Alain de Benoist : « La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des Etats-Unis contre la Russie »
Breizh-info.com : Tout d’abord, vous qui avez traversé la moitié du XXe siècle et le début du XXIe, diriez-vous que nous assistons actuellement, depuis quelques mois, à une accélération folle de l’histoire ?
Tout dépend de quelle accélération vous parlez. Il y a incontestablement une accélération sociale, qui vient du fait que nous vivons aujourd’hui en temps zéro : tout événement qui se produit dans un endroit donné est immédiatement connu dans le monde entier. Cet accélérationnisme nourrit le présentisme (et le stress qui va avec) et a notamment pour conséquence de rendre éphémère tout ce qui auparavant cherchait à s’inscrire dans la durée. Mais cela concerne surtout les pays occidentaux : sous d’autres latitudes, on n’a pas nécessairement le même sens de la temporalité.
Sur le plan historique, c’est plus complexe. On a effectivement le sentiment que beaucoup de choses sont en train de bouger, comme c’est souvent le cas lorsque différents cliquets jouent les uns sur les autres et déclenchent un ébranlement général. Mais s’agit-il vraiment d’une accélération ? On pourrait tout aussi bien penser qu’après une période glaciaire de quelques décennies, l’histoire reprend ses droits et que, comme dans toutes les époques de transition, on rebat les cartes. Mais il ne suffit pas de regarder ce qui se passe « depuis quelques mois », il faut aussi prendre un peu de recul. En l’espace de quatre ou cinq ans, il s’est plus passé d’événements sous la Révolution française qu’il ne s’en passe aujourd’hui ! Les processus en cours sont en outre loin d’être arrivés à leur terme. Sans vouloir cultiver le paradoxe, je leur trouve même une certaine lenteur… Quand on voit, par exemple, l’ampleur de la révolte sociale qui gronde, on se demande quand elle finira par éclater !
Breizh-info.com : Que vous a inspiré l’assassinat de Darya Douguine, et le traitement médiatique occidental qui en a découlé ? Que pouvez-vous nous dire sur elle, mais aussi sur son père à qui on a voulu l’assimiler d’office comme s’il s’agissait presque du même personnage ?
L’assassinat de Darya Douguine m’inspire ce qu’il devrait inspirer à tout homme normalement constitué : le dégoût qu’on ressent devant quelque chose d’abject. Les réactions des médias, elles, suscitent plutôt en moi un sentiment d’effroi. Que certains puissent trouver « remarquable » l’atroce attentat dont cette jeune intellectuelle, journaliste et philosophe – qui n’avait jamais fait qu’exprimer des idées –, a été la victime, certains n’hésitant même pas à s’en réjouir, montre que nous vivons dans le monde où, comme le disait Guy Debord, le vrai n’est plus qu’un moment du faux. C’est un monde orwellien, le monde de la terreur au nom du Bien.
J’ai bien connu Darya, comme j’ai bien connu son père. C’était une jeune femme délicieuse, charmante, intelligente, cultivée, intense, dotée d’un vif sens de l’humour, qui adorait la France depuis son adolescence. Elle adhérait en effet totalement aux idées de son père, mais elle en donnait une image plus légère, comme régénérée par l’eau fraîche. Quant à Douguine, son itinéraire et ses idées sont aujourd’hui bien connus, notamment pour ce qui concerne la géopolitique et l’eurasisme. On peut être en désaccord avec sa pensée, mais on ne peut nier qu’il s’agisse d’une pensée personnelle, qui ne s’est jamais ramenée à ânonner les slogans de tel ou tel milieu. C’est à mes yeux l’essentiel.
Breizh-info.com : La guerre en Ukraine semble faire perdre la raison à beaucoup. On sent une haine par procuration entre « supporteurs » d’un camp ou de l’autre, quasi pathologique désormais. Comment expliquez-vous cela ?
