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S'il avait été Français...

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du philosophe italien Costanzo Preve, daté du 16 avril 2012 et traduit par Yves Branca, dans lequel il explique le choix politique qu'il aurait fait aux élections présidentielles, s'il avait été Français. Une prise de position qui devrait faire grincer quelques dents à gauche...

Marxiste critique et atypique, Costanzo Preve a noué un dialogue fécond avec Alain de Benoist depuis plusieurs années et est maintenant bien connu des lecteurs d'Éléments et de Krisis. Un de ses ouvrages, Histoire critique du marxisme, a été publié en 2011 aux éditions Armand Colin. 

 

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Si j'étais Français 

par Costanzo Preve

Turin, le 16 avril 2012.

 

1. Ce que je vais écrire va probablement accroître encore sur le Net les rumeurs et l’antipathie à mon égard. Mais comme j’ai encore quelques amis convaincus (à vue de nez, plus de six, et moins de cinquante), c’est à eux, et à eux seuls, que je dois la sincérité et la parrhesia (en grec, le franc parler). 

    En France, le 22 avril 2012, aura lieu le premier tour de l’élection présidentielle, et le 6 mai, le deuxième, qui opposera les deux élus du premier. Si j’étais français, j’irais voter aux deux tours. Au premier (scandale ! horreur!), je voterais pour Marine Le Pen, et au second également, si elle était encore en lice. Mais si les deux rivaux étaient alors Sarkozy et Hollande, je voterais sûrement Hollande, comme moindre mal. Sarkozy, ou pour mieux dire, le trio Sarkozy-Juppé-Bayrou, sont le pire pour la France et l’Europe; c’est Draghi et Monti à la sauce française aromatisée « nouveaux philosophes », « police de la pensée », et interventionnisme armé. 

  Je pense que cette déclaration intéressera moins en soi, que ses motifs. Entrons dans la question, en partant d’un peu loin, au risque de paraître prolixe ; je ne crois pas à la communica-tion via SMS et Twitter. Je suis attaché à la bonne vieille argumentation écrite noir sur blanc. 

   Et comme j’écris ces lignes avant le 22 avril, je ne sais évidemment pas comment tout cela va finir. 

 

2. En qualité de citoyen italien, je ne vote plus depuis 1992. Cette dernière fois, j’avais voté pour le parti nouveau-né de  Refondation communiste, par inertie, ayant toujours voté depuis 1968 pour l’extrême gauche. Je ne vote plus, par contestation du coup d’état judiciaire extraparlementaire que l’on a qualifié du nom surréaliste de Mains propres (Mani pulite). Je ne vote plus, parce que l’Italie n’a plus aucune souveraineté politique depuis 1945, à causes des bases américaines; mais il y avait au moins alors une opposition communiste, par système. Et puis, après 1991, la souveraineté monétaire elle-même a disparu, le mantra « l’Europe l’exige » l’a remplacée, et c’est l’ex-communiste renégat Napolitano qui le chantonne. Je ne vote plus parce que, si j’ai de l’antipathie pour l’esbroufeur putassier, j’ai toujours refusé de me placer sur le terrain miné de l’antiberlusconisme, qui est une idéologie de recyclage du serpent de mer transformiste PCI-PDS-DS-PD (1). Je ne vote plus, parce que, tout en restant un anticapitaliste radical, l’inoffensif maximalisme verbal des trois petits cochons (Vendola, Diliberto, Ferrero)  ne m’intéresse pas; quant à Bertinotti, je ne vois en lui qu’un personnage grotesque et peu divertissant de la comédie italienne dans quelque banlieue de la Padanie. Je pourrais continuer, mais je crois que c’est assez clair comme cela.  

    En France, grâce au seul mérite de de Gaulle, il y a encore une parcelle de souveraineté nationale. La population est majoritairement contre l’Euro, bien qu’elle soit malheureusement divisée idéologiquement entre Marine Le Pen et Mélenchon, pour lequel je voterais, si je pensais qu’il était sincère, et ne jouait pas un simple jeu de rôle (après de grandes proclamations révolutionnaires, il avait soutenu Mitterrand et Jospin). De plus, pour le moment, la France n’a  pas de nouvelles bases américaines, et l’on y trouve encore des géopoliticiens qui préconisent l’axe Paris-Berlin –Moscou, comme Henri de Grossouvre. En somme, un pays plus sérieux que le nôtre. Et maintenant, en priant que me soit  pardonné mon narcissisme, je vais dire quelques mots de mon rapport avec la France. 

 

3. Cette relation avec la France, et avec la langue française, que je pratique depuis mon enfance, s’est développée en deux temps. 

   Mon initiation à la philosophie comme au marxisme s’est faite en France. L’Italie n’y a joué aucun rôle. J’ai eu pour amis personnels quelques uns des plus grands penseurs marxistes français de la seconde moitié du XXe siècle : Labica, Vincent, Bidet, Balibar, Andréani, Tosel, et quelques autres ; et ce sont eux qui m’ont pratiquement tout enseigné. J’ai adhéré pendant une quinzaine d’années à la pensée d’Althusser, dont je me suis ensuite radicalement détourné ; mais cet abandon  fut pour moi une maïeutique, parce qu’il m’a obligé à élaborer un code philosophique personnel. En Italie, j’ai le bonheur d’avoir fréquenté quelques penseurs plus âgés que moi (norberto Bobbio, Ludovico Geymonat, Cesare Cases, Franco Fortini, entre autres), mais ceux-ci ont été pour moi des exemples d’humanité, assurément pas en tant que  philosophes. J’estime qu’en matière de philosophie, je n’ai pratiquement rien appris d’eux, et que j’ai dû tout faire par moi-même. 

 

4. Le second temps est caractérisé par mon amitié avec Alain de Benoist ; une amitié que ceux que je viens de citer auraient condamnée ou condamnent sans autre forme de procès, mais quand on agit selon sa conscience, on ne peut pas plaire à tout le monde. Alain de Benoist est allé jusqu’à me mettre au rang des dédicataires de son dernier livre, ses mémoires sous forme d’entretien (Mémoires vives, entretiens avec François Bousquet, Editions de Fallois, Paris, 2012). 

