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géographie

  • Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Max-Erwann Gastineau cueilli sur Figaro Vox et consacré au refus de la géopolitique par l'Union européenne.  Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est essayiste et a publié Le Nouveau procès de l'Est (Éditions du Cerf, 2019).

     

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    Max-Erwann Gastineau : «Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir»

    Dans un article remarquable d'anticipation, «La diplomatie et le progrès», publié en 1894, le grand historien de la diplomatie française, Albert Sorel (1842-1906), mettait en garde les États contre la culture de l'instant favorisée par l'essor des télécommunications : «Imaginez un Richelieu et un Bismarck, un Louis XIV et un Frédéric, enfermés chacun dans son cabinet à téléphones, resserrant en un dialogue précipité les querelles séculaires des dynasties et des nations.» Sorel avertissait notamment « les pays libres et démocratiques»«les passions collectives s'irritent et s'exaspèrent de leur propre fièvre (…)». Successeur d'Hippolyte Taine à l'Académie française, l'historien craignait l'avènement de diplomaties à courte vue, où la réaction dictée par les humeurs de l'opinion supplanterait l'action, qui suppose une politique étrangère cohérente, des «desseins arrêtés de longue date», imprégnés du temps long de l'histoire et des aspérités de la géographie. À l'heure des visioconférences et des télétransmissions smartphonisées, la prophétie de Sorel prend tout son sens. Les passions s'aiguisent par éditos et tweets interposés, pressant les gouvernements de réagir, et ce d'autant plus qu'à l'emprise technologique s'ajoute l'emprise analogique.

    Les Européens raisonnent par analogie. Ainsi l'effroi suscité par l'agression russe de l'Ukraine s'est-il doublé d'appels à ne pas laisser se produire un «nouveau Munich» ; ce jour de septembre 1938 où les démocraties occidentales, pensant calmer l'ogre hitlérien, acceptèrent le partage de la Tchécoslovaquie, ce compromis qui, loin d'empêcher le pire, en hâta l'augure.

    Une collectivité humaine se distingue par ses mœurs et ses institutions. Elle se révèle aussi dans l'expression contrastée de ses sentiments. Ainsi «l'esprit de Munich» désigne-t-il, à chaque conflit, la mauvaise conscience historique qui nous anime. Au lendemain de la chute du Mur, cette mauvaise conscience devança l'interventionnisme occidental. Le très influent Robert Kaplan, alors en faveur de l'engagement des États-Unis dans les Balkans, raconte : «la peur d'un nouveau Munich était une constante des années 1990». Elle fut mobilisée lors de la guerre du Golfe de 1991 contre Saddam Hussein ; elle légitima le bombardement de Belgrade en 1999 ; elle préfaça l'ubris des années 2000-2010, marquées par les interventions américaine en Irak et franco-britannique en Libye, l'ambition d'asseoir un ordre international ignorant les limites de l'histoire et de la géographie. «Dénoncer l'esprit de Munich, ajoute Kaplan, c'était en appeler à l'universalisme, au souci pour le destin du monde et la liberté des peuples». C'est désormais en appeler à la défense de la démocratie contre les autocraties, à la sauvegarde de «nos valeurs» contre «la loi du plus fort».

    Dans le champ théorique des relations internationales, il est de coutume d'opposer à cette conception «morale», mettant l'accent sur les normes et les valeurs, une grille de lecture «réaliste».Le réalisme se veut descriptif. Les régimes (démocraties, dictatures) l'intéressent peu. Il prétend dire ce qui est, lire le monde tel qu'il est, tel que la géographie, le climat, l'histoire des peuples, les affinités culturelles des civilisations l'ont fragmenté et constellé d'États concurrents. «Toutes les nations sont tentées (…) de revêtir de leurs propres aspirations et actions le destin de l'univers», rappelle Morgenthau, figure du réalisme américain. Mais cette tentation n'est jamais que rhétorique dans la compétition que se livrent les États pour préserver leur sécurité et maximiser leurs intérêts. Aussi, en langue réaliste, est-ce davantage la conscience que la guerre est dans l'ordre des choses que la confiance dans les normes internationales, dont la solidité est toujours suspendue au bon vouloir des puissances, qui permet d'anticiper et d'éviter les conflits.

    On peut ainsi rêver à l'avènement d'une autre Russie, démocratique, libérale, «occidentalisante», mais la question centrale est ailleurs ; sauf à supposer qu'une Russie plus démocratique cesserait de se faire une certaine idée de son rôle et de sa puissance. Ce qui en dit peut-être davantage sur notre propre conception de la démocratie, notre difficulté à concilier ce terme avec l'idée de puissance et d'intérêt national. La nature politique de la Russie est d'autant moins la question que, comme le rappelle Samuel Huntington dans Le choc des civilisations , la démocratie n'empêche nullement l'élection de dirigeants nationalistes, restaurant les rêves de grandeur et d'indépendance d'un peuple vaincu.

    Qui dirigerait la Chine si ses dirigeants devaient être élus au suffrage universel ? Un gouvernement occidentalisant, favorable à nos intérêts ? Figure du réalisme français, Raymond Aron invitait ses contemporains à ne pas ignorer une autre variable : la force des sentiments nationaux, la vie des hommes «ne [s'accomplissant] pas en dehors de « communauté nationale », dont chacune tend à promouvoir des valeurs singulières (…), l'unité d'une culture, d'un ensemble singulier de croyances et de conduites.»

