et per­sonne ne peut s’impro­vi­ser méde­cin.

    Le pro­blème est bien connu : com­ment conci­lier l’idéal démo­cra­ti­que avec la néces­sité que les élites gou­ver­nent de fait. Il doit demeu­rer un libre jeu, conflic­tuel, entre le peuple et les grands, pour parler comme Machiavel. Les lois fon­da­men­ta­les doi­vent être adop­tées par le peuple tout entier et les élites doi­vent être élues par le peuple et doi­vent lui rendre des comp­tes. La répu­bli­que idéale n’a pas d’autres prin­ci­pes. Le pro­blème tient à ce que dans une société divi­sée en clas­ses socia­les aux inté­rêts diver­gents et même anta­go­nis­tes, les élites sont sélec­tion­nées par leur com­pé­tence, mais aussi et sur­tout par leur ori­gine sociale. Ceux d’en haut finis­sent en haut ! Vilfredo Pareto a consa­cré un tra­vail monu­men­tal à cette ques­tion en mon­trant les dif­fi­cultés de la sélec­tion des élites et la néces­sité de la cir­cu­la­tion des élites.

    Si nous reve­nons main­te­nant à la situa­tion fran­çaise, il faut faire un cons­tat ter­ri­ble : celui de la décom­po­si­tion accé­lé­rée des élites. En rajeu­nis­sant le per­son­nel poli­ti­que et en contri­buant à l’éjection d’une bonne partie de la vieille classe poli­ti­que, le macro­nisme a mis en lumière l’extra­or­di­naire effon­dre­ment du niveau intel­lec­tuel des élites ins­trui­tes dans notre pays. La bêtise crasse, la vul­ga­rité, l’absence de tout sens moral et l’incom­pé­tence acca­blante domi­nent ces nou­vel­les élites, cette classe des « cré­tins éduqués » si bien carac­té­ri­sée par Emmanuel Todd. Chaque jour, pres­que chaque heure, un des per­son­na­ges haut placés du gou­ver­ne­ment pro­fère quel­que énormité qui va ali­men­ter les réseaux sociaux. La porte-parole du gou­ver­ne­ment, Sibeth Ndiaye excelle dans ce domaine, mais elle s’est tout sim­ple­ment mise dans les pas de son « Jupiter » dont les peti­tes phra­ses sur les gens qui ne sont rien, les chô­meurs qui n’ont qu’à tra­ver­ser la rue, etc. ont donné le ton géné­ral. Lallement et Castaner, Aurore Bergé et Amélie de Montchalin, Élisabeth Borne qui les a dépas­sées (les bornes) en niant la néces­sité pour les éboueurs d’avoir des mas­ques, cette dépu­tée LREM, méde­cin de son état, qui affirme que gou­ver­ne­ment a volon­tai­re­ment menti sur les mas­ques pour mieux obli­ger les Français à se laver les mains : la gale­rie des mons­tres n’en finit pas.

    Transformations sociales du mode de production capitaliste

    Il serait absurde de penser qu’un hasard malen­contreux a permis à cette assem­blée de pren­dre le pou­voir. Contrairement à l’idée que 99 % des citoyens s’oppo­se­raient à 1 % de salo­pards, il faut admet­tre que la stra­ti­fi­ca­tion sociale, les modes de for­ma­tion et l’évolution tech­no­lo­gi­que ont pro­duit ces gens.

    La France, c’est bien connu main­te­nant et nous le véri­fions cruel­le­ment ces jours-ci, est un pays lar­ge­ment désin­dus­tria­lisé — à la dif­fé­rence de nos voi­sins alle­mands et ita­liens (on oublie que la deuxième puis­sance indus­trielle de l’UE n’est pas la France, mais l’Italie). La désin­dus­tria­li­sa­tion affai­blit le poids des élites scien­ti­fi­ques et tech­ni­ques. À l’époque des Trente Glorieuses, l’appa­reil d’État était dominé par les « grands corps » issus des pres­ti­gieu­ses écoles d’ingé­nieurs (Polytechnique, Mines, Ponts et Chaussées). Ces gens n’étaient for­cé­ment des modè­les d’huma­nisme ni d’huma­nité, mais au moins on peut pré­su­mer qu’ils savaient de quoi ils par­laient. En outre, leur exis­tence sociale dépen­dait de l’exis­tence d’une indus­trie forte et de la péren­nité des orien­ta­tions stra­té­gi­ques de l’État. L’orien­ta­tion vers les ser­vi­ces et le com­merce au détri­ment de l’indus­trie date de Giscard d’Estaing, grand euro­péiste. Elle sera pour­sui­vie par Mitterrand, en dépit de vel­léi­tés contrai­res entre 1981 et 1983 et par tous les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs depuis. Macron n’est que l’abou­tis­se­ment d’un héri­tage par­ti­cu­liè­re­ment lourd.