 

    Je n’entrerai pas ici dans la question de mes très nombreux points d’accord avec A. de Benoist ou sur les points de désaccord (par exemple, l’évaluation philosophique de l’universalisme). J’y ai déjà consacré un essai (Il paradosso de Benoist [Le paradoxe Alain de Benoist], Settimo Sigillo, Rome, 2006). Ce qui m’intéresse ici est seulement d’insister sur trois points. 

    Premièrement : A. de Benoist échappe à la définition fatale des intellectuels comme « fraction sociale distincte », donnée en son temps par Bourdieu : un petit groupe social dominé par la classe dominante. Pour y échapper, il faut violer le tabou de la dictature du Politiquement Correct, comme a eu le grand mérite de le faire récemment Günther Grass sur Israël et la Palestine. En outre, la classe dominante manœuvre un petit théâtre de marionnettes Droite/Gauche, dont un thème fondamental est l’antifascisme sans fascisme, et l’anticommunisme sans communisme. Or, A. de Benoist est tout à fait étranger à ce jeu et à sa manipulation. 

    Deuxièmement: il existe un groupe d’intellectuels de la « croisade humanitaire », entre lesquels se distinguent en France les Glucksmann et les Bernard-Henri Levy, qui ont de nombreux clones en Italie (parmi les pigistes de dossiers journalistiques et les rédacteurs de revues). Et ainsi, des  guerres civiles (comme au Kosovo, en Lybie, en Syrie) se transforment en représentations fantastiques où des peuples entiers se soulèvent unanimement contre des figures de féroces dictateurs hitlérisés ou stalinisés. On se démène en faveur de bombardements humanitaires, et qui s’y oppose est taxé de populisme, d’anti-américanisme, d’antisémitisme : ô honte ! 

   Troisièmement, il y a ce groupe pathétique de « policiers de la pensée », entre lesquels je prendrais pour exemples Rossana Rossanda et Umberto Ecco, en tant que parisiens d’élection francophones. Ceux-ci n’ont jamais rien créé et ne créeront jamais rien, mais ils sont en récompense d’un zèle extrême à « scruter les infiltrations de l’Eternel Fascisme Indirect  (EFI) »; et par là à bloquer et à momifier tout ce qui pouvait rester de créatif et d’anticonformiste dans la pensée de gauche. 

   Il est évident qu’au regard de cette triste typologie, Alain de Benoist se distingue par sa créativité, son originalité, son courage politique et culturel. C’est pour cela que je considère son amitié comme un honneur et un privilège, n’en déplaise à d’autres de mes amis, tant français qu’italiens. 

 

5 : Et comme je suis un homme qui vit dans les livres, ce dont je n’ai aucune honte, je vais maintenant citer dans l’ordre quatre livres français qui m’ont conduit librement à cette folle décision politiquement incorrectissime, qui devra rester  virtuelle, puisque je n’ai pas de passeport français. 

     Le premier est l’avant dernier livre d’Alain de Benoist ( Au bord du gouffre, Krisis, Paris, 2011). Le second est un essai de Jean-Claude Michéa (Le complexe d’Orphée, Climats, Paris, 2011); le troisième est un essai de Régis Debray (Eloge des frontières, Gallimard, Paris,2011). Le quatrième est de Marine Le Pen en personne, (Pour que vive la France, Grancher, Paris, 2012). A partir d’ici, je les nommerai du nom de leur seul auteur ; je vais en parler dans cet ordre, analytiquement, car je crois que si deux sont déjà traduits en italien, deux autres non; et je vais essayer de raisonner sur ces quatre livres avec calme, sans aucun sectarisme. 

 

 6 : Le livre d’A.de Benoist serait peut-être le plus beau livre « de gauche » publié ces dernières années, si la gauche existait encore et n’avait pas été entièrement phagocytée par la « police de la pensée », par le futurisme progressiste  automate, par la rhétorique des Droits de l’homme dont une des figures est le bombardement, par l’antifascisme nostalgique et paranoïaque en l’absence complète de fascisme, etc..Je sais que ce que j’écris a quelque chose de surréaliste et de kafkaïen, mais il faut le voir, c'est-à-dire le lire, pour le croire. 

   Qui se dit de gauche aujourd’hui devrait être contre la globalisation financière, cette forme post-moderne d’impéria-lisme post-bourgeois et post-prolétarien; et en effet, des livres contre le capitalisme financier, il y en a à revendre (comme ceux de Luciano Gallino); mais Alain de Benoist est vraiment opposé à la globalisation, non par feintise ou d’une façon théâtrale ( comme Les Indignatos ou Occupy Wall Street, etc.); il l’est avec le courage d’en tirer certaines conclusions politiquement incorrectes, qui désormais ne flattent plus les délicats palais de gauche: désignation exacte de l’ennemi principal, appelé par son nom et par son prénom, sans périphrases ; contingentement de l’immigration incontrôlée (sans ombre de racisme); retour à la  souveraineté nationale monétaire, même sous une forme fédéraliste européenne ; protectionnisme modéré, mais affirmé ; opposition au multiculturalisme américanisé, etc. Toutes choses que la gauche politiquement correcte n’ose plus non seulement dire, mais penser. 

     A l’égard de la globalisation, la « gauche » est divisée en deux grandes branches, que j’appellerai les globalisateurs anarcho-utopistes, et les altermondialistes politiquement corrects. 

     Les globalisateurs anarcho-utopistes ( Negri, Hardt, mais aussi Badiou et Zizek) sont sur toute chose ennemis du vieil Etat national autoritaire; et ils voient dans la globalisation de nouvelles possibilités de libération, et l’avènement en puissance d’une nouvelle « multitude » (qui remplacera la vieille et ennuyeuse classe salariée ouvrière et prolétarienne, qui dans ces entrefaites les a « déçus ») ; nouvelle multitude, ou sujet historique capable de « lier ce qui est singulier à ce qui est commun ». Formellement, c’est un marxisme orthodoxe qui se relie par analogie au Marx du Manifeste de 1848 : de même que la société bourgeoise est un progrès par rapport à la société féodale, de même la société mondialisée est un pas en avant par rapport à la réalité des Etats nationaux édifiés par la bourgeoisie, etc. (Voir l’article de G. Giaccio, dans la revue « Diorama Letterario », n° 306, 2011). Mais il s’agit d’une folie hypocrite, répandue à deux extrémités de la société : dans les cafeterias des campus universitaires américains, et dans les centre sociaux où végètent une génération de chômeurs. 

