Nous avons cueilli sur Geopragma un entretien donné à Figaro Vox par Fabrice Balanche et consacré au fiasco occidental en Afghanistan et, notamment, à son lien avec le mépris de la géographie... Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon 2 et spécialiste du Proche-Orient. Il a notamment publié un Atlas du Proche-Orient arabe (PU Paris-Sorbonne, 2011) et une Géopolitique du Moyen-Orient (Documentation française, 2014).
L’Afghanistan est l’archétype de la revanche de la géographie
FIGAROVOX. – Quelles sont les spécificités géographiques de l’Afghanistan ?
FABRICE BALANCHE. – C’est un pays de montagnes avec des vallées encaissées, des cols pour passer d’une région à une autre : c’est un pays compartimenté. Cela pose évidemment problème à toutes les puissances qui souhaitent y pénétrer. Le relief est extrêmement difficile à maîtriser.
Ce compartimentage physique, a un versant humain, social. Le pays compte différentes ethnies qui résident dans les vallées : les Pachtounes, les Ouzbeks, les Tadjiks. Ces ethnies sont elles-mêmes divisées en clans et en tribus, qui sont concurrentes. Même l’autorité centrale à Kaboul, du temps de la royauté, n’est jamais parvenue à poser un contrôle direct sur la population.Cette réalité physique et cet éclatement ethnique sont des dimensions essentielles pour comprendre le pays. Elles sont d’ailleurs liées entre elles : les tribus peuvent garder leurs spécificités identitaires grâce à la géographie physique du terrain. On est maître de sa vallée par exemple.
Précisons que la géographie a deux objets : la question physique et la spécificité humaine, culturelle, du pays. Les dirigeants occidentaux n’ont pas voulu les voir ni les comprendre, et c’est ce qui les a menés au fiasco.
Est-ce que cette spécificité a participé à la défaite américaine ? Ce conflit était-il perdu d’avance ?Le conflit n’était pas nécessairement perdu d’avance. Mais une armée occidentale, comme l’armée américaine, fait face à de grandes difficultés avec ce relief. Elle a eu toutes les peines du monde à contrôler le territoire. En Irak, le pays est essentiellement composé de grandes plaines, c’était donc plus facile à cet égard, mais l’armée américaine s’est heurtée à une culture qu’elle ne comprenait pas.
C’est exactement la même chose en Afghanistan. Les Américains n’ont pas su comprendre la diversité ethnique et tribale. C’est la problématique des puissances occidentales qui veulent faire du « regime change », avec la promotion de la démocratie, des droits des femmes, des droits de l’Homme, mais tout cela est en porte-à-faux avec la société et le conservatisme afghan, c’est-à-dire avec la réalité du pays. Les dirigeants pro-soviétiques, Babrak Karmal et Najibullah, avaient voulu aussi, en leur temps, moderniser le pays à la mode communiste, et ils avaient rencontré les mêmes problèmes. Les Occidentaux ont répété cette erreur.
Est-ce que la géographie est la clé de la géopolitique de l’Afghanistan, pays qui n’a jamais été colonisé ou durablement occupé ?
Robert D. Kaplan, un auteur américain, a écrit un livre paru en français en 2014, La Revanche de la géographie (Ce que les cartes nous disent des conflits à venir). Il écrit très justement que l’on peut envoyer des hommes sur la lune mais que l’on a toujours autant de difficultés à traverser l’Himalaya. Il y a des réalités géographiques, additionnées à des réalités culturelles qui s’imposent, et qu’il faut prendre en compte. On peut arriver dans la société afghane et pratiquer des opérations à cœur ouvert, mais changer les mentalités, cela demande beaucoup plus de temps.
Les États-Unis et les Occidentaux en général, avec leurs moyens colossaux, financiers ou technologiques, ont pensé réussir à changer profondément la société afghane et gagner les cœurs et les esprits.
