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  • Turbo-capitalisme financier: comment tout nous est volé...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Diego Fusaro, cueilli sur Euro-Synergies et consacré au capitalisme financiarisé. Élève de Costanzo Preve, philosophe et essayiste, Diego Fusaro est une des figure intellectuelle de la mouvance populiste italienne.

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    Turbo-capitalisme financier: comment tout nous est volé

    Le turbo-capitalisme financier pourrait être décrit comme une industrie extractive, bien que sui generis. Il s'agit en effet d'un puissant appareil d'abstraction, de centralisation et de captation des biens communs et de la valeur sociale, selon la figure de « l'accumulation par dépossession » évoquée par David Harvey dans Une brève histoire du néolibéralisme, en référence au paradigme néolibéral et à la transition entre le capitalisme producteur manufacturier bourgeois et le capitalisme prédateur financier post-bourgeois.

    Cette accumulation se fait souvent avec la médiation du gouvernement dans sa version libérale, par des manœuvres telles que le remplacement des organismes de retraite par des assureurs privés, ou encore par le dé-financement du secteur public. Le crédit est ainsi présenté comme le principal système par lequel le turbo-capital financiarisé peut extraire la richesse de la population. Il utilise de multiples stratagèmes pour mettre en œuvre son projet d'extraction des richesses et d'expropriation de l'argent au profit de la classe dirigeante déjà hyper-possédante. Tous s'articulent autour de pratiques prédatrices astucieuses qui s'appuient formellement sur la loi, en la rédigeant ex novo ou en la pliant simplement à leurs interprétations, de manière à garantir de manière stable - pour parler comme Thrasymaque (La République, 339a) - « l'intérêt du plus fort ». Ainsi s'expliquent les taux d'intérêt usuraires des cartes de crédit, les saisies d'entreprises privées de liquidités en cas de difficultés, la promotion de l'actionnariat, la fraude aux entreprises, la manipulation des marchés et l'utilisation de systèmes pyramidaux comme la fameuse « pyramide de Ponzi ».

    Pour reprendre le titre du chef-d'œuvre de Weber, on pourrait à juste titre parler d'accumulation par expropriation et du nouvel esprit de l'ordre capitaliste. Cette dépossession ne se limite d'ailleurs pas aux leviers de l'extraction financière, mais se détermine - explique Harvey - également dans de nombreuses autres figures connexes (« privatisation », « gentrification », « réclusion de masse ») ; au premier rang de celles-ci - surtout après 1989 et l'effondrement du Weltdualismus (dualisme mondial) - figure le retour de l'impérialisme atlantiste sous ses formes les plus brutales. Harvey lui-même le reconnaît dans Perpetual War (2003) et, à côté de lui, Giovanni Arrighi dans The Long Twentieth Century (1994) et dans Adam Smith in Peking (2007) : hors des frontières de l'Occident, le capital utilise à nouveau la violence de l'expropriation directe, appelée pieusement « privatisation », sous des formes qui ne sont pas si différentes de celles étudiées par Marx, à propos de l'« accumulation originelle », dans le chapitre 24 du premier livre du Capital. Marx lui-même, en revanche, nous enseigne que « l'hypocrisie profonde et la barbarie intrinsèque de la civilisation bourgeoise apparaissent devant nous sans voile lorsque de la métropole, où elles revêtent des formes respectables, nous tournons les yeux vers les colonies, où elles sont nues ».

    A titre d'exemple, il suffit de rappeler le travail de la civilisation du dollar dans l'Irak occupé par les troupes de l'impérialisme en 2003. Le politicien Paul Bremer a publié quatre ordonnances prévoyant la privatisation totale des entreprises d'État, la propriété privée totale des activités économiques irakiennes par des sociétés étrangères, le rapatriement total des bénéfices réalisés par les sociétés étrangères, l'ouverture des banques irakiennes au contrôle étranger, l'égalité de traitement entre les sociétés étrangères et les sociétés nationales et la suppression de la quasi-totalité des obstacles au commerce. Le premier laboratoire de ces stratégies soutenues par Washington avait été le Chili de Pinochet.

    En résumé, l'oligarchie ploutocratique néolibérale se présente comme une aristocratie extractive, puisqu'elle s'enrichit en extrayant la richesse du corps social sans contribuer d'aucune manière à sa production. Elle apparaît ainsi, à toutes fins utiles, comme la Parasitenklasse (classe parasitaire) évoquée par Marx. L'accumulation par dépossession - ou, si l'on préfère, « l'accumulation dominée par la finance » (finanzdominierte Akkumulation) - propre à la phase absolue, repose sur l'hypothèse que la forme la plus rapide et la plus immédiate d'enrichissement consiste à soustraire de la richesse ou, plus précisément, à l'extraire par la contrainte: cela s'obtient, concrètement, en spoliant les épargnants et les investisseurs, en vidant les banques (après avoir empêché l'utilisation des liquidités et, donc, la fuite de l'épargne), en pillant les « actifs » (les « assets », comme les appelle le néo-langage) des entreprises et des Etats par le recours à des emprunts meurtriers.

    In specie, le système de crédit tisse une toile d'obligations pour le débiteur de telle sorte que, finalement, la personne endettée n'a pas d'autre choix que de céder ses droits de propriété au prêteur. Cette stratégie, en revanche, était déjà connue de Marx, qui la mentionne fréquemment dans le troisième livre du Capital. Par exemple, lorsque des hedge funds - fonds spéculatifs - prennent le contrôle d'entreprises pharmaceutiques, ils achètent d'immenses quantités de maisons saisies et les mettent ensuite à la disposition des consommateurs qui en ont besoin à des prix exorbitants, organisant scientifiquement l'accumulation par l'expropriation. Il arrive souvent, en effet, que les crises laissent dans leur sillage une masse d'actifs dévalués, qui peuvent ensuite être obtenus à des prix avantageux par ceux qui ont les liquidités pour les acheter : c'est ce qui s'est passé en 1997-1998 en Asie de l'Est et du Sud-Est, lorsque des entreprises parfaitement saines ont fait faillite par manque de liquidités et ont été rachetées par des banques étrangères, pour être ensuite revendues avec des profits impressionnants.

    Si la bourgeoisie entrepreneuriale générait la richesse par le travail et son exploitation, les élites mondialistes sans frontières s'enrichissent par la dépossession aux dépens des travailleurs et des classes moyennes non libéralisées. Elles extraient la richesse du corps social productif et ne contribuent pas à la production de cette richesse : en d'autres termes, elles ne participent pas au travail qui la produit, ce qui les rapproche - mutatis mutandis - de l'ancienne aristocratie de l'Ancien Régime. Les maîtres de la finance techno-féodale, qui gèrent la création monétaire privée à des fins privées (cachées et exemptes de toute responsabilité), dirigent la domination parasitaire et extractive du produit et du travail d'autrui. En vue de cet objectif conforme à leur domination de classe, les globocrates - habitués à vivre « sur l'argent des autres », pour reprendre la formule de Luciano Gallino - opèrent le détournement prédéterminé du crédit de l'économie productive vers la finance spéculative, processus qui est suivi par la désindustrialisation, le désinvestissement, la baisse des salaires et les licenciements.

    Les classes moyennes et populaires, quant à elles, sont contraintes de travailler et de payer des impôts très élevés pour enrichir une classe financière mondiale qui a le monopole de la création des symboles monétaires et qui, en échange de ses prêts, retient, sous la formule de l'intérêt usuraire, une grande partie du produit du travail. La finance elle-même, dans sa dynamique essentielle, opère en favorisant le passage de la fabrication bourgeoise à l'hégémonie des multinationales post-bourgeoises et de leurs monopoles. Cela conduit à cette inversion mortelle entre la finance et l'industrie déjà décrite, dans ses caractéristiques les plus particulières, par Lénine et, bien que d'une manière différente, par Rudolf Hilferding dans son Finanzkapital (1923).

    Tous deux, bien que dans des perspectives différentes, avaient pleinement décrypté le quid proprium du capital financier et son remplacement de la primauté des industriels par celle des banquiers. L'industriel bourgeois est impliqué et proche des processus productifs, et dirige la coopération (dans le chapitre XXIII du Capital, Marx utilise l'exemple du chef d'orchestre) ; le banquier, en revanche, est éloigné de la production et n'est pas lié à ses éventuelles tragédies (en fait, il a souvent tout intérêt à ce qu'elles se produisent).

