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  • L’étrange victoire de l’Occident...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gilles Carasso, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à l'étrange victoire de l'Occident, qui survit à son déclin et maintient sa domination universelle.

    Gilles Carasso a été directeur des Instituts français de Pologne et de Géorgie.

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    L’étrange victoire de l’Occident

    Depuis la chute de l’URSS, les pays de l’ancien « bloc de l’Est » ont perdu 10 à 25 % de leur population. Du fait d’une baisse de la fécondité semblable à celle de l’Europe et de l’Asie de l’Est, mais surtout du fait de l’émigration vers l’Europe de l’Ouest, l’Amérique et, marginalement, Israël. La population la plus jeune, la plus instruite est partie ou aspire à partir, ôtant à ces pays – Pologne exceptée – leurs chances de développement économique. L’exception polonaise est aussi religieuse : c’est le seul grand État anciennement soviétisé qui n’appartient pas au monde orthodoxe.

    En Russie, la fascination de l’Occident n’est pas moindre qu’ailleurs. L’URSS est tombée pour n’avoir jamais été capable de fabriquer des jeans seyants. Ou, pour le dire d’une façon plus académique : de la collision inéluctable entre les aspirations au bonheur individuel venues de l’Occident, dont le marxisme était un des rejetons, et ses structures collectivistes – communautaires dans l’anthropologie d’Emmanuel Todd. La tentative du Kremlin de les remplacer par l’idéologie des « valeurs traditionnelles » est tout aussi vouée à l’échec. Le départ de McDonald’s n’a pas freiné l’appétit des Moscovites pour les hamburgers, les séries télévisées russes sont calquées sur le modèle des séries américaines et la classe moyenne russe, dès qu’elle en a les moyens, passe ses vacances en Occident.

    L’adhésion de l’Europe orientale à l’UE et à l’OTAN, ou le désir d’y adhérer qui se manifeste en Ukraine, en Géorgie, en Moldavie, relève du même mouvement occidentogyre. C’est la transposition à l’échelle des nations du désir des individus de passer à l’Ouest.

    Pourquoi l’Occident ?

    Cet Occident, tant fantasmé à l’Est comme au Sud, est riche et il est en déclin démographique. D’autre part, l’aviation a aboli les distances. Donc explication physique simple : l’équilibre des niveaux. Mais les gens ne sont pas des atomes de liquide, ils existent dans et par des cultures. L’émigration est un déracinement, rêve et souffrance. Pour que le rêve l’emporte sur la souffrance, il faut que la culture de départ ait cessé de fournir les « nourritures de l’âme » indispensables à la vie. Il faut aussi que le rêve ne soit pas seulement de biens matériels, mais d’une façon de se vivre dans le monde. Les ghettos de nouveaux arrivants sont des sas de décompression.

    Oswald Spengler juge la chose tout à fait impossible : on naît et on meurt dans sa « religion », c’est-à-dire la façon de se lier au macrocosme qu’on a acquise en naissant dans une famille et dans un pays, quelles que soient les apparences d’intégration. L’immigration musulmane en France, qui revient à la seconde ou troisième génération à l’islam intégral (c’est-à-dire sans les fadaises d’un islam laïque) semble lui donner raison même si le soi-disant fondamentalisme musulman est largement une réinvention1.

    L’Europe de l’est semble aussi témoigner de l’imperméabilité des cultures par son absence d’acclimatation du capitalisme – hors la Pologne catholique, il n’y a pas de « start-up nation » dans le monde orthodoxe –, et par ses laborieuses tentatives d’imitation, ou ses simulacres d’adoption, de la démocratie2.

    Mais à l’inverse, si l’on considère son émigration, rien n’indique une conservation de la métaphysique orthodoxe en Occident. La première grande vague venue de l’empire russe au tournant du XIXe siècle ne fut pas orthodoxe mais juive. Or le déracinement des Juifs de Russie n’était que limité puisque l’empire tsariste avait largement échoué à les intégrer3. Leur fusion dans l’univers WASP a parfaitement réussi, ils ont même défini, à Hollywood, le canon esthétique et moral du « rêve américain »4. Spengler prédisait même, mais c’était avant la création de l’État d’Israël, la dissolution du judaïsme occidental dans le chaudron américain. Cela ne posait pas de problème à sa théorie puisque le vieux « consensus juif », aterritorial, était vulnérable face à la jeune et dynamique culture américaine. Seulement, le même phénomène s’observe aujourd’hui avec l’émigration orthodoxe.