    Aussi la question centrale n'est-elle pas de savoir si la défense de l'Ukraine est juste et l'invasion russe illégale. La réponse à ces deux énoncés ne saurait faire débat. Juste et illégale, elles le sont. La question, pour nous autres Européens, est la suivante : comment vivre aux côtés d'un État disposant des ressources «nationales» (conscience patriotique), militaires, technologiques, énergétiques et financières nécessaires à l'instauration de rapports de force ou au renversement de statu quo jugés contraires à sa quête de puissance, qui est aussi la condition de sa sécurité ? Du côté de Vladimir Poutine, c'est bien la poursuite du statu quo assimilé à l'«occidentalisation» rampante de l'Ukraine qui fut jugée plus désastreuse pour l'intégrité du «monde russe» que les conséquences d'une guerre, par ailleurs mal appréciée, ignorant la force de résistance ukrainienne et l'ampleur du soutien occidental.

    La question de la coexistence euro-russe, que la défaite ou le remplacement du régime poutinien ne rendra nullement caduque, sauf à considérer comme raisonnable la prise de Moscou et la partition de son territoire, a dessiné trois options.

    La première option est américaine. Elle date de la Guerre froide mais continue, plus que jamais, d'apparaître comme la plus sage, aucun État européen ne disposant de la force de feu nécessaire pour tempérer l'impérialisme russe. Elle justifie l'existence de l'Otan et son extension à de nouveaux pays. Elle légitime les regrets d'avoir laissé l'Ukraine en dehors de l'Alliance atlantique et les attaques contre la « naïveté » française ou allemande.

    La deuxième option a été pratiquée le plus ardemment par l'Allemagne réunifiée. Jusqu'au matin du 24 février 2022, elle consacra l'illusion libérale selon laquelle des nations liées par le commerce ne sauraient risquer de se délier.

    La troisième option a été formulée par la France, pays dont la façade atlantique l'oriente vers le duo anglo-américain et, par effet mécanique, la quête de contrepoids sans lesquels sa voix – qu'elle ose encore parfois présenter comme «singulière» - s'en trouverait diluée. Dans son passionnant Passeport diplomatique, résumé de près de quarante ans de vie diplomatique, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël et aux États-Unis, raconte le poids du prisme « réaliste » à son arrivée au Quai d'Orsay, au début des années 1980. «Il était interdit d'utiliser l'adjectif occidental dans notre correspondance». Ce terme consacrait l'hégémonie anglo-américaine, l'effacement de la singularité française. Un «tiers-mondisme gaullien » dominait. Il préfaça la synthèse «gaullo-mitterrandienne» chère à Hubert Védrine et un certain nombre d'initiatives diplomatiques, comme l'idée de «confédération européenne » torpillée par les États-Unis, au sein de laquelle la Russie postsoviétique devait siéger. «Paris, se remémore Brzeziński, était fin prête à jouer de toutes les ressources tactiques que lui offrent ses liens traditionnels avec la Russie pour gêner les initiatives américaines en Europe». Les mots de son ministre des affaires étrangères, prononcés en août 1996, l'illustrent : «Si la France veut jouer un rôle international, elle tirera profit de l'existence d'une Russie plus forte. Elle doit l'aider à réaffirmer sa puissance…»

    La France des années 1990 utilisait le levier russe pour promouvoir au sein de l'Otan l'émergence d'un «pilier européen», qu'elle serait ensuite appelée à diriger, la sécurité de l'Europe passant par une relation renouvelée avec la Russie - ce qu'Emmanuel Macron, dans la continuité de ses prédécesseurs, n'a jamais manqué de rappeler, de Paris à Varsovie.

    L'audace diplomatique suppose une conscience claire de son identité et de ses intérêts. La France conserve l'idée qu'elle ne saurait confondre l'Europe avec les États-Unis, mais ne comprend pas ou feint d'ignorer que son déclin économique, incarné par sa désindustrialisation, l'empêche de détenir les moyens de son verbe.

    Ainsi l'option «française» a-t-elle vécu, l'«allemande» aussi. Reste la première option, «américaine», signe d'une ambition renouvelée pour l'Occident retrouvé ? Face à l'agresseur russe, les Européens s'enorgueillissent d'avoir su réagir et s'adapter. Qui subit s'adapte. Les Américains, eux, ne s'adaptent pas. Ils «stratégisent». Ils se donnent des fins et disposent pour les atteindre d'un appareil conceptuel dont l'Europe s'est progressivement dépourvue, par moralisme, croyance dans les effets pacificateurs du droit et du doux commerce, mépris de l'histoire et de la géographie. Trois géostratèges d'envergure, issus de générations différentes, Halford Mackinder, Nicholas Spykman et Zbigniew Brzeziński, illustrent la force de cet appareil et son tropisme «eurasien».