   Quant aux altermondialistes politiquement corrects (par exemple « Le monde diplomatique », les trotskistes français des deux principaux courants, les trois petits cochons italiens Vendola, Diliberto et Ferrero), ils rejettent ces idioties, mais ils estiment en toute bonne foi que les « luttes » (des prolétaires, plus les écologistes, les féministes, les pacifistes, etc.) pourraient « imposer » aux oligarchies un second compromis keynesien-fordiste qui reproduirait les « trente glorieuses » (v. Eric Hobsbawm). Ils condamnent vertueusement la globalisation et la dictature du spread (différentiel) et de la spéculation, mais ils croient que l’on peut en sortir non seulement avec Bersani, Hollande, et la SPD rénovée, mais encore sans payer le prix de mesures déplaisantes comme le contingentement de l’immigration, un certain protectionnisme, et le rétablissement de monnaies nationales souveraines (en gardant au besoin l’Euro, mais seulement comme monnaie commune de réserve). En somme, ils veulent « le tonneau plein et la femme ivre », comme on le dit à l’italienne, ou faire l’omelette sans casser les œufs. 

  Ce livre d’Alain de Benoist rompt avec l’hypocrisie politiquement correcte, et fait comprendre encore mieux pourquoi la « police de la pensée », qui le condamne à la damnatio memoriae (flétrissure éternelle), consacre Negri, Badiou, et Zizek. 

 

  7 : Le livre de Michéa affronte d’une manière incomparable un thème dont seul Georges Sorel, un siècle avant lui, avait su traiter aussi bien, quoique Sorel n’eût pas connu de phéno-mène contre-révolutionnaire de la nature de la prétendue révolution de mai 68 (v. à ce sujet Minima mercatalia, de Diego Fusaro, Bompiani, Milan, 2012, pp.372-394). Michea explique comment la « gauche » a pu s’aliéner « les simples gens » en adoptant dogmatiquement la « religion du progrès ». Le paradoxe qu’il éclaire d’une façon magistrale tient à ce que la gauche critique d’une part le libre-échangisme économique et le libéralisme politique, où elle voit justement le cocon du règne des oligarchies financières, et d’autre part accepte paresseusement son complément culturaliste : la « libération » des mœurs ; ladite religion du progrès, le mythe du Futur nécessairement supérieur au Passé, du « Mouvement » contre la « Régression » ; la morale, considérée par définition comme d’un ordre strictement privé. Michéa ne cultive aucune nostalgie réactionnaire ; il explique simplement, grâce à de riches références historiques, philosophiques, et anthropologiques, de quelle manière la schizophrénie progressiste a investi l’Enclos sacré de la gauche, enceinte si surveillée par la « police de la pensée » bien connue, et les « croisés » de l’interventionnisme humanitaire.  

  Il faut le lire pour le croire. 

 

8 : Régis Debray a derrière lui toute une longue histoire personnelle révolutionnaire qui l’a conduit du Che Guevara à François Mitterrand et à la défense de la liberté sacrée de la Yougoslavie en 1999. Debray voit dans la « frontière » une limite opposée à la mondialisation, parce qu’elle est à la fois la condition préalable à la souveraineté monétaire nationale et un obstacle au « mondialisme planétaire », qui s’enveloppe de bonnes intentions de multiculturalisme, d’assistanat international, et de pacifisme, recouvrant un interventionnisme à cent quatre-vingt degrés (V. Carl Schmitt, Danilo Zolo (2)). Le discours de Régis Debray est véritablement dirigé contre le politiquement correct « sans frontières et sans papiers » ; celui qui le tient est un homme qui a parcouru le monde, qui a ses lettres de créance « internationalistes » en règle, et qui est polyglotte. C’est justement parce qu’il n’a pas besoin de s’envelopper dans le manteau ridicule du multiculturalisme politiquement correct, qu’il peut tranquillement restaurer la signification positive et non négative du mot « frontière » : une limite que l’on peut sans doute passer facilement avec une simple carte d’identité, mais qui est aussi la limite en quelque sorte physiologique de la souveraineté communautaire praticable. 

 

9 : Venons-en maintenant au livre de Marine Le Pen. Mais puisque j’ai fait cette déclaration scandaleuse, je dois d’abord à mes amis de « gauche » (et j’en compte encore) une explication sur la raison pour laquelle je ne lui préfère pas les deux trotskistes Arthaud et Poutou, ou le communiste-souverainiste Mélenchon, « homme de gauche » plus ordinaire.  

 

10 : Il existe en France, à côté de la « Quatrième internationale », deux groupes trotskistes organisés qui se présentent aux élections. L’un est Lutte Ouvrière (Arthaud), l’autre est l’ex-Ligue Communiste Révolutionnaire, rebaptisée récemment Nouveau Parti Anticapitaliste (Poutou). L’un et l’autre ont décidé de ne pas s’unir au Front de Gauche de Mélenchon, pour bien montrer qu’ils ne veulent pas servir de roue de secours maximaliste à François Hollande. 

