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  • Nietzsche affirme la vie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre Le Vigan consacré à Nietzsche et cueilli sur le site de la revue Éléments.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

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    Nietzsche affirme la vie

    Le cœur de la pensée de Nietzsche, c’est le constat que nous n’arrivons pas à « affirmer la vie ». Nous n’y allons pas franchement. Nous n’osons pas la vie. Derrière nos opinions, se cache souvent quelque chose. Derrière nos rationalisations, se dissimule souvent une peur : peur de nous affirmer, d’être vraiment nous-mêmes. C’est la philosophie du soupçon. Avec Nietzsche, on peut remonter de soupçon en soupçon, de caverne profonde en caverne encore plus profonde, toujours plus en amont. On peut et on doit remonter. Nous ne devons pas craindre ce que nous découvrirons dans cette enquête. Terrible périple, qui fait bien sûr une place à l’idée d’inconscient, ou de préconscient (qui précède la conscience, comme un préjugé précède le jugé).  

    On peut dire aussi que Nietzsche déconstruit le sujet, au sens où il déconstruit son évidence. Non, le sujet n’est pas toujours rationnel ; non, il n’est pas toujours prévisible. C’est pour le reconstruire, mais différemment, avec moins de faux semblants, que Nietzsche ausculte le sujet. De l’homme au surhomme, qui est un homme au-delà de l’homme : voilà le chemin que défriche Nietzsche. Le surhomme selon Nietzsche est l’homme qui comprend et qui accepte ceci : nous sommes portés par un souffle de vie qui nous dépasse. La volonté est ce qui nous permet d’accepter d’être traversés par des forces qui nous poussent vers plus d’être, vers plus de puissance, vers plus de vie, vers plus de création. Mais comment dire cela et peut-on le dire avec des mots ?

    Pourquoi Nietzsche est irréfutable

    Philologue – il est professeur à Bâle dès l’âge de 25 ans –, Nietzsche se pose la question : la réalité peut-elle être entièrement saisie par le langage ? Il ne le croit pas. Les mots deviennent des idoles : amour, société, humanité, progrès… Dieu lui-même est une idole. « Je crains que nous ne puissions-nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire » (Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie », 1888). Nous sommes prisonniers de la fixité des choses, ou plutôt de notre propension à voir les choses dans leur fixité, parce que cela nous rassure. Nous sommes prisonniers de la croyance hégélienne comme quoi tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel. Nietzsche refuse ainsi l’esprit de système. Cet esprit qui veut rassurer, et empêche de remonter vers les cavernes les plus profondes. « L’esprit de système est un manque de probité » (Crépuscule des idoles, paragraphe 26). Contre le systématisme, Nietzsche prône le perspectivisme. Les choses sont toujours mises en perspective, et ces perspectives changent toujours. C’est un mobilisme (comme quoi les choses ne cessent de se transformer), comme celui d’Héraclite. Panta Rhei : « Tout coule ». Tout est soumis à un devenir. Emporté par un devenir. Ce sont les pulsions, ou encore les instincts qui donnent du sens à des phénomènes. « Tout ce qui est bon sort de l’instinct — et c’est, par conséquent, léger, nécessaire, libre » (Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », 2).

    Les points de vue sont des éclairages. Ce sont des torches qui éclairent dans une direction. C’est pourquoi Nietzsche s’exprime souvent par des aphorismes qui, plus que des paroles, sont des sons. « Les sons ne permettent-ils pas de séduire à toute erreur comme à toute vérité : qui songerait à réfuter un son ? » (Le Gai savoir, paragraphe 106). Il y a ainsi, plutôt que des possibles réfutations de Nietzsche, de multiples interprétations possibles de sa pensée. « L’éléphant est irréfutable », disait Alexandre Vialatte. Nietzsche aussi. Surtout, il y autant d’interprétations de Nietzsche que de lecteurs de Nietzsche. Ce dernier dit lui-même : « On veut non seulement être compris lorsque l’on écrit, mais certainement aussi ne pas être compris. Ce n’est nullement encore une objection contre un livre quand il y a quelqu’un qui le trouve incompréhensible : peut-être cela faisait-il partie des intentions de l’auteur de ne pas être compris par “n’importe qui”. » (Le Gai savoir, paragraphe 381).