    Fondateur à la fin du XIXe siècle de l'école de géographie britannique, professeur à Oxford, Mackinder estimait que le cœur battant du monde, le heartland (ou l’île monde), composé principalement de l'Europe de l'Est et de la Sibérie occidentale, déterminait le sort des puissances :

    «Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle le cœur de l'Eurasie :

    Qui contrôle le cœur de l'Eurasie contrôle l'île-monde

    Qui contrôle l'île monde contrôle le monde»

    Durant l'entre-deux-guerres, Nicholas Spykman ajoute au «heartland» de Mackinder le concept de «Rimland». Le Rimland est une ceinture côtière, un arc de «terres bordières» allant de l'Europe atlantique à l'extrême orient, en passant par le Moyen-Orient (Mer Méditerranée, Mer rouge) et le sud asiatique (Océan indien). Elle entoure les richesses géologiques du heartland eurasiatique. Considéré comme le père de la géopolitique américaine, qui inspira notamment la politique d' «endiguement» du communisme, Spykman ne croyait pas en l'établissement d'une paix durable et universelle. Le monde est trop hétérogène. «Les ministres vont et viennent, même les dictateurs meurent, mais les chaînes de montage demeurent immuables ». Raison pour laquelle, écrit-il, la géographie est « la variable la plus importante en politique étrangère».

    Dans son fameux Grand échiquier, publié en 1997, Brzeziński se réfère à ces deux maîtres et complète le tableau. Pour garder pied sur la plaque eurasiatique, où se joue la stabilité et la prospérité des nations, l'ancien conseiller de Jimmy Carter à la Maison Blanche appelait les États-Unis «à exploiter» deux éléments : le levier ukrainien et la «position dominante de l'Allemagne», dont la quête de «rédemption» la rend plus facile à manœuvrer qu'une France en quête de «réincarnation» (sic).

    La géographie est une variable consciente lorsqu'elle permet de dessiner des stratégies. Elle est aussi une variable inconsciente lorsque l'on se penche sur les deux grandes tendances paradigmatiques américaines : l'isolationnisme et l'idéalisme ; la première qui appelle les États-Unis à se tenir éloigné des tumultes du monde, pour tirer au mieux profit de leur position avantageuse, cerclée de deux océans protecteurs ; la seconde qui découle aussi de cette position quasi «ilienne», qui permet d'agir sur la carte du monde sans risquer de nuire à l'intégrité de son propre territoire.

    Dans l'histoire des relations internationales, la géographie prime le droit et la morale. Il est ainsi plus facile de se faire le combattant de la liberté lorsque des frontières naturelles vous protègent que lorsque la configuration des lieux vous condamne aux joutes continentales. La Grande-Bretagne aurait-elle été la nation du commerce et du libéralisme si elle avait dû composer avec la géographie allemande, dépourvue de frontières naturelles ? « Elle aurait été, selon toute vraisemblance, en proie à la tyrannie d'un seul homme», répondait Alexander Hamilton, père du fédéralisme américain. Il en est de même pour la France, dont la culture stratégique fut longtemps accaparée par la vulnérabilité «naturelle» de son flanc nord-est. Maginot et Clémenceau ont hérité des «angoisses de César et de Louis XIV face à la perméabilité de la frontière avec l'Allemagne», résumait Spykman.

    L'Europe contemporaine aura du mal à accepter cette grille de lecture «géographiste», «déterministe», qui n'est d'ailleurs pas sans limites, dans laquelle le destin des peuples et des régimes ne peut complètement échapper à la nature des lieux. Le projet européen l'interdit. L'Europe est une «construction», non une civilisation plongeant ses racines dans le temps long d'une histoire millénaire. Elle a des «valeurs» plus que des traditions. Ses traités visent l'«intégration», «l'union sans cesse plus étroite». Le projet européen est plus devenir que continuité, à l'image de ses frontières, qu'il repousse par élargissements successifs. C'est sa différence. C'est aussi ce qui préface son infirmité géopolitique. Car il n'y a de géopolitique sans considération pour la géographie, sans considération pour les effets de la terre, qui se dit géo en grec, sur la vie des hommes. L'école de géographie française fondée par Paul Vidal de La Blache ne l'ignorait nullement, bien qu'elle fût plus «possibiliste« que l'anglaise ou l'allemande, dessinant un «déterminisme possibiliste», selon l'expression de Raymond Aron, qui accorde les variables conscientes (l'action des hommes : politique, technico-économique, démographique) aux variables inconscientes qui limitent la rationalité des acteurs et surdéterminent la diversité de leurs représentations.

    Mépriser l'importance de la géographie, c'est oublier ces permanences formant autant de contrepoids au diktat de l'évènement qui prive les démocraties européennes de stratégies et les expose aux décisions de ceux qui, armés du pessimisme du géographe, en disposeraient pour elles.

    Le 13 février dernier, The Washington Post évoquait «un moment charnière» (pivotal moment) à la suite du «coup de pression» des Américains sur l'Ukraine. Le grand quotidien révélait notamment l'existence de possibles négociations en vue d'une sortie de crise à l'automne. Il n'est en effet pas impossible de se demander si les États-Unis n'ont pas déjà atteint leurs principaux objectifs (au-delà sans doute de l'imaginable) : ressusciter l'Otan, croître leurs exportations de gaz (plus cher que le russe), couper durablement l'Europe - et notamment l'Allemagne - de la Russie, comme le symbolise la destruction des gazoducs Nord Stream. Pas impossible non plus d'imaginer Washington se préserver de tout risque d'enlisement, avant l'élection présidentielle de 2024.