   Au contraire de ce que l’on pourrait croire, j’approuve fortement l’existence organisée de groupes testimoniaux  ouvertement anti-capitalistes, quand bien même leur analphabétisme politique (qui d’ailleurs est très grave)  les conduit à de véritables idioties, comme leur soutien à l’opposition islamiste à Kadhafi en Libye, et à Assad en Syrie. Mais en ce qui concerne les trotskistes, j’ai pris en dégoût leur attitude testimoniale conservatrice pétrifiée ; à leurs yeux, des analyses comme celles d’Alain de Benoist, de Jean-Claude Michéa, ou de Régis Debray n’existent pas ; ils sont assurément des révolutionnaires, mais avant toute chose, des esprits politiquement corrects d’extrême gauche. D’une part, ils continuent à chanter la vieille antienne « Staline chef thermidorien des bureaucrates de l’aristocratie ouvrière privilégiée » ; et d’autre part ils croient pouvoir relever un peu la saveur du vieux trotskisme par de toutes petites doses d’américanisme écologiste, féministe, et pacifiste, et quelques grains de sel pris chez Negri, Badiou, et Zizek, en quantités homéopathiques. Il faut bien le dire: il ne s’agit là que de temps perdu, à entretenir une équivoque. Quant à Mélenchon, mes amis français de gauche vont certainement voter pour lui. Il a déjà déclaré qu’il voterait Hollande au second tour ; ce qui ne me scandalise pas, car je le ferais, et j’ai dit pourquoi. Ce qui m’importe, c’est que Mélenchon est un plaisantin ; il reste un altermondialiste-souverainiste politiquement correct typique, fasciné pat le fétiche de l’unité de la gauche et du clivage  droite/gauche, qui selon moi est obsolète. Quant à Hollande, le compère de Bersiani, il sait bien tout cela, mais il file droit, sans toutefois descendre jusqu’à cette abjection très italienne qui soutient ouvertement un Monti par antiberlusconisme frénétique.  

   Voilà en bref somment je vois les choses.  

 

11 : Entrons maintenant dans la question. On va me dire que le livre de Marine Le Pen est de la propagande, conçue pour séduire les gens de gauche naïfs, comme moi. Mais moi, je ne fais pas partie des policiers de la pensée ; j’ai déjà payé un lourd tribut à la malveillance cancanière. Je lis, je me fie à ce que je lis ; et rarement j’ai eu l’occasion de tomber si souvent d’accord avec un texte de théorie politique. Page 135, Marine Le Pen insiste sur l’actuel dépérissement du clivage droite/gauche. Si elle le fait, c’est qu’elle cherche des suffrages à droite, au centre, et à gauche. Fort bien; c’est exactement ce que, depuis quinze ans, j’attends d’un homme politique ! Pourquoi devrais-je soupçonner une intrigue au moment où cela arrive ? Elle critique la guerre d’Irak (P.37). Elle affirme que la bulle spéculative immobilière a été une stratégie concertée (p.36). Elle affirme avec Polanyi que « le marché s’ajustant lui-même » est plus utopique que la planification (p.26). Avec Maurice Allais, que le libéralisme a une dogmatique « stalinienne », et que le mondialisme est une alliance du consumérisme et du matérialisme (P.49 et suiv.). Avec Emmanuel Todd, que le libre-échange et la démocratie sont incompatibles (p.50). Elle soutient que s’il y a quelque chose de « fasciste », c’est l’euro (pages 54-61), affirmation sans aucun doute un peu hard, mais il vaut mieux exagérer que sous-estimer. L’infamie de l’interventionnisme humanitaire de Kouchner lui est évidente (p.127). Elle se réfère positivement à Gilles Lipovetsky, à Michéa, et à Bourdieu, et cite avec sympathie tant de Gaulle, que Georges Marchais. 

   Deux points surtout sont importants. En premier lieu, à la différence du commun des politiciens ignorants, Marine Le Pen esquisse une véritable généalogie théorique du capitalisme libre-échangiste, des physiocrates à Adam Smith. En second lieu, elle ne laisse planer aucun doute sur le fait que la mondialisation est nocive en soi, que le mondialisme est « l’horizon du renoncement » (c’est le titre même de la première partie de son livre, p.19) ; que le modèle américain est au cœur du projet mondialiste (p.34) ; que la dette publique est « une bonne affaire mondialiste » (p.72) ; que l’organisation européenne de Bruxelles est l’avant-garde européenne du mondialisme (p.74) ; et enfin, que l’immigration incontrôlée fait partie d’une offensive économique et culturelle du mondialisme (p.80). Cette dernière affirmation offense tout particulièrement les belles âmes politiquement correctes de gauche, parce qu’elle est identifiée à du racisme et à du populisme. Marine Le Pen affirme aussi que le sarkozyzme est « le stade suprême du mondialisme » (p.151) ; que la nation ne doit pas être « diabolisée » (p.103) ; que l’école et la culture classique doivent être défendues (p.111, et pp. 235-246) ; que le peuple est devenu « indésirable » et l’objet d’un véritable « déni de démocratie » par les élites politiques, médiatiques, et financières (pp.128-129) (d’où l’usage du terme vide et captieux de « populisme » par la police de la pensée à leur service) (3) ; et je pourrais continuer. 

   Je dois souligner ici, pour être clair, que ma déclaration « scandaleuse » doit être jugée seulement et exclusivement sur la base de ce livre, et des thèmes que j’ai cités. Elle ne signifie en aucune façon de ma part le moindre racisme ni la moindre xénophobie à l’égard des immigrés, questions que Marine Le Pen doit et devra nécessairement affronter sur le plan électoral. Le prévention des « belles âmes » de gauche à ce sujet est en partie fondée. Ici, l’on pourra toujours me dire, si l’on veut, que je suis un vieux birbe naïf qui se laisse charmer pat une adroite « populiste ». J’avoue que j’ai un fraternel ami que je ne nommerai pas ici, qui a rallié le cercle politique de Marine Le Pen. Il m’affirme, et je le crois, que ce livre est véridique, et que Marine pense vraiment ce qu’elle écrit. J’aime mieux me tromper par ingénuité, que d’être soupçonneux par paranoïa. Et je terminerai par une brève remarque.  

 

12 : Je demeure un anticapitaliste radical. Je le suis devenu à dix-huit ans, en 1961, et il est clair que cela s’est fait dans le cadre de la « culture de gauche ». Mon père, qui est mort en 1993, ne me l’a jamais pardonné, parce qu’il était un anticommuniste viscéral, et il l’a pris comme la pure et simple trahison d’un fils ingrat. C’est en partant ce ces positions de gauche que je me suis mis à étudier la philosophie, Hegel, Marx, le marxisme, dans lequel je suis devenu expert, sans trop me soucier si l’on partage ou non mon interprétation. Sans les années soixante, à Paris, je me suis intéressé tant à l’althussérisme, auquel j’ai adhéré plus de dix ans (d’où mon amitié avec Gianfranco La Grassa) (4) ; qu’aux différences entre les trois courants stalinien, trotskiste, et maoïste. Dans les années soixante-dix, j’ai fait organiquement partie de la gauche grecque, après un long séjour à Athènes (5), et de ces années soixante-six à la fin des années quatre-vingt, j’ai activement milité à gauche, dans ma ville de Turin. Comme on le voit, j’ai un pedigree fort respectable, et j’estime que je n’ai rien à me reprocher. Sur toute chose, je considère que je n’ai pas de « squelette dans l’armoire », et que j’ai toujours fait publiquement ce que j’ai fait. Un ami m’a déconseillé de publier ces pages sur Internet, parce qu’elle paraissent faites tout exprès pour provoquer et nourrir une  rumeur malveillante. Mais je pense que si l’on commence à s’autocensurer par introjection du politiquement correct, mieux vaut aller demander sa propre admission à l’hospice,  tant que nos jambes peuvent nous porter. 

