Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme (I)
On connaît cette histoire de l’homme qui a prêté un chaudron à un ami et qui se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur déclare qu’il a rendu le chaudron intact, que par ailleurs le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, et que de toute façon il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ces justifications, prise isolément, serait logiquement recevable. Mais leur empilement, destiné à mieux convaincre, devient incohérent. Or c’est précisément à un semblable empilement d’arguments que se trouve régulièrement confronté quiconque s’interroge sur l’opportunité d’une diffusion massive de telle ou telle innovation technique. Dans un premier temps, pour nous convaincre de donner une adhésion pleine et entière à la technique en question, ses promoteurs nous expliquent à quel point celle-ci va enchanter nos vies. Malgré une présentation aussi avantageuse, des inquiétudes se font jour : des bouleversements aussi considérables que ceux annoncés ne peuvent être entièrement positifs, il y a certainement des effets néfastes à prendre en compte. La stratégie change alors de visage : au lieu de mettre en avant la radicale nouveauté de la technique concernée on s’applique à nous montrer, au contraire, qu’elle s’inscrit dans l’absolue continuité de ce que l’homme, et même la nature, font depuis la nuit des temps. Les objections n’appellent donc même pas de réponses, elles sont sans objet. Enfin, pour les opposants qui n’auraient pas encore déposé les armes, on finit par sortir le troisième type d’argument : inutile de discuter, de toute façon cette évolution est inéluctable. Ce schéma ne cesse d’être reproduit. Prenons, par exemple, le clonage. Les tenants d’une mise en oeuvre aussi large que possible de ce procédé font, enthousiastes, miroiter les bénéfices extraordinaires qui en résulteront pour l’humanité. Face à des perspectives aussi grandioses la moindre réticence ne peut relever que de l’arriération mentale, d’une induration dans l’obscurantisme religieux, de réflexes hérités d’un autre âge (1). Pour les résistances que cette première lame n’a pas réussi à éliminer, arrive la seconde : il n’y a aucun sens à se monter la tête contre le clonage alors que la nature ne cesse d’y procéder dans les divisions cellulaires, quiconque est contre le clonage est pour ainsi dire contre la vie elle-même ; même le clonage humain n’a rien qui doive effrayer puisqu’il existe déjà des jumeaux homozygotes, etc. Finalement, à l’attention des irréductibles, on passe la troisième lame : toute résistance est une lutte d’arrière-garde vouée à l’échec et au ridicule, si vous ne le faites pas les Asiatiques le réaliseront à votre place, on n’arrête pas le progrès. Même chose avec les organismes génétiquement modifiés. Les techniques révolutionnaires de manipulation du génome des plantes vont permettre, entre autres avantages, d’augmenter les rendements agricoles dans des proportions fantastiques, de faire pousser des céréales dans le désert et de résoudre les problèmes de faim dans le monde. S’inquiète-t-on d’effets collatéraux non maîtrisés et potentiellement désastreux : brusquement, les OGM n’ont plus rien de révolutionnaire, l’homme fait évoluer les semences depuis le néolithique, la sélection naturelle fait elle-même évoluer les génomes depuis l’apparition de la vie sur terre, nous sommes nous-mêmes des OGM et s’en prendre à eux revient donc à militer contre sa propre existence. En bref, nous devons nous émerveiller de la nouveauté des OGM, et nous rassurer parce qu’ils n’ont rien de nouveau. Si cette contradiction, au lieu de produire l’hébétude, a laissé le sens critique en alerte, reste le dernier argument : que cela plaise ou non, les étendues ensemencées en OGM ne cessent d’augmenter sur la planète, les opposants sont des passéistes qui ne font que prendre du retard dans un mouvement qui est irréversible.
La structure qui vient d’être esquissée est si générale qu’on la retrouve mobilisée pour justifier l’introduction dans la société de n’importe quel dispositif technique. Ainsi, avec le livre électronique.
— Viennent d’abord les avantages, étourdissants : le format électronique permet un accès immédiat à un corpus gigantesque, il constitue une révolution pour la diffusion de la culture et de la pensée, sans compter une interactivité jamais vue lorsqu’il est utilisé avec les appareils adéquats.
— Place ensuite à la disqualification des inquiétudes, par le « lissage » de la nouveauté : il est ridicule de croire que quelque chose d’essentiel est en jeu, alors que ce qui compte est ce qui est écrit, non le support de l’écriture ; ceux qui regardent d’un mauvais oeil le livre électronique auraient été contre le passage du papyrus au papier, des rouleaux aux codex, des manuscrits à l’imprimerie.
— Et puis, à quoi bon discuter : de toute façon, quoi qu’en disent les nostalgiques de l’imprimeriele temps de Gutenberg est révolu, le livre électronique va s’imposer de façon irrésistible.