    La délo­ca­li­sa­tion mas­sive de la pro­duc­tion vers les pays à bas coûts de main-d’œuvre se pro­jette dans l’ensem­ble du corps social. Les ouvriers et les tech­ni­ciens de l’indus­trie ont vu leurs effec­tifs fondre. Des pans entiers de l’indus­trie (tex­tile, sidé­rur­gie, électroménager) ont qua­si­ment dis­paru. Les auto­mo­bi­les « fran­çai­ses sont mas­si­ve­ment fabri­quées en dehors de nos fron­tiè­res, notam­ment pour les peti­tes cita­di­nes et gammes moyen­nes sur les­quel­les la marge de profit est plus faible quand elles res­tent fabri­quées en France. Est appa­rue une nou­velle classe moyenne supé­rieure de mana­gers, com­mer­ciaux, com­mu­ni­cants, DRH, etc. dont les com­pé­ten­ces tech­ni­ques et scien­ti­fi­ques sont net­te­ment moin­dres, mais dont l’arro­gance sur­passe bien vite les pires des anciens élèves de l’X. Cette classe moyenne supé­rieure mène une vie aisée. Ses enfants trus­tent les bonnes écoles. Elle parle sys­té­ma­ti­que­ment une langue qui mélange des restes de fran­çais avec le glo­bish. Elle com­porte plu­sieurs mil­lions d’indi­vi­dus. Certains sont direc­te­ment des pro­fi­teurs de ce nou­veau sys­tème et beau­coup d’autres sont seu­le­ment des aspi­rants, mais qui veu­lent y croire parce qu’ils pen­sent qu’ils le valent bien. Cette classe supé­rieure (entre la moyenne supé­rieure et la vrai­ment supé­rieure) est géné­ra­le­ment “pro­gres­siste” : elle aime le “high tech”, les voya­ges, la com­mu­ni­ca­tion et ne sou­haite pas trop s’encom­brer de res­tric­tions. Elle est aussi sou­vent sym­pa­thi­sante de la cause ani­male, et elle est favo­ra­ble au mul­ti­cultu­ra­lisme avec d’autant plus de fer­veur qu’elle vit dans ses pro­pres quar­tiers, notam­ment les cen­tres-villes “gen­tri­fiés”. Point commun : la haine des “gilets jaunes”, ces ploucs qui fument et rou­lent au gazole, comme l’avait dit un cer­tain ancien minis­tre, le sieur Benjamin Grivaux, dis­paru pré­ma­tu­ré­ment de la scène poli­ti­que pour avoir voulu faire concur­rence à Rocco Siffredi…

    Des socio­lo­gues comme Christophe Guilluy ou des poli­to­lo­gues comme Jérôme Sainte-Marie ont com­mencé d’ana­ly­ser ces trans­for­ma­tions socia­les, mais c’est un tra­vail qu’il fau­drait pour­sui­vre afin d’en com­pren­dre toutes les impli­ca­tions.

    L’éducation nouvelle et la fin de la culture générale

    La culture géné­rale a tou­jours eu pour fina­lité la for­ma­tion intel­lec­tuelle des clas­ses domi­nan­tes. De Gaulle le disait clai­re­ment : “La véri­ta­ble école du com­man­de­ment est la culture géné­rale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exer­cer avec ordre, de dis­cer­ner dans les choses l’essen­tiel de l’acces­soire (…) de s’élever à ce degré où les ensem­bles appa­rais­sent sans pré­ju­dice des nuan­ces. Pas un illus­tre capi­taine qui n’eût le goût et le sen­ti­ment du patri­moine et de l’esprit humain. Au fond des vic­toi­res d’Alexandre, on retrouve tou­jours Aristote.” Tout est dit ! C’est pour cette raison que le mou­ve­ment ouvrier tra­di­tion­nel a tou­jours reven­di­qué pour les pro­lé­tai­res l’accès à cette “école du com­man­de­ment”. Dans les écoles de for­ma­tion des partis “marxis­tes” on fai­sait lire Marx et Engels, mais aussi Balzac et Hugo. On y véné­rait l’his­toire autant que la poésie.