On parle souvent de relations internationales en expliquant les volontés de chaque pays, les velléités des puissances et effectivement, il y a un contexte, mais ce n’est pas tout. Reprenons la métaphore du jeu d’échecs : en termes géopolitiques, les pièces sur le jeu sont les différents acteurs et les différentes puissances, mais l’échiquier sur lequel on joue a lui aussi une dynamique spécifique, les cases ne sont pas uniformes : c’est cela la géographie. Entre les cases il y a des différences, liées aux reliefs et à la culture locale.Depuis les bureaux, à Paris ou Washington, on oublie tout cela. La géographie se rappelle à eux, on le voit bien dans le cas de l’Afghanistan. On pourrait même dire que l’Afghanistan est l’archétype de la revanche de la géographie : un relief difficile à contrôler, des populations difficiles à faire évoluer. Les Occidentaux cumulent les handicaps dans ce pays.
Depuis une dizaine d’années s’ajoutent d’autres facteurs, notamment concernant les pays voisins, la Russie, la Chine, le Pakistan, qui ont gagné en puissance : la Russie et son intervention en Syrie, la Chine qui a des velléités mondiales. En outre, certains ont mis de l’huile sur le feu en armant les Talibans pour faire partir les Américains. Tout cela a renforcé la pression sur la présence américaine. Malgré tout, la réalité géographique n’a pas été prise en compte.En Afghanistan, le « regime change » ne peut pas fonctionner ainsi : on n’installe pas la démocratie en claquant des doigts. Malgré la débauche de moyens, la présence des ONG, il n’y a pas de changement. Cela peut même avoir un effet contraire. Je l’ai vu en Syrie : les acteurs du changement de la société civile sont finalement exfiltrés. Les ONG qui font la promotion des droits de l’homme formatent des activistes qui se retrouvent en complet décalage avec la réalité du terrain et finissent par entretenir l’illusion de la réussite de cette politique. Car, du personnel local aux responsables de l’ONG, tous ont intérêt à ce que les budgets soient reconduits pour conserver leur travail et pour les activistes locaux obtenir un visa pour l’Europe ou l’Amérique du Nord.
La même stratégie prévaut dans la diplomatie occidentale. Celui qui se montre réaliste est mis au placard, tandis que celui qui entretient l’illusion obtient une promotion. Il est donc normal que Kaboul, la vitrine du succès occidental en Afghanistan, soit tombée en quelques heures.
Près de 200 milliards de dollars ont été dépensés pour reconstruire l’Afghanistan et ses institutions et voici le résultat. La stratégie doit être différente, il faut avoir une gestion plus proche des réalités locales et ne pas chercher à imposer nos concepts occidentaux sur ce type de société. Du point de vue de la gouvernance, il faut promouvoir une gouvernance indirecte, où on laisse l’autonomie aux différents groupes, aux différentes ethnies.La réalité que l’on ne comprend pas, la diversité ethnique, tribale et clanique, est le principal facteur d’organisation de la société et de la politique. Les classes sociales ne sont pas facteurs de mobilisation politique en Afghanistan, c’est l’ethnie et la tribu qui le sont. Cela se retrouve dans plusieurs pays : Irak, Liban, etc.
Pourquoi ne tient-on pas compte de ces données, qui sont permanentes ? Quelle leçon en tirer sur le rôle de la géographie dans la géopolitique et l’histoire ?
Cela est lié à l’état d’esprit des décideurs politiques, ceux qui décident des interventions militaires, ceux qui font la politique et la gestion. Irak, Syrie et Afghanistan témoignent du même problème : les stratégies sont pensées par des personnes qui projettent sur ces pays des concepts occidentaux et certaines fois, même, des fantasmes. Les décideurs ont souvent une formation Sciences Po et ne maîtrisent pas la géographie et toutes ses réalités. Ils ne connaissent pas les populations ni le terrain, car ils ne sortent pas de leurs bureaux. De surcroît ils ne font pas confiance aux personnes qui sont sur le terrain, car les conclusions de ceux-ci vont à l’encontre de leur pensée. Toutes ces raisons sont à l’origine du fiasco irakien, syrien et aujourd’hui afghan.