Revenons rapidement sur chacun de ces points, en commençant par le premier. Le gigantisme du corpus accessible — moyennant la numérisation des ouvrages anciens et leur mise en ligne à prix modique — ne présente a priori que des avantages. Un peu de réflexion suffit, cependant, à venir troubler ce paysage idyllique. Il est bon de se rappeler, au préalable, que pour lire de façon suivie de la concentration est nécessaire, et que cette concentration est d’autant moins acquise que la lecture n’a rien d’un acte naturel. Dès lors, la concentration demande à être protégée par une canalisation de l’attention. Tel est le cas lorsqu’on se trouve correctement installé dans un environnement silencieux, sans stimulations extérieures. Un confort minimal et le silence, toutefois, à eux seuls ne suffisent pas, car le danger vient aussi de l’intérieur. Parce que, comme il a été dit, la lecture ne va pas de soi et suppose une forme d’arrachement à soi-même, auquel on est sans cesse enclin à revenir, les velléités de s’échapper sont inévitables et doivent être plus ou moins découragées par les efforts à fournir pour passer à l’acte. Or ces efforts, c’est précisément ce que les tablettes tactiles visent à abolir. Lorsque, lisant sur l’une d’elles une page, l’idée nous traverse de nous reporter à un autre texte, d’interroger internet, de consulter notre boîte aux lettres électronique ou de nous informer sur le score d’un match à Roland Garros, passer de l’idée à sa concrétisation ne demande qu’un minuscule mouvement de doigt. Prétendre que la tablette électronique ne faitqu’offrir, en plus du livre que nous lisons, des possibilités supplémentaires que chacun resteparfaitement libre de ne pas utiliser ? Voilà qui est aussi sérieux que d’affirmer que la fréquentationassidue des bars ne fait courir aucun danger à un homme porté sur la boisson, dès lors qu’il a pris larésolution de se contenter d’eau minérale. Tous, autant que nous sommes, nous sommes aussi vulnérables envers les invitations à la distraction intrinsèquement offertes par les tablettes électroniques, qu’un alcoolique envers les bouteilles qu’il lui suffit d’un geste pour saisir — il estdes possibilités qui nous requièrent bien davantage que nous n’en disposons. Existent, certes, les appareils dont la seule fonction est de permettre la lecture (et qui utilisent du papier électronique, éclairé par la lumière ambiante et non par une lumière émise par l’écran). Mais ces liseuses, après avoir dominé le marché, sont de plus en plus concurrencées par les tablettes qui sont de véritables ordinateurs portables, où la lecture d’un livre ne constitue qu’une possibilité noyée parmi des dizaines ou centaines d’autres « fonctionnalités ». Significative, à cet égard, est la façon dont Apple présente son matériel (2) : « Lorsque vous prenez en main votre iPad, celui-ci devient un véritable prolongement de vous-même. C’est l’idée même qui a présidé à sa conception novatrice. Comme il ne mesure que 8,8 mm d'épaisseur pour un poids plume de 601 g, il trouve naturellement sa place entre vos mains. Et avec lui, tout devient si instinctif, comme surfer sur le Web, consulter ses emails, regarder un film ou lire un livre, que vous allez vous demander comment vous avez pu faireautrement jusqu'à présent » (nous soulignons). L’iPad 2 est équipé d’un appareil photo, de deux caméras pour enregistrer des images des deux côtés à la fois (ce qui permet de capter non seulementce que l’on voit, mais aussi son propre visage en train de jouir du spectacle, et de « partager » avecses innombrables amis les deux images en même temps : elle n’est pas belle la vie ?), il permet degérer son agenda, de recevoir et d’envoyer des messages, d’écouter de la musique, de consulter lapresse, d’être informé automatiquement en haut de l’écran de la réception de courrier ou des résultats sportifs etc. D’ores et déjà les ventes de tablettes, malgré un prix beaucoup plus élevé, ontdépassé celles des liseuses, et cela n’a rien que de très logique. Une certaine appétence pour lesliseuses électroniques trouve en effet son origine dans une accoutumance aux appareils informatiques, qui rend ceux-ci beaucoup plus familiers qu’un livre traditionnel, et cette accoutumance est liée à la multitude des activités qui passent aujourd’hui par les écrans. Il en résulte que la liseuse est un instrument bancal : même si elle ne permet que la lecture, elle ne cesse de suggérer les innombrables autres possibilités associées à l’électronique ; même sans accès à internet elle incite au type de lecture qui se pratique sur les écrans d’ordinateurs, très différent de celui auquel invite le livre sur papier — si différent, en vérité, qu’une pratique assidue du Web rend progressivement incapable de lire comme le faisaient la majorité des lecteurs jusqu’à une date récente. Nicholas Carr, dans un article de 2008 qui a engendré un certain émoi, a remarqué les effets produits sur lui par une décennie d’internet : « M’immerger dans un livre ou dans un long article m’était chose facile. Mon esprit était pris par l’histoire ou par les tournants de l’argumentation, et je pouvais passer des heures à parcourir de larges étendues de prose. Cela n’arrive plus que rarement. Maintenant, ma concentration commence souvent à se défaire après deux ou trois pages. Je deviens agité, je perds le fil, je me mets à chercher quelque chose d’autre à faire. J’ai l’impression que je suis en permanence en train de ramener mon cerveau rebelle au texte. L’absorption dans la lecture qui, auparavant, venait naturellement, est devenue un combat (3). » L’article de Carr a eu un grand retentissement, parce que d’innombrables personnes ont pu se reconnaître dans le tableau qu’il dressait. Les effets nocifs d’internet sur notre capacité de concentration et notre aptitude à la contemplation étant avérés, la conclusion s’impose : il est dément d’incorporer dans le support même des livres les éléments qui ruinent notre faculté à lire des livres. À moins, évidemment, que cette ruine soit le but poursuivi.