    À partir du moment où le gou­ver­ne­ment cède la place à la gou­ver­nance, où la com­mu­ni­ca­tion enva­hit tout le champ public autant que privé — ce qui com­mence au début du XXe siècle — la culture géné­rale authen­ti­que n’est plus d’aucune uti­lité. Symbolique : la sup­pres­sion de l’épreuve de culture géné­rale à l’entrée de Sciences Po Paris — une école “pres­ti­gieuse” qui depuis long­temps n’était le plus sou­vent que “science pipeau”. La poli­ti­que n’a plus besoin de culture, comme la direc­tion de l’indus­trie n’a plus besoin d’ingé­nieurs. Une classe diri­geante culti­vée peut être aussi cruelle et cyni­que qu’une classe diri­geante inculte — si la culture avait un rap­port quel­conque avec le bien, on le sau­rait. Mais une classe diri­geante inculte n’a aucun sens des pers­pec­ti­ves d’avenir, y com­pris de son propre avenir. L’ensei­gne­ment des vertus ayant com­plè­te­ment dis­paru, il ne peut plus en émerger quel­que grand homme, quel­que vision­naire.

    Toutes les “réfor­mes” de l’école depuis 1968 ont eu comme prin­ci­pale fina­lité l’abais­se­ment du contenu des dis­ci­pli­nes ensei­gnées, entraî­nant l’indif­fé­rence crois­sante à l’idée de vérité objec­tive. Tout bon com­mu­ni­cant le sait : la vérité n’existe pas, elle n’est que ce que l’on par­vient à faire croire. La péda­go­gie n’est rien d’autre qu’une tech­ni­que de per­sua­sion. L’idée n’est pas neuve. Elle est propre au sys­tème tota­li­taire, ainsi que l’a bien montré Hannah Arendt — on peut lire avec profit son livre sur Du men­songe à la vio­lence. La fin de la culture géné­rale impli­que également la fin du rap­port au passé. Ce qui est ins­crit d’une manière ou d’une autre dans l’idéo­lo­gie du “pro­gres­sisme” s’impose avec d’autant plus de per­fi­die qu’on mul­ti­plie les com­mé­mo­ra­tions qui n’ont pas d’autre fin que de réé­crire le passé, comme le fait Winston dans 1984.

    L’élite gou­ver­nante réunie der­rière la figure de Macron — on a main­tes fois raconté com­ment Macron a été choisi par l’élite tant étatique (ins­pec­tion des finan­ces) que capi­ta­liste — est à la fois inculte (il suffit d’avoir entendu Macron essayer de s’élever spi­ri­tuel­le­ment pour com­pren­dre pour­quoi il n’a pas passé l’agré­ga­tion de phi­lo­so­phie) et douée pour le bara­tin. Ils font tous imman­qua­ble­ment penser à un ven­deur de voi­tu­res d’occa­sion, ce qui est un peu injuste pour les ven­deurs de voi­tu­res d’occa­sion. Dans l’atti­tude de ces gens dans la crise du coro­na­vi­rus il y a une part d’affo­le­ment devant une situa­tion qui les dépasse, parce qu’il faut faire autre chose que de la com­mu­ni­ca­tion et que les manuels de réso­lu­tion de pro­blè­mes n’indi­quent pas la pro­cé­dure à suivre.

    Ce qui atteint les clas­ses domi­nan­tes rejaillit sur les clas­ses domi­nées. On le sait depuis long­temps, ce sont sou­vent les intel­lec­tuels issus des clas­ses domi­nan­tes qui ont apporté leurs armes aux domi­nés. Marx et Engels n’étaient pas des gros pro­duc­teurs de plus-value ! Au lieu de ces mou­ve­ments des clas­ses domi­nan­tes vers les clas­ses popu­lai­res, nous avons aujourd’hui une “rébel­lion” orga­ni­sée, patron­née, finan­cée par les grands capi­ta­lis­tes qui y voient une oppor­tu­nité com­mer­ciale autant qu’une idéo­lo­gie par­fai­te­ment adé­quate à leur monde, les mou­ve­ments “anti-dis­cri­mi­na­tion” de tous les cin­glés de la Terre, fémi­niste 2.0, LGBTQ+++, déco­lo­niaux de tous poils et amis des isla­mis­tes qui trus­tent les postes à l’Université, orga­ni­sent les col­lo­ques les plus déments sur fonds publics et orga­ni­sent la chasse aux sor­ciè­res contre ceux qui gar­dent un peu de bon sens.