    Le bon et le mauvais nihilisme

    Au début des années 1880, Nietzsche s’éloigne de la pensée de Schopenhauer. Pour celui-ci, l’homme est le jouet d’un vouloir-vivre universel et sans but. Schopenhauer en concluait qu’il fallait renoncer au désir, seul moyen de ne pas être balloté par celui-ci. Au contraire, Nietzsche pense qu’il faut s’ancrer dans le désir. Celui-ci doit opérer la réconciliation du corps et de l’âme. C’est pourquoi la santé de l’âme et celle du corps sont un seul et même sujet. Le philosophe est un médecin de la culture. Il étudie les symptômes de la maladie ou des maladies qui affectent la culture. Et il désigne la cause des maladies, par exemple les religions culpabilisatrices, ou les philosophies qui dévalorisent la vie, au profit d’un arrière-monde, monde « d’avant », ou monde qui « devrait être », mais n’est point, ou monde « sauvé » qui viendra « après » la vie, etc.

    De ce refus des arrière-mondes vient la critique par Nietzsche du nihilisme. Ce dernier peut être passif. C’est le plus courant. Nihilisme du « à quoi bon ». Nihilisme de la fatigue de vivre et d’être soi. On ne croit plus en rien, et on ne croit plus en soi. C’est l’acédie [J’en dis deux mots dans Le malaise est dans l’homme]. Le nihilisme peut être actif : il veut détruire ce qui vaut quelque chose, il veut avilir. Il veut enlever le goût du travail bien fait, le sens de l’honnêteté, la pudeur, etc. C’est un cynisme. Puisque la société n’est pas parfaite, que tout le monde soit le plus imparfait possible. C’est un nihilisme de la rage. Et c’est moins la rage de vivre que la rage contre la vie.

    Il y a encore une forme subtile de nihilisme qui ne consiste pas à vouloir détruire, mais au contraire à affirmer des valeurs. Mais il s’agit de fausses valeurs selon Nietzsche, ou plutôt de valeurs faibles : l’amour universel, la petite charité sans générosité, les droits de l’homme, l’égalitarisme, le culte du progrès, le positivisme d’un Auguste Comte… Il faut démanteler cette forme subtile de nihilisme, qui ne se donne pas pour destructrice, mais qui ne laisse subsister que ce qui est bas et médiocre. Et pour ce démantèlement, il peut y avoir (enfin !) un bon nihilisme : un nihilisme actif qui consiste à balayer ce qui nous abaisse, à mettre à terre les valeurs basses, les valeurs non aristocratiques. Ce nihilisme actif est alors une négation de la négation, et cette négation est nécessaire.

    Proactif, pas réactif

    Il s’agit de lutter contre ce qui nous nie, et parmi ce qui nous nie, il y a toutes les utopies, de cellede Thomas More (1516) à 1984 de George Orwell (1949) en passant par Nous autres de Zamiatine (1920), La cité du soleil de Campanella (1602) et La République de Platon. Ces utopies sont des « forces réactives ». Elles veulent réagir contre ce qui empêcherait l’homme d’être heureux, ou juste, ou bon, ou ouvert au progrès, ou tout cela ensemble. Elles voudraient que l’homme soit parfait, rationnel, prévisible. Osons dire qu’il serait alors formidablement ennuyeux ! Il faut donc à la fois se garder des idéaux autour de grandes idées comme l’impératif moral catégorique de Kant, ou l’Esprit Absolu réconciliant la Logique et la Nature chez Hegel, et refuser les utopies qui imaginent un homme réconcilié avec lui-même et le monde parce que sa nature même aurait changé (ou aurait été changée). Les deux processus, l’un d’apparence métaphysique (exemple : Hegel), l’autre d’apparence imaginative (exemple : Campanella), sont tous deux des utopies et peuvent se recouper.