On continuera de lire, certes, il n’est pas exclu qu’on lise même davantage qu’aujourd’hui, mais on lira autrement. L’Éducation sentimentale sera peut-être abondamment téléchargée, mais si tel est le cas on se contentera d’examiner quelques passages du roman, on cherchera à localiser telle ou telle phrase citée ici ou là, on sélectionnera les paragraphes abordant tel ou tel thème et on se laissera aller, le cas échéant, à parcourir quelques pages alentour, par curiosité, avant qu’une autre curiosité nous emporte ailleurs (4). Il est arrivé à Melville d’évoquer une certaine manière d’écrire, pratiquée par Hawthorne et plus encore par lui-même, « directement calculée pour duper, complètement duper, l’écumeur superficiel des pages (the superficial skimmer of pages) » ; sur tablettes, il n’y aura plus que ce genre d’écumeurs, aussi monstrueusement précis et apparemment érudits pourront-ils se montrer dans leurs références (5). Les adultes sont encore à même de prendre conscience du processus. Il n’en ira pas de même pour les nouvelles générations, qui n’auront même plus idée de ce que lire a pu signifier au cours des siècles précédents. Tout juste certains pressentiront-ils qu’il devait s’agir d’autre chose — comme il est des modernes pour mesurer l’abîme qui sépare leur manière de lire de ce que pouvait être la lectio divina dans les monastères du haut Moyen Âge, où il s’agissait d’incarner la Parole de Dieu dans la voix du lecteur (6).
(A suivre)
Olivier Rey (Juin 2012)
Notes :
1 Voir, par exemple, la Declaration in Defense of Cloning and the Integrity of Scientific Research publiée en 1997 parle Council for Secular Humanism, et signée entre autres par Francis Crick, Edward O. Wilson, Richard Dawkins, Simone Veil (http://www.secularhumanism.org/library/fi/cloning_declaration_17_3.html).
2 Fin 2011 ; six mois plus tard le matériel incroyablement innovant sera déjà obsolète, remplacé par un modèle plus révolutionnaire encore.
3 « Is Google Making Us Stupid? », The Atlantic Magazine, juillet-août 2008.
4 Michel Serres s’émerveille : « Quand j’ai un vers latin dans la tête, je tape quelques mots et tout arrive : le poème, l’Énéide, le livre IV… […] Rendez-vous compte que la planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quelprogrès immense ! » (Libération, 3 septembre 2011, extrait d’une interview très riche en points d’exclamation et enperles de bêtise pure). Serres déduit de l’accroissement des ressources électroniques (« Nous habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en suis encore tout ébloui !) que les livres et les professeursont fait leur temps, sans apparemment se rendre compte que l’intérêt et le goût pour l’Énéide ne sont pas spontanés et nenaissent pas sur écran, ni mesurer que la façon dont, pour faire jeune, il célèbre avec ivresse les nouvelles technologies, est plutôt une marque de sénilité.
5 Carr, dans l’article déjà cité, remarque : « Auparavant j’étais un plongeur dans l’océan des mots. Désormais je glissesur la surface comme un type sur son scooter des mers. » Ces expressions semblent évoquer les mots de Melville, queCarr a dû lire dans sa jeunesse, en des temps qui ne connaissaient pas le jet-ski : « J’aime tous les hommes qui plongent. » Melville lui-même se sentait appartenir à ce « corps de plongeurs de la pensée qui ont plongé et sont remontés à la surface, les yeux injectés de sang, depuis le commencement du monde » (lettre à Evert Duyckinck, 3 mars1849).
6 Pour Ivan Illich, la transformation actuelle de la lecture doit être conçue comme une suite lointaine, une fois lesmoyens informatiques à notre disposition, de celle qui s’est opérée dans les temps médiévaux : « Commence [au XIIIe siècle] une mutation du sens premier du verbe “lire”, un sens qui n’apparaîtra dans toute son horreur qu’avec notregénération, où les ordinateurs se lisent mutuellement » (« Lectio divina dans la haute Antiquité et dans l’Antiquité tardive » [1993], in La Perte des sens, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2004, p. 166).