    Le maître ouvrage de Spengler s’intitule Le déclin de l’Occident. Depuis sa parution il y a un siècle, les variations autour de ce thème ont été innombrables au point de lui donner les apparences d’une évidence5. Laquelle est corroborée par le suicide démographique de l’Europe et des surgeons occidentaux de l’Asie orientale. Il constitue la musique d’ambiance des grandes manœuvres géopolitiques de la Russie : le soleil se lève une nouvelle fois à l’est, enfin au sud-est : les BRICS vont bientôt pulvériser le dollar et les missiles hypersoniques, les porte-avions nucléaires américains.

    Alors pourquoi le monde entier se précipite-t-il vers cet Occident agonisant6 ?

    Le leadership scientifique

    Une première réponse est que sa puissance économique, scientifique, militaire, quoiqu’en déclin relatif, est encore prépondérante. Elle vaut pour l’étudiant géorgien ou ivoirien, pour le chômeur africain comme pour le polytechnicien français : la puissance d’attraction. La réalité, c’est l’extraordinaire solidité des Etats-Unis, même si le pacte de Bretton Woods, qui, en 1945, a défini les termes de son imperium, touche à sa fin7.

    Mais il faut avoir une idée bien étriquée de la pyramide de Maslow, ou un marxisme vintage, pour s’imaginer que la richesse est le motif principal de l’émigration. Ce qui pousse à s’arracher à la patrie, c’est d’abord le sentiment qu’il n’y en a pas ou plus, de patrie. Le départ en masse signe la mort des cultures. Il n’est nul besoin d’appeler à l’expiation des crimes de la colonisation, nous expions déjà, par l’arrivée en masse en Europe de la jeunesse africaine, l’agression que l’Europe a infligée aux cultures du continent africain. Et ce qui apparaît comme l’hispanisation progressive des Etats-Unis peut aussi bien être vu comme la revanche des cultures précolombiennes anéanties. En Russie, les idéologues du panslavisme incriminent les réformes commencées sous Pierre le Grand, qui, en administrant par la violence une européanisation forcée, ont empêché ou retardé le mûrissement d’une synthèse culturelle proprement russe8.

    C’est ensuite le sentiment de savoir où l’on va. Les migrants ne partent pas en explorateurs de mondes nouveaux, ils comprennent, fût-ce à leur façon, les « numina » de l’Occident. Cela signifie, comme l’a rappelé Modeste Schwartz, que, contrairement à un préjugé courant, la colonisation a réussi9. Elle a tellement réussi qu’elle a imposé avec succès le mantra occidental du salut individuel et de l’infini des possibles. Non parce que celui-ci aurait plus de séduction que les autres. Il n’y a que les Occidentaux pour s’imaginer que l’individualisme et toutes ses déclinaisons sont doués d’un charme irrépressible. Mais parce que ce système de croyances – l’ontologie naturaliste pour Philippe Descola10, ou l’élan faustien pour Spengler –, se connecte de telle façon, sous le nom de science, avec le savoir-faire technique, qu’il guérit des malades, fait voler les avions, écrase par la puissance de ses armes. Le vrai ne se décide plus par la conformité à un régime de vérité : c’est vrai parce que ça marche.

    Métaphysique de l’Occident

    La technoscience est un sujet qui a été abondamment traité. Je n’ai cependant pas le sentiment qu’ait été résolue l’énigme fondamentale : comment un cheminement métaphysique, enclenché dans les monastères de l’Occident en même temps que la rationalisation du travail11, a-t-il abouti à un système de connaissance dont la vérité se prouve par son efficacité ? Ou encore : comment le travail, c’est-à-dire la technique et l’économie, a-t-il réussi à mettre en forme, dite scientifique, le mythe faustien de l’infini de façon à accroître son efficacité sur la matière inerte ou vivante, sans autre limites que celles, physiques, de la planète ?