                                 

Traduit de l’italien par Yves Branca. 

 

Notes du traducteur. 

 

1 : Parti Communiste Italien-Parti Démocrate Socialiste- Démocratie Sociale- Parti Démocrate.

 

2 : On peut consulter à ce sujet : Carl Schmitt, Guerre discriminatoire et Logique des grands espaces, Préface de Danilo Zolo, Editions Krisis, Paris, 2010. 

 

3 : la remarque entre parenthèses est de Costanzo Preve. 

   Le terme de « populisme » n’apparaît pas dans le livre de Marine Le Pen, qui a très bien fait de le retourner contre ses adversaires, de le revendiquer, en lui donnant un véritable contenu social et patriotique, dans ses discours de campagne, à partir de la fin du mois de février 2012.  

 

4 : Gianfranco La Grassa, né en 1935, fut en Italie le principal introducteur de la pensée de Louis Althussser. 

 Touchant l’« expertise » de Preve en matière de Marxisme, on pourra consulter son Histoire critique du Marxisme, traduite par Baptiste Eychart, Armand Colin, Paris, 2011; et ses articles que j’ai traduits pour les revues Eléments, Krisis,  Nouvelle Ecole, et Rébellion

 

5 : Les ancêtres maternels de Costanzo Preve sont grecs, d’origine arménienne. Helléniste accompli, Preve maîtrise parfaitement, comme le français, le grec moderne.

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Commentaires

  • Erratum:
    note 1: Le deuxième parti est le Parti Démocrate de la Gauche ( della Sinistra) , et non le Parti démocrate "socialiste".

  • Voici enfin le troisième des articles inspirés à Costanzo Preve par "Pour que vive la France", le manifeste de Marine le Pen. Il s'agit ici sur toute chose d'une réponse à ses meilleurs amis de gauche, qui taxent Marine, en quelque sorte, d'"islamophobie".
    Mes notes sont à lire attentivement.
    Je remercie les éditeurs et les lecteurs de Metapo Infos.
    Yves Branca
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    POLITIQUEMENT CORRECT, OCCIDENTALISME IMPERIALISTE, ET FONDAMENTALISME SUNNITE.

    Par Costanzo Preve. Turin, fin d’avril 2012

    1. Ma déclaration écrite que, si j’avais été français, j’aurais voté pour Marine Le Pen au premier tour, et Hollande contre Sarkozy au second tour ne pouvait m’attirer que des critiques. Je ne prendrai ici en considération que celles qui m’ont été adressées par des amis : Andrea Bulgarelli, Lorenzo Dorato, Alessandro Monchietto, Maria Serban.
    Ces critiques sont de trois sortes.
    La première porte sur la brutalité avec laquelle j’ai violé le Politiquement Correct. Cette violence serait une attitude inconsciente et même provocatrice, puisque le Politiquement Correct demeure un code d’accès au seul domaine qui aujourd’hui m’importe vraiment, qui est celui de la philosophie. Du calme ! - me dit-on. C’est une chose que d’être une voix qui chante en solo, comme tu le fais depuis vingt ans, c’en est une autre que de vouloir épater le gauchiste (1), ce que je traduis ici par « scandaliser la gauche ». Par là, je fournirais trop facilement un prétexte à ceux qui prétendent faussement que je serais passé de gauche à droite.
    La seconde concerne la pensée même de Marine Le Pen. Celle-ci aurait tout au plus une conception « de droite sociale traditionnelle », se rapportant à une prépondérance « impériale » française rénovée (2), mais sans considérer le moins du monde les rapports sociaux de production entre les classes.
    La troisième sorte de critiques vise l’anti-islamisme (3) radical de Marine Le Pen; si radical, qu’il confinerait à la théorie du « choc des civilisations », et aux invectives d’Oriana Fallaci.
    Ce troisième type de critiques est fondamental. Je répondrai d’abord brièvement à celles des deux premiers, mais seules celles du troisième type sont importantes.

    2. J’ai des amis personnels de droite, du centre, de gauche, apolitiques, laïcs, religieux. Le bon usage de l’amitié ne suppose pas de considérations doctrinales. Mais je n’ai plus d’« amis politiques » de gauche (ni évidemment « de droite ») depuis une bonne quinzaine d’années. Internet donne d’étonnantes possibilités de diffamation, et je tiens pour sottise d’en avoir peur. Dire que l’on peut voter Le Pen représente une violation extrême du politiquement correct du monde des intellectuels, qui depuis une vingtaine d’années a pris pour ennemi d’élection le « populisme raciste », substitué au vieux capitalisme archaïque. Je considère, quant à moi, qu’accepter par introjection les valeurs du Politiquement Correct, c’est offrir la victoire à l’adversaire, qui n’est ni de droite ni de gauche, mais qui est celui qui ne peut en aucune façon supporter les nouveautés « inquiétantes » qui poussent à réviser des synthèses acquises et assimilées. Depuis une quinzaine d’années, je me soucie peu de cet adversaire. Quand bien même il y aurait là l’influence d’un subconscient infantile et provocateur, on m’accordera que je n’ai pas besoin de faire les frais d’une psychanalyse pour savoir quelle est la vérité.