    Face à l'échec irakien, une autre analogie supplanta la référence à «l'esprit de Munich» : le Vietnam. Les bourbiers irakien et afghan furent les derniers «Vietnam» des États-Unis. Et ces échecs pèsent encore dans la conscience nationale. Dès le début du conflit, le coût et les finalités de l'intervention en Ukraine furent davantage posés par la presse américaine, notamment conservatrice, qu'européenne. Les Américains n'iront pas au-delà d'une certaine limite. Ce qui ne veut pas dire que la sortie de crise sera chose aisée. Souvenons-nous de la Syrie : dès lors qu'il fut clair que le régime de Bachar al-Assad tiendrait, l'illusoire troisième voie «démocratique», le vœu d'une Syrie plus «occidentale» vécut et, avec lui, la nécessité d'une présence prolongée. La fin arrangea tout le monde. L'Occident put se concentrer sur Daesh, arguer d'avoir su neutraliser l'État islamique ; la Russie d'avoir su protéger son allié syrien. Ce qui doit nous inquiéter, concernant la guerre que subit le peuple ukrainien, est l'impossibilité d'imaginer, à ce stade, une voie de sortie convenable pour l'ensemble des camps en présence.

    Au fond, la question est la suivante : les Américains ont leur agenda, les Russes leurs desseins ; quels sont ceux des Européens ? Alors que l'inefficacité des sanctions européennes rappelle combien la désoccidentalisation du monde, la montée en puissance du monde non occidental - qu'aucun fond idéologique ne rassemble sinon la quête de l'intérêt national, qui passe souvent par le maintien de liens avec la Russie, et le ressentiment anti-occidental - est une donnée que nous ne saurions plus longtemps ignorer, le risque pour l'Europe est de voir s'affirmer un monde multipolaire dans lequel l'Europe ne serait pas elle-même un pôle ; mais tout au mieux le bras moral, le versant « idéaliste » du réalisme américain, faute de narratif indépendant, de conscience claire de ses propres spécificités historiques et géographiques.

    À supposer que nos marges de manœuvre soient encore réelles, ce risque est devant nous. Il placera de nouveau la Pologne en première ligne ; elle dont l'histoire et la géographie la posent en nouvelle force motrice de l'Europe géopolitique. La nation de Solidarnosc et de Jean Paul II, dont l'esprit de résistance «christiano-patriotique» milite depuis des années en faveur d'une Europe plus «réaliste», consciente de la diversité des nations et de leurs traditions, devra s'en souvenir. Son nouveau poids lui donne des responsabilités, qui ne sauraient conduire à ne prôner pour l'Europe que le strict alignement sur les visées géostratégiques américaines. À moins que l'injonction à «l'unité de l'Europe» n'entame déjà la construction de son hypothétique «autonomie» ?

    L'Europe fait de l'unité une fin en soi. Ainsi a-t-on vu fleurir ces derniers mois, notamment à Berlin, l'idée de mettre fin au vote à l'unanimité des membres du Conseil européen sur les questions de politique étrangère, oubliant que la division de l'Europe fut aussi une chance. Si la décision de soutenir l'invasion de l'Irak en 2003 avait dû être réglée par un vote à la majorité qualifiée, la France aurait-elle pu jouer pleinement son rôle de membre du Conseil de Sécurité des Nations Unis et entraîner dans son sillage d'autres États ?

    La France n'a pas dit «non» en 2003 parce que l'invasion de l'Irak reposait sur un mensonge. La presse américaine dénonçait l'«esprit de Munich» des Français, coupables de laisser la menace irakienne peser sur le destin du monde. La France eut la force de résister à cette entreprise «moralisatrice», celle que les «néoconservateurs» ont réactivée sous George W. Bush ; celle qui divise le monde entre le «jardin» occidental et la «jungle» non occidentale, selon la formule du théoricien néoconservateur Robert Kagan, reprise en octobre 2022 par le représentant de la diplomatie européenne, Josep Borrell.

    Avec le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité des Nations unies, dont nous venons de célébrer le vingtième anniversaire, la France n'incarnait pas le Bien s'opposant au Mal rongeant l'Amérique. Elle avait convoqué le temps long, l'histoire, l'expérience d'un «vieux pays», pour prévenir le «moralisme» américain des conséquences prévisibles de ses actes sur une région aussi dense et plurielle que le Moyen-Orient. Elle avait appelé avec Jacques Chirac à s'ouvrir à la diversité du monde, matérialisée par l'ouverture en 2006, sous le patronage de Claude Lévi-Strauss, du musée du Quai Branly.

    L'Europe aura besoin d'une France forte, consciente du monde pluriel qui est désormais le nôtre, pour apprendre à exister par elle-même, à projeter sa propre particularité à partir de ses propres concepts et dans la réalisation de ses propres buts. Car la question de demain ne sera pas de savoir si nous sommes «pro-russes» ou «pro-américains» (la cause est entendue). Elle sera de savoir si nous pouvons encore devenir pro-européens.

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  • Afghanistan, une revanche de la géographie...