Je suppose que cela s’explique par la nature humaine. Peu d’hommes sont capables de faire la guerre sans haine, malheureusement. Mais dans le cas des « supporteurs », je crains que cette haine ne traduise bien souvent leur incapacité à décider de façon raisonnable de leurs positions et à argumenter pour les expliquer. En pareille occasion, beaucoup se déterminent par leurs sympathies ou leurs antipathies. Or, la sympathie et l’antipathie n’ont rien à faire en la circonstance. Seule importe l’analyse (on met les pour en abscisse et les contre en ordonnée) et les conclusions qu’on peut en tirer. Les gens de droite, je l’ai souvent écrit, ne sont pas des réflexifs, mais des réactifs. Au début de l’année, on les a vus s’emballer pour la candidature Zemmour alors qu’il suffisait d’en faire l’analyse pour comprendre que celle-ci déboucherait sur un échec. Il y a certes loin de la candidature Zemmour à la guerre en Ukraine, mais les réflexes sont les mêmes.
Je n’ai pour ma part aucune sympathie pour le sinistre président Zelensky, mais j’en ai beaucoup pour le peuple ukrainien, qui se retrouve aujourd’hui bombardé en raison des orientations désastreuses de son gouvernement. Mais que montre l’analyse ? Que la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des États-Unis contre la Russie. La question n’est donc pas de savoir si l’on préfère les Ukrainiens ou les Russes, mais si l’on se sent ou non solidaire de l’Amérique. Le choix me semble alors pouvoir être vite fait.
Breizh-info.com : Les répercussions en Occident, en plus des conséquences de la crise économique liée aux politiques covidistes, vont être énormes. Qu’avez-vous perçu dans le discours récent de M. Macron, qui, tel un mauvais Churchill, semble annoncer à son peuple du sang, de la sueur et des larmes ?
Je pense qu’Emmanuel Macron a pris conscience de la gravité de la situation, mais qu’il sait en même temps qu’il ne peut plus revenir en arrière sans se déjuger. Il n’est que trop évident que les sanctions contre la Russie – des sanctions d’une ampleur encore jamais vue – auront les Européens pour premières victimes, puisque ces derniers sont moins autosuffisants que les Russes. Comme l’a dit Viktor Orban, l’Union européenne s’est « tiré une balle dans le poumon » en s’engageant dans une voie suicidaire et totalement contraire à ses intérêts industriels et énergétiques. S’y ajoute la menace de crise financière mondiale, qui est plus présente que jamais. Et aussi, disons-le, le risque d’une extension de la guerre jusqu’à un point qu’on peut seulement imaginer. Aujourd’hui, Macron cherche des arguments pour imposer le rationnement comme, au moment du Covid, il en a cherché pour imposer l’enfermement. Cela ne suffira pas à éviter le lent glissement vers le chaos.
Breizh-info.com : La classe politique française est-elle selon vous aujourd’hui compétente, suffisamment qualifiée, pour être à la hauteur demain d’événements qui s’annoncent épiques mais aussi dramatiques pour nos populations ?
La réponse est dans la question, et vous la connaissez aussi bien que moi. L’élément essentiel en politique est la décision, alors que la classe politique n’a été formée que pour la gestion. L’imprévu, le cas d’exception, la laissent ahurie comme un lapin pris dans les phares. La décision n’est pas affaire de dossiers techniques et de rapports d’experts. Elle requiert un sens quasi physiognomique. Il s’agit de prendre la mesure d’un moment historique, d’évaluer les rapports de force et de déterminer ce qu’il faut faire en fonction de la finalité qu’on s’est fixée. Les hommes d’État savaient faire cela, les politiciens ne le savent pas. Cela dit, on pourrait aussi se poser la question de savoir pourquoi les hommes qui ont le sens de la décision se dirigent aujourd’hui de plus en plus vers des domaines autres que la sphère politique. On s’apercevrait alors qu’en dernière analyse, la médiocrité de la classe politique est le résultat direct de la dévaluation du politique.
Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 6 septembre 2022)