    La victoire universelle de la technoscience n’empêche pas de constater le déclin de l’Occident, mais elle interdit d’envisager son effacement. Simplement, l’Occident a commencé à déplacer ses centres de pouvoir ou, pour reprendre le terme de Schwartz : à se pigmenter12. Le discours du multilatéralisme cache mal sa similitude avec celui de l’Occident actuel. Il suffit de comparer la déclaration du sommet des BRICS avec le discours onusien du développement durable pour constater leur parfaite identité13.

    Le déclin de l’Occident traditionnel est aujourd’hui observable à l’œil nu : catastrophe démographique, dévastation insupportable de la nature par le capitalisme, affaiblissement relatif de la puissance, déréliction idéologique du wokisme. Niall Ferguson a brillamment décrit comment l’Occident avait étendu sa domination sur le monde14. Il reste à expliquer pourquoi, contre les principes de la morphologie spenglérienne, l’emprise de sa métaphysique, sous ses avatars scientifiques et économiques, survit à son déclin et maintient sa domination universelle.

     

    Notes :

    1. Cf. Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil 2008 ; Yves Lepesqueur, Pourquoi les Libanaises sont séduisantes, L’Harmattan 2022.

    2. Cf. Ivan Krastev et Stephen Holmes, Le moment illibéral. Trump, Poutine, Xi Ping : Pourquoi l’Occident a perdu la paix, Fayard 2019.

    3. Cf. Alexandre Soljenitsyne, Deux siècles ensemble, Fayard 2012.

    4. Cf. Neal Gabler, Le royaume de leurs rêves. La saga des juifs qui ont fondé Hollywood, Calmann-Lévy 2005.

    5. Deux exemples récents : Douglas Murray, L’étrange suicide de l’Europe ; Immigration, Identité, Islam, L’artilleur 2018. Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard 2024.

    6. Cf Modeste Schwarz, Fin d’occident ou faim d’occident ? https://modesteschwartz.substack.com/p/fin-doccident-ou-faim-doccident?r=10v1d0.

    7. Sur les données fondamentales de la puissance américaine et le pacte de Bretton Woods, voir Peter Zeihan, The Accidental Superpower: The Next Generation of American Preeminence and the Coming Global Disaster, Twelve 2016. Sur la fin de la mondialisation : Peter Zeihan, The end of the world is just the beginning: mapping the collapse of Globalization, Harper Business, 2022.

    8. Cf. Modeste Schwartz, Une spécialité russe : la russophobie. https://modesteschwartz.substack.com/p/une-specialite-russe-la-russophobie.

    9. Cf Modeste Schwartz, Dépasser Spengler. https://modesteschwartz.substack.com/p/depasser-spengler?r=10v1d0.

    10. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard 2005.

    11. Cf. Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine, Une généalogie de l’entreprise, Fayard, 2017.

    12. Sur la notion d’Occident pigmenté et le multilatéralisme, cf. Modeste Schwartz, L’après-Kovid, Écrits de 2022-23. Troisième partie : Kissinger et l’Occident pigmenté. https://substack.com/@modesteschwartz/p-141102176.

    13. Cf. Edward Slavsquat, Would you like to know what BRICS just declared? https://edwardslavsquat.substack.com/p/would-you-like-know-what-brics-just.

    14. Niall Ferguson, Civilisations. L’occident et le reste du monde, Saint-Simon, 2014.

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  • Héros d'Europe...

    Les éditions Hétairie viennent de publier Héros d'Europe, un livre pour la jeunesse écrit par Audrey Stéphanie et illustré par Louise Bernard.

    Audrey Stéphanie est déjà l’auteur de Les audacieuses, héroïnes d’hier pour jeunes filles d’aujourd’hui (L’Étoffe des héros, 2020).

     

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    " Rien, dans ce livre, n’est le fruit de l’imagination.
    Tout y est vrai. Parce que nous avons une chance immense : notre passé regorge d’éclats et de noblesse, d’actions et d’aventures de gloire et de beauté.

    Autant de héros qui, des antiques Thermopyles au Japon moderne, ne demandent qu’à renaître à travers leur évocation… car les valeurs qu’ils incarnent sont immortelles et peuvent éclairer nos chemins d’aujourd’hui.