    Nous avons cueilli sur Geopragma un entretien donné à Figaro Vox par Fabrice Balanche et consacré au fiasco occidental en Afghanistan et, notamment, à son lien avec le mépris de la géographie... Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon 2 et spécialiste du Proche-Orient. Il a notamment publié un Atlas du Proche-Orient arabe (PU Paris-Sorbonne, 2011) et une Géopolitique du Moyen-Orient (Documentation française, 2014).

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    L’Afghanistan est l’archétype de la revanche de la géographie

    FIGAROVOX. – Quelles sont les spécificités géographiques de l’Afghanistan ?

    FABRICE BALANCHE. – C’est un pays de montagnes avec des vallées encaissées, des cols pour passer d’une région à une autre : c’est un pays compartimenté. Cela pose évidemment problème à toutes les puissances qui souhaitent y pénétrer. Le relief est extrêmement difficile à maîtriser.
    Ce compartimentage physique, a un versant humain, social. Le pays compte différentes ethnies qui résident dans les vallées : les Pachtounes, les Ouzbeks, les Tadjiks. Ces ethnies sont elles-mêmes divisées en clans et en tribus, qui sont concurrentes. Même l’autorité centrale à Kaboul, du temps de la royauté, n’est jamais parvenue à poser un contrôle direct sur la population.

    Cette réalité physique et cet éclatement ethnique sont des dimensions essentielles pour comprendre le pays. Elles sont d’ailleurs liées entre elles : les tribus peuvent garder leurs spécificités identitaires grâce à la géographie physique du terrain. On est maître de sa vallée par exemple.
    Précisons que la géographie a deux objets : la question physique et la spécificité humaine, culturelle, du pays. Les dirigeants occidentaux n’ont pas voulu les voir ni les comprendre, et c’est ce qui les a menés au fiasco.
    Est-ce que cette spécificité a participé à la défaite américaine ? Ce conflit était-il perdu d’avance ?

    Le conflit n’était pas nécessairement perdu d’avance. Mais une armée occidentale, comme l’armée américaine, fait face à de grandes difficultés avec ce relief. Elle a eu toutes les peines du monde à contrôler le territoire. En Irak, le pays est essentiellement composé de grandes plaines, c’était donc plus facile à cet égard, mais l’armée américaine s’est heurtée à une culture qu’elle ne comprenait pas.

    C’est exactement la même chose en Afghanistan. Les Américains n’ont pas su comprendre la diversité ethnique et tribale. C’est la problématique des puissances occidentales qui veulent faire du « regime change », avec la promotion de la démocratie, des droits des femmes, des droits de l’Homme, mais tout cela est en porte-à-faux avec la société et le conservatisme afghan, c’est-à-dire avec la réalité du pays. Les dirigeants pro-soviétiques, Babrak Karmal et Najibullah, avaient voulu aussi, en leur temps, moderniser le pays à la mode communiste, et ils avaient rencontré les mêmes problèmes. Les Occidentaux ont répété cette erreur.

    Est-ce que la géographie est la clé de la géopolitique de l’Afghanistan, pays qui n’a jamais été colonisé ou durablement occupé ?

    Robert D. Kaplan, un auteur américain, a écrit un livre paru en français en 2014, La Revanche de la géographie (Ce que les cartes nous disent des conflits à venir). Il écrit très justement que l’on peut envoyer des hommes sur la lune mais que l’on a toujours autant de difficultés à traverser l’Himalaya. Il y a des réalités géographiques, additionnées à des réalités culturelles qui s’imposent, et qu’il faut prendre en compte. On peut arriver dans la société afghane et pratiquer des opérations à cœur ouvert, mais changer les mentalités, cela demande beaucoup plus de temps.
    Les États-Unis et les Occidentaux en général, avec leurs moyens colossaux, financiers ou technologiques, ont pensé réussir à changer profondément la société afghane et gagner les cœurs et les esprits.
    On parle souvent de relations internationales en expliquant les volontés de chaque pays, les velléités des puissances et effectivement, il y a un contexte, mais ce n’est pas tout. Reprenons la métaphore du jeu d’échecs : en termes géopolitiques, les pièces sur le jeu sont les différents acteurs et les différentes puissances, mais l’échiquier sur lequel on joue a lui aussi une dynamique spécifique, les cases ne sont pas uniformes : c’est cela la géographie. Entre les cases il y a des différences, liées aux reliefs et à la culture locale.

    Depuis les bureaux, à Paris ou Washington, on oublie tout cela. La géographie se rappelle à eux, on le voit bien dans le cas de l’Afghanistan. On pourrait même dire que l’Afghanistan est l’archétype de la revanche de la géographie : un relief difficile à contrôler, des populations difficiles à faire évoluer. Les Occidentaux cumulent les handicaps dans ce pays.
    Depuis une dizaine d’années s’ajoutent d’autres facteurs, notamment concernant les pays voisins, la Russie, la Chine, le Pakistan, qui ont gagné en puissance : la Russie et son intervention en Syrie, la Chine qui a des velléités mondiales. En outre, certains ont mis de l’huile sur le feu en armant les Talibans pour faire partir les Américains. Tout cela a renforcé la pression sur la présence américaine. Malgré tout, la réalité géographique n’a pas été prise en compte.