    Faut-il alors détruire ces forces réactives que sont les grands récits trompeurs et les utopies elles-mêmes ? Nietzsche ne le pense pas. Nous avons besoin de ces forces réactives comme ennemies. C’est dans le corps à corps avec ces forces réactives que nous pouvons élaborer de nouvelles valeurs, qui affirment l’immanence de la vie. Il s’agit de faire de nos vies des œuvres d’art et donc de faire triompher les valeurs esthétiques sur les valeurs morales. Mais dans l’esthétique, il y a l’acceptation de la joie comme de la souffrance. L’éternel retour – une idée qui vient à Nietzsche au bord du lac de Silvaplana, en Engadine, en août 1881 – veut dire l’éternel retour de tout, de la joie comme des peines. C’est un oui inconditionnel à la vie, et pas seulement un oui aux bonheurs de la vie. Si la volonté de puissance est le moteur de cet éternel retour, elle n’est pas la seule volonté de jouissance, elle n’est pas non plus principalement la volonté de domination, à moins d’inclure dans la domination la domination sur soi. Comme Heidegger l’écrira dans son Nietzsche II (Gallimard, 1971, p. 36), la volonté de puissance est ce qu’est la vie (son essence) dans son immanence (le quid, la quiddité), tandis que l’éternel retour est le comment elle se manifeste comme immanence (le quod, la quoddité).

    Désir du désir et volonté de volonté

    La volonté de puissance s’oppose à la volonté de vérité, car la recherche maladive de la vérité à tout prix peut être l’exact opposé de la volonté. La volonté de puissance est d’abord volonté d’ordonner ses passions. Nietzsche critique « l’anarchie des instincts » (il la voit chez Socrate, l’homme qui dit : « La vie n’est qu’une longue maladie », l’homme malade de l’hypertrophie de sa raison raisonnante.) Ainsi, la volonté de puissance est-elle avant tout une volonté de volonté. Nietzsche récuse par avance toute interprétation purement libertaire, hédoniste et spontanéiste de l’abandon aux forces instinctives. Pour le dire autrement, Dionysos doit être mise en forme par Apollon. L’un sans l’autre n’ont aucun sens. Sans Dionysos, il n’y a pas de vie. Sans Apollon, la vie ne produit aucune œuvre d’art. Si Nietzsche accuse Socrate, et la métaphysique, et la dialectique d’avoir dévalué la vie, c’est bien qu’il se veut, lui, médecin, et prescripteur de remèdes pour la « grande santé ». À la métaphysique et à la dialectique, Nietzsche oppose la danse. Il manqua à Nietzsche de rencontrer une Lucette Almanzor !

    Toute la quête de Nietzsche consiste à récuser les mensonges d’un sens du monde déjà-là, qui ne serait que consolation, avec le christianisme et les autres religions, d’un salut dans l’au-delà. Nietzsche ne nie pas qu’il faille trouver un sens à nos vies, mais sa philosophie du soupçon fait qu’il rend le sens, de l’exploration de caverne profonde en caverne toujours plus profonde insaisissable. De là le pari de Nietzsche : il faut dissocier la question du sens de la question de la vérité. Le sens ne se trouve pas dans les profondeurs, mais à la surface même de la vie.  Dans Le Gai savoir (préface IV), Nietzsche écrit : « Ah ! Ces Grecs comme ils savaient vivre. Cela demande [de] la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence. Les Grecs étaient superficiels… par profondeur. »

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 11 mai 2023)

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  • Les malades au service de l'agenda technologique ?...

    Le 13 novembre 2020, Pierre Bergerault recevait sur TV libertés Olivier Rey pour évoquer les réflexions que lui inspirent la crise du coronavirus et qu'il a exposées dans L'idolâtrie de la vie (Gallimard, 2020), un court essai publié dans la collection Tract. Mathématicien et philosophe, chercheur au CNRS et enseignant en faculté, Olivier Rey est notamment l'auteur de Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006), de Une question de taille (Stock, 2014), Quand le monde s'est fait nombre (Stock, 2016) et de Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018), quatre essais consacrés à la question du progrès et de la technique dans nos sociétés.

     

                                             

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  • L'idolâtrie de la vie...

