La société-traces : phase ultime de l’aliénation ?
Depuis l’origine même de la vie sur terre, il existe une relation indivisible entre l’homme et sa trace, l’homme n’a pas changé significativement à cet égard depuis le début de l’humanité. En phase avec les progrès technologiques, sa vie et son œuvre produisent aujourd’hui des traces autour de lui, dans l’environnement immédiat et plus large. Dans la discipline anthropologique, le paradigme de l’homme-trace définit l’homme comme sujet, producteur de traces, mais aussi en tant que « construit de traces ». Ces deux dimensions fonctionnent comme des rétroactions en interaction constante l’une avec l’autre et forment un système permanent d’interrelations. L’homme en tant que construction de traces est mieux connu et implique que ses interactions avec l’environnement construisent son identité dans son rapport à la réalité, l’homme intériorisant les traces de ces interactions. Il suffit de se souvenir des peintures rupestres zoomorphes de la grotte de Lascaux en France vers 13000 av. J.-C., les débuts de l’art paléolithique, pour constater le besoin primordial de l’homme d’extérioriser son être à travers des messages, des signes et des indices. Pour l’écrivain français Georges Bataille, les traces et les peintures de Lascaux sont la première forme d’art en tant que signe d’humanisation. Selon lui, Lascaux est un symbole du passage de l’animal à l’humain, « le lieu de notre naissance », c’est un « signe sensible de notre présence dans l’univers ». Pourtant, Bataille n’aurait pas pu imaginer à quel point la forme, le rôle et la puissance de la trace allaient évoluer, de l’empreinte originale de la paume d’une main dans la grotte aux traces numériques d’aujourd’hui sur Internet et les smartphones.
Société du signe et société-traces
L’impossibilité de supprimer et de manipuler les traces numériques suscite aujourd’hui les plus grandes craintes ; leurs quantités sont incommensurables, de même que les possibilités d’abus. Dans une perspective sémiologique, l’homme en tant qu’être symbolique a toujours cherché à « déchiffrer les signes du monde », comme le souligne Roland Barthes. Il a recherché le sens du signe sous la forme d’une sémiosis, dans diverses manifestations picturales, textuelles ou gestuelles. Le nouvel environnement numérique d’aujourd’hui dans lequel les traces numériques apparaissent et disparaissent simultanément en ligne pose une question ontologique et sémiologique : un clic de souris d’ordinateur ou une icône de tablette peut-il contribuer à mieux comprendre et déchiffrer les signes du monde ? Lorsque nous regardons les traces et les signes de manière sémiologique, il est clair que, lorsqu’il s’agit de signes, l’accent est mis sur le continuum entre le visible et l’invisible, car les signes naissent de l’acte d’expression d’un sens et (au moins en partie) d’une intentionnalité. Une trace numérique moderne, une empreinte numérique, est automatiquement créée lors du calcul, du codage ou de la liaison, le plus souvent sans prise de conscience du sujet. Se connecter à un ordinateur, à un appareil mobile intelligent, cliquer sur un lien ou commander des produits en ligne sont des activités quotidiennes que nous pratiquons inconsciemment, sans les percevoir comme une empreinte. Alors que le signe cherchait à prononcer et à partager du sens avec le plus grand nombre (code), la trace numérique fait l’objet d’un processus de personnalisation et cherche à calibrer une information. Cette logique de personnalisation trouve ses leviers les plus actifs dans les applications mobiles, les podcasts, les blogs. C’est ce qui fait dire à Louise Merzeau : « L’anthropologie a montré que la tekhnè consiste en une externalisation de nos fonctions. En s’externalisant, les facultés se modifient : elles acquièrent une dimension formelle et organisationnelle, qui dépasse l’individu et lui survit. Après la force, la perception, le calcul et la mémoire, l’identité pourrait bien être la dernière de nos propriétés ainsi mise au-dehors par nos médias. […] Dans la culture numérique, le signe, le message et le document sont appelés à être subsumés dans la catégorie des traces. Celle-ci ne désigne pas un nouveau type d’objet, mais un mode inédit de présence et d’efficacité, lié aux caractéristiques techniques et sociales des réseaux. » Ainsi nous passerions d’une société de signes, supports de messages et d’incarnation expressive, à une société de traces désincarnées, avec une traçabilité omniprésente et permanente.
Traces et identité numérique
L’impossibilité de supprimer et de manipuler abusivement les traces numériques suscite aujourd’hui les plus grandes craintes. En effet, dans le monde du numérique, il n’existe plus de document principal et de copies, mais une fragmentation constante des contenus, dans laquelle l’information s’adapte à chaque condition de lecture et d’écriture. L’entité numérique collecte les traces qui laissent nos connexions : requêtes, téléchargements, géolocalisations, achats, mais aussi des contenus produits, copiés, récupérés… Tout cela créé une forme fragmentée de notre identité numérique dispersée à travers les réseaux. Les opérateurs, les détaillants, les moteurs de recherche et l’intelligence artificielle en savent plus sur notre comportement numérique que nous, car ils ont la capacité d’archiver, de faire des références croisées et de modéliser.