    La destruction du sens moral

    Ce qui a dis­paru, ainsi que l’a très bien montré Diego Fusaro, c’est la “cons­cience mal­heu­reuse”, c’est-à-dire l’exis­tence au sein de la classe domi­nante de la cons­cience de la contra­dic­tion entre les idéaux intel­lec­tuels et moraux au nom des­quels elle a ins­tauré sa domi­na­tion (liberté, égalité, fra­ter­nité) et la réa­lité de cette domi­na­tion. Tous ces res­sorts de la vie sociale qui expri­ment la “force de la morale” [1] ont été pro­gres­si­ve­ment sup­pri­més. Entre un mora­lisme puri­tain et anxio­gène et la des­truc­tion du “Surmoi” (au sens freu­dien), on aurait dû trou­ver une juste mesure. La cri­ti­que du mora­lisme s’est trans­for­mée en cri­ti­que de la morale et en apo­lo­gie du “style décom­plexé”. Sarkozy avait fait l’éloge de la “droite décom­plexée”. Que veut dire “être décom­plexé” ? C’est assez simple : mentir sans même avoir honte quand on se fait pren­dre la main dans le sac, n’avoir aucune com­pas­sion réelle pour les plus fai­bles, sauf, si c’est utile de mani­fes­ter une com­pas­sion feinte qui n’entraîne aucune action, mépri­ser ceux qui se trou­vent plus bas dans l’échelle sociale (les fameu­ses “gens qui ne sont rien”), et plus géné­ra­le­ment refu­ser toute contrainte d’ordre moral et consi­dé­rer que la réus­site en termes d’argent est le seul cri­tère qui vaille. Dans un tel monde, la cor­rup­tion et les passe-droits sont nor­maux. Un Benalla est pro­tégé et peut faire ce qu’il veut. Les titu­lai­res de fonc­tions poli­ti­ques se consi­dè­rent comme les pro­prié­tai­res des lieux qu’ils occu­pent — voir le couple Macron à l’Élysée. Cette pour­ri­ture se pro­page de haut en bas — la sou­mis­sion totale ou pres­que de la magis­tra­ture au pou­voir exé­cu­tif en est un exem­ple. “Le pois­son pour­rit par la tête” dit un pro­verbe.

    Certes, rien de tout cela n’est vrai­ment neuf. Les scan­da­les émaillent la vie de toutes les répu­bli­ques. Mais ce qui est nou­veau, c’est qu’il n’y a même plus de scan­dale. L’immo­ra­lisme a pignon sur rue et ceux qui invo­quent la morale ne sont plus craints, mais trai­tés comme des niais incu­ra­bles, reli­quats du “monde d’avant”. On a léga­lisé l’eutha­na­sie obli­ga­toire pen­dant cette crise sani­taire sans qu’il y ait le moin­dre débat et sans qu’on entende la moin­dre pro­tes­ta­tion. La vie humaine a un coût, n’est-ce pas. Et si cela passe aussi faci­le­ment, c’est que les esprits sont pré­pa­rés depuis long­temps, parce que, depuis long­temps, règne le “tout est pos­si­ble” — un slogan dont Hannah Arendt avait montré qu’il est un des slo­gans du sys­tème tota­li­taire.

    Tous les pays d’Europe ne sont pas également atteints par ce mal qui décom­pose les élites fran­çai­ses. Le contrôle de la morale publi­que reste assez fort dans les pays pro­tes­tants d’Europe du Nord. Plus géné­ra­le­ment, le par­le­men­ta­risme aide à réfré­ner les déli­res des puis­sants, y com­pris dans un pays où la cor­rup­tion est endé­mi­que comme l’Italie. La France qui se pensa jadis comme le phare intel­lec­tuel et poli­ti­que de l’Europe, est aujourd’hui dans la pire des situa­tions. “Ma France”, celle de Jean Ferrat peine à sur­vi­vre sous le tas de fumier de la caste. Pourtant, il reste un peu d’opti­misme. Emmanuel Todd dit les choses à sa manière : les clas­ses supé­rieu­res ont bloqué l’ascen­seur social, donc les meilleurs éléments des clas­ses popu­lai­res res­tent “en bas” et donc logi­que­ment la bêtise se concen­tre en haut ! Voilà où est l’espoir.

    Denis Collin (La Sociale, 5 avril 2020)

     

    Note :

    [1] Voir La force de la morale par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, à paraître à l’automne 2020 aux éditions « Rouge et Noir ».

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