    Comme toutes les activités de rente, la finance fonctionne aussi selon la figure de l'actio in distans: elle s'abstrait de la production et gouverne à distance, sans se montrer, en agissant de manière parasitaire par rapport à la production réelle et à la société dans son ensemble. La finance, en outre, ne s'intéresse pas à la construction de la stabilité et, en fait, vit de l'instabilité et de la précarité, selon les fondements de la nouvelle forme d'accumulation flexible que nous avons analysée dans notre livre Histoire et conscience du précariat (Ed. esp. 2021).

    Contrairement à ce que le regard idéologiquement contaminé détecte habituellement, le capital financier n'opère pas dans une terra nullius indéterminée, ni ne génère de la richesse à partir de rien : en réalité, il extrait de la valeur du bien commun de la société et, en général, de la « classe qui vit du travail », c'est-à-dire du serf précarisé. Le capital financier liquide se présente ainsi comme un puissant appareil d'expropriation faussement anonyme. Il opère en transférant des biens publics tels que les chemins de fer et l'eau, les lignes téléphoniques et le patrimoine culturel dans des mains privées, libérées de toute localisation nationale. On peut également en déduire l'analogie avec les processus d'« accumulation originelle » décrits par Marx dans Le Capital.

    Ce n'est qu'à cette lumière que l'on peut expliquer la soi-disant crise américaine de 2007, ainsi que - pour rester en Europe - la perte d'environ quarante pour cent du pouvoir d'achat du peuple italien avec le passage de la lire à la monnaie unique de l'euro (on peut dire à peu près la même chose du peuple espagnol). Le capitaliste bancaire-monétaire apparaît comme un faiseur d'argent et, en même temps, comme un donneur d'argent : il crée de l'argent ex nihilo et le prête dans le but évident d'endetter les « bénéficiaires ». Elle prélève non seulement les fruits du travail, mais aussi l'épargne de l'ensemble de la classe dominée.

    Par essence, la finance produit de la « richesse » en créant de l'argent à coût nul. Mais en réalité, elle crée du papier et non de la richesse : avec la conséquence évidente que la richesse qu'elle obtient doit être soustraite, par des impôts et des artifices usurocratiques, à ceux qui la produisent réellement, c'est-à-dire au précariat en tant que classe qui vit du travail. Dans son aspiration à dominer la planète entière au nom du profit et de la croissance infinie, la classe mondiale des seigneurs de la finance a imposé des modifications de la fiscalité à son profit exclusif. En Occident, la progressivité de l'impôt diminue progressivement, depuis 1989, au fur et à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie des comptes bancaires. La classe moyenne bourgeoise en voie d'illicitisation se voit prélever en moyenne 45% de ses modestes revenus. Bref, dans une synthèse plausible, alors que le travail est de plus en plus taxé, la spéculation financière et les grandes affaires de l'aristocratie financière restent non taxées et non contrôlées, le plus souvent sous la forme d'une véritable légalisation de l'évasion fiscale.

    De leur côté, les multinationales, leurs actionnaires et leurs PDG paient des impôts fixés à des chiffres dérisoires, allant régulièrement de 1 à 5% (et qu'ils évitent, quand ils le peuvent, en utilisant les « paradis fiscaux »). Tout employé du colosse Amazon est taxé dix fois plus que la même multinationale multimilliardaire pour laquelle il travaille. Sous cet aspect, la lutte contre l'évasion fiscale, toujours invoquée comme une figure de la justice universelle, est ponctuellement menée par l'Etat libéral contre les classes moyennes et populaires au profit de la classe financière mondiale. Loin d'être une garantie de justice universelle, la « lutte contre l'évasion fiscale », telle qu'elle est gérée par l'ordre néolibéral, apparaît comme l'un des nombreux instruments du massacre des classes opéré par les cagoulards de la finance et par l'Etat libéral à leur service.

    En témoigne le fait que la possibilité d'évasion fiscale des classes moyennes et populaires, quand elle n'est pas rendue impossible par une fiscalité qui pille les salaires avant même qu'ils ne soient perçus (c'est le cas de l'emploi public, en voie de démantèlement au nom de la raison libérale), est poursuivie comme une règle de droit, là où l'évasion des géants du commerce cosmopolite, des usuriers de la finance spéculative et des multinationales massives, est admise comme une règle de droit. Cela confirme, pour la énième fois, que le droit, dans l'ordre des rapports capitalistes, ne garantit pas la justice universelle, mais les intérêts de la classe dominante, dont il « juridifie » et « légalise » la domination.

    Diego Fusaro (Euro-Synergies, 16 mai 2025)

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  • L'Europe et le capitalisme...

    Les éditions Mimésis ont publié récemment un essai de Diego Fusaro intitulé L'Europe et le capitalisme - Pour rouvrir le futur. Philosophe italien, principal disciple de Costanzo Preve, Diego Fusaro est un des inspirateurs du programme populiste du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et  un des défenseurs du rapprochement entre ce mouvement et la Ligue.

     

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    " L’Union Européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui est trop souvent présentée comme la réalisation parfaite de l’idée d’une Europe des peuples et de la liberté. Cet essai renverse cette perspective. Triomphe d’un capitalisme désormais absolu, la création de l’Union Européenne a pu révoquer l’hégémonie du politique. C’est ainsi que pour rouvrir le futur, défendre les peuples et le travail, il faut partir d’une critique radicale de l’Europe de l’euro et de la finance. La critique de Diego Fusaro, jeune et brillant philosophe italien, auteur déjà d’une dizaine d’essais qui ont contribué à alimenter le débat en Italie pendant ces dernières années de crise financière, franchit enfin la frontière européenne. "

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  • Le peuple face aux seigneurs du big business !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au Figaro Vox par le philosophe italien Diego Fusaro, qui est un des inspirateurs du programme du Mouvement Cinq Étoiles. Professeur d'histoire de la philosophie à l'université de Milan et déjà auteur d'une dizaine d'essais, très influencé par Marx, Diego Fusaro est considéré comme le principal disciple de Costanzo Preve, mort en 2013.

     

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    Entretien avec Diego Fusaro, l'homme qui murmure à l'oreille de Di Maio et Salvini

    FIGAROVOX.- L'entente entre la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles est-elle l'alliance de vos vœux pour remplacer le clivage gauche/droite?

    Diego FUSARO.- Oui, absolument. Dans notre temps, celui du capitalisme financier, la vieille dichotomie droite-gauche a été remplacée par la nouvelle dichotomie haut-bas, maître-esclave (Hegel). Au-dessus, le maître a sa place, il veut plus de marché dérégulé, plus de globalisation, plus de libéralisations. Au-dessous, le serf «national-populaire» (Gramsci) veut moins de libre-échange et plus d'État national, moins de globalisation et une défense des salaires, moins d'Union européenne et plus de stabilité existentielle et professionnelle. Le 4 mars en Italie n'a pas été la victoire de la droite, ni de la gauche: le bas a gagné, le serf. Et il est représenté par le M5S et la Ligue, les partis que le maître global et ses intellectuels diffament comme «populistes», c'est-à-dire voisins du peuple et pas de l'aristocratie financière (Marx). Si ceux-ci sont populistes, il faut dire que les partis du maître sont carrément démophobes, ils haïssent le peuple.

    Le président Mattarella a finalement permis la formation du nouveau gouvernement, Savona n'est plus à l'économie mais il fait encore partie de l'équipe. A-t-il eu peur que de nouvelles élections ne donnent encore plus de voix aux deux formations dissonantes?

    Tout à fait. Il fallait ne prendre aucun risque. L'Italie, comme tous les pays d'Europe, vit sous une pérenne dictature financière des marchés. Cela veut dire un totalitarisme glamour, le totalitarisme du marché capitaliste. Les marchés demandent, les marchés se sentent nerveux: ils sont des divinités qui décident d'en haut, c'est l'aboutissement du fétichisme bien décrit par Marx. En 2011, l'Italie fut victime d'un coup d'État financier voulu par l'UE. Et encore maintenant cela s'est presque reproduit. Malgré tout, le gouvernement «jaune-vert» (les couleurs du M5S et de la Ligue, respectivement) a été formé, même s'il a souffert de fortes modifications (notamment le rôle de Savona), pour ne pas laisser les marchés trop insatisfaits...

    Pourquoi Di Maio et Salvini regardent-ils vers la Russie?

    Parce que la Russie de Poutine est aujourd'hui la seule résistance contre l'impérialisme du dollar, c'est-à-dire contre l'américanisation du monde, aussi connue sous le nom de mondialisation. Il vaut mieux un monde multipolaire, comme on dit ces jours-ci, à la place du cauchemar de la «monarchie universelle» (Kant), c'est-à-dire d'une seule puissance qui envahit la totalité du monde. L'Italie devrait sortir de l'OTAN, se libérer des plus de cent bases militaires américaines et chercher à retrouver sa souveraineté monétaire, culturelle et économique, s'ouvrant à la Russie et aux États non-alignés.