Les problèmes de contrôle des pistes numériques, de protection des données personnelles, de surveillance générale d’Internet sont des problèmes sociopolitiques qui n’avaient pas d’équivalent dans le monde analogique, du moins pas à ce point. Si tout génère une trace, si chaque trace devient mémoire, comment éviter l’étouffement de la mémoire et ce qu’il faut archiver, quels seront les « vestiges du passé » pertinents, comment trouver un équilibre entre mémoire et oubli ? Les questions du rôle et du statut social des traces numériques, trace comme empreinte, marqueur psychique, la question de la « mort numérique » et du droit à l’oubli (puisque les traces numériques ne s’effacent jamais complètement), sont devenues un enjeu civilisationnel, anthropologique ainsi qu’une question politique dont la résolution sera déterminante pour la société à venir.
Gouvernance algorithmique et période post-documentaire
Le sociologue Maxime Ouellet parle de la domination des algorithmes et de l’intelligence artificielle comme symptôme d’une crise radicale de l’idée de représentation, c’est-à-dire l’éloignement de la réalité, l’écart entre les mots et les choses. Aujourd’hui, la plupart des gouvernements technocratiques, qui réagissent presque par réflexe à l’évolution des courbes statistiques (épidémiques, économiques et financières), s’appuient sur un traitement rapide des mégadonnées plutôt que sur des normes sociales et juridiques, sur un langage ou une discussion dialogique. On passe de la culture du signe interprétatif à la culture du signal calculé. La sortie du monde sémiotique, en contrepoint de la sortie du symbolique et de l’histoire elle-même, achève le processus de déshumanisation technologique et virtuelle au sein des réseaux algorithmiques artificiels. Les algorithmes sont des entités anhistoriques, car ils traitent les informations indifféremment, sans tenir compte des projections du futur, et comme une telle gestion coïncide avec une forme de présentisme numérique, on peut dire que le capitalisme numérique est aussi le capitalisme de la présence pure. Les traces numériques ne sont pas des messages mais des données, et n’ont pas beaucoup de sens lorsqu’elles sont analysées séparément. Mais, collectées, traitées et combinées dans de grandes bases de données, elles peuvent révéler des informations importantes, stratégiques ou sensibles. La notion de traçabilité numérique (tracking) est de plus en plus présente dans nos sociétés en raison du contexte actuel de gestion de grandes bases de données (big data) dans lesquelles les données sont enregistrées et stockées par défaut. Les traces numériques peuvent être utilisées pour profiler les personnes, en extrayant automatiquement les profils de l’observation de leur comportement, ce qui est effectivement utilisé pour le marketing de réseau. Une nouvelle forme hybride de gestion électronique des documents génère le besoin de préserver et de gérer les métadonnées de tous les formulaires. Il s’agit d’une nouvelle gestion de l’information dans laquelle la préservation de la trace est une priorité, que certains analystes interprètent comme l’entrée dans l’ère moderne de la trace. L’interprétation des traces numériques, leurs analogies et leurs différences par rapport aux autres catégories de traces conduisent à des conclusions ambiguës. Bien que de telles interprétations s’accordent sur la matérialité de l’inscription numérique et des similitudes avec d’autres formes de traces, le processus même de création d’une trace numérique est spécifique car il dépend de la façon dont les algorithmes dirigent notre regard. Par conséquent, il convient de garder à l’esprit que l’indépendance réelle des traces numériques n’existe pas, car la nature même, la construction et l’algorithme ne sont pas technologiquement neutres et induisent une vision du monde, une certaine grammaire idéologique.
Les nouvelles technologies bionumériques qui bouleversent les marqueurs traditionnels posent la question d’un nouveau statut anthropologique de la trace dépourvue du schéma corporel classique de l’identité humaine. La numérisation complète comme levier principal de la « grande réinitialisation » devrait offrir et appliquer une forme globalisée d’identités numériques. Après la première phase du « certificat Covid numérique de santé », un système généralisé devrait être appliqué, dans lequel toutes les données d’identité sanitaires, personnelles, professionnelles et bancaires seraient stockées dans un portefeuille numérique, tandis que l’autonomie des cartes d’identité classiques et des documents matériels devraient progressivement disparaître. La technologie numérique moderne est en train de passer à un processus de stockage quantitatif, appauvrissant l’identité ontologique et la qualité de la pensée. L’avenir des traces en tant que fragments de nos identités humaines au sein de leur exploitation technique et numérique se doit d’être pensé en tant qu’arraisonnement (le Gestell heideggerien) de l’être dans l’immatériel cybernétique, où le réel se calque sur le virtuel, de sorte que l’existant se pose non plus dans sa singularité et en tant que sujet, et ne prend du sens que comme donnée, profil et ressource numérique, reconstituable et interchangeable. Alors que la numérisation globale de nos identités accomplit la phase finale de l’aliénation de la vie humaine, de tout ce qui est vivant : bios, logos et anthropos deviennent des dispositifs du biopouvoir et du capitalisme de contrôle numérique. Nous serions alors bel et bien plongés dans l’ère numérique, qui, en tant qu’accélérateur de l’histoire, précipite vers son achèvement l’oubli de l’être.
Jure Georges Vujic (Polémia, 06 novembre 2021)