    Tel est le dessein de ces modestes pages : leur rendre hommage et entretenir la flamme.
    Mais commençons par le début, et découvrons ensemble les formidables exploits qu’ils ont accomplis… "

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  • Endogamie sociale et endoctrinement idéologique, bases de la formation journalistique...

    A l’occasion de la parution de Formatage continu - Tour de France des 14 principales écoles de journalisme (OJIM/La Nouvelle Librairie), de Xavier Eman, la matinale de Frontières, animée par Jules Laurans et Louise Morice, recevait Claude Chollet, directeur de l’Observatoire du Journalisme, pour évoquer avec lui le système de formation et de cooptation des jeunes journalistes français qui explique l’extraordinaire consensus idéologique régnant dans les médias centraux.

     

                                                

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  • Tesson : Au nom du père, de l'art et de Notre-Dame...

    Le numéro 81 du mensuel conservateur L'Incorrect est en kiosque. On peut notamment découvrir à l'intérieur un dossier central consacré à un entretien avec Sylvain Tesson et sa sœur.

     

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    Au sommaire :

    L’ÉPOQUE
    La résurrection de Notre-Dame

    Cancel culture : cas d’école

    Reportage : bienvenue dans le tiers-monde

    DOSSIER
    Au nom du père, de l'art et de Notre-Dame

    MONDE
    Coup de rouge à la Maison-Blanche

    Ashley Rindsberg :Liberté sous X

    IDÉES
    Rémi Brague: la morale contre le moralisme Pierre-Henri

    Tavoillot : horizon commun

    Gauchet majuscule

    CULTURE
    Angles morts

    Romain Lucazeau : l’empire n’a jamais pris fin

    Bruno Lafourcade – Patrice Jean : tontons flingueurs

    Sally Rooney : reine de l’intime

    Patrick Eudeline : un dégoût sauvage

    Nosferatu : fin de règne pour un mythe

    LA FABRIQUE DU FABO
    Le béret est-il de droite?

    À mort les pulls de Noël !

    Terminus pour Denis Robert

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  • Aventuriers, pèlerins, puritains : les mythes fondateurs de l’Amérique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Agnès Delahaye à la revue Conflits à l'occasion de la publication de son livre Aventuriers, pèlerins, puritains - Les mythes fondateurs de l’Amérique aux éditions Passés composés.

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    Aventuriers, pèlerins, puritains : les mythes fondateurs de l’Amérique. Entretien avec Agnès Delahaye

    P. de R. : Pourriez-vous nous expliquer brièvement les trois grandes étapes de la colonisation anglaise que vous explorez dans votre ouvrage ?

    A. D. : Mon livre cherche à mettre en lumière une période clé de la colonisation anglaise qui reste souvent méconnue, en particulier du public français : les cinquante premières années de leur implantation en Amérique du Nord. Ces décennies sont fondatrices, car elles permettent de comprendre comment les Anglais ont élaboré des stratégies de colonisation qui allaient influencer leur empire pour des siècles.

    Cette histoire peut être découpée en trois grandes étapes. La première débute avec la compagnie de Virginie et la fondation de Jamestown en 1607. C’était un projet essentiellement commercial, marqué par des conditions de vie très dures, des erreurs stratégiques et une dépendance quasi totale à l’égard des autochtones pour leur survie. Sur les premiers colons, 80 % mourront dans les premières années. Ce n’est qu’avec la découverte et l’exploitation du tabac que la colonie commence à devenir rentable.

    La deuxième étape, en 1620, est celle des Pèlerins, qui s’installent dans la baie de Plymouth. Contrairement aux colons de Jamestown, les Pèlerins ont des aspirations communautaires et religieuses très fortes. Ils recherchent l’autonomie, à la fois politique et financière, et leur organisation repose sur des principes d’autogouvernance. C’est aussi la période où ils apprennent, souvent à tâtons, à interagir avec les populations autochtones et à tirer parti des ressources locales.

    Enfin, la troisième étape est celle de la compagnie de la baie du Massachusetts dans les années 1630. Ici, on observe une véritable évolution : les terres américaines ne sont plus seulement des territoires d’exploitation. Elles deviennent un capital à long terme, intégré à un projet entrepreneurial où les colons eux-mêmes sont actionnaires. Ce modèle d’autonomie financière et d’implantation durable incarne vraiment la spécificité de la colonisation anglaise.