    En Afghanistan, le « regime change » ne peut pas fonctionner ainsi : on n’installe pas la démocratie en claquant des doigts. Malgré la débauche de moyens, la présence des ONG, il n’y a pas de changement. Cela peut même avoir un effet contraire. Je l’ai vu en Syrie : les acteurs du changement de la société civile sont finalement exfiltrés. Les ONG qui font la promotion des droits de l’homme formatent des activistes qui se retrouvent en complet décalage avec la réalité du terrain et finissent par entretenir l’illusion de la réussite de cette politique. Car, du personnel local aux responsables de l’ONG, tous ont intérêt à ce que les budgets soient reconduits pour conserver leur travail et pour les activistes locaux obtenir un visa pour l’Europe ou l’Amérique du Nord.
    La même stratégie prévaut dans la diplomatie occidentale. Celui qui se montre réaliste est mis au placard, tandis que celui qui entretient l’illusion obtient une promotion. Il est donc normal que Kaboul, la vitrine du succès occidental en Afghanistan, soit tombée en quelques heures.
    Près de 200 milliards de dollars ont été dépensés pour reconstruire l’Afghanistan et ses institutions et voici le résultat. La stratégie doit être différente, il faut avoir une gestion plus proche des réalités locales et ne pas chercher à imposer nos concepts occidentaux sur ce type de société. Du point de vue de la gouvernance, il faut promouvoir une gouvernance indirecte, où on laisse l’autonomie aux différents groupes, aux différentes ethnies.

    La réalité que l’on ne comprend pas, la diversité ethnique, tribale et clanique, est le principal facteur d’organisation de la société et de la politique. Les classes sociales ne sont pas facteurs de mobilisation politique en Afghanistan, c’est l’ethnie et la tribu qui le sont. Cela se retrouve dans plusieurs pays : Irak, Liban, etc.

    Pourquoi ne tient-on pas compte de ces données, qui sont permanentes ? Quelle leçon en tirer sur le rôle de la géographie dans la géopolitique et l’histoire ?

    Cela est lié à l’état d’esprit des décideurs politiques, ceux qui décident des interventions militaires, ceux qui font la politique et la gestion. Irak, Syrie et Afghanistan témoignent du même problème : les stratégies sont pensées par des personnes qui projettent sur ces pays des concepts occidentaux et certaines fois, même, des fantasmes. Les décideurs ont souvent une formation Sciences Po et ne maîtrisent pas la géographie et toutes ses réalités. Ils ne connaissent pas les populations ni le terrain, car ils ne sortent pas de leurs bureaux. De surcroît ils ne font pas confiance aux personnes qui sont sur le terrain, car les conclusions de ceux-ci vont à l’encontre de leur pensée. Toutes ces raisons sont à l’origine du fiasco irakien, syrien et aujourd’hui afghan.

    Le problème est aussi de savoir comment un décideur politique prend sa décision : c’est rarement en fonction des informations de terrain. Aujourd’hui, l’Occident fait la guerre 2.0 : elle regarde Twitter, scrute les réseaux sociaux, mais ne fait pas de terrain. Or, les talibans dans leurs vallées encaissées ne communiquent pas sur Twitter !
    Sur internet, les Occidentaux vont repérer des personnalités qu’on pense être des acteurs locaux. Ils sont visibles sur le net car ils parlent anglais et ont de multiples followers. Mais ces gens-là sont une élite déconnectée de la réalité locale. Les vrais acteurs, les Occidentaux ne les connaissent pas, ils viennent des périphéries. L’exemple parfait est celui du Comité national de transition pour la Libye. On avait des fiches sur tous ceux qu’on croyait faire partie de l’élite libyenne (réseaux universitaires) mais il s’est avéré qu’il ne s’agissait pas des vrais acteurs de la révolte. On a appuyé un Comité national de transition complètement déconnecté et qui n’avait pas de pouvoir réel.

    Le géographe doit faire du terrain. La géographie avait beaucoup d’importance jusqu’au milieu du XXe siècle. René Caillié a été le premier Occidental à avoir foulé la terre de Tombouctou et à en être revenu au XIXe siècle. On faisait confiance aux gens qui avaient vu.

    Pourquoi la géographie n’est-elle plus considérée ?

    Sans doute parce qu’aujourd’hui, avec les satellites et la télédétection entre autres, on pense pouvoir se passer des gens sur le terrain. On pense qu’on a assez d’informations technologiques, or il nous manque l’essentiel : connaître les sociétés.
    On n’envoie plus des géographes sur le terrain en France et il y a moins d’appétence à prendre des risques. Tout comme, en opérations extérieures dans les pays à risques, on répugne à risquer la vie de nos soldats en les faisant patrouiller (on préfère les enfermer dans leurs bases), on n’envoie plus de géographes découvrir le terrain.
    Je parle avec mon expérience. Lorsque j’étais à l’Institut français du Proche-Orient, en Syrie, on ne pouvait guère en sortir, officiellement pour raison de sécurité. Les collègues qui veulent durer dans l’Institut travaillent dans les quartiers situés autour de l’Institut. Ou encore mieux : ils restent à la bibliothèque. Si malgré tout, on décide de profiter pleinement de ce pour quoi nous avons obtenu un de ces postes, très privilégié sur le plan financier, et faire sérieusement du terrain, eh bien nous sommes sanctionnés.