    3 : L’objection de Lorenzo Dorato est plus importante. A ses yeux, Marine Le Pen « n’a pas un programme de correction politique structurelle et forte, dans un sens solidariste », car « la contradiction économique essentielle du capitalisme n’y est traitée en aucune façon ».
    Très juste. Soit. Je suis tout à fait d’accord. Mais Dorato affirme aussi que « cela vaut mieux que n’importe quelle perspective globaliste et européiste des néo-libéraux de droite comme de gauche ». Parfait, Dorato a répondu lui-même à sa propre question ! Que le programme de Marine Le Pen ne puisse « être partagé » par un communiste communautaire (4) et anticapitaliste, cela est absolument évident.
    Le fait qui importe est que Marine Le Pen est moins « dans le système » qu’un Mélenchon. Tout ce que le système médiatique unifié diabolise en le qualifiant de populiste et de raciste doit être considéré non pas comme bon a priori, mais du moins comme intéressant. Si Marine Le Pen était victorieuse (ce qui, malheureusement, est improbable), elle ferait un trou dans le mur, et de là il naîtrait peut-être quelque chose. Dorato écrit lui-même que « toute proposition politique qui mette en question les dogmes du néolibéralisme et du capitalisme globalisé est meilleur que la direction politique monstrueuse prise par les classes dominantes depuis une vingtaine d’années ». Par ces lignes, Dorato n’a-t-il pas trouvé tout seul la bonne réponse ?

    4. Venons-en à « l’anti-islamisme ». Sur ce point, mes remarques seront nécessairement pauvres et boiteuses, vu mon ignorance fondamentale de la question. Sur le monde arabe et musulman, mes principales lectures ont été les œuvres de Maxime Rodinson, sur la question du rapport entre l’Islam et le capitalisme, et Giancarlo Paciello sur la question palestinienne. Récemment, un gros livre d’Eugène Rogan, Les arabes, traduit en italien en 2012, m’a beaucoup appris. Les remarques que je vais faire sont d’un dilettante, et politiquement incorrectes. Si j’écris des sottises, ce n’est pas grave. Que celui qui les trouvera me corrige. La seule chose qui soit insensée est de s’autocensurer par peur de violer le politiquement correct. Par là, on est perdant sans même avoir joué.

    5. Commençons par une évidence historique, qu’il n’est cependant jamais mauvais de rappeler: avant que les musulmans n’«envahis-sent » l’Europe, par émigration massive, c’est l’Europe qui a « envahi » le monde arabe et musulman, du Maroc à L’Irak et jusqu’à l’Afghanistan, et c’est l’entreprise politique sioniste qui a chassé de la Palestine ses habitants arabes, tant musulmans que chrétiens. Le monde arabe a dû s’engager dans des guerres de libération particulièrement difficiles et sanglantes. Mais il serait insensé de prétendre culpabiliser les peuples français, anglais, et italien. Si on le veut, on peut fort bien utiliser encore la catégorie, toujours nouvelle, d’«impérialisme ». Cette catégorie est le seul antidote contre le racisme ethnique ou le fondamentalisme religieux; et l’abandon qui s’est fait en Europe de ce concept, depuis une trentaine d’années, a entraîné bien des conséquences regrettables.

    6. L’assimilation de Nasser à un « chef fasciste » a été opérée par la propagande sioniste, et puis ç’a été la même chose avec Saddam Hussein, Kadhafi, et Assad. On sait que, depuis 1967, l’Etat sioniste d’Israël a politiquement, et militairement décidé d’annexer toute la ville de Jérusalem et des tranches de la Cisjordanie rebaptisée Judée et Samarie. Mais à mon avis (et qu’un expert, me corrige, s’il le veut) le véritable « anti-islamisme » a été postérieur à l’effondrement endogène de la vieille bicoque communiste ; il est une suite de 1989 et de la théorie impérialiste du « choc des civilisations », qui, selon la version de Bush, oppose l’Occident et deux cultures (5) qui lui sont « incompatibles »: l’Islam et la Chine.
    Vous rappelez-vous Oriana Fallaci ? Si elle avait osé écrire sur les juifs un quart de ce qu’elle a écrit sur les arabes, elle aurait été arrêtée pour « incitation à la haine raciale », au lieu d’avoir l’honneur des colonnes du « Corriere della Sera » (6). Et puis tout à coup, à partir environ de 2005, les musulmans sont redevenus « bons » ; comme déjà un peu auparavant, sporadiquement, dans les affaires du Kosovo et de Sarajevo. Qu’est-il donc arrivé qui a soudain produit cette volte-face déconcertante ? Elle est à mon avis la clef de la question, et je vais me permettre de faire à ce sujet une hypothèse un peu artisanale.