    Les éditions Gallimard viennent de publier un court essai d'Olivier Rey intitulé L'idolâtrie de la vie. Mathématicien et philosophe, chercheur au CNRS et enseignant en faculté, Olivier Rey est notamment l'auteur de Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006), de Une question de taille (Stock, 2014), Quand le monde s'est fait nombre (Stock, 2016) et de Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018), quatre essais consacrés à la question du progrès et de la technique dans nos sociétés.

     

     

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    " En tant qu’il commande un respect absolu, le sacré se trouvait anciennement placé au dessus de la vie. C’est pourquoi il pouvait, le cas échéant, réclamer le sacrifice de celle-ci. Comment la vie nue en est-elle venue à prendre elle-même la place du sacré ? Au point que sa conservation, comme l’a montré la crise engendrée en 2020 par l’épidémie de coronavirus, semble bien être devenue le fondement ultime de la légitimité de nos gouvernements. Que cela apprend-il du rapport des populations à la politique, au pouvoir ? À quelles servitudes nous disposons-nous, si nous accordons à la « vie » la position suprême ? "

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  • Il est des valeurs supérieures à la vie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Paul Brighelli, cueilli sur son blog Bonnet d’âne et consacré à l'oubli des valeurs qui dépasse celle de la vie. Normalien et agrégé de lettres, ancien professeur de classes préparatoires, Jean-Paul Brighelli est un polémiste de talent auquel doit déjà plusieurs essais comme La fabrique du crétin (Folio, 2006), A bonne école (Folio, 2007), Tableau noir (Hugo et Cie, 2014), Voltaire et le Jihad (L'Archipel, 2015) ou C'est le français qu'on assassine (Blanche, 2017).

     

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    Cambronne et le dernier carré de la Garde à Waterloo

     

    Et moi, et moi, et moi

    Je ne sais quand la Vie est devenue la valeur suprême. Ce n’était pas le cas certainement durant la dernière guerre, où tant de résistants mettaient la patrie et le combat contre l’occupant bien au-delà de leur conservation propre. La longue paix qu’à peu de choses près a connue l’Europe depuis 1945 est peut-être la cause de cet amollissement progressif — encore que la Guerre froide ait maintenu longtemps l’idéologie de la victoire, devant le souci épidermique.
    Il ne faut peut-être pas remonter au-delà de la chute du Mur, en 1989, pour trouver le point de départ de l’Ego triomphant. Francis Fukuyama avait vu juste sur un point : proclamer, comme il l’a fait, la « fin de l’Histoire » revenait à promouvoir désormais les valeurs du capitalisme triomphant : toujours plus, et tout pour ma gueule.
    C’est à peu près l’époque où l’on a commencé à seriner le refrain désormais familier — « les temps ont changé », leitmotiv de toutes les compromissions, et de toutes les démissions.

    Elle est loin, l’époque où Corneille écrivait dans Horace :
    « Mourir pour le pays est un si digne sort
    Qu’on briguerait en foule une si belle mort ».
    Loin, l’époque où Marie-Joseph Chénier affirmait, dans le Chant du départ :
    « La République nous appelle
    Sachons vaincre ou sachons périr!
    Un Français doit vivre pour elle,
    Pour elle un Français doit mourir. »
    Loin, le champ de bataille de Waterloo, où Cambronne a dit ou n’a pas dit « Merde » au colonel anglais qui lui suggérait de se rendre.
    Et nous nous moquons gentiment (et parfois pas gentiment) de ces Français partis la fleur au fusil en août 14. Etaient-ils bêtes ! Demandez à des étudiants contemporains s’ils supporteraient, comme Jean Moulin, une petite quinzaine avec Klaus Barbie… S’ils pourraient simplement l’envisager…
    Et le Che est vraiment mort pour rien, malgré Carlos Puebla et Nathalie Cardone… D’aucuns l’arborent encore sur leurs tee-shirts, pour mettre au chaud leur cœur de poulet.