    Cela explique en partie d’ailleurs l’échec français en Syrie. Malgré la présence d’un pléthorique Institut français du Proche-Orient, où de nombreux chercheurs bénéficient de rentes confortables, le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad semble avoir été une surprise pour tout ce petit monde. Ceux qui se doutaient que l’autoritarisme n’allait pas s’effondrer ont préféré se taire pour éviter d’être cloué au pilori. Car il ne fait pas bon avoir un avis contraire aux décideurs politiques, tous issus du même moule de sciences politiques où la géographie de terrain est absente. Si on rajoute le décolonialisme et la cancel culture, en vogue à l’Université et dans les grandes écoles, on comprend que chercheurs et étudiants vont encore davantage s’éloigner de la réalité du Moyen-Orient.

    Y a-t-il un problème de formation en France de ce point de vue ?

    Oui, enseigner la géographie de terrain devient «has-been». Ainsi, le communautarisme, qui est une réalité dans les pays du sud notamment, ne doit plus être évoqué. La plupart des étudiants et des universitaires refusent d’entendre cette réalité, ce qui complique considérablement les recherches et l’enseignement. Pour revenir à l’Afghanistan, si un chercheur s’intéresse aux groupes de rap à Kaboul, il aura plus facilement une allocation de recherche que s’il voulait effectuer un travail de fond sur le tribalisme. C’est exactement le même problème sur le terrain français lorsqu’on veut travailler sur le communautarisme dans les banlieues.

    Fabrice Balanche (Figaro Vox, 19 août 2021)

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  • La géographie, reine des batailles...

    Les éditions Perrin viennent de publier un essai de Philippe Boulanger intitulé La géographie, reine des batailles. Géographe, professeur à l'institut français de géopolitique, Philippe Boulanger a publié , notamment, La Géographie militaire française 1871-1939 (Economica, 2002),  Géopolitique des médias, Acteurs, rivalités et conflits (Armand Colin, 2014) et Géographie militaire et géostratégie (Armand Colin, 2015).

     

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    " « La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre » (Yves Lacoste).

    La géographie a toujours été une préoccupation des princes et des stratèges. La connaissance de l'environnement physique, des itinéraires, des ressources, des cités fortifiées, des populations à administrer, notamment, est en effet un des fondements des conquêtes et de la gouvernance territoriale : c'est chose entendue depuis l'Antiquité – Sun Tzu, en particulier, y consacre de longs développements dans L'Art de la guerre et Jules César, dans La Guerre des Gaules, atteste de l'exploitation tactique du terrain dans la manœuvre. Il a fallu cependant attendre le XIXe siècle pour rationaliser les éléments de connaissances géographiques en Europe et assister à la naissance d'une géographie purement militaire : elle devient, parmi d'autres, un moyen de lutter contre l'occupation de territoires par les armées napoléoniennes.
    Engagements militaires sur plusieurs théâtres d'opérations, sécurisation du territoire national face à la menace terroriste, bouleversements géopolitiques et géostratégiques régionaux, cartographies des infections, des virus et des bactéries, gestion des catastrophes naturelles, appui à la connaissance des zones à reconstruire, connaissance des cultures locales... Aujourd'hui au cœur de la révolution numérique et cartographique, et forte de nouveaux outils de haute technologie – comme les satellites de navigation permettant la géolocalisation en temps réel –, la géographie militaire connaît de profondes mutations.
    Philippe Boulanger analyse ces changements avec maestria et nous guide dans ces territoires peu connus de l'historien, revenant sur l'invention de cette géographie spécifique, sur ses liens avec les opérations militaires et sur son avenir. "

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  • Ils ont tué l'histoire-géo !...

    "La quasi-suppression de l'histoire-géo en terminale S avait été conseillée à Luc Chatel par feu Richard Descoings, et Nicolas Sarkozy y tenait dur comme fer. Les nouveaux programmes du lycée ont été signés, pour Luc Chatel, par le directeur général de l'enseignement scolaire, Jean-Michel Blanquer, qui postule aujourd'hui à la direction de Sciences-Po."

    Les éditions Bourin viennent de publier un essai de Laurent Wetzel, intitulé Ils ont tué l'histoire-géo. Normalien et agrégé d'histoire, l'auteur a été inspecteur d'académie et s'est par ailleurs signalé par des positions courageuses lorsqu'il était maire de Sartrouville au début des années 90... 

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    "L’enseignement de l’histoire-géo va mal. Depuis des années, sous des gouvernements de gauche comme de droite, les réformes se sont succédé mais n’ont fait qu’aggraver la situation.
    Qui sont les responsables de ce fiasco et que faire ?
    Professeur d’histoire-géo et ancien inspecteur d’académie, Laurent Wetzel dénonce avec virulence les erreurs et les aberrations contenues dans les textes ministériels, le charabia des hauts fonctionnaires ainsi que l’incompétence de nombreux responsables de l’Éducation nationale.
    Mais tout n’est pas perdu. Aujourd’hui une vraie réforme est possible si l’on s’appuie sur ceux qui croient encore à l’importance de ces deux matières : les professeurs et les parents.
    Un livre réquisitoire sur un sujet qui nous concerne tous."
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  • Sans histoire... ni géographie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Laurent Dandrieu, cueilli sur le site de Valeurs actuelles et dans lequel il dénonce la fabrication à la chaîne de générations de déracinés...