    Peut-on dire que la crise de l'euro est de retour, concernant la situation en Italie mais aussi en Espagne?

    Je crois que oui. Je ne connais pas la situation espagnole comme un expert, mais certainement l'Espagne, comme l'Italie et les autres pays méditerranéens, a beaucoup de souffrances causées par l'euro. L'euro n'est pas une monnaie mais une «méthode de gouvernement» (Foucault): une méthode de gouvernement néolibérale contre les classes travailleuses et les populistes, et créant des bénéfices seulement aux seigneurs du mondialisme capitalistique. Il ne faut pas sauver l'euro, il faut se sauver de l'euro! J'ai soutenu cela dans mon livre «Europe et capitalisme». J'espère que le gouvernement jaune-vert fera sortir l'Italie de l'euro et de l'Union Européenne: c'est la seule voie pour défendre les classes travailleuses et les personnes précaires, en faisant des dépenses publiques et une vraie politique sociale.

    Vous dites souvent que la vieille bourgeoisie et le vieux prolétariat font maintenant partie du même groupe opprimé, n'est-ce pas un peu exagéré?

    C'est exactement comme ça. Il est le nouveau «précariat»: la vieille souche moyenne bourgeoise et la vieille classe travailleuse, pendant un temps ennemies, sont aujourd'hui opprimées et précarisées, elles forment une nouvelle plèbe paupérisée et privée de droits compte tenu des prédations financières et de l'usure bancaire. La classe dominante est, cette fois-ci, l'aristocratie financière, une classe cosmopolite de banquiers et de délocalisateurs, seigneurs du big business et du dumping. Marx le dit très bien dans le troisième livre du Capital: le capitalisme surpasse sa phase bourgeoise et accède à celle financière, basée sur la rente financière et les vols de la bancocratie. C'est notre sort.

    Diego Fusaro, propos recueillis par Alexandre Devecchio (Figaro Vox, 18 juin 2018)

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  • Une histoire alternative de la philosophie...

    Les éditions Perspectives libres viennent de publier la traduction par Yves Branca de la Nouvelle histoire de la philosophie de Costanzo Preve.

    Philosophe non-conformiste de nationalité italienne, marxiste hétérodoxe, Costanzo Preve, mort en 2013, est l'auteur de nombreux ouvrages, dont trois, Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011), Éloge du communautarisme - Aristote - Hegel - Marx (Krisis, 2012) et La quatrième guerre mondiale (Astrée, 2013) ont déjà été traduits en français. Au cours des années 2000, il avait noué un dialogue fécond avec Alain de Benoist, qui a contribué à faire connaître son œuvre en France au travers de sa revue Krisis.

     

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    " Fruit de plus de trente ans de recherches, la Nouvelle histoire alternative de la philosophie constitue le testament philosophique de Costanzo Preve. Sa réflexion sur l’effondrement du communisme dans les années 1980 s’est élargie après 1991 à l’histoire de la théorie marxiste, dont il a tâché d’élucider le rapport à la tradition philosophique européenne, puis s’est étendue à l’ensemble de cette tradition. Par un rapprochement de l’homme comme être générique selon Hegel et Marx avec l’homme zoon logon echon (doté de langage et de raison) selon Aristote, il est parvenu à dépasser l’explication matérialiste historique selon Marx et l’ontologie de l’être social selon Lukacs, et à les élever au rang d’une théorie de la vérité philosophique comme totalité conceptuelle de l’expérience humaine, examinée tant sous l’aspect de sa genèse historique que sous l’aspect de sa validité transhistorique. Tel est selon Preve le caractère véritatif de la philosophie, née de l’exigence de la survie communautaire, et qu’il oppose, par une critique récurrente, aux bavardages du relativisme et de la pensée faible postmodernes. Lire cette histoire du chemin ontologico-social de la philosophie, c’est donc s’embarquer dans le roman de toute la culture occidentale, en des temps où se pose la question de sa survie même, menacée par ses propres démons. Costanzo Preve (Turin, 1943-2013) a étudié librement, de 1963 à 1967, la philosophie, l’allemand et le grec classique et moderne, successivement à Paris, à Berlin et à Athènes. Rentré à Turin, il y passe le concours national d’habilitation au professorat du second degré, et enseigne la philosophie et l’histoire, de 1968 à 2002, au lycée Volta. Depuis le début des années 1980, il a publié une centaine d’essais. Yves Branca, né en 1947, a été professeur de lettres en France et de français à Pékin, où il a résidé trois ans (1974-76). Dans les années 1970, il a traduit et présenté plusieurs documents relatifs au communisme chinois et à la « révolte des Taiping (1851-1863) » et collaboré jusqu’en 1978 aux Éditions en Langues étrangères de Pékin. Depuis 1990, il a traduit des romanciers et poètes italiens du Risorgimento comme Alessandro Manzoni, Ippolito Nievo, Giacomo Leopardi. "

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  • Modernité ?...

    Le numéro 44 de la revue Krisis, dirigée par Alain de Benoist, vient de paraître. Cette nouvelle livraison est consacrée à la modernité.

    C'est le quatrième numéro en moins d'un an, et le contenu est toujours aussi riche... On ne peut donc que saluer le travail de l'équipe de rédaction !

    Vous pouvez commander ce nouveau numéro sur le site de la revue Krisis ou sur le site de la revue Eléments.

    Bonne lecture !

     

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    Telle qu’elle s’érige lentement depuis cinq ou six siècles, la modernité se nourrit de l’idéologie qui la fonde: le modernisme. Elle se donne pour but de conduire à un progrès continu de l’esprit humain, à travers le perfectionnement des sciences, du goût, des mœurs et de la société. Mais ce projet titanesque, prométhéen, s'est écrasé contre un mur. Nous attendions des lendemains qui chantent; or, le présent ne cesse de déchanter. Le nihilisme gagne donc du terrain, et nos idéaux s'effondrent.
    Reste que le projet modernisateur, malgré ses excès, stimulait les hommes d’une manière positive et féconde. Il leur donnait le souffle de la liberté, le goût des horizons lointains. Sur les ruines de cette ambition ne poussent plus que des fleurs déjà fanées avant d’éclore. Nous autres, contemporains, avons besoin de retrouver du sens, ne serait-ce qu’en faisant le deuil de nos vieilles chimères. Il nous faut refonder un monde, une espérance, une culture. Et, pour cela, nous devons d'abord dresser le bilan de la modernité.


    Au sommaire :


    Éditorial

    Entretien avec Françoise Bonardel / Modernisme, antimodernité, tradition.

    Myriam Revault d’Allonnes / Crise et modernité.

    Jean-François Gautier / La conscience universelle.

    Thibault Isabel / Essor et déclin de la modernité dans l’Histoire.

    Costanzo Preve / Les trois stades de la modernité capitaliste.

    Entretien avec Rémi Brague / Modernité et religion.

    Bernard Bourdin / Le fondamentalisme religieux et les fondements de la modernité.

    Karlheinz Weißmann / Le national-socialisme, une idéologie moderniste ?

    Youness Bousenna / La décadence, autopsie d’un fantôme européen.

    Michel Maffesoli / Georg Simmel: modernité et post-modernité.

    Entretien avec Michel Maffesoli / L’ère du postmoderne.

    Jonathan Daudey / Nietzsche, médecin de la modernité.

    Jean-François Gautier / La révocation artistique de l’espace pictural.

    Matthieu Giroux / Le primat moderniste du principe d’action.

    Charles Péguy / Le texte: Le monde moderne et l’argent (1914).

     

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  • Un testament philosophique de Costanzo Preve...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné en 2010 par Costanzo Preve à la revue italienne Socialismo XXI. Le texte de cet entretien a été traduit par les soins d'Yves Branca, qui nous l'a fait parvenir.

    Intellectuel marxiste hétérodoxe, Costanzo Preve était l'auteur de très nombreux essais dont trois ont été traduits en français ces dernières années, Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011), Éloge du communautarisme - Aristote - Hegel - Marx (Krisis, 2012) et La quatrième guerre mondiale (Astrée, 2013).

    C'est Alain de Benoist, avec lequel il avait depuis plusieurs années noué un dialogue fécond, qui a contribué à faire connaître son œuvre en France au travers de sa revue Krisis.