    P. de R. : En quoi se distingue-t-il des autres formes de colonisation ?

    A. D. : La spécificité de la colonisation anglaise réside dans ce qu’on appelle les colonies de peuplement. Contrairement aux modèles espagnol ou français, qui étaient principalement orientés vers l’extraction des richesses locales, les Anglais ont misé sur l’installation de communautés entières, souvent organisées autour de familles. Ce modèle repose sur une transformation physique et sociale des territoires colonisés pour en faire des prolongements de leur société d’origine.

    Cette approche est unique et se reflète même dans le vocabulaire. Par exemple, le mot anglais settler n’a pas d’équivalent exact en français ou en espagnol, car cette notion d’implantation durable, souvent familiale, est propre au modèle britannique. On retrouve ce type de colonisation non seulement en Amérique du Nord, mais aussi en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Dans ces régions, les Anglais n’étaient pas simplement là pour exploiter des ressources : ils cherchaient à s’approprier les terres et à les transformer en un territoire qui serait véritablement le leur.

    P. de R. : Votre ouvrage semble aussi dépasser la lecture strictement religieuse de cette période.

    A. D. : L’histoire de la colonisation anglaise a effectivement souvent été abordée sous un prisme religieux, notamment en ce qui concerne la Nouvelle-Angleterre. On a beaucoup insisté sur la quête de liberté spirituelle des Pèlerins ou sur l’influence du radicalisme puritain. Si cet aspect est indéniable, il ne suffit pas à expliquer l’ensemble des dynamiques en jeu.

    Ce que j’ai voulu montrer, c’est que ces entreprises coloniales s’inscrivent dans un contexte de rivalité géopolitique beaucoup plus large. Les Anglais de l’époque étaient en compétition avec les Espagnols, les Français et les Hollandais, non seulement sur le plan militaire, mais aussi économique et politique. Par exemple, la colonisation anglaise ne visait pas seulement à établir des colonies : il s’agissait de démontrer leur supériorité technique, économique et culturelle face aux autres puissances européennes.

    Les écrits de John Smith, par exemple, sont révélateurs. Il n’était pas seulement un aventurier ou un explorateur. Ses travaux montrent qu’il avait une vision stratégique et théorique de la colonisation, dans laquelle la survie économique et l’organisation communautaire étaient centrales. Cette lecture économique et géopolitique de la colonisation anglaise me semblait essentielle à réintroduire dans le débat.

    P. de R. : Quels types de sources avez-vous utilisées pour mener ces recherches ?

    A. D. : J’ai eu la chance de travailler à partir de sources extrêmement variées, allant des journaux personnels aux correspondances officielles. Les œuvres complètes de John Smith, par exemple, sont une ressource essentielle. Elles permettent de comprendre non seulement son rôle dans les premières colonies, mais aussi sa vision à long terme de ce que pourrait être un empire britannique.

    Pour la Nouvelle-Angleterre, les écrits de William Bradford, comme Of Plymouth Plantation, et ceux de Edward Winslow, publiés à Londres dès l’implantation, sont également fondamentaux. Ce sont des récits très riches, car ils mêlent à la fois des éléments personnels, spirituels et pratiques sur la manière dont les colons se sont organisés.

    Enfin, j’ai exploré les collections de la British Library pour recenser et comprendre la littérature promotionnelle de la période. Ces documents, parfois peu étudiés, incluent des manuscrits et des rapports destinés aux investisseurs. Ils montrent à quel point la colonisation était aussi une entreprise financière, où il fallait convaincre des partenaires économiques tout en minimisant les risques apparents.

    P. de R. : Les motivations des colons variaient-elles beaucoup selon les périodes et les groupes ?

    A. D. : Oui, et c’est d’ailleurs ce qui rend cette période si fascinante. Les premières vagues de colons, comme à Jamestown, étaient composées d’hommes jeunes, souvent issus de milieux modestes, qui voyaient dans la colonisation une opportunité d’enrichissement rapide. Malheureusement, beaucoup d’entre eux sont morts en raison des mauvaises conditions de vie et de l’absence d’une stratégie d’installation adaptée.