    Tous pacifistes désormais. Pacifistes comme Marcel Déat, député SFIO puis chef du Rassemblement National Populaire en 1941, en fuite à Sigmaringen avec le dernier carré des ultra-collaborationnistes, condamné à mort par contumace en 1945 et finissant sa vie en cavale permanente en Italie. Aujourd’hui, tous Déat, tous béats.

    Dans les années 1950-1980, Ian Fleming puis John Le Carré mettent en scène des agents secrets prêts à mourir pour combattre le KGB, qui en avait autant à leur service. Mais c’est loin, tout ça. C’est du cinéma.
    Désormais, la peur de mourir — et même la peur de tomber malade — régit nos existences. Un éternuement est suspect. Votre voisin, hostile au flicage via les portables ou les drones, est suspect. La petite fille qui joue dans la cour de l’école est suspecte. Et dénoncée — parce que pour les dénonciations, nous sommes restés imbattables. À la fin de la guerre la Gestapo ne les lisait même plus — et les forces de l’ordre aujourd’hui protestent devant tous ces bons confinés qui encombrent le 17. En vain.
    Et ce qui m’épate, c’est que ça n’épate personne.

    J’ai déjà parlé, ici-même, de la décision des derniers survivants de la Horde sauvage, qui pourraient se barrer, en vie et les poches pleines, et décident, sur un mot — « Let’s go ! » — d’aller à quatre affronter 500 hommes. Ou de cette réplique de Bogart dans Key Largo, répondant à Lauren Bacall qui lui demande pourquoi il va à la mort : « I have to ». Un homme, un vrai, ça s’oblige.
    Des programmes scolaires repensés dans le sens de la fraternité universelle et du « vivre ensemble » ont éliminé le modèle héroïque. Roland à Roncevaux, choisissant de se battre plutôt que de fuir devant 500 000 Sarrasins, Rodrigue combattant les Maures, Cyrano se jetant dans la bataille à la fin du IVe acte, ou Lord Jim, trébuchant une première fois sur le chemin de la bravoure et de l’honneur, nobody’s perfect, et consacrant le reste de sa vie à restaurer cette self-esteem mise à mal par sa couardise, jusqu’à en mourir — tous aux poubelles de l’Histoire.

    Il est des valeurs supérieures à la vie — d’autant que la valeur en soi de la vie, si brève ou aussi longue soit-elle, n’apparaît guère à un épicurien sûr de lui. La liberté, la nation, l’honneur sont des valeurs. Et, pour un enseignant, la transmission de la culture.
    Et pas n’importe laquelle. La démagogie consistant à inventer une contre-culture, qu’elle vienne des jeunes en général ou des banlieues en particulier, est une fumisterie de premier ordre. Y a-t-il une contre-culture mathématique ? Une contre-langue ?
    Flatter les dérives des uns et des autres participe de la même extinction des valeurs — pendant que les élites, qui reconnaissent fort bien la valeur de l’héritage, inscrivent leur progéniture dans des établissements ultra-traditionnels.

    Les pays qui ont encore des valeurs autres que la vie nous donnent l’exemple — et curieusement, ce sont ceux qui résistent le mieux à l’épidémie en cours. Au Japon, même les voyous ont un code d’honneur qui leur fait se couper le petit doigt pour tenter de racheter leurs fautes. Et encore, c’est une dérive par rapport à l’ancien code samouraï, qui malgré l’ère Meiji et l’américanisation d’après 1945 imprègne leur culture. Les pays qui ont le plus vaillamment résisté à la présente épidémie ont des valeurs communes supérieures à l’idée, souvent exagérée, que chacun se fait de soi et de la valeur de son existence propre.

    Je suis effaré des comportements d’aujourd’hui. Risque zéro ! disent-ils. Mais le risque zéro n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais. Faut-il rester confiné ad vitam aeternam ? Exiger un minimum vital, certes — inutile de mourir pour rien. Exiger des tests, des masques, des savons dans les toilettes des collèges, certainement. Mais…

    Mais se calfeutrer comme des rats ; admettre que l’on vous suive à la trace ; admettre de bon cœur, ou même à contre-cœur, que les plages restent fermées cet été ; suggérer qu’une génération entière n’aille plus en classe avant qu’un vaccin nous prémunisse de tout risque — jusqu’au prochain virus ; tolérer que nos parents âgés meurent solitaires dans les EHPAD, et partent en vrac au cimetière — si vous en êtes là, vous n’êtes même plus des hommes.