    Un de ses textes, Si j'étais français, publié à l'occasion de l'élection présidentielle française de 2012, lui avait valu d'être ostracisé et classé dans la catégorie des intellectuels "rouges-bruns"...

     

     

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    Entretien de l’été 2010 avec Costanzo Preve, propos recueillis par Alessandro Monchietto

     

    [ Entretien paru à la fin de 2010 dans la revue turinoise « Socialismo XXI » (le sens de ce titre est évidemment « Socialisme du XXIe siècle ») dont il n’a été publié, faute de moyens et par la défection soudaine et absolument inattendue de son principal artisan, qu’une seule et unique livraison, d’ailleurs peu diffusée. En 2010, la « Nouvelle Histoire alternative de la philosophie », mentionnée ici et qui est le grand Testament philosophique de Preve, était déjà achevée. Je crois qu’on peut considérer cet entretien comme son Testament philosophique bref; aussi ai-je voulu le faire connaître pour le premier anniversaire de la disparition de Costanzo Preve.

    Les auteurs ont récrit ensemble l’entretien. Je n’ai mis moi même en italique ou entre guillemets que la longue citation de Preve, à la question 3 de Monchietto, et certains termes spécifiques ou néologiques (par ex. « cohérentisable », « véritatif »). Yves Branca ]

     

    1. Alessandro Monchietto: Dans ce numéro, une grande place a été donnée à l’analyse de deux ouvrages: ton livre écrit avec Eugenio Orso, Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets (1), et celui de Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Le propos qui les rapproche est celui de redonner vie à une discipline qui paraissait complètement démodée (2) en ces temps de postmodernité et de désenchantement du monde: le diagnostic (social et philosophique) du capitalisme réel.

    Pour essayer de mettre au point des motifs et des raisons qui puissent permettre au lecteur d’enrichir ses propres perspectives sur ces questions, je commencerai notre brève discussion en partant de ces deux études remarquables. Boltanski arrive à une conclusion très importante: dans le capitalisme, la nature de la réponse en termes de justice dépend en grande partie de la critique. Si les exploités, les malheureux, et ceux qui ne réussissent pas restent silencieux et exclus, il n’y a aucune nécessité pour le capitalisme de répondre en termes de justice. Pour ce penseur français, le fait nouveau est qu’à ce troisième âge du capitalisme, le monde du travail a renoncé à renverser celui-ci, et se borne à l’ajuster et à le réformer.

    Dans un article important sur Le nouvel esprit du capitalisme, Alain de Benoist a mis magistralement en évidence la manière dont, tout en continuant à se diviser sur la répartition de la plus-value, on ne discute plus sur la meilleure façon de l’accumuler: « C’est ce que Jacques Julliard a très justement appelé ‘ l’intériorisation par les travailleurs de la logique capitaliste’. Ce qui semble ainsi disparaître, c’est un horizon de sens justifiant le projet de changer en profondeur la situation présente. En fait, tout le monde s’incline parce que personne ne croit plus à la possibilité d’une alternative. Le capitalisme est vécu comme un système imparfait, mais qui reste en dernière analyse le seul possible. Le sentiment se répand ainsi qu’il n’est plus possible d’en sortir. La vie sociale n’est plus vécue que sous l’horizon de la fatalité. Le triomphe du capitalisme réside avant tout dans ce fait d’apparaître comme quelque chose de fatal » (3).

    Nous assistons aujourd’hui à une dégénérescence du principe de réalité, à une absence complète d’illusions, et à une attraction irrésistible de la « force des choses ». « Adapte-toi ! » est le commandement psychologique et politique du moment. Pour survivre, il faut aller à « l’école de la réalité ».

    Une époque entière – où l’on était pénétré de l’idée que l’histoire avait un sens, et persuadé que le passage de la préhistoire à l’histoire serait une question d’années ou tout au plus de décennies – s’est dialectiquement renversée dans la certitude (devenue comme un pilier du sens commun) que le monde que nous trouvons devant nous est quelque chose d’impossible à transformer et à dépasser.

    Le système est un grand Moloch invincible, contre lequel il est inutile de se battre, et auquel on peut, au maximum, arracher quelques concessions. Nous vivons dans ce que Sloterdijk appelle une sorte de « positivisme tragique, qui, bien avant toute philosophie, sait déjà que le monde ne doit être ni interprété ni changé: il doit être supporté ».

    On s’adapte à l’injustice. On perd l’habitude de s’indigner. Et l’on inhibe en soi-même a priori la possibilité de changer l’état présent des choses. Le chômage, la mortalité infantile, la pauvreté sont aujourd’hui regardées comme le résultat de forces impersonnelles qui agissent à l’échelle globale, et contre lesquelles on ne peut rien faire.

    Quelles sont tes positions à ce sujet ? Une issue est-elle possible, ou bien faut-il « se résigner », comme le suggérait Umberto Galimberti, dans un entretien récent ?

     

    Costanzo Preve: Quand j’étais jeune, j’avais un programme maximum, qui était de changer le monde. J’ai aujourd’hui un programme minimum, qui est d’empêcher le monde de me changer. Moi-même, comme Sloterdijk, je supporte le monde. Mais ce qui me différencie de lui et de ses innombrables clones moins doués que lui, c’est que je refuse de transformer cette passivité en issue terminale de la philosophie, et que je le refuse sur la base du principe élémentaire de la pudeur.

    En minaudant un peu avec le langage de Hegel, on peut dire que notre époque est un temps de gestation et de transition vers une impuissance sociale collective sans précédents historiques. Et puisque cela même nous empêche de faire des analogies, il n’existe pas de philosophie du passé (pas même les philosophies hellénistiques de l’intériorité à l’ombre du pouvoir ou du refuge dans une communauté protégée d’amis), qui puisse vraiment nous aider à penser la bouleversante et formidable nouveauté de notre époque. Ayant dépassé sa phase abstraite et sa phase dialectique antérieures, et arrivé à sa phase spéculative, le capitalisme paraît s’être enfermé de lui-même dans une « cage d’acier » (Max Weber), et dans un dispositif technique impossible à perforer (Martin Heidegger). Les facultés de philosophie sont désormais, en Occident, ou des salles de jeu pour carriéristes désenchantés, ou des cliniques « antidépressives » pour des esprits à velléités culturelles.

    Les opprimés restent silencieux, parce que (exactement comme Sloterdijk, mais sans savoir qui était Kant ou Hegel), ils estiment qu’il n’y a rien à faire. Cela est en même temps élémentaire, et énigmatique. Fichte aurait défini cette précarité en termes de « Non-moi », mais il vivait en un temps où le Moi était encore conçu comme l’humanité entière, tenue pour capable d’accomplir son propre destin. Aujourd’hui, le concept philosophique du XXe siècle qui paraît caractériser le mieux dans son ensemble la situation actuelle est le concept heideggérien de Gestell (4), et ce n’est pas un hasard. Naturellement, je ne suis pas en mesure de fournir des indications pour surmonter la situation actuelle. La philosophie, comme la chouette de Minerve, prend son vol au crépuscule. Mais ce que je sais est qu’en face de la globalisation financière, il ne faut pas viser à l’inclusion, mais à l’auto-exclusion. L’inversion magique de la globalisation en communisme post-moderne, autrement dit la théorie de Negri, est purement et simplement une honte. Comme cela s’est toujours fait dans l’histoire, la Résistance viendra en un temps et un espace déterminés, et non pas selon une mappemonde financière.

    Mais je ne sais pas où, ni quand, ni comment.

     

    2. A.M. A ton avis, comme tu le dis dans bien des essais que tu as publiés, la pensée de Marx est invalidée par deux « erreurs de prévision », qui faussent ses analyses, et dont il est nécessaire de se déprendre pour ne pas retomber dans le piège d’une inévitable stérilité théorique et politique. Ce qu’on peut résumer en deux points:

    . 1. Le prolétariat n’est pas du tout une classe révolutionnaire capable d’effectuer la transition du mode de production capitaliste à la société sans classes. Les classes subalternes n’ont pas été en mesure de résister à la radicalisation de la soumission du travail au capital, qui les a tout au contraire incluses dans les groupes sociaux de production capitaliste; ce qui a « empiriquement démenti » l’attribution métaphysique à ces classes du prédicat de « sujet intermodal » (5).

    2. Le capitalisme, à la différence de ce que Marx avait cru, s’est montré tout à fait capable de développer les forces productives, et même de les développer à un rythme prodigieux, nonobstant les énormes dommages qu’il a infligés à l’homme comme à la nature.