    Les Pèlerins, en revanche, avaient des motivations très différentes. Ils fuyaient un environnement hostile en Europe, notamment les Pays-Bas, où ils avaient vécu pendant une dizaine d’années. Ils aspiraient à retrouver un mode de vie agricole et à préserver leurs traditions religieuses, qu’ils estimaient menacées. Leur installation à Plymouth était autant une quête de liberté qu’une tentative de recréer un idéal communautaire au service de l’empire.

    Avec la compagnie de la baie du Massachusetts, on voit encore une autre dynamique. Ces colons, souvent issus de la classe moyenne ou de la petite bourgeoisie anglaise, avaient une vision beaucoup plus pragmatique. Ils cherchaient à créer une société prospère et stable, où la propriété et le travail collectif étaient valorisés.

    P. de R.: C’est le cas par exemple de John Winthrop ?

    A. D.: Tout à fait. Issu de la petite noblesse terrienne, ou gentry, il appartenait à une classe intermédiaire, respectée mais économiquement fragile. Sa famille avait acquis son statut grâce à l’achat de terres confisquées à l’Église sous Henri VIII, mais ce patrimoine, bien que symboliquement important, ne suffisait pas à garantir leur prospérité à long terme. Il travaillait donc comme avocat et administrateur de biens, un rôle qui le confrontait constamment aux contraintes d’un système où la primogéniture – la transmission des biens au fils aîné – limitait les opportunités pour les autres membres de la famille. Ce système, profondément ancré dans la société anglaise, était pour lui une source de frustration, car il voyait ses fils cadets condamnés à des carrières subalternes.

    Un épisode marquant de sa vie fut l’échec de son fils cadet, Henry Winthrop, à la Barbade. Ce dernier, engagé dans une tentative risquée de cultiver du tabac à l’aide d’esclaves, avait non seulement échoué économiquement, mais aussi terni la réputation familiale en s’associant à des factions politiques locales perdantes. Ces déceptions personnelles se combinaient par ailleurs à une aspiration religieuse profonde. Winthrop était un puritain convaincu, persuadé que l’Église anglicane était corrompue et incapable de réformer ses pratiques. Il voyait dans la colonisation en Amérique l’opportunité de bâtir une société pieuse, fondée sur des principes divins et une vie communautaire harmonieuse. Ce choix, loin d’être une fuite, était le fruit d’un calcul stratégique et idéologique, dans lequel il voyait une chance unique de redéfinir son avenir et celui de sa famille.

    P. de R. : Vous avez mentionné les récits fondateurs. Comment se sont-ils construits et pourquoi sont-ils si importants ?

    A. D. : Les récits fondateurs jouent un rôle essentiel dans la manière dont une société construit son identité. Aux États-Unis, des figures comme John Smith ou les Pèlerins ont été transformées en symboles, souvent bien après les faits.

    Ce qui est intéressant, dans le mythe de John Smith, c’est qu’il a été renforcé au XVIIIe siècle, bien après les événements de sa propre vie, notamment autour de l’histoire de sa rencontre avec Pocahontas. John Smith a été utilisé pour incarner l’esprit de conquête et de courage des premiers colons. Il est devenu un symbole de l’homme audacieux, indépendant, et déterminé, des traits que l’on voulait associer aux origines de la nation américaine. La manière dont Smith a été réévalué dans l’imaginaire national américain montre comment, au-delà de la réalité historique, les récits fondateurs sont façonnés pour soutenir une vision particulière du passé et légitimer un projet collectif.

    Prenons aussi le Plymouth Rock. Ce rocher, censé être le premier endroit où les Pèlerins ont posé le pied, est devenu un lieu de mémoire au XVIIIe siècle. Mais cette sacralisation a surtout servi à légitimer les élites locales de Nouvelle-Angleterre, qui cherchaient à se positionner comme les « vrais » fondateurs des États-Unis. La Nouvelle-Angleterre, en particulier, s’est toujours voulue plus « américaine » que les autres régions, en raison de son histoire et de son héritage moral et spirituel. Ce récit, largement construit au XIXe siècle, a permis à cette région de se poser comme le berceau de l’Amérique moderne.