    Laurent Dandrieu est actuellement rédacteur en chef adjoint de l'hebdomadaire Valeurs actuelles et était, dans les années 90, un des animateurs de la revue Réaction, remarquable revue de la droite littéraire de conviction.

     

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    Sans histoire... ni géographie

    Au début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, il fut un (court) temps question de mener une “politique de civilisation”, concept intéressant disparu aussi vite qu’apparu. La civilisation, pour aller vite, c’est le processus qui permet de savoir d’où l’on vient, afin de pouvoir savoir où l’on va. Comment donc pourrait-on mener une “politique de civilisation” quand tout est fait par ailleurs pour que l’individu moderne ne sache plus d’où il vient ?

    Quand tout, des plaques d’immatriculation automobiles aux programmes scolaires, conspire à en faire un nomade sans appartenance et sans mémoire ?

    Dans un récent recueil d’annotations portées par des professeurs sur leurs élèves (les Perles des bulletins de note, éditions Jean-Claude Gawsevitch), on relevait cette remarque désabusée d’un professeur sur l’un de ses lycéens : « Année sans histoire… et sans géographie non plus d’ailleurs. » Boutade qui, comme toujours, est plus vraie qu’elle ne le croit. En effet, comme nous l’apprend une récente tribune de Rémy Knafou publiée dans le Monde du 5 octobre, les programmes de géographie des classes de première entrés en vigueur en septembre 2011 consacrent ni plus ni moins que la disparition de la France en tant que telle : « L’entité “France”, celle de la République française, a purement et simplement disparu au profit de deux autres niveaux : le niveau européen, d’un côté, et celui des territoires qui composent la France, de l’autre, la part belle étant faite aux “territoires de proximité” », explique ce professeur émérite de la Sorbonne. Tout se passe comme si l’on voulait nous faire croire que la France est une simple juxtaposition de régions, unie par un hasard administratif, mais sans histoire com­mune, sans identité commune et par conséquent sans destin commun. Le tout ne serait ici que la somme des parties, sans rien leur apporter, sans que l’appartenance de ces parties à un tout modifie en quoi que ce soit leur existence ou leur devenir. La négation de la géographie française devient ici la négation du roman national, qui débouche inéluctablement sur la négation d’un avenir national.

    Déjà alarmante en soi, cette curieuse omission, ­exemplaire selon Rémy Knafou « d’une certaine dés­orientation collective », ne fait en réalité qu’élargir la brèche sans cesse grandissante creusée dans la perception que peuvent avoir les jeunes générations de leur identité. Ci­toyens d’un pays qui semble avoir basculé dans “l’après-histoire”, sans rien pour les relier charnellement à une geste historique qui s’éloigne de plus en plus dans le passé, sans devoir qui concrétise leur appartenance à une communauté nationale – comme l’a fait pour des générations le service national –, sans pour autant pouvoir se rattacher à une identité européenne qui reste fictive, réduits à leur simple statut de consommateur et de rouage du système économique, les jeu­nes générations de Français voient en même temps s’effacer les ­symboles qui pourraient les rattacher à une com­mu­nauté de destin, à une identité collective, à des racines concrètes.

    On dit célébrer l’identité européenne, mais on édite un agenda ponctué des fêtes du monde entier… à l’exception des chrétiennes. On voudrait que les Français délaissent les dé­lices de la repentance pour retrouver une certaine fierté nationale, mais on les prive, dans les manuels d’histoire, des ­grandes figures du passé, Clovis, Jeanne d’Arc ou Louis XIV, pour les entretenir du Monomotapa et des beautés de la ­civilisation dogon. On les somme d’agir en acteurs économiques responsables de la planète, mais on ne leur présente, sur les billets de banque, qu’un monde imaginaire et abstrait : ponts qui ne conduisent nulle part, vitraux vierges de toute représentation qui n’éclairent aucune cathédrale, absence de toute figure identifiable conduisent à se considérer comme une monade anonyme, le rouage impersonnel d’un système sans visage. Les monuments réels, d’ailleurs, obéissent eux-mêmes à ce principe d’anonymat : aéroports, bâtiments administratifs et même musées dévolus à l’histoire locale (comme celui de Liverpool, inauguré cet été) se ressemblent tous d’un pays à l’autre, issus de ce style international interchangeable et terriblement monotone dans sa quête d’originalité précisément, qui reproduit les mêmes formes et les mêmes silhouettes à Tokyo, à Sydney ou à Los Angeles.

    On déplore à longueur de discours le désarroi de ci­toyens en perte de repères, mais on fait tout pour les faire disparaître, pour effacer tous les signes de reconnaissance qui pourraient leur donner le point d’ancrage leur per­mettant de résister au vertige du tourbillon bougiste en s’inscrivant dans une lignée, dans une mémoire, dans un héritage. En privant ainsi les citoyens de toute transmission, on croit former peut-être des individus pleinement maîtres de leur destin, des citoyens du monde, des agents économiques à la flexibilité parfaite et des consommateurs adaptés aux innovations perpétuelles d’un marché mondialisé. On fabrique surtout des générations de déracinés, balayés par la première bourrasque faute d’avoir la moindre fondation, propres à former les gros bataillons de la barbarie qui vient.

    Laurent Dandrieu (Valeurs actuelles, 20 octobre 2011)

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