    Du moment qu’on décide d’accepter ces critiques, la scientificité de ce qu’on appelait dans le temps « matérialisme dialectique » ne risque-t-elle pas d’entrer dans une crise dramatique ?

    J’essaie de m’expliquer mieux. Pour Marx, comme on le sait, « une formation sociale ne meurt pas tant que ne se sont pas développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner cours; des rapports de production nouveaux et supérieurs ne remplacent jamais les anciens, avant que ne soient arrivés à maturité, au sein de la vieille société, les conditions matérielles de leur existence »; ce qui est nouveau deviendra nécessaire exclusivement quand ce qui est ancien ne sera plus qu’« entraves et obstacles ». Un moment arrivera où, complètement développé, le capitalisme deviendra une limite à la productivité humaine, qu’il avait promue jusque là; et c’est alors que le prolétariat s’élèvera au rang de classe émancipatrice de l’humanité toute entière, et fermera le cycle historique de la société divisée en classes, en ouvrant les portes à la future société communiste.

    Mais si, ayant pris acte de ces erreurs qui invalident l’analyse marxienne, il est impossible d’envisager le moment précis où l’ancien devient « entraves et obstacles »; et si en outre le prolétariat s’avère affecté d’une « pittoresque et incurable subalternité », la scientificité de la conception matérialiste de l’histoire ne tombe-t-elle pas complètement à l’eau?

    Ce problème n’est pas marginal. La force et la fortune que Marx et le marxisme ont connues au XXe siècle procédaient en effet de la certitude même que le matérialisme dialectique pouvait avoir un caractère scientifique, une capacité de prévoir. Lorsque Marx oppose son socialisme, en tant que scientifique, au socialisme utopique d’Owen, de Saint Simon, et de Fourrier, il entend affirmer que son socialisme, à la différence de l’autre, est en mesure non seulement de dire comme vont les choses, mais encore d’indiquer qu’elles devront nécessairement suivre un cours déterminé. Faut-il donc conclure que le fameux « passage de l’utopie à la science » a été, en fin de compte, illusoire ; et que le communisme n’est pas du tout le mouvement réel qui abolit l’état présent des choses (ni l’horizon vers lequel conduit le mécanisme du mode de production capitaliste étudié scientifiquement), mais une utopie qu’on donne pour de la science ? Et dans ce tableau, ne deviendrait-il pas secondaire de discuter sur le statut philosophique de Marx (idéaliste ? ou matérialiste?), et plus nécessaire de rechercher une sortie de l’impasse dans laquelle a fini la critique marxienne ?

     

    C.P.: Il y a quelques années encore, j’avais gardé l’habitude de m’affirmer et de me définir moi-même « philosophe marxiste », mais il ne s’agissait souvent que d’une pure intentionnalité idéologique et politique, d’une fidélité opiniâtre à ma jeunesse et à mes amis défunts (comme Labica), d’un refus de l’approche libérale-démocratique et postmoderne des choses. Je comprends aujourd’hui que c’était une équivoque inutile, et j’ai rompu avec cette manière de m’affirmer.

    Il y a chez Marx une schizophrénie spécifique, qu’il faut caractériser et cerner avec précision. D’une part une philosophie de l’histoire d’origine idéaliste (à demi fichtéenne et à demi hégélienne), fondée sur un usage original du concept d’aliénation. D’autre part, une théorie de l’histoire d’un type positiviste, fondée sur une conception prévisionnelle (ou plus exactement pseudo-prévisionnelle) des lois de l’histoire, pensées comme homologues aux lois de la nature (d’où : matérialisme dialectique, et théorie gnoséologique du reflet).

    Cette schizophrénie ne permet en aucune façon de dégager une cohérence d’ensemble de la pensée de Marx, qui, de fait, n’est pas « cohérentisable ». Le marxisme postérieur d’Engels et de Kautsky n’en a dégagé aucune cohérence, mais a édifié, entre 1875 et 1885, une variante de gauche du néopositivisme, sur des bases gnoséologiques néo-kantiennes. Eh bien, mieux vaut tard que jamais. Quoiqu’il soit un peu tard, je suis désormais étranger tant à l’illusion d’avoir découvert le « vrai » Marx, qu’à toute déclaration identitaire d’appartenance à l’« école marxiste ».

    Quant à savoir si ce qui prévaut chez Marx est le matérialisme ou l’idéalisme, il s’agit d’un problème d’historiographie philosophique qui m’est désormais tout à fait indiffèrent. Je penche toutefois vers l’interprétation idéaliste, pour un ensemble de raisons qui ne sont ni historiographiques, ni gnoséologiques. Premièrement, le « matérialisme » est trop souvent un athéisme (avec le brillant résultat de ravaler la pensée de Marx au laïcisme nihiliste); ou bien un structura-lisme (ce qui conduit finalement aux conclusions « aléatoires » du dernier Althusser); ou encore une théorie du reflet (qui convient aux nécessités cognitives des sciences de la nature, mais non pas au double aspect de la philosophie, qui est connaissance et évaluation véritative). Deuxièmement, idéalisme signifie science philosophique (v. la Science de la logique de Hegel), et la science philosophique de l’accès à la liberté du concept-sujet (6) est l’unique alternative à la science positiviste de la prévision.

    Je pourrais développer, mais ce que j’ai dit peut suffire ici. Quoi qu’il en soit, Marx n’est plus pour moi le seul classique de référence, mais un parmi d’autres, et je place désormais devant lui Aristote et Hegel.

     

    3. A.M. Un de tes centres de réflexion est la négation que la dichotomie Droite/gauche reste pertinente aujourd’hui, en tant que critère d’orientation dans les grandes questions politiques, économiques, géopolitiques et culturelles.

    Tu as en effet affirmé plusieurs fois ta conviction que la globalisation née de l’implosion de l’URSS ne se laisse plus « interroger » moyennant les catégories de Droite et de Gauche, et requiert, au contraire, d’autres catégories d’interprétation. Dans un débat récent avec Domenico Losurdo, tu as écrit: « La boussole selon laquelle je m’oriente se base aujourd’hui sur trois paramètres interdépendants.

    a) Le principe de la plus grande égalité possible chez un peuple, en matière de droits, de revenus, de participation aux décisions. Centralité de la question de l’emploi: stabilité des postes de travail, préférable au travail temporaire, flexible et précaire. Droits égaux aux immigrés - ce qui ne signifie pas immigration incontrôlée (7). Mise sous contrôle du capital financier spéculatif de tout type. Préférence donnée au travail par rapport au capital. Défense de la famille et de l’école publique.

    b) Refus du colonialisme et de l’impérialisme, dont l’aspect principal est aujourd’hui l’empire des Etats Unis d’Amérique, et au Moyen Orient son sacerdoce sioniste, qui exploite pour commettre ses crimes le sentiment de culpabilité de l’Europe et de ses intellectuels pour le génocide commis par Hitler, que, naturellement, je ne songe pas le moins du monde à nier. Droit absolu au combat pour la libération patriotique (l’Etat national existe, j’y insiste; et il est un bien, et non un mal comme disent les disciples de Negri et du Manifesto) y compris pour L’Irak, l’Afghanistan, la Palestine. Soutien de tous les gouvernements « souverainistes » indépendants (Venezuela, Iran, Birmanie, Corée du Nord, Bolivie, etc.), ce qui n’implique pas nécessairement l’approbation de tous leurs aspects intérieurs et extérieurs.

    c) Considération de l’élément géopolitique et refus de son refoulement vertueux et infantile. A la différence de Losurdo, je ne crois pas que la nature sociale de la Chine soit « socialiste »; mais je la soutiens également, parce qu’un équilibre multipolaire est préférable à un unique empire mondial des Etats-Unis aux nombreux vassaux (dont l’Italie est le plus servile, à l’exception peut-être de Panama et des Îles Tonga). Qui soutient ces causes est à mes yeux du bon côté. S’il se déclare de droite ou de gauche, c’est son affaire, qui dépend de sa ‘biographie’ politique, de sa perception privée des valeurs. La perception des valeurs est une affaire privée, comme les goûts sexuels, littéraires, ou la croyance en un Dieu créateur ».

    Abstraction faite de la critique, d’ailleurs pertinente, de Losurdo, qui estime que ce que tu chasses par la porte revient par la fenêtre, je te demande: que faut-il faire pour « traduire » politiquement la critique de la dichotomie Gauche/Droite, et surtout, qu’arrive-t-il si on l’applique ? Qu’est-ce qui distinguerait cela de la pure et simple proposition d’une nouvelle idéologie de « troisième voie » ?