    7. Dans son roman Kim, Rudyard Kipling parle du « grand jeu », en Afghanistan, entre l’empire britannique victorien et la Russie des tsars. Puisqu’il faut entreprendre un rapide examen de la connexion entre le fondamentalisme sunnite armé (appelé improprement Islam politique), l’occidentalisme impérialiste américain, et la stratégie sioniste, commençons donc par le « grand jeu » en Afghanistan dans la décennie 1980-1990. Après l’intervention soviétique en Afghanistan, l’alliance stratégique entre les services secrets des USA, les monarchies des pétrodollars, et l’armée pakistanaise entra en action. Dans le cadre de cette alliance, les musulmans devinrent « bons » : voir Ken Follet, Les lions du Panshir, dédié à Massoud en 1986, ou le film de Stallone Rambo III.
    Mais ils ne furent « bons » que pendant un temps limité. Il y eut ensuite l’incident de parcours d’Al-Qaïda avec Ben Laden, jusqu’au 11 septembre 2001. Les musulmans devinrent « mauvais » à partir de l’invasion de l’Afghanistan des Talibans, jusqu’à l’attaque de l’Irak en 2003. Cette agression fut si contraire au droit international, si injuste et si éhontée, qu’elle a nécessité toute une couverture symbolique-médiatique « humanitaire » ( les peuples contre un féroce dictateur moustachu, puis pendu), associée cependant à un radical « anti-islamisme » ( ici encore, à la manière de Fallaci). Il y a même eu des sots d’«extrême gauche» qui dans leur quête tourmentée d’un sujet révolutionnaire de substitution à la décevante classe ouvrière salariée et prolétaire (ou aux invisibles « multitudes »), se sont figurés qu’ils l’avaient trouvé chez les barbus de l’Islam politique armé.
    Brève saison d’erreur. Al-Qaida s’est avéré un sanguinaire mais provisoire « incident de parcours » : si l’on eût bien analysé le rapport entre l’Islam et le capitalisme étudié par Rodinson, et quelques autres, on eût compris que l’islamisme fondamentaliste est tout aussi homogène au capitalisme globalisé que l’a été le protestantisme étudié par Weber, avec un élément plus important et plus institutionnel d’assistance sociale obligatoire organisée, mais sur une base purement privée et « tribale ». Au lieu que le nationalisme panarabe anti-impérialiste lui est au contraire incompatible : il suffit de considérer la férocité avec laquelle l’impérialisme américain, européen et sioniste l’a détruit, comme en Irak, en 2003, en Libye, en 2011, et s’évertue en ce moment à continuer en Syrie. Le cas de l’Iran, nation perse et chiite, doit être considéré séparément.
    8. C’est pourquoi nous nous trouvons devant un paradoxe, qui, comme tous les paradoxes, paraîtra moins « kafkaïen » dès qu’on l’aura interprété selon sa rationalité secrète, apparemment irrationnelle. D’une part, le fondamentalisme sunnite, avec sa violence et son intolérance, paraît être le milieu culturel le plus insupportable à notre société dont la matrice est occidentale (européenne) et chrétienne avec la modulation des Lumières (et ses nuances de gauche, du centre ou de droite n’importent pas ici). D’autre part, le fondamentalisme sunnite, après l’incident de parcours limité Al-Qaida Ben Laden, paraît l’instrument idéal pour normaliser politiquement et militairement les vestiges d’indépendance dans le monde arabe et musulman, entre les mains d’une alliance où l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Europe sont subordonnés aux USA.

    9. Dans un pays comme la France, ce paradoxe provoque une espèce de schizophrénie et de paranoïa tout à fait particulière, étant donné la présence de millions de musulmans sur son territoire, dont une part de fondamentalistes sunnites et salafistes, qui n’est pas majoritaire, mais visible et tapageuse. Avec tous ses défauts, la France a été dans l’histoire un pays capable d’assimiler des vagues de millions d’immigrés portugais, espagnols, polonais, italiens, arméniens, et même de l’Afrique noire. Cela avait donné cette civilisation populaire que l’on peut trouver par exemple dans des romans comme ceux de Simenon sur le commissaire Maigret. La seule composante ethnique qui se révèle inassimilable, et qui proclame qu’elle refuse l’assimilation, est celle qui se réfère au fondamentalisme sunnite.
    En ce qui me concerne, cela ne me rend pas anti-musulman. Au contraire, et je serais favorable à bien des idées de Tariq Ramadan, si la nouvelle de son recrutement par l’Université du Qatar et la « Qatar Foundation » ne m’inspirait quelque prudence … . Mais si je ne peux partager un certain « anti-islamisme » (7) français, j’en suis d’autant moins scandalisé que je tiens compte de ce caractère inassimilable.
    Au moment même où j’écris, je ne sais pas encore qui sortira vainqueur des élections présidentielles en France ; mais je vois un grand paradoxe dans la manière sont Sarkozy, d’un côté, cajole électoralement l’« anti-islamisme » (8), tandis que, de l’autre côté, (en Libye, en Syrie, etc.), il est le principal allié de l’Islam politique, lequel s’est désormais complètement aligné sur l’émir du Qatar, les USA, l’Arabie saoudite : voyez la propagande cynique de la publicité faite par les médias occidentaux au prétendu « printemps arabe ». L’Occident arme politiquement les mêmes forces qui ont atrocement lynché Kadhafi, font exploser des voitures piégées au milieu de la population civile de Damas, et massacrent des enfants juifs français à Toulouse. Recadrer ainsi le problème, ce n’est pas justifier certaines pointes « anti-islamiques » de Madame Le Pen (9) ; mais c’est comprendre pour le moins, que ces pointes sont un problème mineur.
    Le problème majeur, c’est que l’Occident impérialiste a décidé, pour de sordides intérêts néo-colonialistes, de soutenir l’Islam politique « modéré » : si modéré, que marchent derrière lui les assassins salafistes qui sont au service de l’Arabie saoudite, du Qatar, et des USA.

    Traduit de l’italien par Yves Branca*.


    NOTES DU TRADUCTEUR

    * Avertissement : Le texte de cet article comporte des différences de détail avec le texte italien envoyé par l’auteur à quelques correspondants français qui lisent sa langue. Les notes qui suivent rendent compte de la plupart de ces modifications.
    Pour le reste, Costanzo Preve m’a honoré de sa confiance pour adapter encore mieux cet article à la conjoncture française, et à la sensibilité française dans cette conjoncture; rien n’a été modifié sans lui en référer.

    1. En français dans le texte.

    2. Il n’y a ici aucune allusion ni à l’empire colonial français, ni à l’idéologie impériale européenne moderne, mais au souverainisme du Front National, qui est aujourd’hui l’héritier de l’ancienne politique naturelle capétienne rénovée par de Gaulle: le mot « imperiale » reste plus proche en italien de son étymologie latine : l’imperium est le commandement, le pouvoir, l’autorité, et donc la souveraineté.
    Sur l’idée « impériale » française, Rodolphe Badinand est lumineux dans son chapitre « Quand la France prétendait à l’Empire » de son essai Requiem pour la Contre-Révolution, Alexipharmaque, 2008.

    3. « Islamisme », chez les italiens qui comme Preve écrivent le mieux leur langue, est seulement un doublet du mot « Islam », comme on le trouve encore en français dans le Littré ou chez Ernest Renan : « Le religion de Mahomet », et « l’ensemble des pays qui suivent cette religion ». Le mot « islamiste » (islamista) n’existe pas encore en bon italien.
    L’Italien distingue plus rigoureusement « Islam », « Islam politique » (moderne), et intégrisme ou fondamentalisme islamique. Il n’emploie pas « islamisme » dans ces dernières significations.
    On doit donc bien entendre que le terme d’« anti-islamisme » désigne seulement ici une hostilité à l’Islam (une « islamophobie », dans l’actuel jargon de la manie « polémique »), prêtée à Marine Le Pen par les interlocuteurs italiens de Preve, auxquels il répond ici. C’est pourquoi j’ai mis ce terme entre guillemets.