    À la fin du très beau film qu’Agustín Díaz Yanes a tiré en 2005 de la série des aventures du capitaine Alatriste d’Arturo Perez-Reverte, le duc d’Enghien — le Grand Condé — propose aux derniers survivants de l’ultime tercio de se retirer dans l’honneur, avec leurs armes et leurs drapeaux, avant la dernière charge. Les éclopés remercient, et refusent — « ese es un tercio español », disent-ils ; et l’honneur, ça oblige. « Oui, mais c’était une autre époque », diront les plus bêlants de mes contemporains. Pff…

    Jean-Paul Brighelli (Bonnet d'âne, 21 avril 2020)

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  • Bulles technologiques ?...

    Les éditions Wildproject viennent de publier un essai de Catherine et Raphaël Larrère intitulé Bulles technologiques. Catherine Larrère est professeur de philosophie morale et politique à la Sorbonne, alors que Raphaël, quant à lui, est ingénieur agronome...

     

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    "L'absence d'évaluation critique de la technique est un présage de dissolution sociale."
    ARNE NÆSS

    " Créer la vie à partir de rien, éradiquer définitivement certaines espèces, annuler le vieillissement, faire travailler des nanomachines à notre place… On peut penser que détenir une telle puissance, c’est s’exposer à des catastrophes de même ampleur.
    Mais ces promesses ont-elles la moindre consistance ?

    Les angoisses technophobes ne sont-elles pas le revers des espoirs technophiles ? Les nanotechnologies ont beaucoup promis, surtout dans le domaine de la santé, mais qu’ont-elles produit ? Les promesses technologiques cherchent surtout à aspirer dans leurs bulles ceux qui y croient, pour attirer les crédits.

    Bulles technologiques propose de replacer les entreprises technologiques dans leur contexte social et naturel. Il s’agit de saisir conjointement les transformations du monde social qu’elles sont susceptibles d’apporter, et leur insertion problématique dans leur contexte naturel. Car la technique est un mode essentiel de relation à la nature.

    Créer la vie : ce n’est pas que cette ambition soit sacrilège, c’est qu’elle est mensongère. Les pouvoirs de la technologie sont bien plus limités que ses promoteurs ne le prétendent Les techniques interviennent toujours dans une nature que nous n’avons pas produite."

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  • Sur l'euthanasie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré au débat sur l'euthanasie...

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    Euthanasie : il vaudrait mieux abandonner le langage des droits…

    Le débat sur l’euthanasie fait rage. Mais il y a plusieurs manières de mettre fin à ses jours. Demander au corps médical d’abréger les souffrances d’une longue maladie, se suicider par désespoir (dépressif profond), par sacrifice (kamikaze japonais) ou aspiration héroïque (Dominique Venner)… Comment y voir plus clair ?

    La frontière est parfois mince également entre la mort voulue (le suicide) et la mort acceptée (le martyre)… Mais pour y voir plus clair, il faut d’abord ne pas confondre suicide et euthanasie, même si cette dernière peut parfois prendre la forme d’un suicide assisté. À l’instar des Vieux Romains, je respecte et admet parfaitement le suicide, y compris le suicidé assisté, mais le problème de l’euthanasie va très au-delà dans la mesure où l’on peut se donner la mort quand on est en bonne santé, tandis que l’euthanasie (étymologiquement la « bonne mort ») a nécessairement trait à une fin d’existence déjà programmée.