     

    C.P. : Bien qu’on me considère souvent comme un penseur du dépassement du clivage Gauche/Droite – ce qu’évidemment, je ne nie pas le moins du monde – ce sujet est pour moi désormais dépassé, secondaire, et peu intéressant. Ce qui m’intéresse est plutôt le dépassement du présupposé ensemble historique et idéologique de cette dichotomie, qui est celle entre le Progrès (gauche) et la Conservation (droite). Pour moi, le progrès et la conservation ne sont que des opposés symétriques, en association antithétique et polaire, et je les refuse l’un et l’autre; ce qui m’oblige aussi à refuser leur concrétisation identitaire (ce clivage Gauche/Droite, précisément). Le prix à payer, en fait d’incompréhension et de diffamation, appartient à cette constellation qu’ Heidegger qualifie de « commérage » (Gerede). De même que je ne suis ni laïc, ni catholique, je ne suis ni progressiste, ni conservateur. Si j’ai à me définir positivement, je le fais tout seul, et je ne me laisse pas classifier par les autres, surtout s’ils sont malveillants, hostiles, et de mauvaise foi.

    Et à propos de « troisième voie », deux mots sur ce qu’on appelle les positions « rouges brunes ». Il y a là une équivoque à ruiner. Je ne me considère absolument pas comme un rouge-brun, je ne le suis pas, je sais que je ne le suis pas; et non seulement politiquement, car je n’ai pas même songé à appartenir à des groupes rouges bruns, mais surtout philosophiquement. Le « rougebrunisme » reste complètement enfermé dans le consentement idéologique à la dichotomie Progrès/Conservation, et cherche simplement à réunir les « bons côtés » des deux positions.

    C’est ainsi que l’on conjugue Marx et Nietzsche, Staline et Mussolini; et le résultat est non seulement une grande confusion, mais encore d’offrir sur un plateau d’argent aux idéologues du pouvoir (autrement dit, au fantôme légitimateur de la pseudo-démocratie) tout un répertoire de diffamation. Être rouge-brun est une chose, être au-delà du Rouge et du Brun en est une autre. Je n’aime pas devoir utiliser un vocabulaire à la Nietzsche/Vattimo (8), et tu sais qu’il n’est pas le mien; mais il est nécessaire d’insister sur le fait que chercher à être au-delà de cette dichotomie Rouge/Brun veut dire n’être ni Rouge, ni Brun, ni enfin rouge-brun.

    Comme l’a dit Dante, il faut « laisser parler les gens ». La capacité de raisonner est inversement proportionnelle à l’exhibitionnisme spectaculaire, que l’accès facile à Internet et le « dépassement » (selon Umberto Eco), de la séparation entre haute culture et culture de masse a porté aujourd’hui à des degrés socialement et culturellement intolérables.

     

    4. A.M.: La puissance propre au capitalisme de nuire à l’environnement global surpasse de très loin celle de tous les systèmes économiques et sociaux antérieurs, ce qui est inhérent à la propre logique de sa continuité.

    Le capital, loin d’admettre la communauté d’intérêt des générations présentes et futures touchant le bon état de la nature et de la société, convertit au contraire la nature comme les relations sociales en purs moyens d’exploitation, et d’accumulation monétaire.

    Or, un point d’appui essentiel de tes thèses philosophiques est ton insistance sur le fait que l’éthique communautaire des grecs se fondait sur le metron (c’est à dire la mesure, opposée à la démesure); et la mesure est pour toi « le coeur impérissable de l’enseignement de nos maîtres grecs ».

    Dans tes travaux, tu soutiens en effet la thèse que la démocratie de la polis antique était avant tout une technique politique tendant à limiter et à domestiquer la dynamique spontanée de l’enrichissement illimité de quelques-uns, qui mène infailliblement à la dissolution de la communauté; tu déclares aussi que la philosophie elle-même « trouve son origine sur la grande place (agora) de la cité grecque, où les citoyens partageaient publiquement (littéralement: mettaient au milieu - es meson) leur capacité de raison, de langage et de calcul (logos), partage communautaire qui tendait à apporter la mesure (metron) aux affaires publiques de tous (ta koina), de telle sorte qu’en accordant aux citoyens un accès égal et réglé à la parole publique (isegoria), pût se produire un nouvel équilibre (isorropia) et, par ce nouvel équilibre, la concorde (omonia) entre les citoyens ».

    A ton avis, Marx est lui-même, à la manière de Hegel, un adversaire de l’« infini indéterminé », et, à la manière d’Aristote, un ami de la mesure en fait de reproduction sociale. Pour le penseur de Trèves, la contradiction fondamentale du capitalisme serait donc celle qui oppose la richesse pour le capital, et la richesse pour les producteurs et leur communauté.

    Dans un entretien récent, tu as soutenu en outre que « le problème fondamental du capitalisme actuel est celui de la dynamique de développement illimité de la production capitaliste, et dans le fait que cet infini-illimité est le principal agent de désagrégation et de dissolution de toute forme de vie communautaire quelle qu’elle soit ». Il semble donc que tu aspires à une application renouvelée du concept normatif de metron au monde social (et à son environnement naturel). Est-ce bien cela ?

    Murray Bookchin soutenait que « le capitalisme ne saurait être ‘persuadé’ d’imposer des limites à son développement, pas plus qu’un être humain de cesser de respirer ». Partages-tu cette affirmation ? Et selon toi, se pourrait-il que le capitalisme dût disparaître parce qu’il se verrait contraint de se proposer une autre fin que le profit, autrement dit de sauvegarder l’environnement naturel, et par conséquent, social ?

     

    C.P : Murray Bookchin a génialement saisi le coeur philosophique de la question du capitalisme, mais je ne suis absolument pas optimiste quant à sa possibilité de réussir à se proposer une autre fin que le profit. C’est pourquoi il faut toujours la bonne vieille révolution, bien qu’on n’aperçoive pas de subjectivité individuelle (théorie) et collective (pratique) en mesure de reprendre sensément le projet révolutionnaire. Communauté politique et décroissance économique ne sont pour le moment que des idées-forces dépourvues de bases historiques réellement efficaces.

    En grec ancien, metron signifie mesure, mais ce terme n’a rien à voir au concept de mesure de la révolution scientifique moderne, et qui a permis de passer du monde de l’à peu près à l’univers de la précision (la formule est d’Alexandre Koyré). Il s’agit d’une mesure sociale et politique, liée au terme de logos, qui ne signifie pas seulement parole publique ou raison (logos opposé à mythos), mais surtout calcul social (le verbe loghizomai signifie calculer). L’union de logos (calcul politique et social) et de metron (mesure politique et sociale) est à la base de la théorie de la justice antique (dike), qui elle même n’a évidemment rien à voir aux théories modernes de la justice (v. Rawls, Habermas, Bobbio), qui toutes font abstraction de la question de la souveraineté démocratique sur la reproduction économique, laquelle est érigée en un Absolu qui a remplacé le vieil Absolu religieux chrétien - qui en comparaison, à mon avis, était meilleur, au delà de sa fâcheuse fonction de légitimation féodale et seigneuriale.

    Polanyi a bien fait de revenir au concept des méthadones (9), et à la distinction aristotélicienne entre économie et chrématistique (sur laquelle le philosophe Luca Grecchi fonde sa reconstruction de l’humanisme grec). Tous ceux qui, par contre, ne retiennent (en les exagérant) que deux significations du terme de logos: discours public, et raison (comme par exemple Hannah Arendt), oublient que sa signification principale est celle de calcul social, opposé à la double et fatale démesure du pouvoir et de la richesse (dont l’illimité – apeiron – d’Anaximandre est selon moi la métaphore); et ils nous représentent une grécité normalisée et « décaféinée » (pour reprendre un terme spirituel de Slavoj Zizek).

    Mais une grécité correctement interprétée serait bien plus actuelle que la démocratie libérale du XIXe siècle, et que la tradition marxiste elle-même – en répétant que ce qui, généralement, est pris pour du « marxisme » n’est qu’un positivisme de gauche dont la base gnoséologique est néo-kantienne.

     

    5. A.M.: Je voudrais m’arrêter encore un peu sur ce point. Tu affirmes qu’il est « d’une importance capitale » de maîtriser le concept de la genèse de la philosophie (et de la démocratie) en tant que « rationalisation logique (logos) et dialogique (dialogos) » des conflits sociaux en termes d’opposition entre Mesure (metron) et Démesure (apeiron), « parce que cela permet de confirmer la centralité du conflit social sans plus recourir au concept de Progrès ».