    4. Le communisme critiqué et redéfini par Preve est désigné par le terme italien de « comunitarismo », qui, littéralement, devrait se traduire par « communautarisme », et que j’ai provisoirement traduit ainsi, avec note explicative, et quelquefois guillemets, ou italiques ; car on connaît la connotation de ce terme en Français, qui dépend de la situation même de la France, à laquelle Preve fait allusion à la fin du présent article.
    Preve a bien précisé, au début d’une Autoprésentation de 2007, que « Monsieur Costanzo Preve a été longtemps un ‘intellectuel’ [qui se voulut engagé, puis organique] (…), mais aujourd’hui il ne l’est plus. Et de plus, il demande à être jugé, non plus sur la base d’illusoires appartenances à un groupe, mais sur celle, exclusivement, de ses acquis théoriques ».
    Entre ces « acquis théoriques », le concept (au sens hégelien du terme) de communauté est absolument central; et ce que Preve appelle communautarisme est non seulement la théorie de la communauté sociale et nationale, mais encore la communauté comme concept. Mais disons d’abord ce que n’est pas le communautarisme, dans cette perspective.
    Bien que Preve fasse très clairement raison des formes de communautarisme à rejeter, et des acceptions du terme à réfuter, il importe tout particulièrement de préciser en France, nation formée autour d’un Etat que les rois appelaient déjà, à la romaine, République (respublica), qu’il ne s’agit pas le moins du monde de « l’utilisation du communautarisme ethnique (ou religieux, ou tribal postmoderne, ou tout cela ensemble) , pour ruiner aujourd’hui la souveraineté des états nationaux » (écrit Preve dans son Elogio del comunitarismo Eloge du « communautarisme »). Preve y comprend le fameux multiculturalisme « emballage pittoresque de la totale américanisation du monde ». La crise de l’Etat-nation selon le modèle français, qui paraît aujourd’hui m’être plus « producteur de socialité », comme l’écrit Alain de Benoist, a fait en France de communautarisme un terme effrayant, mais il n’y a pas de fumée sans feu, et la réalité qui lui correspond est en effet « effrayante ».
    En Italie, c’est une autre acception du terme qui produit des « réactions pavloviennes », comme le dit Preve, qui affectent le mot « communautarisme » d’une connotation « d’extrême droite » se rapportant principalement au fascisme, au nazisme, aux prétendues « métaphysiques » contre-révolutionnaires et traditionalistes (Chamberlain, Guénon, Evola) qui assez confusément s’y sont mêlées. Pour élégantes qu’elles puissent être, comme chez Evola, ces « métaphysiques » ont en commun d’être des reconstructions qui mythifient d’anciennes formes d’autorité par nostalgie d’une communauté hiérarchique « naturelle », en remontant toujours plus « haut », de l’ « Idée impériale gibeline » jusqu’à l’âge d’or de la «Tradition primordiale », en passant par les Hyperboréens, ou les Mages d’Orient, ou le Chakravartin… . Les formes d’autorité politique qui en sont issues dans l’Europe du XXe siècle n’ont vu le jour que par la vertu d’un organicisme plus ou moins teinté de naturalisme romantique, mais qui ne pouvait échapper au modèle rigoureusement matérialiste et individualiste du Leviathan de Hobbes, et a produit des régimes à Parti unique « interprète des secrets de l’histoire », comme l’écrit Preve, sous un Conducteur suprême. Le collectivisme issu du marxisme a pris une forme analogue (du « petit père des peuples » au « conducator »), moins par la séculari-sation d’idéaux religieux, que par un déjettement théorique scientiste et positiviste, qui est en soi d’essence religieuse : « Le communisme historique du XXe siècle (1917-1991) et en particulier sa première période stalinienne furent en tout point et intégralement des phénomènes religieux » (C.Preve, Histoire critique du marxisme, IV,10); et Preve a merveilleusement cerné la parenté secrète de l’organicisme social réactionnaire et du collectivisme stalinien : « Le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indistinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social ».
    Mercantilisme ultra-libéral « multiculturel » d’aujourd’hui, organicisme social ou collectivisme d’hier: Preve en traite comme de « pathologies du communautarisme », dont le diagnostic conduit négativement à la définition même de ce dernier, puisque toutes nient en pratique, ou en théorie, « la constitution irréversible, et historiquement positive, de l’individu moderne responsable de choix éthiques, esthétiques, et politiques ».
    Pour Costanzo Preve, la « communauté » est la société même, et le «communautarisme », la communauté pour-soi, et/ou sa théorie, laquelle est une correction des idées marxiennes et marxistes de communisme. Cette correction s’opère par une critique du « matérialisme dialectique », auquel il tente de substituer un idéalisme méthodologique qui implique un retour, qui est un recours, à la philosophie grecque antique et à Aristote : « Comme on le voit, il n’est pas possible même en grec moderne de différencier sémantiquement la ‘société’ de la ‘communauté’ (respectivement: koinotita, koinonia). Cela ne doit pas nous surprendre, puisque la vie sociale des Grecs était la vie communautaire de la polis, et le mot qu’utilise Aristote pour définir l’homme, politikon zoon (animal politique) pourrait être traduit sans forcer par ‘animal social’ ou ‘animal communautaire’(…). Il est bon d’avoir clairement à l’esprit cette origine sémantique et de ne pas penser que le débat commença avec la distinction de Tönnies entre ‘société’ (Gesellschaft) et ‘communauté’ (Gemeinschaft) – a écrit Preve» dans un article que j’ai traduit pour la revue Krisis (C. Preve, Communautarisme et communisme, in Krisis, Gauche/droite ?, n° 32, 2009.

    5 : Le mot italien Civilta traduit indifféremment « culture » au sens allemand ou spenglerien de Kultur (intériorité spirituelle d’une grande nation à son apogée), et « civilisation » (les formes plus extérieures de la vie civile).

    6 : Quotidien milanais qui est l’équivalent italien du journal Le Monde, et autrefois du Temps.

    7, 8, 9. Voir la note 3.

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