    P. de R. : Quelle est la relation de Donald Trump avec ces récits fondateurs ?

    A. D. : Donald Trump représente une rupture nette dans l’utilisation des récits historiques. Contrairement à ses prédécesseurs, républicains ou démocrates, qui cherchaient souvent à invoquer l’histoire pour fédérer, Trump a utilisé le passé comme une arme politique pour polariser, en reprenant par exemple les symboles et les discours confédérés.

    Prenez la « Commission 1776 », par exemple. Lancée en réponse au projet 1619 du New York Times, qui met en lumière l’héritage de l’esclavage, cette initiative vise à glorifier une version très simplifiée et héroïque de l’histoire américaine : celle de la libération du joug britannique. C’est une stratégie qui répond aux revendications identitaires d’une partie de l’électorat conservateur, mais qui efface volontairement des pans entiers de l’histoire, en particulier la période de la colonisation britannique.

    Le concept d’Early America reflète une évolution importante dans l’historiographie, pour parler de l’avant 1776. Il s’éloigne des termes traditionnels comme colonial ou « pré-révolutionnaire » pour intégrer des récits plus larges : les interactions avec les populations autochtones, la traite des esclaves et les dynamiques transatlantiques. Cette approche met en lumière la pluralité des expériences et les contributions de groupes souvent marginalisés. C’est dans cette approche que s’inscrit l’histoire de la colonie de peuplement britannique. Trump, en revanche, a privilégié une vision nationaliste simplifiée, centrée sur 1776 comme point de départ de l’histoire américaine.

    P. de R. : Que retenez-vous de ces récits historiques et de leur influence aujourd’hui ?

    A. D. : Ces récits montrent que l’histoire est une matière vivante, qui évolue au fil des besoins d’une société. Aux États-Unis, les récits fondateurs sont à la fois des outils d’unité et des sources de conflit. Ils rappellent que la mémoire collective est toujours en construction et que les silences ou omissions sont aussi importants que ce qui est raconté. Avec mon livre, j’espère montrer la richesse et la complexité de ces récits. En les comprenant mieux, on peut mieux appréhender les tensions actuelles et, peut-être, imaginer des façons plus constructives de raconter notre histoire commune.

    Agnès Delahaye, propos recueillis par Paulin de Rosny (Site de la revue Conflits, 6 décembre 2024)

     

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  • Voie de l'arc...

    " Arc déformé
    moi-même déformé
    sol incliné
    il faut tenir droit
    corde, flèche et cœur. "

     

    Les éditions Fata Morgana viennent de rééditer Voie de l’arc des Samouraïs - Poèmes secrets, traduits et présentés par Bernard Petit, avec des calligraphies de Keiko Yokoyama et Frank Lalou.

     

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    " La traduction des Poèmes secrets de l’école Heky Ryû Insei Ha, célèbres sous le nom de “poèmes guides”, réunit des préceptes simples et codifiés destinés à la formation des instructeurs de Kyujutsu (technique de l’arc). Ces douze waka (poèmes japonais), attribués à l’illustre Heki Danjô Masatsugu, font ainsi office de méthode d’enseignement basée sur une expérience réelle et longtemps gardée secrète de la guerre. Il est le fruit de la sagesse, forgée au cœur de la confusion des batailles, d’archers géniaux et habitués au combat.
    Si le Kyudô est avec le sabre un des plus anciens arts martiaux du Japon, il n’est connu en France qu’à travers quelques textes relatifs au Zen. Cette voie là, en joignant l’univers épique du Samuraï à celui de l’enseignement ésotérique, offre la transmission précieuse d’un savoir traditionnel. Les aspects techniques du Kyujutsu et l’esprit qui anime cette discipline se dévoilent et invitent à une méditation sur la nature de la guerre et la maîtrise de soi par l’harmonie entre le corps et l’esprit. Une introduction à la littérature martiale et à la culture japonaise.

    Cette édition est complète de sa préface, des précisions sur l’esprit du Bushido (code moral des guerriers japonais), du contexte historique et des spécificités de l’école Heky Ryû Insei Ha. Chaque poème calligraphié est accompagné de sa transcription phonétique, sa traduction et son commentaire explicatif : fixant une image, s’adressant avant tout aux initiés, les points fondamentaux à la fois techniques et spirituels que traitent ces poèmes sont de nouveau rendus accessibles à tous. "

     

     

     

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