    Il semble donc que tu envisages qu’il soit possible de critiquer toute apologie inconditionnelle du progrès « illimité » en reprenant ce principe grec de metron; est-ce bien cela ?

    De plus, tu as récemment affirmé que le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation doivent être non seulement distingués, mais séparés, et tu as mis en évidence la nécessité d’abandonner le premier sans renoncer à une perspective d’émancipation. Peux-tu développer un peu cette idée ?

     

    C.P.: Ceux qui critiquent le principe idéologique du progrès sont aussi très souvent sceptiques quant à la possibilité de réaliser concrètement le principe philosophique de l’émancipation (pensons à la dialectique négative d’Adorno, au pessimisme radical du dernier Horkheimer, et au fameux « Seul un dieu peut encore nous sauver » de Heidegger). A l’inverse, on trouve aussi des partisans du principe philosophique de l’émancipation qui demeurent attachés au principe philosophique du progrès (pensons à l’ontologie de l’être social de Lukacs, ou à l’utopisme eschatologique de Bloch). Il s’agit donc de comprendre s’il peut y avoir une troisième voie, qui diffère autant de celle d’Adorno, de Horkheimer et de Heidegger, que de celle de Lukacs et de Bloch. Le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation sont-ils indissociables et inséparables ?

    Je ne le crois pas, et c’est là une de mes principales thèses philosophiques, une de celles auxquelles je tiens le plus. Si le principe du progrès est « idéologique », c’est qu’il est né pour servir à la légitimation idéologique de la bourgeoisie européenne du XVIIIe siècle, qui édifia une philosophie progressiste de l’histoire universelle, qui fut systématisée ensuite sous des formes mécanistes, déterministes et finalistes par le positivisme du XIXe siècle, et par son petit frère cadet, le marxisme historique. Cependant, l’idéaliste Fichte, par exemple, fonde déjà sa théorie de l’émancipation non pas sur une idéologie du progrès, mais sur une interprétation radicale du droit naturel. Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son « progressisme » est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, qu’une théorie de la succession nécessaire de « stades » dans l’histoire - comme il en a été plus tard du marxisme, doctrine intégralement « progressiste ». Georges Sorel fut un des très rares penseurs qui tâchèrent de séparer le principe du progrès de celui de l’émancipation, et je considère qu’il allait dans la bonne direction, bien que son code théorique fort méritoire fût affaibli par une compréhension insuffisante de la pensée grecque et de la pensée idéaliste. Et il s’agit de reprendre, un siècle après lui, le juste programme de Sorel, en le radicalisant par un retour explicite à la pensée des grecs, que je définirai en deux mots: pensée de la justice sociale et politique, bien que dépourvue d’une philosophie de l’histoire au sens moderne du terme.

     

    6. A.M.: Dans plusieurs de tes livres, tu as soutenu la thèse que le système dans lequel nous vivons est en réalité celui d’une oligarchie, ou, plus précisément un système oligarchique contrôlé conjointement par un cirque médiatique et un réseau de marchés financiers: « un système de pouvoir périodiquement légitimé par des référendums électoraux de façade, qui a incorporé en soi des résidus constitutionnels de la tradition libérale classique ».

    La démocratie serait en réalité un fantôme de légitimation, tout comme l’étaient le christianisme des sociétés chrétiennes du Moyen-âge européen, ou la référence même à Karl Marx dans le communisme historique réel du XXe siècle. Peux-tu préciser ta pensée sur ces sujets, dans la perspective que tu as esquissée dans Le Peuple au Pouvoir ?10

     

    C.P. : Comme je l’ai déjà fait sur deux thèmes (l’interprétation à contre-courant de la pensée philosophique de Karl Marx, et la reconstruction à contre-courant de la philosophie occidentale depuis les grecs jusqu’à nos jours), je vise une réorientation gestaltique explicite de la philosophie politique moderne, dont la théorie de la démocratie est une partie intégrante. La théorie moderne de la démocratie insiste sur une dichotomie vertueuse, le clivage Démocratie/Dictature: la démocratie est de bon côté, la dictature (sous toutes ses formes: fascistes, communistes, populistes, fondamentalistes religieuses, etc.) du mauvais côté. Je considère cette dichotomie comme un fantôme de légitimation. Un « fantôme », parce que le peuple, qui est le fondement de la démocratie, doit être, d’une manière ou d’une autres, souverain sur la forme essentielle de sa reproduction sociale. Mais cette souveraineté n’existe pas, puisqu’elle est entre les mains d’oligarchies que personne n’a élues. La dichotomie n’est donc pas aujourd’hui Démocratie/Dictature, mais Démocratie/Oligarchie. Je parle d’aujourd’hui, et non des années 1930.

    Si l’on accepte cette réorientation gestaltique, il ne s’agit plus d’un problème de forme, mais de contenu; mais cette réorientation est refusée par toute la pensée universitaire, médiatique, politique, de droite, du centre, ou de gauche. Or, le contenu consiste dans la souveraineté militaire (pas de bases atomiques étrangères sur le territoire national) et économique (pas de délocalisations industrielles, ni donc de travail précaire et flexible, etc.). Quand cette souveraineté est perdue, dégringolent l’une après l’autres toutes les souverainetés, médiatiques, culturelles, linguistiques, etc.. Il est absolument évident que n’existent plus aujourd’hui les moindres éléments de cette souveraineté; c’est pourquoi la démocratie présumée n’est qu’un fantôme de légitimation.

    Par conséquent, il n’y a aujourd’hui de « démocratie » (au sens grec, comme au sens populaire du XIXe siècle), que si l’on est en présence de véritables mouvements sociaux et politiques d’un type anti-oligarchique, et qui ne se laissent pas intimider par le guignol de l’accusation de « populisme ». Le populisme est une catégorie fourre-tout, qui a remplacé le vieux monstre totalitaire à deux têtes Fascisme/Communisme, aussi obsolète aujourd’hui que les Guelfes et les Gibelins. Benedetto Croce et Norberto Bobbio ont fait leur temps, et l’on s’en apercevra tôt ou tard, si l’on réussit à perforer la croûte de la dictature idéologique des marchés financiers, des politiciens, et des politologues universitaires.

     

    7. A.M.: Ces dernières années, tu as accompli un travail considérable, et donné le jour à des dizaines d’essais importants, dont beaucoup sont encore inédits. Avant que nous ne nous séparions, voudrais-tu nous informer un peu de tes actuels projets éditoriaux ?

     

    C.P.: Pour ce qui est de mon travail des trente dernières années, je peux me dire aussi insatisfait que satisfait. J’éprouve une satisfaction modérée de la quantité, et surtout de la qualité de mes nombreux ouvrages (mais pas de tous). Il est vrai que ce ne serait pas à moi de le dire, mais je crois qu’un auteur doit avoir une certaine conscience subjective de la nature de son propre travail. Quant à la reconnaissance sociale, elle a été à peu près nulle, mais je suis porté à croire que la raison en est, au fond, l’absolue nouveauté des solutions que j’avance, qui sont inacceptables et irrecevables pour la caste des « intellectuels de gauche ». Il serait possible, mais je le crois peu probable, qu’il y ait une certaine reconnaissance posthume. De toute façon, quand on est devenu poussière, on ne se soucie plus d’être plus ou moins reconnu.

    J’en éprouve aussi une insatisfaction modérée, pour au moins deux raisons. Premièrement, mon incroyable retard à me délester, même formellement, d’une « identité » qui me rattachait à la tribu marxiste officielle ou officieuse, quand bien même j’étais devenu un philosophe tout à fait indépendant. Deuxièmement, le fait que, d’une part, j’ai toujours reproché à Marx de n’avoir pas rendu sa pensée cohérente, sans, d’autre part, avoir réussi à rendre la mienne cohérente. Je considère que c’est une lacune très grave.

    Cela dit, il appartiendra à d’autres, plus jeunes, de juger ma pensée, s’ils le veulent bien. Je considère cependant que mes travaux les meilleurs et les plus importants sont ceux encore inédits, et j’en indique ici le contenu à quelques dizaines d’amis dont j’ai conquis l’estime.

    J’ai écrit beaucoup de monographies sur Marx, mais une dernière reste inédite, que je crois plus importante que les autres (11). Dans celle-ci, j’ai explicité sans laisser aucun doute possible mon interprétation de Marx en tant que penseur traditionnel, et non progressiste, et philosophe idéaliste, et non matérialiste; et sur toute chose en tant qu’élève d’Aristote et de Hegel, mais moins grand qu’eux. Rien n’est définitif tant qu’on est vivant, mais j’estime que cette interprétation est mon bilan « définitif provisoire » de la pensée de Marx.