    C’est en tout cas un problème dont on ne peut sous-estimer l’importance, compte tenu de la finitude humaine. La seule chose dont chacun d’entre nous peut être sûr, c’est qu’il mourra : l’homme est cet être qui sait qu’il est « être-vers-la-mort » (Sein zum Tode), comme le dit dans Etre et temps Martin Heidegger, pour qui se savoir voué à la mort est la manière spécifiquement humaine d’assumer authentiquement ce que l’on possède en propre. La conscience de la mort ne relève en effet pas tant d’une anticipation prévisionnelle (puisque dès qu’un humain vient à la vie, il est déjà assez vieux pour mourir), mais d’une réflexion sur le sens même de l’existence stimulée par la possibilité toujours présente d’une mort indépassable. Cela dit, il n’y a pas besoin d’être philosophe pour s’en rendre compte ! D’après l’INED, il y aurait déjà en France près de trois mille euthanasies par an. La durée moyenne de la vie augmentant, on peut même s’attendre à une demande d’euthanasie de plus en plus forte.

    Vous-même, que pensez-vous de cette fameuse question de la « fin de vie » ?

    Tous les sondages montrent qu’une immense majorité de Français (92 %) sont favorables à l’euthanasie active pour les personnes qui en font la demande et qui souffrent de « maladies insupportables et incurables », à commencer par eux-mêmes, ce que l’on a également pu constater dans les débats engendrés par toute une série de faits-divers et de procès retentissants. Je fais partie de cette majorité. Je pense que mettre fin dans des conditions paisibles à une vie qui s’achève sous une forme végétative ou dans des souffrances indescriptibles relève de la simple humanité. Et je pense aussi qu’il n’y a pas de plus grande preuve d’amour (ou d’amitié) que d’aider à mourir un proche qui l’a demandé. Personnellement, je ne souhaiterais pas être prolongé artificiellement si ma fin de vie devait s’accompagner d’un état végétatif ou de souffrances insupportables. En matière d’acharnement thérapeutique, il faut fixer des limites. Des limites que veulent justement abolir les adversaires de l’euthanasie (il ne doit pas y avoir pour eux de limite à l’acharnement thérapeutique), alors qu’ils invoquent la nécessité d’en respecter lorsqu’il s’agit de la PMA ou de la GPA.

    L’idéal est bien entendu qu’il y ait accord entre l’intéressé, ses proches et les médecins. Quand cela n’est pas possible, il peut au moins y avoir, en général, concertation entre les médecins et les proches. Mais il faut évidemment être attentif aux risques de dérapage, qui sont réels. À l’inverse, il faut aussi en finir avec les fantasmes (du style « on veut tuer tous les vieillards », on va mettre en place une « extermination programmée », etc.) que l’on agite d’autant plus volontiers que l’on n’a jamais été confronté personnellement à des situation douloureuses de ce genre. C’est la raison pour laquelle il faut bien légiférer, alors même que dans le passé ces choses-là se passaient souvent dans le secret des familles et la bienheureuse opacité des sociétés traditionnelles. Seule une législation adaptée peut permettre d’éviter au maximum les dérives ou les abus. La loi Leonetti (2005) n’est pas une mauvaise loi. Elle pourrait cependant être encore améliorée.

    Chez les médecins, il y a ceux qui entendent « préserver la vie » à tout prix. Et d’autres qui estiment avoir quasiment droit de vie ou de mort sur leurs patients. N’existerait-il pas une voie médiane ?

    La voie la plus raisonnable est de ne pas raisonner dans l’absolu. On ne peut éluder un tel problème en s’abritant derrière de grands principes qui ne prennent pas en compte des situations concrètes qui sont toujours particulières, difficiles, tragiques, voire abominables. J’ai pour ma part le plus grand respect pour la vie, mais je ne la confonds pas avec ses formes les plus dégradées. Pour un être humain, « vivre » ce n’est pas seulement respirer ou avoir le cœur qui bat, c’est avoir conscience de son existence. Lorsqu’il n’y a plus de conscience (ou de possibilité de conscience), on ne « vit » déjà plus. Ce qui est remarquable, c’est que le débat autour de l’euthanasie montre clairement les limites du discours des droits, puisque ceux qui proclament le « droit à la vie » s’opposent à ceux qui en tiennent pour le « droit de mourir dans la dignité ». En ce domaine comme en beaucoup d’autres, il vaut décidément mieux abandonner le langage des droits.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 19 juillet 2014)

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