Le problème est aussi de savoir comment un décideur politique prend sa décision : c’est rarement en fonction des informations de terrain. Aujourd’hui, l’Occident fait la guerre 2.0 : elle regarde Twitter, scrute les réseaux sociaux, mais ne fait pas de terrain. Or, les talibans dans leurs vallées encaissées ne communiquent pas sur Twitter !
Sur internet, les Occidentaux vont repérer des personnalités qu’on pense être des acteurs locaux. Ils sont visibles sur le net car ils parlent anglais et ont de multiples followers. Mais ces gens-là sont une élite déconnectée de la réalité locale. Les vrais acteurs, les Occidentaux ne les connaissent pas, ils viennent des périphéries. L’exemple parfait est celui du Comité national de transition pour la Libye. On avait des fiches sur tous ceux qu’on croyait faire partie de l’élite libyenne (réseaux universitaires) mais il s’est avéré qu’il ne s’agissait pas des vrais acteurs de la révolte. On a appuyé un Comité national de transition complètement déconnecté et qui n’avait pas de pouvoir réel.Le géographe doit faire du terrain. La géographie avait beaucoup d’importance jusqu’au milieu du XXe siècle. René Caillié a été le premier Occidental à avoir foulé la terre de Tombouctou et à en être revenu au XIXe siècle. On faisait confiance aux gens qui avaient vu.
Pourquoi la géographie n’est-elle plus considérée ?
Sans doute parce qu’aujourd’hui, avec les satellites et la télédétection entre autres, on pense pouvoir se passer des gens sur le terrain. On pense qu’on a assez d’informations technologiques, or il nous manque l’essentiel : connaître les sociétés.
On n’envoie plus des géographes sur le terrain en France et il y a moins d’appétence à prendre des risques. Tout comme, en opérations extérieures dans les pays à risques, on répugne à risquer la vie de nos soldats en les faisant patrouiller (on préfère les enfermer dans leurs bases), on n’envoie plus de géographes découvrir le terrain.
Je parle avec mon expérience. Lorsque j’étais à l’Institut français du Proche-Orient, en Syrie, on ne pouvait guère en sortir, officiellement pour raison de sécurité. Les collègues qui veulent durer dans l’Institut travaillent dans les quartiers situés autour de l’Institut. Ou encore mieux : ils restent à la bibliothèque. Si malgré tout, on décide de profiter pleinement de ce pour quoi nous avons obtenu un de ces postes, très privilégié sur le plan financier, et faire sérieusement du terrain, eh bien nous sommes sanctionnés.Cela explique en partie d’ailleurs l’échec français en Syrie. Malgré la présence d’un pléthorique Institut français du Proche-Orient, où de nombreux chercheurs bénéficient de rentes confortables, le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad semble avoir été une surprise pour tout ce petit monde. Ceux qui se doutaient que l’autoritarisme n’allait pas s’effondrer ont préféré se taire pour éviter d’être cloué au pilori. Car il ne fait pas bon avoir un avis contraire aux décideurs politiques, tous issus du même moule de sciences politiques où la géographie de terrain est absente. Si on rajoute le décolonialisme et la cancel culture, en vogue à l’Université et dans les grandes écoles, on comprend que chercheurs et étudiants vont encore davantage s’éloigner de la réalité du Moyen-Orient.
Y a-t-il un problème de formation en France de ce point de vue ?
Oui, enseigner la géographie de terrain devient «has-been». Ainsi, le communautarisme, qui est une réalité dans les pays du sud notamment, ne doit plus être évoqué. La plupart des étudiants et des universitaires refusent d’entendre cette réalité, ce qui complique considérablement les recherches et l’enseignement. Pour revenir à l’Afghanistan, si un chercheur s’intéresse aux groupes de rap à Kaboul, il aura plus facilement une allocation de recherche que s’il voulait effectuer un travail de fond sur le tribalisme. C’est exactement le même problème sur le terrain français lorsqu’on veut travailler sur le communautarisme dans les banlieues.
Fabrice Balanche (Figaro Vox, 19 août 2021)