    Mais le travail auquel je tiens le plus est ma propre histoire de la philosophie, dont j’ai rédigé une variante brève, de 250 pages, et une variante longue, d’environ 600 pages (12). Il s’agit d’une reconstruction de l’histoire toute entière de la philosophie occidentale, et qui n’a pas de précédents, du moins à ma connaissance; parce que, d’une part, elle utilise systématiquement la méthode « matérialiste » de la déduction historico-sociale des catégories de la pensée philosophique avancée au XXe siècle par Alfred Sohn Rethel, tout en l’insérant d’autre part dans une conception pleinement véritative de la pensée philosophique, qui s’inspire non point des sociologues marxistes, mais des grecs et de Hegel. C’est ce travail que j’estime le plus significatif de ma vie.

    Il y a encore quelques essais monographiques inédits, qui ne sont pas des écrits de circonstance, mais se conjuguent selon un dessein cohérent. Premièrement, un essai sur Althusser, où j’examine sa pensée, et m’en distancie de façon décisive sur un point essentiel (13) : tandis que pour Althusser, la pire des équations philosophiques est celle qui s’écrit: (Sujet=Objet)=Vérité, cette équation est tout au contraire pour moi la meilleure qu’on puisse poser. Deuxièmement, un essai sur Adorno, où je me distancie décidément de la dialectique négative, que je considère comme une apologie idéologique sophistique de l’adaptation au capitalisme, travestie en opposition radicale. Troisièmement, un essai sur Sohn-Rethel, qui d’une part est un éloge de sa déduction sociale des catégories, et d’autre part un rejet de sa critique de l’idéalisme et de son sociologisme relativiste. Quatrièmement, un essai sur Karel Kosik, en qui je vois un des très rares philosophes marxistes du XXe siècle qui n’ait pas eu honte d’écrire un chef d’oeuvre de philosophie pure, sa Dialectique du Concret, sans se soucier de la travestir en idéologie. Cinquièmement, un retour médité sur l’Ontologie de l’Être social de Lukacs, que j’estime toujours et que je loue, mas dont je critique plus profondément, cette fois, les insuffisances.

    Il y a aussi d’autres études encore inédites sur le communautarisme, et des articles ou entretiens sur des revues, que tôt ou tard on publiera peut-être en recueil. Mais ce qui compte le plus chez un philosophe, c’est ce que les allemands appellent Denkweg: son itinéraire de pensée.

    En approfondissant radicalement le marxisme, et en appliquant au marxisme lui-même la critique marxienne des idéologies (ce que généralement les marxistes ne font pas, ne démontrant ainsi que leur misère), je suis finalement venu à redécouvrir la pensée grecque et ce qu’on appelle la métaphysique classique. Et je ne l’ai pas fait par conversion ou repentance, mais assurément sur la propre base de la critique immanente, méthode dialectique s’il en fut.

    Et c’est par là que je peux conclure.

    Traduit de l’italien par Yves Branca

     

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    Notes du traducteur

    1. Costanzo Preve et Eugenio Orso, Nuovi signori e nuovi sudetti, Petite Plaisance éd., Pistoia, 2010

    2. En français dans le texte.

    3. Alain de Benoist, Le troisième âge du capitalisme, in Eléments, Paris, 98, mai 2000, pp. 25-36 (texte repris dans Critiques – Théoriques, 2003, pp. 180-195). Cet article a été traduit en italien, en allemand, en espagnol et en russe.

    4. Au sens de «Dispositif technique».

    5. C. Preve fait couramment un usage néologique de ce terme technique du transport des marchandises (on assure un transport intermodal, ou combiné, en empruntant successivement différents modes de transport), pour signifier que selon le « marxisme classique », le prolétariat comme sujet historique peut non seulement passer d’un mode de production à un autre, mais « créer » le « mode de production socialiste ».

    6. Cette science « apparaît comme un connaître subjectif, dont la fin est la liberté, et qui est lui-même la voie pour se la produire ». (V. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Troisième partie, Troisième section, C.: L’Esprit absolu. Paris, Vrin éd. ,1967). V. plus loin, réponse 5:

    « Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son ‘progressisme’ est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, etc. ». Ce point est fondamental.

    7. Dans notre situation de crise et d’urgence, il faut rappeler une évidence, pour prévenir toute vaine « polémique »: Preve formule un principe éthique, et non pas un programme de salut public. Il s’agit des immigrés qui travaillent vraiment et sont assimilés au moins socialement. V. aussi la note 8 sur les méthadones.

    Preve a plusieurs fois cité Au bord du gouffre, d’Alain de Benoît (2012), et loué ce livre. Ses positions sur « l’immigration, arme du capital » étaient identiques à celles d’Alain de Benoist.

    8. Giovanni Vattimo, né en 1936, est un auteur qui a tenté une synthèse de Marx, Nietzsche, Heidegger et Gadamer. Il a été membre du groupe « Radical de gauche » au parlement européen, et, en 2009, élu au Sénat italien sous l’étiquette de l’Italie des valeurs ». Aux yeux de Preve, c’est un emblème du progressisme postmoderne en Italie.

    9. Les méthadones: désigne ici tous les remèdes artificiels proposés par le système marchand et financier à la dégénérescence anthropologique qu’il a lui-même produite. Par ce seul raccourci métonymique, Preve rappelle un aspect essentiel de la thèse du principal ouvrage de Karl Polanyi La grande transformation (1944, Gallimard, 1983), dont il s’est inspiré: le « désencastrement » (desembeddedness) de l’économie, qui à partir de l’Angleterre, depuis la fin du XVIIe siècle, a échappe en Occident au cadre et au contrôle de la société et de la politique, dans lesquels elle avait jusqu’alors été « encastrée » (embedded). C’est la chrématistique, déjà identifiée par Aristote. «Inclure le travail et la terre dans le mécanisme de marché – écrit Polanyi –, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même, etc.». A notre époque, c’est non seulement le travail, la terre et la monnaie qui sont inexorablement liquidés par le néolibéralisme financier, mais toute la sociabilité elle-même, toutes les activités ludiques, artistiques, intellectuelles, et jusqu’aux relations affectives amoureuses et familiales. Cet émiettement et liquidation de toutes les relations sociales naturelles et communautaires a produit chez l’individu moderne isolé et « réifié » des conduites aberrantes ou faussement « normales » d’addiction, récupérées par le système marchand lui-même (alcoolisme, drogue, perversité, gangstérisme, sectes, musiques dissonantes et cacophoniques, « hyperactivité » par obsession du travail productif, etc.), par l’effet de la « dislocation socio-affective » des personnes brutalement arrachés aux formes antérieures d’existence communautaire (paysans déracinés, travailleurs et populations émigrées, etc.).

    Dans les années quarante, Polanyi a sans doute raisonné un peu vite sur le passage de l’économie libérale au « fascisme », mais il est indéniable que des phénomènes analogues de réification de l’existence humaine se sont manifestés dans les régimes totalitaires de « gauche » ou de « droite », qui produisent des formes particulières d’individualisme – fort bien analysés d’ailleurs par Preve, en ce qui concerne l’Union Soviétique, dans l’Eloge du communautarisme (Krisis éd., 2012.). (La molécule calmante et analgésique de la méthadone fut synthétisée dès 1937, en Allemagne, pour la substituer aux opiacés et à la morphine).

    10. Il Popolo al Potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici, Arianna ed., Casalecchio, 2008.

    11. Karl Marx.Un interpretazione. Essai, hélas, encore inédit, qui était achevé en 2009. C’est l’interprétation d’ensemble la plus synthétique de la pensée de Marx par Preve. Il y éclaircit enfin d’une manière décisive sa conception du rapport de Marx avec la pensée des Lumières, avec Hegel, avec la tradition qui est celle de la philosophique européenne et de la grande philosophie classique allemande, avec le messianisme eschatologique d’origine religieuse, avec l’utopie, et propose un retour critique à un concept de droit naturel opposé à l’usage idéologique des « Droits de l’homme ».

    12. Le Testament philosophique de Costanzo Preve, paru en février 2013: Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie. (Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia, Petite plaisance éd. Pistoia. 538 pages de grand format in 4° couronne 17/24). La variante brève, d’exactement 250 pages dactylographiées, est encore inédite.

    13. Edité en 2012 sous le titre « Lettre sur l’humanisme »: Lettera sull’umanesimo, Petite plaisance éd., Pistoia.

     

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